Entretiens

avec Olivier Joubert 
et Luc Boutin 

Entretien réalisé par Stéphanie Walsh Matthews
et Didier Tsala Effa

Texte intégral

Les technologues sont formels, dans les années qui viennent, nous partagerons inévitablement notre quotidien avec les robots humanoïdes, non pas comme de nouveaux gadgets, c’est-à-dire de simples objets ludiques, mais comme une véritable alternative à la compagnie. Avec des applications multiples ; par exemple comme assistant personnel, aussi comme proposition pour une autre approche de certaines formes de pathologies, telles l’autisme. Qu’en est-il exactement ? Cette interrogation est générale et engage des questions allant au-delà de la seule technologie.

Alors que nous avons structuré ce numéro d’Interfaces numériques sur la base d’une approche en sciences humaines et sociales, il nous a paru nécessaire d’interroger des professionnels en prise directe avec une pratique effective de la robotique humanoïde : Olivier Joubert PhD, d’Aldebaran Robotics, aux États-Unis, où il dirige le projet de recherche pour les enfants diagnostiqués autistes ; et Luc Boutin, mécatronicien-roboticien, professeur en sciences de l’ingénieur en classes préparatoires au lycée Turgot de Limoges. Olivier Joubert, interrogé par S. Walsh Matthews et Luc Boutin par D. Tsala Effa, ont tous deux été sollicités pour partager leurs expertises et leurs perspectives à propos de l’interaction et de la responsabilité de l’échange humanoïde-humain. Quelle relation, quelle réciprocité, quelle réceptivité ?

Selon vous, le terme de réciprocité convient-il vraiment à la relation humanoïde-humain ?

Olivier Joubert : Il est important de définir d’abord la notion de réciprocité, c’est-à-dire une relation sous la forme du « je donne autant que je reçois », voire une relation égalitaire entre individus ou encore entre groupes. De fait, une relation égalitaire humanoïde-humain suppose de l’humanoïde une capacité de libre arbitre, ou une intelligence artificielle suffisante pour simuler la prise de décision. Considérant l’état de l’art de la robotique, imaginer une relation égalitaire entre un humain et un robot humanoïde me semble aujourd’hui exagéré, et prévu ni pour demain, ni pour après-demain.

Aujourd’hui, nous perfectionnons les capacités de la robotique à simuler, imiter, le comportement humain. Mais cela reste un simulacre. Le travail porte, par exemple, sur l’amélioration des intonations de la voix, sur la posture, sur la reconnaissance et la communication non-verbale des émotions, la communication gestuelle. Nous sommes cependant encore très loin d’insuffler au robot le libre arbitre. La forme et les mouvements des robots peuvent être humanoïdes, mais le fond reste toujours à améliorer pour une relation égalitaire. À mon sens, nous avons réalisé le plus facile : un robot qui réagit à son environnement, aux émotions et à un ensemble de signaux dont les linguistiques.

Luc Boutin : Non, l’humain doit toujours garder le contrôle sur le robot. On ne peut donc pas parler de réciprocité générale.

Séduits ou attirés par les potentiels amélioratifs du robot de compagnie, les usagers ne pourraient-il pas finir par préférer l’interaction robot-humain au dialogue d’humain humain ? En tant que chercheur, comment vous situez-vous par rapport à cette perspective ? est-ce un risque ? si oui, comment vous y prenez-vous pour y répondre ?

O. J. : Je dois avouer que cette question m’amuse beaucoup, et est en même temps fondamentale. Les usagers humains n’ont-ils pas déjà commencé à préférer l’interaction avec les technologies ? Regardez dans le métro, dans la rue, ou à la maison… L’être humain passe de plus en plus de temps à interagir avec l’ordinateur, la télévision, le smartphone… Les humains sont de plus en plus connectés, non pas entre eux, mais plutôt avec leurs machines. Doit-on en accuser les machines ? La réponse est sans appel : NON ! Cependant, le risque, d’une hyper-addiction de l’être humain à sa machine est à considérer.

À mon sens, la robotique humanoïde est appelée à devenir une extension de l’humain. Aldebaran Robotics travaille à perfectionner le robot humanoïde pour qu’il puisse nous assister, nous renseigner, nous amuser dans la vie de tous les jours. Avec les usagers, nous apprenons aux robots humanoïdes, tels que NAO, à nous connaître, à nous comprendre et à vivre dans notre monde pour subvenir à nos besoins. De fait, ils dépendent de nous. L’homme possède une qualité unique : le libre arbitre. L’être humain n’a aucune obligation d’interaction avec la machine. À lui de l’exploiter et de forger son futur. À lui d’utiliser les robots à bon escient, c’est la philosophie d’Aldebaran Robotics : des robots pour améliorer le futur et le bien-être de l’humanité. Nul ne doute que l’humain prêtera un jour des émotions à la machine. Nos utilisateurs s’attachent déjà affectivement à leur NAO. Cela soulève des questions appelant à l’expertise de nos chercheurs en éthique. Personnellement, j’ai confiance en l’homme responsable capable d’exploiter intelligemment les ressources qu’on lui confie.

Des précautions supplémentaires sont cependant nécessaires lorsque les robots interagissent avec des individus présentant des troubles cognitifs comme le fait NAO avec les enfants diagnostiqués avec autisme, ou des difficultés physiques comme le fait Roméo avec les personnes âgées… Par exemple dans le cadre du projet autisme que je supervise, NAO est davantage qu’un simple compagnon/ami pour les enfants en école spécialisée, c’est aussi et surtout un outil éducatif exploité sous la supervision de thérapeutes et éducateurs experts et responsables.

L. B. : C’est peut-être possible mais pas dans un futur proche (au moins au-delà de 10 ans.) Toutefois, il faudra faire attention que les futurs robots ne remplacent pas complètement les relations humaines. Effectivement, c’est un risque car les personnes concernées auraient de grandes difficultés à communiquer avec des humains.

C’est par l’éducation des jeunes qu’on parviendra à une solution contre ce risque. Il faudra bien faire la différence entre le rôle de l’humain et le rôle du robot. Les parents devront limiter les « heures de robot » comme aujourd’hui les parents doivent limiter les « heures de télévision ou d’ordinateur ».

Le robot ne peut pas, à court terme, avoir une interaction aussi adaptative que l’humain. L’interaction robot-humain est encore loin d’être aussi évoluée en termes de langage parlé ou encore d’aptitude et agilité corporelles.

Le rôle du robot humanoïde est-il de simuler l’humain ? Jusqu’à quel point y parvient-il à ce jour ? Dans votre domaine de recherche, selon quelles modalités cela serait-il envisageable ?

O. J. : Pour Aldebaran Robotics, la simulation de l’humain n’est pas simplement un rôle donné au robot, c’est surtout une solution qui permet une interaction naturelle avec la robotique. Il fut un temps où l’humain devait s’adapter à la technologie, quelques fois après avoir consulté des documentations de centaines de pages. Aujourd’hui, le robot s’adapte à l’humain, en devenant humanoïde. Il peut alors être utilisé par n’importe quel usager, habitué ou non aux technologies.

Bientôt, il vous suffira de parler à votre robot personnel pour qu’il allume le chauffage, qu’il vous propose une recette de cuisine, ou qu’il appelle vos grands-parents. En d’autres termes, nous voulons faciliter l’interaction avec le robot afin qu’il soit accessible à tous. Adapter le robot au monde humain afin de le faire adopter par tous nécessite des développements complexes sur le design, sur le hardware, et sur le software. Il est certes possible de simuler l’humain dans son intelligence et dans son comportement, mais comme le signale Masahiro Mori dans The Uncanny Valley (1970), si l’apparence du robot tend à trop se rapprocher de l’humain sans atteindre la perfection alors l’observateur ne voit plus que les défauts perçus comme monstrueux. Pour rendre NAO attirant, nous avons choisi d’éviter les pièges d’une hyperhumanité du robot humanoïde et avons préféré un design humanoïde gardant une apparence technologique. Pour une acceptation optimale, il nous a aussi semblé important de garder des mouvements naturels : pas de tours de tête à 360°, ou de membres qui s’articulent dans tous les sens. Nous restreignons la gestuelle aux limites de l’humain, du moins dans les limites d’une relation de ressemblance à l’humain. Dans le même temps, nous tâchons d’éviter le piège d’un robot inanimé par des micro-actions continues telles que des mouvements imitant la respiration, ou des mouvements des bras lorsque NAO parle. Enfin, ses actions doivent être en accord avec son environnement : par exemple, que NAO s’oriente bien vers la personne qui lui adresse la parole quand on lui parle. Ces différentes composantes rendent le robot, en l’occurrence NAO plus présent, plus interactif, et donc plus « vivant ».

Notre art est de créer l’illusion du vivant… une forme de magie technologique, et de perfectionner l’illusion jusqu’à ce qu’on la croit véritablement vivante, donc plus acceptable, interactive et attachante.

L. B. : Oui, aujourd’hui un des rôles du robot humanoïde est de mieux comprendre nos propres fonctionnements. Nous sommes une « réelle machine humaine ». Nous ne pourrons jamais reproduire parfaitement cette machine humaine. Les robots humanoïdes aujourd’hui marchent, courent, parlent, entendent, saisissent des objets, etc. Les capacités d’adaptation à son environnement sont encore loin de rivaliser avec celles de l’être humain. Il faut améliorer les capteurs, le traitement des données (IA) et les capacités motrices (mouvements dynamiques complexes).

Selon vos recherches, vers quelles projections aussi bien au plan conceptuel, qu’au plan de l’exécution en termes de design (esthétique, sonore, etc.) s’oriente-t-on aujourd’hui ? Et pourriez-vous nous faire un point général sur les applications envisagées à ce jour de la robotique humanoïde ? Quelle en est la philosophie, où en sont ces développements ?

O. J. : Chaque entreprise ou individu à sa propre vision de ce que devrait être le parfait robot souvent pour répondre à un besoin spécifique. Aujourd’hui, vous pouvez trouver sur le marché des robots hyper-humains (avec peau et muscles artificiels), des robots à roues, des robots à forme animale, des robots étranges…

Chez Aldebaran Robotics, le robot doit être humanoïde pour s’adapter à l’environnement de manière générique, mais reste un robot compagnon. C’est un choix particulier de notre entreprise porté par Bruno Maisonnier, notre directeur.

De plus, nous mettons l’accent sur la recherche technologique améliorant entre autres les capacités du robot à comprendre le discours, le comportement de l’humain ainsi que son environnement. Encore une fois, en adaptant le robot au comportement humain, nous rendons naturelles les interactions humain-robot. L’humain n’a plus besoin de faire d’efforts pour communiquer avec la technologie. Ce travail devient de plus en plus aisé dans un siècle où la technologie se miniaturise tout en offrant des possibilités repoussant sans cesse les limites du possible. Nous avons des capteurs de plus en plus perfectionnés, une puissance de calcul de plus en plus importante, et donc nous pouvons traiter de plus en plus de données relatives à l’environnement qu’il convient par la suite de traiter et d’intégrer.

Les recherches menées sur le cloud computing sont à mon sens aussi importantes. Désormais, chaque unité robotique peut se connecter au réseau informatique, si bien qu’émergera probablement un jour une forme de « conscience », ou plutôt devrai-je dire connaissance robotique collective. Un utilisateur français pourra apprendre à son robot ce qu’est une tasse, le robot fera l’association entre l’objet et le label, le label sera traduit en différentes langues permettant ainsi à un robot japonais par exemple de labéliser à son tour l’objet tasse dans la langue qui convient. Quand on y réfléchit, l’internet a suivi ce parcours. Il a été nourri par les millions d’utilisateurs de par le monde qui ont partagé et organisé leur savoir avec le reste de l’humanité et des technologies.

Aujourd’hui, Aldebaran Robotics propose NAO comme plateforme de recherche et de programmation. Certains de nos clients développent des algorithmes et codes (détection de features, navigation, prise de décision…) qu’ils testent par la suite sur la plateforme humanoïde qu’est NAO. Les écoles utilisent également NAO comme plateforme d’enseignement. Nous espérons ainsi motiver de plus en plus d’étudiants à faire de la programmation pour forger la robotique de demain. NAO peut être aussi utilisé comme compagnon de divertissement. Certains clients nous commandent des spectacles robotiques avec 20 NAO dansant simultanément. À noter qu’il peut aussi raconter des histoires aux enfants ou jouer avec vous. Pour l’utilisateur humain, il regardera NAO comme s’il était au cinéma. Demain, NAO devrait pouvoir accueillir les visiteurs et leur fournir des informations sur les directions à suivre, certains de nos partenaires éducatifs le font déjà pour accueillir les nouveaux étudiants. À la différence d’un avatar sur un écran, NAO est matériellement présent et cela fait une énorme différence.

Cette présence est une qualité clé dans l’assistance à la personne, par exemple pour les personnes âgées en perte d’autonomie, ou encore pour les enfants diagnostiqués avec autisme. Dans le cadre du projet autisme, nous développons des applications ludo-éducatives sur NAO grandement inspirées des diverses méthodes comportementales existantes. NAO invite l’enfant à suivre une instruction ou à répondre à une question et l’encourage par la suite lorsque la réponse est correcte ou lui donne un indice si la réponse est incorrecte. Puisque c’est un robot, il peut renouveler l’exercice jusqu’à ce que l’enfant ait saisi la bonne réponse à fournir. Bien sûr, l’éducateur reste présent pour guider l’enfant dans ses interactions avec NAO. Il peut donc se concentrer sur la compréhension de l’enfant, sur l’aide à lui apporter plutôt que de se soucier de répéter les instructions ou de donner les résultats de chacun des échanges, ces derniers étant automatiquement enregistrés par NAO. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la réalité et de l’intérêt de l’aide robotique en tant qu’assistance sociale. Il suffit de comprendre le sujet, les besoins, et de développer l’application robotique appropriée.

L. B. : Le robot humanoïde est pour l’instant utilisé en pédagogie pour analyser sa conception et réalisation : comment ont été choisis ses moteurs ? Comment a été déterminée son architecture ? Etc.

La plupart des grands domaines de l’ingénierie applicative peuvent être illustrés avec un robot suffisamment bien conçu tel que NAO : mécanique, électronique, énergie, matériaux, mécatronique, informatique, en sont quelques traits exemplaires.

Les applications pédagogiques existent déjà, les élèves analysent à l’heure actuelle des robots existants.

Le robot humanoïde vous a-t-il enseigné quelque chose au sujet des rapports humains/humains ? Si oui, dans quelles circonstances et comment y êtes-vous parvenu ?

O. J. : Ma réponse spontanée fut non ! Mais je me rends compte que cela n’est pas si vrai. Travailler avec un robot humanoïde nous rappelle combien l’humain est complexe. Le robot a ses limites et ce à plusieurs niveaux tandis que l’humain est une machine très complexe et très bien rôdée capable de miracles physiques et cognitifs, capable d’une interaction fluide et naturelle avec ses pairs et son environnement. En travaillant avec un robot, on prend réellement conscience de la distance qui reste à parcourir pour humaniser les robots : la capacité de généraliser, de s’ajuster à son environnement, de s’affranchir des règles prédéfinies, et sans parler des capacités émotionnelles !

J’ajouterai qu’en travaillant avec NAO, je me rends compte à quel point les codes de la société sont ancrés en nous. Je ne compte plus le nombre de personnes que j’ai rencontrées saluant spontanément NAO, lui répondant poliment, simplement jouant au jeu de l’interaction sociale avec ce qui n’est pourtant qu’une nouvelle technologie. Nous avons beau savoir qu’un robot n’est pas vivant, il nous arrive d’interagir spontanément avec lui selon les codes sociaux humains que nous avons enregistrés depuis notre enfance.

Pour revenir à la question, je crois finalement que travailler sur la robotique humanoïde permet d’apprécier à sa juste valeur le miracle de la machine humaine et de rêver de s’en rapprocher toujours un peu plus… Et, qui sait, un jour peut-être, les robots présenteront une forme d’empathie pour être toujours plus au service de l’homme…

L. B. : Les robots humanoïdes nous montrent à quel point nous sommes des « machines exceptionnelles » : des capacités de temps de réaction et surtout d’adaptabilité à notre environnement qui ne seront jamais égalées.

Un versant qui ne sera jamais reproduit : la créativité et la conscience.