Éduquer à la vulnérabilité et au care

Nathalie Panissal 

https://doi.org/10.25965/trahs.151

Les vulnérabilités déclenchées par le développement scientifique exigent la mobilisation de nouveaux instruments de pensée aptes à envisager l’avenir et prévenir la déstabilisation du monde. Dans ce contexte il convient de développer une pensée qui vise à se doter de critères normatifs et appréciatifs, pour participer activement à la recherche d’un bien commun et pour évaluer, idées, personnes, événements, choses. L’exercice du dialogue et de l’enquête en démocratie permet de lutter contre l’ignorance et l’injustice et doit être une priorité éducative. Dans une première partie nous éclaircirons la polysémie du terme vulnérabilité, nous préciserons ensuite l’intérêt de l’approche de l’éthique du care pour les considérer puis dans un troisième temps, nous réfléchirons à la dialectique citoyenneté/vulnérabilité. Nous proposons de considérer l’éthique du care comme guide pour penser l’éducation à la citoyenneté. Enfin, nous clôturerons nos propos par l’évocation de quelques pistes éducatives.

The vulnerabilities caused by the development of sciences and technologies require the mobilization of new instruments of thought to envision the future and to prevent the destabilization of the world. In this context we need to develop a thought which aims at obtaining normative and value criteria, used for searching a common good and for the evaluation of ideas, people, events, things. Dialog and investigation in democracy are the fundaments that make possible the fight against ignorance and injustice and must be targeted in priority in our education system. In a first part we will clear up the polysemia of the term vulnerability, we will then specify the interest of the Care approach to tackle these vulnerabilities and in a third section we discuss the citizenship/vulnerability dialectics. We recommend to consider the Care as a guide to think education to citizenship. In conclusion some educational perspectives will be proposed.

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I- Des vulnérabilités

Les sciences humaines et sociales ont appréhendé le concept de vulnérabilité par le biais de la vulnérabilité du monde, que l’on pourrait résumer par la prise de conscience de la société du risque (Beck, 2001) et la vulnérabilité de certains hommes (les populations dites vulnérables). Cependant le terme vulnérabilité connait depuis de nombreuses années une utilisation exponentielle, à tel point que la polysémie construite le rend vague, confus, presque banal. Il convient de réhabiliter le concept tant sur le plan politique qu’épistémologique (Ferrarese, 2013).

1) La vulnérabilité et la société

Dans la cité, la vulnérabilité est associée à l’incertitude, ce qui pourrait éventuellement arriver, un accident, une catastrophe ; c’est quelque chose que l’on ne peut ni prévoir, ni même imaginer parfois. La vulnérabilité découle ainsi de l’exposition de l’humain mais aussi du non humain (animal, terre…) à cette incertitude. Le souci est que la société contemporaine, bercée par la foi du progrès, héritée du siècle des lumières, ne peut admettre, voire même conceptualiser l’incertitude. La valeur éthique d’autonomie (Kant) n’est pas compatible avec la nécessité d’interdépendance des êtres humains face à notre vulnérabilité fondamentale (Tronto, 2009).

Les gouvernants se sentent ainsi obligés de contrôler, normaliser, mesurer, évaluer les coûts et bénéfices, prendre des précautions, utiliser une armée d’experts, s’assurer, pour maitriser au plus près l’incertitude. Pire de projeter cette impuissance de toute puissance sur le citoyen lui-même, en le responsabilisant. C’est la démarche que l’on voit fleurir sous le vocable d’innovation responsable. Par exemple, dans le champ des nanotechnologies, l’interprétation du concept d’innovation responsable est orchestré par une vaste campagne d’éducation, de dialogue avec le public, de création de ressources éducatives au service de l’acceptabilité sociale des nanotechnologies (Thoreau, 2012) et de la formation de citoyens consommateurs responsables, capables de faire des choix raisonnés puisque avertis en amont.

Si l’on songe, à titre d’exemple, à la complexité des études sur la toxicité des nanoparticules présentes dans de nombreux produits (alimentaires, agricoles, bâtiments, sports…) il est difficile d’admettre que le citoyen soit à même de réaliser une consommation raisonnée, sachant que même les experts du champ ne sont pas d’accord sur les effets toxiques, les seuils tolérables, les interactions entre les différents produits (Laurent, 2010).

Quelle est donc sa responsabilité ? Ferrarese dénonce ainsi le paternalisme des institutions relayé par les médias, qui finissent par catégoriser les citoyens en fonction de leur exposition aux éventuelles incertitudes et/ou risques et créer de toute pièce des populations désignées alors comme vulnérables. L’illusion de maîtrise par la discrimination agit comme déni de l’impuissance. Beck, à ce titre, a montré à quel point le risque (ou incertitude) inhérent au progrès technoscientifique est auto-fertile lorsqu’il dénonce le fait que la science crée de nouvelles recherches pour réparer les dégâts provoqués par d’autres innovations. Ainsi, de nombreux travaux se concentrent sur la conception de nanofiltres capables de piéger les polluants fins présents dans l’eau. Demain, de nouveaux projets de recherches financeront des travaux sur des filtres ultras fins pour arrêter les nanoparticules dans l’eau.

Les progrès scientifiques ont considérablement amélioré nos conditions de vie, notre condition d’humain, c’est indéniable, mais en parallèle ces progrès ont révélé d’autres vulnérabilités. Dans les années 1970, Hottois a introduit le terme de technosciences pour signifier à quel point sciences et techniques sont inter reliées (Hottois, 1996) ; il ne s’agit plus de faire la science « neutre, noble » avant, et la technique, les applications ensuite (Beusaude-Vincent, 2009). Désormais, la technologie est incluse dans la construction des faits scientifiques et agence le progrès scientifique. Les technosciences ont la qualité d’être interdisciplinaires, voire convergentes et transdisciplinaires ; ainsi, à « l’échelle du nanomètre, tout semble converger » et s’hybrider : l’atome, le gène, le bit (Bensaude-Vincent, 2009 : 11).

Elles ont un impact performatif sur notre société et nos conditions de vie (Callon, Lascoume & Barthe, 2001). Elles les transforment de manière radicale et irrémédiable : pourrait-on se passer d’internet en 2017 ? Comme nous l’avons déjà évoqué, les incertitudes vont de pair avec le développement scientifique ; les dérapages sont là pour nous le rappeler : Tchernobyl, sang contaminé, Seveso… Les promesses sont alléchantes : séquençage du génome et traitement des cancers, dépistage prénatal des maladies génétiques, vitesse de transmission de l’information, capacités de stockage numérique ; mais les incertitudes latentes : eugénisme néolibéral (Habermas, 2015), gouvernementalité algorithmique (Rouvroy & Berns, 2013), de nouvelles vulnérabilités éthiques voient et verront le jour. Les compétences du citoyen doivent à présent dépasser l’unique rationalité scientifique, soit l’objectivité scientifique, et la complémenter par une rationalité réflexive fondée sur la critique, la responsabilité, les considérations éthiques (Beck, 2001) pour être en mesure d’évaluer les incidences des avancées scientifiques.

Notre monde contemporain est caractérisé par une prise de conscience, depuis les années 80, que les catastrophes technologiques peuvent être le fruit de l’action humaine et du progrès. La notion de vulnérabilité du progrès se trouve donc, tout naturellement, problématisée. Jonas (1979) a également pointé que méfaits du développement scientifique se cumulent ; ils révèlent l’interdépendance des causes, effets, remédiations des problèmes et augmentent les vulnérabilités, jusqu’à menacer les possibilités de continuité de vie sur terre. Ainsi, pour prendre l’exemple du climat, on constate que l’être humain de par son action peut à présent impacter l’ensemble de la planète et créer des dégâts généralisés. Mais, au-delà, l’uniformisation des façons d’agir et de penser constituent un système global, unitaire et que c’est précisément cette unitarisation qui pose problème et fragilise notre environnement de vie. Par exemple, les semences agricoles brevetées, sélectionnées, modifiées constituent une fragilité majeure car elles annihilent la biodiversité ; en cas de changement brutal, ces organismes modifiés seront-ils à même de s’adapter, d’évoluer, et donc de nourrir l’humanité ?

On retrouve la vulnérabilité au cœur même de notre civilisation. La postmodernité née avec la société de consommation a permis à l’individu de se défaire des traditions, des grandes idéologies politiques et de penser à lui, sa vie, sa santé, son temps libre, son plaisir. Surfant sur les acquis de la modernité, notamment les droits de l’homme, l’individu postmoderne a mis l’accent sur ses liberté individuelles, son refus d’assujettissement à une quelconque hiérarchie, ses revendications d’autonomie et de bonheur, ses revendications de pluri-culturalité. Cette époque hédoniste est à présent dépassée. La crise civilisationnelle des années 80 a sonné le glas de la postmodernité pour plonger l’humanité dans l’hypermodernité (Lipovetski 1983). C’est ainsi que les vieux piliers de la modernité (état, science, marché, individu) pactisent avec l’excès et colonisent le monde vécu, au sens habermassien, au service d’une nouvelle fée : la rentabilité économique.

Nous sommes entrés dans l’ère du consommable ou tout se consomme, la santé, l’éducation, la culture, les voyages. Cette consommation est d’autant plus exacerbée que le temps s’accélère, toujours plus vite, toujours plus, de l’hyper à tous les niveaux ! L’hypermodernité fait le lit de la perversité pour chacun des piliers de la modernité (état, science, marché, individu) missionnés pour exister, chacun aux dépens des autres ; une modernité radicale où les droits de l’homme et la démocratie sont devenus des valeurs de base. La crise d’adolescence postmoderne n’a pas supprimé la modernité. En effet, l’hypermodernité n’a plus rien à voir avec l’insouciance postmoderne ; c’est un temps polarisé sur la rentabilité et le développement de compétences, pour être compétitif.

Les vulnérabilités flambent : chômage, pauvreté, flexibilité, précarité, violence, barbarie, pollution. La mondialisation ouvre un autre espace à l’universalisme qui tend lui aussi à l’excès et menace de devenir le dogme du tous pareils, à l’image du modèle néolibéral, compétitif. On assiste à une anesthésie de la diversité et du pluralisme. Mêmes les mouvements dits alternatifs revendiquent un modèle universel de société dit solidaire. Néanmoins les droits de l’homme n’ont jamais eu autant de force qu’aujourd’hui. Face au rigorisme néolibéral et la froideur technoscientifique, la demande éthique ne cesse d’augmenter. La nécessité d’encadrement déontologique et de régulation éthique est de plus en plus marquée. L’éthique

Note de bas de page 1 :

Boisvert, 1999, extrait de
http://www.religiologiques.uqam.ca/19/19texte/19boisvert.html

permet aux sociétés démocratiques de sortir de la spirale individualiste et nihiliste, découlant du projet idéologique de la modernité, qui a mené nos sociétés aux portes de l'atomisation et de l'implosion sociale (…) nos sociétés démocratiques ont besoin d'une certaine forme de religio afin d'éviter la dérive vers le chaos et la tyrannie. (Boisvert, 1999)1.

Bien que la préoccupation éthique ne corresponde plus à ce qu’elle fût jadis, elle est à présent plus locale, contextuelle, en lien avec les valeurs contemporaines individualistes, moins liée au sacrifice de soi. La société ne s’est pas dissoute dans l’amoralité. Les associations de bénévoles sont en augmentation, les valeurs démocratiques demeurent centrées autour des droits de l’homme. L’espoir de l’hypermodernité réside dans sa volonté d’instaurer une éthique de la responsabilité apte à canaliser l’irresponsabilité de l’agir humain. La vulnérabilité est une chance, elle constitue « le lieu d’attentes morales légitimes » intimement liée au pouvoir d’agir (Ferrarese, 2013, p. 9), un point d’accroche et d’attention comme une sujétion d’altérité, de respect de l’humanité afin qu’il soit encore possible de naître, d’advenir (voire de mourir) pour les générations futures (Jonas, 1979 ; Lévinas, 1982). Ainsi, « jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mis en jeu dans les paris de l’agir » (Jonas, 1990 : 62).

2) La vulnérabilité des hommes

Lévinas (1982) utilise la métaphore du visage d’autrui pour mettre l’intersubjectivité au cœur de l’évaluation éthique et fonder la morale sur la relation et la responsabilité pour autrui. Nous signalons ici que nous ne différencions pas les termes d’éthique et de morale. Nous considérons que les raisonnements éthiques et/ou moraux se fondent sur des « principes universels, de règles communes, de référents partagés qui forment la base solide et collective des évaluations et des jugements » (Canto-Sperber & Ogien, 2010 : 8). Pour Lévinas, le visage d’autrui est vulnérabilité, dénuement ; il est ouvert, dévoué, exposé et exige en retour et sans condition une réponse, une responsabilité totale, impérative. C’est l’hétéronomie de ce visage qui concède à l’éthique son caractère impérieux où l’homme existe pour autrui.

Le visage d’autrui engage la sollicitude, la nature irrépressible de l’attention que l’on doit à autrui. L’attention est la première compétence mise en œuvre dans le processus du care, la première étape morale (Tronto, 2009). Le terme anglo-saxon « care » est intraduisible, c’est pour cette raison que les spécialistes français du champ conservent le terme anglais. Le care signifie sollicitude, soin, attention à autrui, considération de l’autre, préoccupations humaines, répondre concrètement aux besoins d’autrui.

Note de bas de page 2 :

Les dilemmes sont des petites histoires qui présentent un problème moral et plusieurs réponses sont pertinentes sur le plan moral.

On doit les premiers travaux sur le care à Carol Gilligan dans les années 80. Elève de Kolhberg, psychologue du développement moral, elle reconsidère la théorie du développement moral élaborée par Kohlberg (1966) qui montrait un développement moral supérieur des hommes par rapport aux femmes lors de la résolution de tâches de dilemmes moraux2. On retrouve la même observation chez Freud qui mentionne que le surmoi des femmes ne peut atteindre le degré d’abstraction de celui des hommes car les femmes sont influencées par leurs sentiments et leurs émotions. Kolhberg présente le développement moral comme une succession de trois stades qui conduisent l’individu vers plus d’abstraction et de capacités de généralisation, c’est-à-dire l’acquisition, selon la théorie Kantienne, d’un raisonnement moral fondé sur des principes universels pour effectuer des jugements moraux.

A travers la voix d’Amy, Gilligan fait entendre une voix morale différente des garçons à la résolution de dilemmes moraux. En effet, Amy (une fillette de 11 ans) ne traite pas le dilemme comme une résolution de problème logique et général ; elle concentre son jugement sur les relations humaines, sur une attention à toutes les données du problème, aux actions et leurs conséquences en contexte, sur la responsabilité en lien avec le souci des autres. La voix d’Amy place « au cœur du moral, des données ordinaires », la vulnérabilité (Laugier, 2010 : 65). Bien évidemment les garçons et filles ne sont pas différents de facto, mais leurs facultés de raisonnement sont construites au cours d’une longue socialisation genrée (Panissal & Molinier, 2016).

La pensée du care s’efforce de prendre en compte l’anthropologie de la vulnérabilité, non pas simplement dans la dyade demandeur de care et pourvoyeur de care mais dans un sens plus ample : celui de la fragilité que l’on ressent tous, jour après jour, lorsque l’on essaie d’être soi et d’être tout simplement humain. La sollicitude inhérente au care met en évidence que nous sommes tous vulnérables et dépendants les uns des autres. Ainsi, pour exercer leur activité professionnelle, les grands puissants dépendent des autres qui prennent soin de leurs enfants, leur domicile. La victime d’un accident de ski dépendra, certes provisoirement, des aidants qui lui permettront de faire face au quotidien.

Note de bas de page 3 :

Gaille, Laugier & Chavel, 2013. Grammaires de la vulnérabilité.
www.raison-publique.fr/article435.html

Il convient de prendre acte de cette vulnérabilité, « en rupture avec les différents impératifs ou idéaux moraux qui constituent la morale classique » et qui privilégie l’autonomie et « l’abstraction d’êtres humains isolés, indépendant, dont la confrontation raisonnée (de Hobbes à Rawls) serait à l’origine du lien social » (Gaille, Laugier, Chavel, 20133).

II- La rencontre avec l’éthique du care

En continuité des travaux de Gilligan, le champ de l’éthique du care va progressivement se constituer comme une autre voie de jugement moral, en complémentarité de l’éthique de la justice et se démarquer de son attache originelle à la question du genre, pour considérer la condition humaine vulnérable et dépendante (Tronto, 2009). Ainsi, Fischer et Tronto (1991) suggèrent « que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous- même et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe de soutien à la vie » (p. 40). Cette définition s’applique à l’homme, à l’environnement, aux animaux et aux objets de l’environnement. Tout ce qui permet d’assurer la continuité de la vie sur terre.

C’est en ce sens que l’on peut dire que l’éthique du care tend vers une éthique des vertus, une éthique qui appuie la réflexion morale sur les traits de caractère, les qualités (Anscombre, 1958). Ainsi Tronto élabore une éthique des qualités où cohabitent éthique des vertus et éthique déontologique de l’obligation. Bien que l’éthique du care en philosophie morale soit intrinsèquement liée aux conditions singulières de vie, les travaux de ce champ concourent à politiser le care afin de le sortir de sa position de morale privée et de l’élever au statut de théorie morale politique (Tronto, 2009).

Le care constitue une politique de l'ordinaire, face à une réalité ordinaire ; les individus prennent quotidiennement soin les uns des autres et assurent ainsi la continuité du monde (Laugier, 2013). L’éthique du care n’est pas que pour les femmes, l’éthique de la justice n’est pas que pour les hommes. Nous avons précisé précédemment que la socialisation genrée étouffait la voix du care chez le petit garçon dès l’âge de six ans (Gilligan, 2010). Cette voix étouffée est une métaphore résumant l’ensemble des voix des sans voix, des gens ordinaires fragiles, vulnérables. Cette voix qui exprime

qu’il est possible d’agir, de penser, de ressentir les situations sociales impliquant des enjeux moraux autrement que ne le fait la conception patriarcale de la morale (…) l’éthique du care résiste à la division hiérarchisante des préoccupations humaines » (Paperman, 2010 : 87-88).

Gilligan (2010) précise ainsi que si l’on observe les dualités et hiérarchies, on constate que la raison, le soi, l’esprit, la culture penchent vers le côté masculin, alors que l’émotion, la relation, le corps, la nature sont attirés vers le pôle féminin, au cours du débat justice/care. Ces divisions « n’ont aucun sens, ni psychologiquement, ni sur le plan neurologique » (Gilligan, 2010 : 27). La voix du care est précisément l’opportunité de pouvoir lier ces dualités, d’intégrer l’émotion et la raison, le soi et la relation, l’esprit et le corps, la culture et la nature ; une voix qui refuse les hiérarchies imposées par des générations du patriarcat et qui imposent « le patriarcat comme nature » (p. 28).

Ainsi de genré et politisé, le care peut se transformer en une capacité distribuée parmi tous les individus et un nouveau mode d’organisation pour penser, organiser et agir dans la société. L’éthique du care permet ainsi de compléter les théories morales actuelles de la justice (considérant le sujet autonome et rationnel), opérationnalisées par des pratiques politiques sous-tendues par des règles de portée universelle et des principes généraux s’appliquant à tous (individu générique) au service de la cohésion sociale. Le concept de care bouleverse la conception purement universelle de la morale en portant le regard sur les individus en dehors des cadres globaux.

Il ne s’agit plus de rendre les personnes atypiques conformes, mais de faire avec, d’apporter des réponses non plus uniquement universelles, mais spécifiques pour ne pas couper les relations. L’enjeu moral ici est bien de dépasser une idée de justice logique (en termes de droits), et de la compléter par une logique de responsabilité de la relation des uns vis-à-vis des autres (notre co-responsabilité relationnelle). L’éthique du care implémente la conception de la justice sociale, par une conceptualisation de la justice attentive, sensible aux réalités singulières ; elle aiguise le regard sur des comportements, des faits de la vie souvent passés sous silence ; elle contribue à établir de nouveaux critères moraux que sont : l’attention, l’écoute, la sollicitude, la responsabilité, la compétence, la réciprocité vis-à-vis d’autrui, mais également la prise de conscience de la vulnérabilité du sujet lui-même.

En effet, le monde hypermoderne contemporain survalorise l’autonomie ; il masque un trait caractéristique de l’humanité, sa vulnérabilité et son inévitable dépendance à autrui. Le care n’est pas seulement un principe moral abstrait mais une pratique qui mobilise les compétences citées ci-dessus comme une relation au monde qui nous entoure.

III- La citoyenneté et vulnérabilité

Note de bas de page 4 :

GALICHET, 2005 (Colloque international salésien de Lyon (20-24 août 2005) « L’éducation à la citoyenneté dans les programmes d’enseignement français nécessairement laïcs et leur mise en œuvre » [en ligne]
http://philogalichet.fr/wp-content/uploads/2011/10/L%C3%A9ducation-civique-en-France1.pdf )

D’après Gallichet (2005)4, la citoyenneté est désormais davantage perçue à une échelle mondiale que nationale. Jadis on parlait d’éducation civique, centrée sur une identité civique rattachée à un état nation ; aujourd’hui la citoyenneté, qui fait référence à une citoyenneté active, démocratique ou globale, est centrée sur des valeurs universelles, en adéquation avec les droits de l’homme (Myers, 2010). Ce sont ces valeurs qui sont de plus en plus placées au cœur des programmes de l’apprentissage de la citoyenneté, comme l’attestent d’ailleurs les préconisations de l’UNESCO, en 2015, sous le vocable d’éducation à la citoyenneté mondiale. Nous nous interrogeons, au regard des apports de l’éthique du care présentés ci-dessus, sur les conditions d’exercice de la liberté des populations dites vulnérables, mais bien au-delà de l’individu en tant qu’être fondamentalement vulnérable.

Pettit (2010) considère lui aussi que la vulnérabilité fait partie de la condition humaine et que l’homme est de ce fait candidat à la domination. Quelle éducation à la vulnérabilité faut-il envisager pour une éducation à la citoyenneté mondiale.

1) La Non-domination et les capabilités

Pour lutter contre cette domination latente il convient de politiser la vulnérabilité, plus concrètement d’en faire un enjeu politique. En ce sens, Pettit rejoint Tronto quant à la fiction que constitue la notion d’autonomie mais il rajoute qu’il faut désormais considérer la vulnérabilité dans le contexte de la liberté républicaine et l’assimiler à la non-domination. Ainsi pour lui, la liberté républicaine doit protéger l’être humain contre les tentatives de domination (plus précisément les interférences arbitraires) qui correspondent à une vulnérabilité sociale. Garantir que chacun soit en capacité d’exercer son rôle, sa citoyenneté dans la cité, triplement protégé par des lois (protection extérieure), respecté dans son intégrité (protection intérieure), respecté dans ses relations avec autrui (protection relationnelle). Postulant qu’une lacune dans l’une des facettes de cette protection débouche inexorablement sur une diminution du pouvoir d’agir de l’individu et donc ouvre la porte à une potentielle domination.

On voit combien la vulnérabilité est actualisée, prend corps dans la relation et n’est pas un état de l’individu ; c’est un processus en fonction du contexte. Une loi qui oublie une classe d’individu, par exemple, peut provoquer ou aggraver la vulnérabilité de cette classe. Cette vulnérabilité provoquée peut en plus être encore modulée, amplifiée en fonction de la conscience qu’en a l’individu, au point d’anesthésier son pouvoir d’agir (il se sent incapable) donc interférer arbitrairement sur sa liberté.

La notion de pouvoir d’agir peut être directement reliée à celle de capabilités où la liberté est entendue comme la possibilité réelle d’un individu à choisir la vie qu’il peut mener (Sen, 2000). Les capabilités sont la base du bien-être individuel. Sen propose ainsi une évaluation du développement économique qui tienne compte, bien entendu, des ressources (biens et services), mais également des fonctionnements (ce que réalise l’individu) et des capabilités (la liberté d’agir compte tenu de ses modalités de fonctionnement).

Ainsi la redistribution comme principe de base de la justice est insuffisante ; il faut lui adjoindre la capacité d’agir de l’individu lui-même, dans son contexte de vie. Il ne sert à rien de donner un frigidaire à un individu qui n’a pas accès à l’électricité - c’est d’ailleurs le reproche qui est souvent fait aux modalités d’aides internationales. Nussbaum (2006) reprend la notion de capabilité de Sen et s’interroge sur les capabilités qu’il convient d’intégrer dans une nouvelle théorie de la justice, dans la mesure où cette dernière est trop égalitaire et nivelle tout au même niveau.

Elle établit une liste de dix capabilités avec l’idée que chaque individu puisse les exercer selon des proportions différentes en fonction de leur contexte de vie ; ces capabilités doivent être satisfaites dans une société dite juste. Elles sont : la vie, la santé physique, l’intégrité physique, le sens – l’imagination et la pensée, les sentiments, la raison pratique, l’appartenance (le pouvoir vivre avec autrui, les bases sociales pour le respect de soi), les relations avec les autres espèces, le contrôle de sa propre vie (politique, matériel). Elles représentent le pouvoir dont dispose l’individu, une réserve de puissance dans laquelle il pourra puiser en fonction des circonstances.

Le lien avec le care est ainsi réalisé dans la mesure où il met en évidence les compétences indispensables à leur l’expression. C’est effectivement par l’intermédiaire du care (des soins au sens générique) que la réalisation des capabilités telles que l’intégrité, l’appartenance (par exemple) est rendue possible. Care et capabilités englobent de manière holistique le souci envers autrui, les animaux, l’environnement. Cependant l’approche de Nussbaum ne conceptualise pas suffisamment la citoyenneté ou la caring democracy (Tronto, 2013). Les apports de Pettit (2010), nous l’avons déjà précisé précédemment, proposent une piste de formalisation de la citoyenneté, à l’aide de la théorie néo-républicaine et de la notion de non-domination, susceptibles de faire émerger une démocratie du care.

Dans la même veine Tronto (2009) dessine les contours d’une philosophie politique du care qui se situe au-delà des bonnes intentions. Elle distingue quatre phases d’une éthique du care : le caring about (se soucier de), le taking care of (prendre soin de), le care giving (accorder le soin) et le care receiving (recevoir le soin). Plus récemment, (2013) elle intègre une cinquième phase, le caring with (la bienveillance), le fait que la démocratie se constitue autour de la question des responsabilités liées au care. En effet, face à la radicalité des perspectives concurrentielles inhérentes à la financiarisation néolibérale et de son cortège de vulnérabilités concomitantes, elle propose une modification profonde des institutions au service d’une citoyenneté orientée par une volonté de soin partagé, pour un monde commun respectant la vulnérabilité et l’interdépendance constitutive de notre condition humaine : une sorte d’universalisation et reconnaissance démocratique de la nécessité du care. Bien au-delà du devoir, il s’agit d’assumer sa responsabilité du soin.

2) Opérationnaliser les capabilités : le bon care

Note de bas de page 5 :

Marie Garrau et Alice Le Goff, « Vulnérabilité, non-domination et autonomie : l’apport du néorépublicanisme », Astérion [En ligne], 6 | 2009, mis en ligne le 03 avril 2009, consulté le 23 janvier 2017.
URL : http://asterion.revues.org/1532

Différentiellement de l’approche néo-républicaine qui fait de la réduction de la domination son objectif majeur, l’éthique du care, quant à elle, revendique la prise en compte de cette vulnérabilité. « La voie moyenne que cherche à définir le care, en réponse à l’ambivalence de la vulnérabilité, consiste plutôt à tenter d’y répondre, d’une façon chaque fois spécifique en fonction du contexte » (Garrau & Le Goff, 20095). Selon les auteurs le care à l’avantage de distinguer différentes vulnérabilité : les vulnérabilités subies (incapacités) et les vulnérabilités assumées qui mettent en jeu la relation à l’autre telle que nous l’avons précédemment définie. Le concept de non-domination est cependant heuristique pour la théorie du care dans la mesure où il permet de prémunir l’expression du care d’un paternalisme latent dans la prise en compte des vulnérabilités d’autrui et lui fournit une voie à explorer pour passer de l’éthique (réflexive) à la politique (prescriptive).

IV- L’heuristique des phases du care pour l’éducation à la citoyenneté

Note de bas de page 6 :

Empowerment : difficilement traduisible en français aussi nous garderons le terme anglais. Quelques termes approchant : capacitation, auto-gestion, émancipation, reconnaissance de sa capacité d’agir.

Depuis 2007, dans le cadre de recherches actions nous co-construisons avec des équipes d’enseignants de l’enseignement secondaire et supérieur français (élèves de 14 à 19 ans, enseignants en formation) des dispositifs d’éducation citoyenne aux technosciences (Panissal, Brossais, Vieu, 2010, Panissal, 2017). Nos travaux se focalisent sur le développement de la pensée éthique des élèves. L’éducation citoyenne aux technosciences renvoie nécessairement à l’idée de démocratie moderne des sociétés occidentales (Dewey, 2011) et aux rapports que démocratie et éducation entretiennent. Nous questionnons ces rapports à travers le développement de la pensée éthique et du pouvoir d’agir (l’empowerment6) des apprenants avec un exemple précis de technosciences : l’impact éthique du développement des nanotechnologies.

1) Un exemple concret d’éducation à la citoyenneté : la pensée éthique

Nous définissons la pensée éthique comme une praxis dialogique qui exige le respect d’autrui (Gagnon, 2008). Elle est un élément d’une pensée plus globale, la pensée d’excellence Lipman (2003). Cette pensée d’excellence se décompose en une pensée critique (raisonnement, jugement, repose sur des critères, sensible au contexte et autocorrective), une pensée créatrice (créer, faire des connexions neuves et différentes) et une pensée attentive ou du care (nous la nommons pensée éthique).

La pensée éthique permet la confrontation des valeurs et la prise en compte de leurs perspectives multidimensionnelles. Les dispositifs d’éducation évoqués ici se situent dans le champ de l’éducation à la citoyenneté. C’est-à-dire qu’ils contribuent à l’éducation des individus au vivre ensemble, ici et maintenant, mais également en songeant aux générations futures. Elle contribue ainsi à l'éducation à l’intérêt général, au-delà de la juxtaposition d'intérêts particuliers. Cette perspective pédagogique nous permet de prendre appui sur les théories du développement moral en psychologie pour penser une éducation à la pensée éthique (Lipman, 2003).

Cette pensée représente la capacité à évaluer (to value) et juger sur le plan moral selon la perspective du care et de la justice. Les travaux menés dans le domaine du care auprès des professionnels soignants, d’aide à la personne, d’assistants sociaux montrent que les représentations professionnelles sont affectées par la rencontre avec autrui et orientent la posture morale des professionnels (Molinier, 2010). Transposée dans le champ de l’éducation, la théorie de l’éthique du care nous semble heuristique. Elle permet d’envisager un dispositif d’éducation permettant à tout un chacun de percevoir la vulnérabilité du monde et de se poser les bonnes questions, en lien avec la vie actuelle et non pas avec un futur fantasmé.

La tâche n’est pas simple. Ainsi, nous nous efforçons de transposer les distinctions conceptuelles du care à la question du développement de la pensée éthique des élèves dans le champ de la didactique des Questions Socialement Vives –QSV- (Legardez & Simonneaux, 2006) pour contribuer au développement de leur pouvoir d'agir, dans leur vie de futur citoyen.

La didactique des QSV est un champ de recherche francophone qui s’intéresse aux conditions d’enseignement de questions dites controversées, complexes, fortement interdisciplinaires, véhiculant de nombreuses incertitudes, valeurs tant sur le plan des savoirs de références (dans les sphères scientifiques), sur le plan sociétal et médiatique, mais également dans les institutions d’enseignement.

Note de bas de page 7 :

Pour citer ce texte : Simonneaux, J., Simonneaux, L., Legardez A. (2014). Les Questions Socialement Vives, une perspective de recherche didactique engagée. Revue francophone du Développement durable, 4.
https://www.researchgate.net/publication/281827091_Les_Questions_Socialement_Vives_une_perspective_de_recherche_didactique_engagee

La majorité des recherches sur les QSV soutient l’idée d’une école engagée et d’une recherche contribuant à l’émergence d’une éducation critique qui nous paraît être un point de passage obligé d’un citoyen émancipé. (…) les recherches sur les QSV ont une visée transformative de l’Education et donc constituent une forme d’engagement de la recherche (…). Cette visée transformative de la recherche peut certes prendre différentes formes – éducation critique, socio-politique, activisme -, utiliser différents leviers – des ingénieries expérimentales ou ordinaires - et être plus ou moins implicite. (Simonneaux, Simonneaux & Legardez, 20147).

2) La didactique des Questions Socialement Vive comme exploration et engagement

Dans ce contexte, la dialectique de l’éducation est complexe : partir du local (proche de l’éduqué) pour susciter son concernement pour, peu à peu, l’amener à le généraliser. Le développement de la pensée éthique constitue un des ingrédients d’une pensée d’excellence comme contre-pouvoir à la radicalité néolibérale, un regard aiguisé sur ce qui est important dans la compétitivité générale du développement mondial. Il s’agit ainsi de prévoir un dispositif didactique (via la préparation d’un débat) pour s’affranchir du local et amener à envisager des vulnérabilités de plus en plus éloignées du contexte de vie de l’apprenant.

Le débat délibératif prend une place importante dans les choix didactiques pour éduquer aux QSV (Panissal, 2014). Ce type de débat est également un exercice de la démocratie participative en contexte éducatif. Le modèle habermassien de l’agir communicationnel prévoit des espaces de délibération où chaque citoyen libre de s’engager, participe à un débat coopératif de recherche de vérité, en vue de la résolution d’un problème du monde vécu. C’est la force du meilleur argument en raison qui fait consensus et permet l’élaboration et l’acceptation de normes communes et/ou la construction d’un savoir, d’une problématisation (Panissal, 2014). La participation citoyenne ainsi conçue repose sur l’efficacité des mécanismes délibératifs opérants dans les démocraties postindustrielles.

Les travaux en didactique sur le genre scolaire du débat, montrent que pour qu’il y ait débat, il convient de préparer le public formé au débat. Le préparer à la logique discursive (le débat en tant que forme d’expression) mais également sur le fond, c’est-à-dire permettre au débatteur de définir, de mettre en évidence un problème du monde vécu qui mérite enquête et débat (Dewey, 1993, Habermas, 1987). L’éducation pour Dewey prépare à la démocratie, elle doit donc se constituer comme un lieu de vie pour l’apprenant, qui doit se sentir membre d’une institution au sein de laquelle il se sentira capable d’agir et acceptera donc cet engagement.

Dit autrement, Marcia (1980) (psychologue du développement) précise que la construction de l’identité d’un individu repose sur deux processus : l’exploration et l’engagement. L’exploration correspond à la capacité à résoudre des problèmes qui exigent confrontation de soi, des autres, du contexte ; capacité à faire des essais pour réaliser ses propres choix de vie. L’engagement correspond aux choix effectués à l’issue de cette période d’exploration et l’adhésion à un certain nombre d’objectifs, de valeurs, de croyances. Il permet de construire une opinion raisonnée, une identité (réelle et perçue) de citoyen émancipé capable de faire ses propres choix, disposant d’une identité engagée consciente et confiante en son potentiel d’engagements dans la cité.

3) Les phases du care pour préparer un débat

L’attention est pour Tronto (2009) le support des raisons morales. Elle ne correspond pas à un état mais nécessite une volonté de décider de faire attention à quelqu’un ou quelque chose. Une volonté qui est perméable à l’éducation, ou l’on apprend à voir ce que l’on ne percevait pas : une care attitude. Bien entendu, cette attitude sera d’autant plus facile à mettre en œuvre qu’elle sera supportée par des institutions démocratiques. C’est en ce sens que Tronto revendique la politisation du care.

Pour ce qui est de notre propos, les lieux d’éducation quels qu’ils soient sont une première étape. Une institution éducative qui apprenne à rendre visible les vulnérabilités (de soi, des autres, de l’environnement), qui permette l’expression de l’empathie, de l’altérité, pour construire une perception morale et disposer de bonnes lunettes qui n’occultent pas la vulnérabilité, sous couvert des injonctions de compétitivité et d’autonomie.

Lorsque Tronto évoque la responsabilité, il s’agit surtout de la responsabilité de passer à l’action en fonction de ce qui a retenu notre attention à la phase précédente. La responsabilité de la considération du visage d’autrui, non pas par stricte obligation contractuelle mais par conviction et choix responsable.

Au niveau de la compétence on se situe dans l’action, l’exercice du care lui-même au- delà de l’attitude. C’est passer à l’action car, bien évidemment, le care est aussi et avant tout praxis. Tronto précise ici, dans le cadre de la compétence, que l’obligation morale du care s’étend jusqu’à la prise en compte de d’efficacité du care, du bon care pourrait-on dire, celui qui interroge le résultat obtenu du processus avec le filtre des deux phases précédentes : une boucle rétroactive qui consiste à faire attention et prendre la responsabilité du résultat du care sur le bénéficiaire (une analyse de pratique).

Enfin la capacité de réponse concerne l’aptitude à comprendre la façon dont le destinataire du soin l’a reçu ; s’il l’a apprécié, s’il correspond à ses attentes. C’est considérer le destinataire comme un acteur du processus du care et ajuster, peu à peu, l’offre de care à ses rétroactions de façon à optimiser l’autonomie du destinataire, mais également la sienne. Etre capable de percevoir la réciprocité d’humanité en jeu dans l’ajustement et la capacité à performer la relation de care, une relation qui respecte l’autre dans son intégrité, son affectivité.

4) L’expérience : une place pour conceptualiser la vulnérabilité

Note de bas de page 8 :

yves.chevallard.free.fr/spip/spip/

Pour en revenir à Dewey, il n’est pas simple de mettre en place, dans les limites d’une situation éducative, les dispositifs favorables à la construction de la conception démocratique. Il n’est pas question de dispenser des savoirs, des savoir-faire et savoir-être de façon ostensive en demandant aux élèves d’adopter tel ou tel comportement moral. Cette problématique éducative est d’ailleurs très vive en ce moment en France pour l’enseignement de la laïcité dans les établissements scolaires. De nombreux enseignants rencontrent des difficultés car le maître ne peut rien imposer aux élèves des prêts à penser républicains, mais doit les amener à comprendre et construire leur propre attitude et comportement moral démocratique. Il lui faut donc élaborer un milieu didactique suffisamment riche, ouvert, pour permettre cette fondation, dans un cadre contraint d’une situation éducative. L’apport de Dewey a pour intérêt de souligner que tout savoir (controversé ou non) doit être inclus dans l’expérience ; tout savoir est une réponse à une question (Chevallard, 19978).

V- Des pistes éducatives

Note de bas de page 9 :

Radio Frequency IDendification (radio identification). Technique de récupération et de stockage des données à distance moyennant l’utilisation d’indices, les radios étiquettes ou tag.

Pour transposer au champ éducatif, nous suggérons de nous interroger sur les idées morales. Elles sont des routines que nous suivons implicitement (Dewey, 2011). Elles ne se conscientisent que lorsqu’elles ne sont plus opérationnelles et ne fournissent ni réponses ou consignes pour guider nos conduites face à des problèmes moraux nouveaux. L’actualité est riche d’exemples comme la gestation pour autrui, le robot compagnon, les RFID9, l’assistant sexuel pour handicapés.

1) Pistes pour faire attention à la vulnérabilité

La conduite morale correspond à l’acceptation implicite au sens non problématique des routines. L’éthique émerge lorsqu’il y a conflit : Que doit-on faire ? Cette question en appelle à l’enquête, elle rend chaude la question ou la problématique morale ; c’est en ce sens qu’elle intéresse la didactique des QSV ; elle permet le réchauffement en contexte. Par exemple, les nanotechnologies peuvent provoquer un glissement de nos jugements moraux vers le chaud et nous confronter à l’inconnu.

Lorsque le dépistage génétique du cancer sera opérationnel, va-t-on assister à une classification des malades en fonction de leurs caractéristiques ? Les patients présentant un facteur génétique fréquent bénéficieront-il d’une avancée de la recherche plus rapide que les patients à profil plus rare ? Ne va-t-on pas assister à la création de nouvelles maladies rares, délaissées, peu rentables car les traitements n’auront pas beaucoup de débouchés économiques. La piste didactique pourrait ainsi reposer sur la mise en place d’un dispositif de débat reposant sur des dérangements moraux comme ci-dessus.

2) Pistes pour construire une responsabilité

Une question complexe, un dilemme moral engage plusieurs parties prenantes : chacune ayant des arguments recevables sur le plan moral. L’analyse de leurs arguments est un outil indispensable dans un dispositif didactique car il contribue à la modification des dispositions morales des individus. Elle permet de révéler les discours, de rendre visibles les sources conflits, bien au-delà des discours en pour ou contre véhiculés par la rhétorique médiatique.

Sont ainsi examinés les enjeux économiques, sociaux, démocratiques, éthiques, politiques, impliqués pour chacun des protagonistes. Les pensées des parties prenantes sont ainsi contextualisées, historicisées et il devient alors plus aisé d’en percevoir les oppositions, d’accrocher le questionnement éthique au quotidien et d’en comprendre la complexité. Permettre aux apprenants de s’intéresser aux besoins des parties prenantes dans un dispositif didactique de préparation au débat moyennant la construction d’une carte heuristique, nous semble un moyen intéressant pour mettre en défaut les routines morales, faire émerger les bonnes questions éthiques (problématisation éthique) et donner du sens aux valeurs.

Ce travail préparatoire au débat est fondamental car il permet de convoquer et d’interroger les valeurs dans le groupe en présence. Celles-ci sont parfois relatives en fonction des contextes et de la façon dont les individus les hiérarchisent ; cependant elles englobent une certaine forme d’universalisme dans la mesure où elles concourent à la nécessité fondamentale de la dignité humaine et du bien commun.

3) Pistes pour agir avec compétence

De nos jours, les processus délibératifs (débats citoyens) n’ont pas les effets escomptés et demeurent encore assujettis à l’expertise pour suppléer aux lacunes des participants profanes, perpétuant ainsi les clivages disciplinaires et ne permettant pas de penser correctement l’incertitude dans un contexte de complexité. Le point aveugle du processus délibératif habermassien est bien la mise en capacité du citoyen à débattre. Il ne faut pas entendre la capacitation citoyenne comme une mise en capacité individuelle d’un sujet isolé. Bien au contraire, c’est par l’intermédiaire du collectif et des relations que le groupe et le sujet entretiennent qu’ils deviennent acteurs de leurs propres transformations (auto-transformation) ainsi que de la transformation de leur environnement. La capacitation citoyenne invite à produire des publics pluriels de citoyens critiques enquêteurs se focalisant sur des enjeux différents des problèmes moraux. Le débat délibératif doit être inclus dans le processus d’enquête, à la fois pour apprendre à débattre mais également pour coconstruire et mettre en forme les savoirs mis en lumière par le processus d’enquête lui-même, lors des deux phases précédentes.

4) Pistes pour faire preuve de réactivité

Cette phase est essentiellement développée dans l’après débat et prend différentes formes, elle sous-entend des actions de démocratie participative où le citoyen enquêteur va prendre la responsabilité d’agir dans la cité, en fonction des canaux de participation identifiés et d’infléchir ses actions en fonction des réactions produites des récepteurs et du contexte.

La démarche d’enquête prônée par Dewey permet d’envisager cette mise en marche capacitaire du citoyen comme ouverture aux multiples vulnérabilités du contexte pour coconstruire le monde soutenable. Les apprenants doivent pouvoir vivre la participation pour être invités à la négociation des valeurs de demain.

Une source d’inspiration pourrait venir des groupes, des réseaux de capacitation citoyenne fonctionnant dans le monde depuis une vingtaine d’années. Ces réseaux s’institutionnalisent dans plusieurs secteurs, comme par exemple la politique des villes, l’économie solidaire, l’environnement, la santé. A partir d’expériences locales, ils construisent des guides, retours d’expériences, plans d’action, dossiers pour la mise en capacité du citoyen d’agir dans la cité ; soit une démarche qui place l’individu en position d’acteur de sa propre formation et des changements à construire.

Conclusion

L’éducation a pour mission d’élever l’éduqué vers demain, le rendre capable de bâtir aujourd’hui les prémisses d’un vivre ensemble futur, pour développer ses compétences critiques et de jugement, pour intervenir dans l’agir public. L’éducation a ainsi la lourde charge de devoir assumer l’évolution de la société démocratique, de contribuer à l’innovation démocratique, d’assumer sa responsabilité dans la soutenabilité du monde (Ballet, Dubois & Mahieu, 2005).

Ces capacités sous-tendent que l’éducation démocratique soit en mesure de faire évoluer un certain nombre de valeurs. La transposition des travaux de Tronto (2013) au champ éducatif induit un changement vers une pédagogie critique au confluent du pouvoir, des pratiques d’éducation, des valeurs, avec comme objectif de changer la société.

Elle valorise les pratiques sur le comment vivre une meilleure vie sans tourner le dos à la vulnérabilité humaine et du monde, sans dénier que c’est cette vulnérabilité qui nous rend tellement humain.