La plume amazone à l’assaut du viol. Romancières du Second XIX° siècle engagées contre les violences sexuelles Female novelists of the second half of the 19th century using fiction to fight back against sexual assaults

Lucie Nizard 

https://doi.org/10.25965/trahs.1707

Certaines romancières de la deuxième partie du XIXe siècle dénoncent de manière extrêmement claire et virulente les violences sexuelles faites aux femmes. Ces autrices font montre à travers leurs romans de courage, d’empathie, mais également d’une très grande habileté rhétorique et de qualités d’argumentation par le biais de la fiction. Elles paient leur audace au prix fort dans un univers littéraire majoritairement masculin souvent peu sensible au consentement sexuel féminin et qui prétend confiner la littérature féminine au rang d’ornement inoffensif. Ces romancières pour la plupart méconnues ont incarné dans leurs personnages féminins leur douloureuse bataille contre un désir masculin préhensif et violent. Elles ont porté haut la bannière d’un désir féminin libre, reposant sur le consentement verbal et la confiance mutuelle des deux partenaires. Si la postérité a consacré le souvenir de Colette, au féminisme parfois ambivalent, l’on entreprend ici de restituer leur place aux romancières de talent trop souvent oubliées que sont, entre autres négligées, Louise Colet et Lucie Delarue-Mardrus. L’analyse littéraire à la fois micro et macro structurelle de certaines de leurs œuvres, associée à la méthode sociocritique, permettent de souligner les interactions entre les discours culturels, sociaux et politiques du second XIXe siècle et les écrits romanesques de ces amazones en bas bleus. En nous concentrant sur la question du combat contre les violences sexuelles, on aura entrepris ici de revaloriser ces écrivaines polémiques, qui ont consacré leur vie et leurs œuvres à tenter de changer la condition féminine en ouvrant la voie vers une nouvelle éthique de la sexualité.

Algunas novelistas de la segunda parte del siglo XIX denunciaron de manera bastante clara y virulenta las violencias sexuales hechas a las mujeres. En sus novelas, estas autoras dan prueba de valor y empatía, además de una gran destreza retórica y de cualidades de argumentación gracias a la ficción. Pagaron caro por su osadía en un universo literario esencialmente masculino y poco sensible al consentimiento sexual femenino y que pretende confinar la literatura femenina en un nivel de ornamentación inofensiva. Estas novelistas, generalmente desconocidas, encarnaron en sus personajes femeninos la dolorosa batalla contra el deseo masculino violento. Defendieron la necesidad de un deseo femenino libre, basado en el consentimiento verbal y la confianza mútua entre dos personas. La posteridad ha consagrado el recuerdo de Colette, dotada de un un femenismo a veces ambivalente. Intentaremos devolverles el lugar que merecen a dos novelistas talentuosas pero olvidadas o despreciadas : Louise Colet y Lucie Delarue-Madrus. El análisis literario tanto micro como macroestructural de algunas de sus obras, asociado al método sococrítico, permiten subrayar las interacciones entre los discursos culturales, sociales y políticos de la segunda parte del siglo XIX y las novelas de las amazonas.
Al focalizarnos en la cuestión de la lucha contra las violencias sexuales, trataaremos de valorizar estas escritoras polémicas que dedicaron sus vidas y sus obras al cambio de la condición femenina, abriendo el camino hacia una nueva ética de la sexualidad.

Certos romancistas da segunda parte do século XIX denunciaram de maneira bastante clara e virulenta a violência sexual provocada pelas mulheres. Em seus romances, esses autores dão provas de coragem e empatia, além de uma grande habilidade retórica e qualidades de argumentação graças à ficção. Eles pagaram caro por sua ousadia em um universo literário essencialmente masculino e pouco sensível ao consentimento sexual feminino e que visa limitar a literatura feminina a um nível inofensivo de ornamentação. Esses romancistas, geralmente desconhecidos, incorporavam em seus personagens femininos a dolorosa batalha contra o desejo masculino violento. Eles defendiam a necessidade de um desejo feminino livre, baseado no consentimento verbal e na confiança mútua entre duas pessoas. A posteridade consagrou a memória de Colette, dotada de um feminismo às vezes ambivalente. Tentaremos retornar à posição que dois romancistas talentosos, mas negligenciados ou desprezados merecem : Louise Colet e Lucie Delarue-Madrus.
A análise literária, micro e macroestrutural, de algumas de suas obras, associada ao método sococrítico, permite sublinhar as interações entre os discursos culturais, sociais e políticos da segunda parte do século XIX e os romances das Amazonas.
Ao focalizar a questão da luta contra a violência sexual, tentamos reavaliar esses escritores polêmicos que dedicaram suas vidas e suas obras à mudança da condição feminina, abrindo caminho para uma nova ética da sexualidade.

Some female writers of the second half of the nineteenth century denounced sexual violence against women clearly and virulently. Throughout their work, those female authors showed courage and empathy as well as great rhetorical skills. They highlighted the consequences of rape in fiction. Their boldness came at great cost in a literary world predominantly ruled by men, some of whom did not feel concerned about sexual consent. In those days, novels written by women were supposed to remain harmless and dainty. Those female writers, most of whom remain unknown to this day, used the female characters in their novels to embody their own struggle against violent male desire. They defended the idea of free female desire, based on verbal consent and mutual trust of both partners. If Colette and her sometimes ambivalent feminism remain famous, in this project, my colleagues and I also study forgotten though talented female writers such as Louise Colet and Lucie Delarue-Mardrus. Literary macro and mostly micro analysis of some of their literary work, combined with a sociological approach, enabled us to highlight the ways in which the cultural, political and social discourses of the time and those particular novels were intertwined. Focusing on the struggle against sexual violence, we tried to pay homage to those polemical writers who devoted their lives and work to change women’s condition, paving the way for a new sexual ethics.

Índice

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Introduction 

« Elles étaient semblables dans leur angoisse féminine » (Delarue-Mardrus, 1908 : 78) : c’est ainsi que Lucie Delarue-Mardrus, romancière méconnue du second XIXe siècle, décrit le destin de ses personnages féminins, mères et filles toutes deux « victime[s] du désir masculin » (Delarue-Mardrus, 1908 : 356). A l’instar de Lucie Delarue-Mardrus, des autrices de la période s’élèvent à travers leurs œuvres de fiction avec une grande détermination contre les violences sexuelles faites aux femmes.

Dans leurs personnages féminins dont le consentement est bafoué, elles incarnent le destin de leurs contemporaines, qu’elles veulent contribuer à délivrer du joug masculin. Leurs romans s’appliquent ainsi à déconstruire le mythe de la passivité sexuelle féminine. Elles dédorent la légende romantique de la femme sans sexe, sylphide ou ange, que l’homme doit prendre malgré ses résistances pour la faire sienne et ainsi la faire véritablement femme.

Par le biais de la fiction, elles entreprennent d’ébranler les rapports de genre traditionnels où l’homme représente la puissance active à laquelle la femme se voue avec une soumission sacrificielle. Ces autrices entendent donc détruire certaines représentations romanesques traditionnelles de la sexualité où le désir féminin est besoin d’assujettissement à la force brutale.

Si le second XIXe siècle –dont nous fixerons ici les bornes entre 1848 et 1914 – est fertile en écrivaines qui revendiquent une nouvelle morale sexuelle plus respectueuse du consentement féminin, c’est notamment parce qu’il s’ouvre sur les espoirs de la révolution de juin 1848 qui a vu fleurir clubs et conférences féministes, très tôt déçus. La morale bourgeoise, entérinée par le Code Civil de 1804, se maintient malgré les révolutions, et institue la femme au foyer comme nouvel idéal féminin. La mineure légale qu’est l’épouse doit obéissance à son mari ; tout comme l’Etat, l’Eglise enjoint aux femmes de se soumettre aux désirs maritaux.

La période que nous étudions voit également se multiplier les travaux médicaux et littéraires sur l’hystérie, qui connaissent leur apogée avec le théâtre de la Salpêtrière où le Docteur Charcot met en scène ses patientes. Cependant, le second XIXe siècle est aussi le temps d’un progrès pour les femmes qui pensent. L’accès à l’éducation, notamment, est facilité pour les jeunes filles sous le Second Empire, puis sous la Troisième République, grâce aux lois Camille Sée (Casta-Rosaz, 2000 : 35) qui leur ouvrent l’enseignement secondaire en 1880 : voilà de quoi aiguiser les plumes de futures autrices.

Par ailleurs, la fin du XIXe siècle voit aussi un changement dans les mœurs matrimoniales, avec une grande augmentation des mariages d’amour. Le couple conjugal s’érotise, et une sexualité de plaisir est facilitée par le développement de méthodes contraceptives de plus en plus répandues. Une nouvelle conception du couple et de la sexualité émerge donc, et les mentalités sont davantage réceptives à une éthique du désir partagé. Nos romancières qui dénoncent les violences sexuelles s’inscrivent donc dans un contexte culturel, sociologique et politique qui rend leurs revendications à la fois nécessaires et audibles pour une partie de leur lectorat. On utilisera ici la méthode sociocritique, afin de souligner ces interactions entre les discours culturels, sociaux et politiques du second XIXe siècle et les écrits romanesques de ces amazones en bas bleus.

On tentera ici de comprendre comment et pourquoi certaines romancières de la fin du XIXe siècle ont entrepris de bouleverser les scènes sexuelles romanesques traditionnelles, de dénoncer la violence cachée de ces topoï, et ce qu’elles ont reconstruit sur les ruines de scènes traditionnellement perçues comme romantiques. On apportera toutefois une nuance à notre thèse : bien sûr, tous les romans écrits par des hommes et/ou en focalisation masculine ne correspondent pas à ce schéma de rapports genrés de domination, et à l’inverse certains romans écrits par des femmes, et même certains passages des romans que nous citons ici, reconduisent ce schéma aux niveaux macro et microstructurel. Mais il nous semble cependant pouvoir relever une constante dans les romans féminins que nous citerons ici : la volonté farouche de dénoncer les violences sexuelles faites aux femmes, de les nommer comme telles, et de livrer en focalisation interne féminine l’expérience dévastatrice aux yeux des lectrices et des lecteurs.

Après avoir interrogé les représentations des violences sexuelles dans le paysage romanesque majoritairement phallogocentré de leur temps, et problématisé la notion de « culture du viol », on montrera par quels procédés romanesques nos romancières en sapent les fondements en révélant la violence dissimulée des topoï de scènes dites amoureuses qui érotisent la violence, et révèlent ces rapports pour ce qu’ils sont : des violences sexuelles. On verra enfin que ces autrices bâtissent, en creux ou de manière explicite, un nouveau paradigme de la sexualité, où les partenaires des deux sexes sont équitablement désirants.

I – Rappel contextuel : un paysage romanesque empreint de culture du viol 

De nombreux romans thématisent le viol au cours du second XIXe siècle, en particulier les romans feuilletons, influencés par la presse et ses faits-divers scabreux, où abondent les personnages de femmes martyres. Les naturalistes s’emparent également de la question, faisant du viol le point de départ déterministe du destin de nombre de leurs héroïnes, comme l’a montré Chantal Pierre (Pierre, 2017 : 61). Toutefois, dans beaucoup de romans, majoritairement écrits par des hommes, les violences sexuelles ne sont pas décrites comme telles. Elles sont bien souvent présentées comme un jeu de séduction ou mises en doute.

Les romanciers livrent ainsi souvent des descriptions ambivalentes des violences sexuelles, régulièrement étayées par des justifications pseudo scientifiques. Ces textes du second XIXe siècle sont imprégnés par les idées darwinistes et les découvertes archéologiques qui fascinent leur temps. Ces thèses sont mises au service d’une naturalisation des violences sexuelles faites aux femmes à travers des métaphores romanesques qui mettent en œuvre un imaginaire du mâle dominant soumettant la femelle par la force. Le roman Le Viol d’Emile Bergerat, paru en 1886, reprend cet argumentaire cher également à Zola et à Maupassant, faisant de l’homme une « bête humaine » aux instincts sexuels incontrôlables mais au service de la perpétuation de l’espèce :

Flore, en regardant [sa nièce qui vient d’être violée], admirait la logique féroce de la nature et combien peu certains crimes sociaux sont des crimes pour elle [on note l’hyperbate qui met en valeur le saut argumentatif]. Les théories du darwinisme, qui étaient si fort à la mode à ce moment, et dont Maxime se déclarait partisan convaincu, cette philosophie initiale à force d'être complexe, par laquelle l'homme est replacé au combat des origines et qui décerne la femelle au mâle vainqueur, soit au plus rusé, soit au plus fort, elle en avait devant elle une application immédiate. (Bergerat, 1886 : 99)

Le viol est justifié par un argumentaire naturaliste, et serait donc la règle originelle qui sous-tendrait les rapports sexués, civilisés seulement en surface. Paradoxalement, dans le même temps, le viol sur une femme adulte est considéré comme physiquement invraisemblable. Selon une comparaison popularisée par Voltaire, et reprise encore tout au long du XIXe siècle par les romanciers, les juristes et les médecins, il serait aussi impossible de violer une femme qui se débat, que d’insérer une épée dans un fourreau qui bouge. On accorde donc peu de foi aux refus féminins, toujours sujets à caution. Dans Germinal, Etienne Lantier met en doute la véracité profonde des protestations de la toute jeune Catherine, pourtant en train de « se débattr[e], résist[er] » sous ses yeux face à Chaval, personnage brutal :

Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l’ombre, un couple qui descendait de Montsou le frôla sans le voir, en s’engageant dans le terrain vague de Réquillart. La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec des supplications basses, chuchotées ; tandis que le garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres d’un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel d’anciens cordages moisis s’entassaient. C’étaient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l’histoire, pris d’une sensualité, qui changeait le cours de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu ? lorsque les filles disent non, c’est qu’elles aiment à être bourrées d’abord. (Zola, 2010 : 163).

La focalisation interne en point de vue masculin, avec une insistance sur le caractère voyeur de l’expérience d’Etienne, permet de voir une scène de violence sexuelle à travers ses yeux d’homme. Le passage s’achève par une phrase au discours indirect libre, qui restitue le discours intérieur d’Etienne. La modalité interrogative « Pourquoi serait-il intervenu ? » dissimule une question rhétorique, confirmée par la sentence au présent de vérité générale qui suit et valide le comportement violent de Chaval et plus généralement discrédite toute forme de refus féminin : « lorsque les filles disent non, c’est qu’elles aiment à être bourrées d’abord. »

La violence sexuelle est ici à la fois dédramatisée et érotisée – elle déclenche chez l’observateur masculin « une sensualité » complaisante. Les violences sexuelles sont ainsi souvent présentées dans les romans – surtout masculins – du second XIXe siècle comme une étape normale dans les relations entre les sexes, ou un désagrément vite dépassé et sans grande conséquence. Une autre stratégie de dédramatisation est de reconnaître comme telle la violence, mais de la justifier a posteriori par le plaisir physique pris par la femme dans la relation non consentie.

Ce schéma récurrent apparaît de manière très claire dans la littérature pornographique, comme dans cet extrait du roman épistolaire Un été à la campagne, où une ingénue libertine observe ici encore en posture de voyeuse une scène de violence sexuelle entre un bourgeois et sa bonne :

Rose pleure, se lamente, supplie ; larmes, supplications inutiles. Les mots entrecoupés qu'elle laisse échapper sont-ils l'expression de la souffrance ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que Me J... ne s'en montre guère touché, et poursuit implacablement son œuvre... Ah ! les gémissements redoublent... Rose pousse un cri aigu, un cri assurément arraché par la douleur. Plus rien... tout est consommé... C'est donc un monstre, cet homme-là, lui fait ainsi souffrir les femmes !... Voyons, ne l'accusons pas ; il embrasse sa victime, il lui prodigue toutes sortes de consolations... Elle s'apaise peu à peu, les larmes se sèchent... Je crois qu'elle vient de rire... On chuchote, mon oreille ne perçoit aucun son distinct. S'en tiennent-ils là ? Faut-il m'aller coucher ? J'en ai presque envie. Oh ! oh ! l'avocat redevient agressif ; nouveaux débats ; il y a encore résistance ; cette fois il en triomphe aisément ; plus de cri douloureux comme tout à l'heure, de faibles plaintes perdues dans des embrassements... (Anonyme, 1868 : 133).

Cet exemple, tiré de la littérature pornographique, est écrit par et pour les hommes ; le viol est un fantasme masculin qui ne prend pas la peine de se cacher dans le roman du second XIXe siècle. Le personnage féminin qui décrit la scène est une fausse ingénue, une petite pensionnaire curieuse de la sexualité mais encore assez jeune pour pouvoir jouer à la naïve. Cela permet donc d’instaurer un jeu de connivence ironique entre l’auteur et le lecteur masculins, qui eux ne sont pas dupes : les cris de Rose sont bien de plaisir ! Le point de vue féminin dénonciateur est ainsi décrédibilisé, et ses exclamations indignées (« C’est donc un monstre, cet homme-là, qui fait souffrir les femmes !... ») sont au service de l’humour et peuvent être lues de manière antiphrastique.

On aura donc – trop – rapidement esquissé une partie du paysage romanesque du second XIXe siècle empreint de culture du viol : les violences sexuelles sont bien souvent minimisées sur le mode de l’humour ou dédramatisées à travers un argumentaire de la mauvaise foi où la victime est présentée comme complaisante sinon coupable, dans un univers romanesque phallogocentré où les personnages féminins sont prisonniers du désir masculin.

Après avoir rapidement exposé le traitement des violences sexuelles dans le paysage romanesque du second XIXe siècle, on verra combien sont, en comparaison, fortes et audacieuses les descriptions de nos romancières.

II – Le combat des romancières contre les violences sexuelles

Le fait même de prendre la plume a pour une femme une valeur politique dans la seconde moitié du XIXe siècle ; s’engager à travers ses romans revient donc à un double engagement. Il s’agit bien, pour les romancières de ce temps, de conquérir un monde dont elles sont deux fois exclues : celui de la littérature, mais surtout celui d’une certaine littérature qui se refuse à n’être qu’un art d’agrément.

Elles sortent donc du domaine littéraire qui leur est réservé – celui des romans inoffensifs comme de jolies aquarelles fleuries – comme elles s’échapperaient du gynécée : non sans risques ni représailles. Les femmes qui écrivent peinent à être prises au sérieux : elles sont tantôt érotisées en amazones aux flèches de mousse, tantôt ridiculisées en « bas-bleus ». Dans son ouvrage Les Bas-Bleus ou autres ridicules du temps (Barbey d’Aurevilly, 1878), Barbey d’Aurevilly présente l’écriture féminine comme une mode dangereuse, une lubie qui risquerait de semer des graines de révolte et de faire trembler l’ordre social reposant sur la Famille.

Comme le résume la critique littéraire Rachel Mesch, à la Belle-Epoque « la femme écrivain était la sœur de l’hystérique et de la prostituée » (Mesch, 2003 : 4), et sa parole est donc toujours déjà marginalisée, dans un monde où « femme publique » est une insulte qui met en doute la moralité sexuelle.

L’on ne s’étonnera donc guère que George Sand ait choisi un pseudonyme et un « je » d’auteur la plupart du temps masculins, et que de manière générale l’emprise du discours masculin soit grande lorsque les autrices prennent la parole. Elles doivent avant toute chose légitimer leur écriture, qui plus est si elle concerne la sexualité – et légitimer, dans ce contexte idéologique, revient à masculiniser. C’est notamment pourquoi, au sein même des textes étudiés, nous trouvons des concessions régulières à la culture du viol.

Louise Colet, maîtresse de Flaubert et surtout femme de lettres reconnue en son temps, fait ainsi déplorer à son héroïne de ne pouvoir, faible femme, aimer qu’un « dominateur » (Colet, 1860 : 104) à la force virile. On retrouve la même idée chez Colette, qui fait rêver sa Claudine selon une formule volontairement paradoxale, fictivement adressée à un curieux prince charmant : « Mon cher grand, lui dirai-je, je vous ordonne de me dominer ! … » (Colette, 1975 : 315).

Avec mille et une nuances, et parfois certains retours en arrière dont nous venons de donner un bref aperçu, de nombreuses romancières de la fin du dix-neuvième siècle s’appliquent toutefois à dénoncer les violences sexuelles et à réclamer une attention renouvelée au consentement féminin, en sortant des rapports sexués violents.

Les romancières du second XIXe siècle choisissent souvent des héroïnes féminines ; les scènes sexuelles traditionnelles sont donc réécrites selon un point de vue féminin. Ce changement de focalisation permet souvent de requalifier en violences sexuelles ce qui est la plupart du temps décrit ailleurs comme un petit jeu léger.

Chez Louise Colet, on retrouve la scène classique où une femme se retrouve en voiture seule avec un homme qui prétend devenir son amant – peut-être la romancière et maîtresse de Flaubert se souvient-elle de la scène du fiacre de Madame Bovary. Ici toutefois, la scène est envisagée en focalisation interne féminine, et c’est non pas son caractère de marivaudage émoustillant qui est mis en lumière, mais bien plutôt la peur féminine :

Nous trouvâmes près du théâtre le coupé qui nous attendait ; mais à peine y fus-je assise, à côté d'Albert, que son aspect étrange me rendit toute tremblante. Ses yeux brillaient comme des escarboucles sur son visage empourpré, il saisit mes bras, sans me parler, avec ses mains amaigries, qui m'enchaînèrent comme deux menottes de fer. 
— Albert ! cher Albert ! qu'avez-vous ? murmurai-je en sentant ma terreur grandir. 
— J'ai, répondit-il d'une voix sourde et sinistre, que c'est assez de tourments ; vous n'avez mis cette robe que pour me tenter ; et aussitôt me heurtant de sa tête, il essaya de déchirer avec ses dents la mousseline qui me couvrait. 
— Par pitié, lui dis-je, laissez-moi, vous me faites peur ! 
[…] En ce moment, la voiture roulait avec une rapidité effrayante sur la place du Carrousel ; je ne songeai pas même au danger, j'ouvris violemment la portière, et suivant l'élan de mon sang du midi, de ce sang grec et latin qui fait des héros, des martyrs et des fous, je me précipitai. Je fus jetée à vingt pieds de distance sur le tas de débris des maisons alors en démolition de l'impasse du Doyenné. Si la tête avait porté à terre, j'étais morte. (Colet, 1860 : 358)

La romancière emprunte ici des codes du roman noir, notamment la comparaison carcérale des « menottes de fer » et l’atmosphère de panique de la scène, où l’héroïne enfermée tente de s’enfuir des griffes d’un héros sombre et inquiétant, à la limite du vampire fantastique (« son aspect étrange me rendit toute tremblante »). La scène, riche en dialogues animés, à la ponctuation émotive, est dramatisée. Un pathos mêlé de suspense domine dans le dernier paragraphe, où les nerfs du lecteur sont mis à rude épreuve.

Le personnage masculin est clairement désigné comme un agresseur, et l’héroïne comme une victime potentielle, qui réussit de justesse à échapper à ce mécanisme de prédation, au péril de sa vie. Le texte vise donc à susciter une réaction forte chez son destinataire, d’empathie envers la narratrice et de colère envers le personnage masculin fort mauvais herméneute du désir féminin. Sa réplique « vous n’avez mis cette robe que pour me tenter », juxtaposée à la description de ses actes violents (« me heurtant la tête », « déchirer avec ses dents la mousseline ») contribue à ridiculiser cet argumentaire classique de la culture du viol, et à en dévoiler le caractère fallacieux et dangereux.

Dans son roman Marie, fille-mère, Lucie Delarue-Mardrus dénonce de manière encore plus explicite les violences sexuelles, en utilisant le même procédé de la focalisation interne féminine pour susciter l’empathie du lecteur. La narratrice intervient régulièrement pour s’adresser en discours direct à Marie, son personnage féminin, et la prévenir, à travers des interrogations rhétoriques, du viol auquel elle ne pourra échapper. Ces prolepses résonnent de manière particulièrement frappante pour les lectrices, puisqu’elles sont un discours adressé à la deuxième personne du pluriel, qui peut donc prendre une dimension universelle.

Le roman affiche donc de nombreuses pauses dans le récit où une narratrice - qui n’est pas nommée mais semble porter les idées de l’autrice – prend la parole pour expliciter les injustices subies par l’héroïne. On lit ainsi dans les premières pages de l’ouvrage une adresse qui sonne comme un avertissement général :

Comment devineriez-vous, Marie, vous qui vous sentez encore une fillette insignifiante, pareille à tant d’autres enfants des fermes, que vous êtes une proie délicieuse, debout au milieu des fleurs, et que votre jeunesse toute rouge tente déjà depuis longtemps le fin mâle blond qui vous considère, avec une envie brutale de vous renverser ? Savez-vous que c’est un amoureux que vous avez devant vous, et qu’un amoureux est un ennemi ? (Delarue-Mardrus, 1908 : 12)

La dernière interrogation prend des airs de sentence à valeur didactique ; le présent gnomique délivre une vérité générale qui porte au-delà de la diégèse. La narratrice détient un savoir supérieur à celui de son personnage, qu’elle considère avec une pitié désolée, et dont elle fait l’incarnation de toutes les destinées féminines ruinées par la violence masculine :

Elle ne savait pas qu’il y a de la lutte dans l’amour et de l’assassinat dans la possession, qu’il y a d’un côté l’attaque et de l’autre la défense, et que l’homme, plus cruel que toute autre bête, est agité dans sa jeunesse par la sourde envie de terrasser la femme comme un adversaire plus faible. (Delarue-Mardrus, 1908 : 20)

Peu après ces avertissements, la romancière met en scène le viol de son héroïne comme un événement tout aussi injuste qu’inéluctable. Elle pose d’abord un cadre propice à l’idylle et à la pastorale : dans les foins fraîchement coupés, au coucher du soleil, Marie rencontre un beau jeune homme blond, plus riche qu’elle, qui tente de la charmer. Bien vite l’homme rompt cette harmonie par une violence qui n’est pas épargnée au lecteur :

Elle veut se débattre. Une épaule lourde et vêtue lui écrase la figure. Marie, étouffée, malmenée, annihilée par l’épouvante, jette tout à coup un cri plus martyrisé, plus indigné, plus terrifié que les autres. Des pleurs jaillissent de ses yeux, tout son corps se tend, s’arc-boute pour protester.
Le garçon est muet, implacable, haletant. Marie, maintenant, pousse des sanglots de rage impuissante. Et, soudain, se mêle à sa clameur bâillonnée celle plus courte, plus saccadée, de son agresseur. Marie se tait presque pour l’écouter. Une nouvelle stupeur la terrasse. Va-t-elle devenir folle de tout cela ?
Brusquement, l’étreinte a cessé. Le garçon s’est tu. L’étau desserré désemprisonne Marie, renversée dans le désordre des jupons saccagés. Le couchant est enfin mort au bout du pré. La nuit règne seule sur les foins, avec toutes ses étoiles multipliées. Le garçon s’est relevé dans l’ombre. 
Marie, d’un geste vaincu, rabaissa sa robe sur son corps blessé. Une douleur profonde continuait à mortifier son être intime. (Delarue-Mardrus, 1908 : 34)

Le terme d’« agresseur » est employé (et plus loin, celui de « bourreau », et une comparaison avec un meurtrier), et le trauma de Marie est longuement décrit dans les pages suivantes : ici, point d’édulcoration de la violence sexuelle, mais bien plutôt une explicitation de chaque étape de la scène, qui vise à désambiguïser les rapports des deux personnages, pour lever le soupçon de la comédie féminine ou du jeu de badinage. Rien n’est négligé pour mettre en lumière l’injustice impunie que subit l’héroïne : la jeune fille tombe enceinte suite à son viol, et doit fuir sa famille et son pays pour partir à Paris, où la fille-mère est partout maltraitée, exploitée et rendue coupable du crime dont, victime, elle paie à chaque instant le prix – jusqu’à en mourir.

Une lueur d’espoir brille pourtant dans ce roman fort sombre : c’est l’appel sans cesse renouvelé à la solidarité féminine. Le destin de Marie est présenté comme relevant d’un déterminisme qui menace toutes les femmes. Dès après son viol, le sort de Marie est lié à celui de sœurs silencieuses et inconnues : « Marie, décoiffée, désordonnée, assassinée, pleurait, comme tant d’autres, sous la millénaire nuit d’étoiles, sa virginité à jamais perdue (Delarue-Mardrus, 1908 : 34). »

Se reconnaissant dans son destin brisé, la mère de Marie protège sa fille enceinte, après s’être remémoré son propre passé pathétique : « toutes deux, réunies dans la même épouvante, sentaient bien que, malgré la distance d’âge et la faute qui les séparait, elles étaient semblables dans leur angoisse féminine, parce que leurs âmes et leurs corps se ressemblaient, parce qu’il y a une complicité entre les femmes (Delarue-Mardrus, 1908 : 78). » Ici encore le passé de la diégèse débouche sur un présent gnomique à valeur universelle. Lorsque Marie accouche à l’hôpital, elle comprend que toutes les femmes sont réunies « dans une sorte de camaraderie de la douleur (Delarue-Mardrus, 1908 : 166) », en se voyant entourée de dizaines d’autres parturientes esseulées. Le roman universalise encore une fois le destin de Marie : « Marie se stupéfie que son histoire, qu’elle croyait unique, soit une histoire tant de fois répétée : amour, conception, abandon (Delarue-Mardrus, 1908 : 164). » 

Loin de s’en tenir à sa dimension pathétique, l’ouvrage appelle à la sororité : « Ces femmes n’étaient-elles pas les pauvres sœurs de Marie (Delarue-Mardrus, 1908 : 155) ? » Certains passages affichent une dimension didactique, et une volonté politique : en présentant le destin fictionnel et brisé d’une héroïne représentative de toutes les femmes victimes de violences sexuelles, l’ouvrage prétend donc appeler à combattre ces violences. Ainsi, la clausule du roman peut apparaître comme une véritable leçon politique. Marie meurt d’une crise cardiaque en voyant son fils chéri, né du viol, égorgé par son mari jaloux :

Créature sans défense contre la fatalité physiologique qui pèse sur les femmes, elle meurt comme elle a vécu, victime du désir masculin. Un homme avait commis le crime de lui imposer un enfant, un autre homme a commis le crime de tuer cet enfant. Toute la vie de Marie tient entre ces deux gestes. Au coup de foudre du viol a succédé pour elle celui de la maternité, au coup de foudre du plaisir celui de la mort. Marie vient de passer subitement comme son père, ‘parce que les sangs lui ont tourné d’une émotion pas endurable.’ (Delarue-Mardrus, 1908 : 356)

Les romans auxquels nous avons fait référence ici visent à révolter le lecteur pour l’inciter à agir concrètement contre les violences sexuelles. L’émancipation féminine prend donc le détour de fictions au message très clair, parfois proches du genre de l’apologue, pour qu’apparaisse de manière imagée et donc plus facilement compréhensible sa nécessité et son urgence.

III - Vers une nouvelle éthique du désir partagé :

Ces romancières de la seconde moitié du XIXe siècle sapent les bases du désir masculin violent et préhensif pour mieux reconstruire un nouveau système érotique, fondé non plus sur la domination masculine par la force mais sur un désir réciproque et sans brutalités. Elles ouvrent donc la voie vers le désir non violent, voire le consentement verbal.

Reprenant implicitement la bipartition traditionnelle qui assimile les femmes à l’émotion et à la douceur, et les hommes au pouvoir de la force, elles renversent l’échelle des valeurs pour faire des qualités traditionnellement attribuées aux femmes les conditions de leur réussite. La douceur et l’attention à l’autre deviennent ainsi les voies vers une nouvelle éthique sexuelle, puisées dans les valeurs qui ont été assignées aux femmes, mais non plus pour en faire des êtres secondaires, inférieurs ou vulnérables.

Sans négliger l’argumentation rationnelle, dont nous avons montré plus haut qu’elles savaient la manier, elles proposent à travers leurs fictions des chemins de tendresse vers un désir dévêtu de la force brutale. Telle est l’utopie rêvée par l’héroïne de Louise Colet dans Lui : « Il serait temps d’oser glorifier l’harmonie sacrée de l’indivisible lien des émotions de l’âme et du corps (Colet, 1860 : 393) ! » C’est le même équilibre paisible et profond que représente la sculptrice Camille Claudel dans sa sculpture L’Abandon : point question ici des traditionnels satyres qui s’emparent avec une virile violence de nymphes en fuite, mais un couple qui semble s’enlacer dans une communion de désir.

Dans Claudine en ménage, si le couple hétérosexuel de Claudine et son époux reproduisent des schémas traditionnels de domination, le couple formé par Claudine et sa maîtresse Rézi renverse les mécanismes de la possession dans une égalité des deux partenaires également désirantes et donc toutes deux victorieuses :

Rézi suit, victorieuse, mes yeux qui errent. Mais, parce qu’ils se sont posés et insistent, elle mollit à son tour, et ses cils palpitent en ailes de guêpe… Ses yeux bleuissent et tournoient, et c’est elle qui murmure : ‘Assez… merci…’ dans un trouble aussi flagrant que le mien.
‘Merci…’ Ce mot soupiré, qui mêle la volupté à l’enfantillage, précipite ma défaite plus qu’une caresse profonde ne l’eût pu hâter. (Colette, 1975 : 221)

Si l’on retrouve ici le vocabulaire militaire, à travers la métaphore de la défaite amoureuse, la dichotomie traditionnelle entre un homme conquérant et une femme vaincue est ici renversée, puisque la victoire se fait sur un « merci » très doux, et s’avère réciproque : les deux camps sont gagnants. Le texte souligne cette réciprocité dans l’expression « à son tour » et à travers le comparatif d’égalité « un trouble aussi flagrant que le mien ». Plus loin dans l’ouvrage, on retrouve cette éthique sexuelle du don de soi, opposée à la défaite face à la force : si Willy, le mari de Colette, écrit « Elle frémit puis cède », Colette choisit quant à elle la tournure « Elle frémit puis se donne. » (Colette, 1975 : 221)

C’est dans le désir lesbien, qui exclut les hommes, que l’héroïne de Colette trouve la voie vers un éros libre. Nombreuses sont les romancières et les femmes poètes telles que Renée Vivien qui proposent le lesbianisme comme alternative à l’éros normatif bourgeois conjugal.

D’autres héroïnes romanesques parviennent à s’échapper de la bipartition érotique genrée, en devenant des jeunes filles à la sexualité active, qui revendiquent et accomplissent leurs désirs avec une détermination traditionnellement perçue comme virile. C’est le cas de la jeune Vinca, dans Le Blé en herbe, qui partage son désir néophyte avec Philippe, tout aussi troublé qu’elle :

Un bras furieux, qu’il n’arrivait pas à dénouer, liait la nuque de Philippe. Il secouait la tête pour s’en délivrer, et Vinca, croyant que Philippe voulait rompre leur baiser, serrait davantage. Il saisit enfin le poignet raidi près de son oreille, et rejeta Vinca sur la couche de sarrasin. Elle gémit brièvement et ne bougea plus, mais lorsqu’il se pencha, honteux, sur elle, elle le reprit et l’étendit contre elle. (Colette, 1974 : 122)

On note l’abondance des verbes d’action dont le sujet est féminin, signes d’un nouveau modèle érotique dans lequel la femme peut prendre une part non seulement consentie, mais volontairement active.

Conclusion 

On soulignera en définitive le courage de ces romancières qui ont osé non seulement prendre la plume, donc enfreindre les règles de pudeur, mais encore la prendre pour dénoncer les violences sexuelles faites aux femmes. Elles ont payé ces audaces romanesques dans leur chair, par l’exclusion et par le mépris.

Il convient aujourd’hui de leur rendre justice et hommage, en leur restituant leur place dans le matrimoine littéraire, mais également en écoutant attentivement les interrogations qu’elles ont contribué à faire émerger sur la culture du viol – interrogations qui sont aujourd’hui encore brûlantes.

La littérature contemporaine retentit encore des problèmes qu’elles ont soulevés, et les romancières actuelles poursuivent leurs combats à travers des fictions qui sont filles des leurs. Dans son roman Baise-moi (Despentes, 2016), Virginie Despentes est la digne héritière de Lucie Delarue-Mardrus, lorsqu’elle met en scène une héroïne victime de viol qui refuse son destin brisé et se venge contre la violence faite à son corps dans un bain de sang obscène et jubilatoire.