Éthique et numérique au XXIème siècle : une construction de représentation non éthique : la cordée de la réussite SOAN interrogée Ethics and digital in the 21st century: an unethical construction of representation: the rope of SOAN success questioned

Audrey DE CEGLIE ,
Chrysta PÉLISSIER 
et Jean MOUTOUH 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5132

Dans le cadre du questionnement sur la caractérisation de l’éthique appliquée, nous mettons à l’épreuve la cordée de la réussite SOAN. Cette cordée se donne pour objectif de sensibiliser les apprenants, du collège à l’université, aux métiers du numérique et à ses aspects genrés. Nous tentons plus particulièrement de comprendre en quoi la construction des représentations de genre au sein d’un contexte de formation comme la cordée SOAN, ne semble pas toujours participer à la construction d’une éthique communicationnelle. Pour cela, nous prenons appui sur nos résultats de travaux de recherche réalisés auprès des apprenants de la cordée SOAN. Ces résultats nous amènent à nous interroger sur le choix des actions et des activités proposées au sein de cette cordée mais aussi sur son organisation en tant que dispositif.

As part of the questioning on the characterization of applied ethics, we put the Cordée de la réussite SOAN success to the test. This group aims to raise awareness among learners, from middle school to university, of digital professions and its gendered aspects. We are particularly trying to understand how the construction of gender representations within a training context such as the cordée de la réussite SOAN does not always seem to contribute to the construction of communication ethics. To do this, we draw on our results of research carried out with the cordées de la réussite SOAN learners. These results lead us to question the choice of actions and activities proposed with the group but also its organization as a system.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Bulletin Officiel de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports : https://www.education.gouv.fr/bo/20/Hebdo32/MENE2021598J.htm#

À l’heure où pour certains auteurs comme Dubet (2016), « la France est le pays de la reproduction des inégalités sociales et scolaires », et que l’égalité des chances à l’école constitue pour d’autres une hypocrisie (Federini, 2022), l’éducation pour tous et toutes, depuis 20171 constitue un axe fort du gouvernement. Ayant pour objectif de donner à chaque élève les mêmes chances mais aussi une ambition, une ouverture vers un « possible », les enjeux de cette politique s’inscrivent dans l’idée, répandue depuis le XVIIIe siècle en Europe, qu’il existe une égalité des droits entre tous les êtres humains. Cette envie est devenue un but à atteindre pour les systèmes politiques, économiques et sociaux de la fin du XXe siècle, notamment quand les décideurs ont commencé à s’orienter vers une « société de la connaissance » (Bouchet, 2005, 21-25).

Note de bas de page 2 :

Le ministère s’engage pour la diversité et l’égalité professionnelle : https://www.economie.gouv.fr/ministere-sengage-diversite#s4

Aujourd’hui, cette ambition d’égalité des chances à l’école se traduit par plusieurs dispositifs2. Parmi eux, les cordées de la réussite :

Note de bas de page 3 :

Les Cordées de la réussite dans les académies : https://www.cordeesdelareussite.fr

« ont pour objectif de lutter contre l'autocensure et de susciter l'ambition scolaire des élèves par un continuum d'accompagnement de la classe de 4e au lycée et jusqu'à l'enseignement supérieur »3.

Note de bas de page 4 :

https://www.cordeesdelareussite.fr

Note de bas de page 5 :

Ministère de l’Éducation Nationale

Note de bas de page 6 :

Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

Avec plus de 900 cordées de la réussite déployées sur le territoire français en 2022-20234, ces dispositifs, associés à une charte signée par les ministères du MEN5 et du MESRI6, comprennent un ensemble d’établissements « encordés » qui par leurs échanges et leurs actions favorisent l’égalité des chances des apprenants. Ces échanges ont lieu entre membres issus de différents établissements encordés (collège, lycée et enseignement supérieur), de manière synchrone ou asynchrone, mais également avec d’autres acteurs comme les professionnels (de l’enseignement et de l’orientation par exemple) et des associations (locales ou nationales de professionnels).

Dans cet article, nous prenons appui sur les travaux de recherche menés au sein de la cordée de la réussite « SOAN » (S’Orienter et s’Approprier le savoir avec le Numérique). Elle est née en octobre 2020 de la rencontre du collège André-Chamson de Meyrueis (48) et de l’IUT de Béziers rattaché à l’Université de Montpellier (34). Il s’agit d’un consortium dont l’enjeu est de permettre aux collégiens et lycéens isolés géographiquement (la Lozère) de s'approprier le numérique et d’envisager un parcours d’études dans ce domaine.

Note de bas de page 7 :

Isabelle Collet, professeure associée en sciences de l’éducation à l’université de Genève.

Note de bas de page 8 :

Adeline, Poty : https://www.insee.fr/fr/statistiques/:~:text=100-,Lecture%20:%20en%20cumul%20sur%202021%20et%202022,%204,3,ensemble%20des%20femmes%20en%20emploi). Consulté le 29/01/2024.

Cette thématique du numérique pour une cordée de la réussite n’est pas innocente, face à l'essor du numérique mais également à ces métiers encore perçus comme genré masculin. Historiquement, l’informatique était peuplé de femmes qui ont marqué son développement (Gordon, 2017) : comme Augusta Ada Byron Lovelace au XIXe siècle, considérée comme la première personne à pratiquer la programmation ; où au XXe siècle, Grace Murray Hopper pour ses travaux en compilation, ainsi que les « 6 ENIACS girls », les « ordinatrices »... assimilées à des télé-opératrices mais qui programmaient en binaire le premier « super-ordinateur ». À cette époque, les hommes s’occupaient du matériel (la partie noble), et les femmes de la programmation (la partie moins noble) (Evan, 2018). Ainsi, au début de l'informatique, dans les années 50-60, les femmes étaient fortement représentées sur les bancs de l'université et cela jusqu'aux années 80, où l'engouement pour l'informatique explose et l'image du « geek » apparaît. Les femmes cèdent alors la place à leur homologue masculin : « l’image du ‘’geek’’ déconnecté du monde réel et de toute socialisation ou encore celui du magnat hyper-riche à la tête d’entreprises qui dominent le monde ont bien servi de repoussoir aux femmes » (Evan, 2018, 3). Plus récemment, d’après l'étude menée en mars 2020, « en trente ans, la proportion de femmes ingénieures en informatique est passée, en France, d’un tiers des effectifs à seulement 15 % (Plateau, 2020 : 20). Selon la Fondation Femmes@numérique un peu moins de 33 % des emplois dans le secteur du numérique sont occupés par des femmes et seulement 15 % occupent des emplois techniques. Les informaticiennes diplômées sont à 75 % employées dans les métiers des ressources humaines, de la documentation ou du marketing, et seulement 25 % ont des missions techniques7. Enfin, aujourd’hui, selon l’Insee 2021 et 2022, 4,3 % des personnes en emploi occupaient une profession du numérique et seulement 33 % des femmes en emploi occupant une profession du numérique sont âgées de moins de 30 ans8.

Note de bas de page 9 :

https://eduscol.education.fr/721/evaluer-et-certifier-les-competences-numeriques

Note de bas de page 10 :

Interdiction du téléphone portable dans les écoles et les collèges. https://www.education.gouv.fr/interdiction-du-telephone-portable-dans-les-ecoles-et-les-colleges-7334#:~:text=L%27utilisation%20des%20téléphones%20mobiles,richesse%20de%20la%20vie%20collective.

Ces derniers chiffres s’expliquent à plusieurs titres. Premièrement, le Cadre de Référence des Compétences Numériques (CRCN) mis en place par un décret ministériel en 2009, « définit les compétences numériques et leurs niveaux de maîtrise progressive au long de la scolarité »9, du primaire à l’université et permet de délivrer une certification en fin de cycle 4 et au cycle terminal. Le développement de ces compétences pour chaque apprenant, regroupées en cinq domaines et huit niveaux de maitrise, constitue un véritable défi pour les établissements scolaires et pour les apprenants. Deuxièmement, après le confinement (COVID 19), certains enseignants et chefs d’établissements ont pris conscience de l'utilité d'introduire le numérique au sein des enseignements (Pélissier et al., 2022) afin de pouvoir assurer une continuité pédagogique en cas de nouveaux confinements. Enfin, troisièmement, l’usage quotidien personnel chez les collégiens du smartphone, mais aussi son interdiction dans l’enceinte de l’établissement scolaire10 questionne. Si la « numérisation du monde » (Flipo, 2021) est devenue inévitable dans nos sociétés, un des enjeux est peut-être d’accompagner son usage au sein de la sphère éducative dans une certaine démarche éthique ?

En réponse à cette question, nous définissons d’abord la notion d'éthique au sens philosophique du terme et nous posons comment la cordée de la réussite SOAN lui fait référence. Ensuite, nous abordons la notion de moralité dans la perspective de décrire cette cordée dans ses actes. Puis, à partir de ces deux approches, une hypothèse éthique communicationnelle de la cordée de la réussite SOAN est formulée. Cette hypothèse est discutée à travers l’analyse de vos propres résultats de recherche et de retours d’ateliers menés au sein de cette cordée.

1. De l'éthique philosophique à l'éthique communicationnelle

1.1. Éthique philosophique

Note de bas de page 11 :

Dictionnaire de l’académie française : XIIIe siècle, comme substantif ; xvie siècle, comme adjectif. Emprunté, par l’intermédiaire du bas « latin ethica », de même sens, du grec « êthikos,  qui concerne les mœurs, moral ». https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E2876

Le mot éthique provient du grec « ethikos », qui concerne les « moeurs, moral »11 :

« Dire, comme on l’entend parfois, que l’« éthique » serait davantage liée que la « morale » à l’articulation des normes privées à la vie sociale, ou encore que l’« éthique » serait plus orientée vers une conception du bien que la « morale », qui serait, elle, une affaire de respect de règles, ne nous paraît que d’assez vaines et surtout fausses distinctions » (Billier, 2014, 3).

Si de nombreux courants philosophiques plaident pour substituer au « bien », première notion de la philosophie morale, les notions de « devoir » (dans la tradition kantienne) ou de « juste » (dans les traditions contractualistes), certains auteurs comme Canto-Sperber et Ogien (2017) questionnent la notion d'égalité :

« les travaux de Michael Walzer, de Paul Ricœur, de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot ont tenté d’analyser ces valeurs à chaque fois différentes selon les sphères où elles trouvent à s’appliquer. Par exemple, on peut considérer que les principes universels de justice et d’égalité ont un sens dans le domaine de la décision juridique, mais que ce sont des considérations morales différentes qui l’emportent dans la vie de famille » (Canto-Sperber et Ogien, 2017, 109).

D’un point de vue historique, Ogien dans Lecomte (2022) définit une notion de la morale et de l'éthique plus conséquentialiste et minimaliste (Ogien, 2007), plus neutre :

Note de bas de page 12 :

https://www.philomedia.be/vertus-deontologisme-et-consequentialisme-les-3-voies-de-la-philosophie-morale/

« être neutre signifie de laisser vivre les gens comme ils l'entendent, tant qu'ils n'engendrent pas de souffrance autour d'eux. Il n'est pas question d'être relativiste et de dire « à chacun sa morale ». Il subsiste en effet un critère majeur pour distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais, et ce critère est consentialiste »12.

Cette approche permet de percevoir l'éthique comme un élément qui se construit selon les libertés individuelles, tout en respectant les attentes collectives. Cette construction s’effectue grâce aux interactions entre les différents acteurs via un dispositif. Comme le dit Varela (1989), communiquer, même via un dispositif, c’est aller plus loin que l’unique transfert d’information entre deux entités ; c’est, construire une information de sens commun grâce aux interactions.

1.2. Éthique dans la cordée de la réussite SOAN

La cordée SOAN se définit comme une organisation intégrant des dispositifs techniques (réunions en présentiel mais surtout à distance via la visio-conférence). Lors de ces réunions, la parole est laissée à chaque acteur (8 enseignants ou responsables d’établissements, répartis sur 6 établissements) qui présente ses projets en lien avec sa volonté de développer une démarche collective d’égalité des chances dans son propre établissement.

Note de bas de page 13 :

Studyrama (2022) : 57 métiers identifiés comme en lien avec le numérique

Les échanges entre acteurs y sont nombreux : partage des mêmes préoccupations de terrain, mêmes représentations des problèmes rencontrés par les apprenants (collèges, lycées, université), mêmes constats des difficultés (ambitions) des apprenants lozériens à se projeter dans un parcours ciblé de formation, de la non-connaissance de la diversité des métiers associés au monde du numérique13 ou encore le manque de pédagogie de l’orientation.

Dans ce contexte, nous tentons de comprendre chez chaque participant les processus qui régulent le système d'interaction et les modalités de la construction individuelle des représentations de genre. Ces représentations sont analysées comme porteuses de constructions mythologiques et comme un processus de construction sociale de la réalité.

2. Moralité de l’acte et conséquences

La moralité est enracinée dans la psychologie et dans l'action. Plus particulièrement, la « théorie sur la morale » (Billier, 2014) peut être subdivisée en trois branches :

« le conséquentialisme, qui soutient : qu’est moral ce qui promeut le bien, celui-ci étant, bien entendu, défini au préalable ; le déontologisme, qui affirme qu’est morale une action accomplie en honorant des principes absolus s’appliquant quelles que soient les conséquences ; l’éthique des vertus, qui défend pour sa part l’idée selon laquelle ce qui compte avant tout, c’est le perfectionnement de l’être humain en tant qu’agent moral vertueux ».

Note de bas de page 14 :

Ibid.

La première branche « s’intéresse aux conséquences de nos actes ou des règles de ceux-ci ; la seconde, à la façon selon laquelle nos actes peuvent suivre des règles ; la troisième au perfectionnement vertueux de l’agent moral lui-même » (Billier, 2014, 1). Si le conséquentialisme est entendu comme la manière » d'évaluer la moralité de nos actes au regard de leurs conséquences palpables, concrètes, en temps de joies/plaisirs et souffrances/nuisances » et le minimaliste comme « au lieu de prescrire un ensemble de règles pour « avoir une vie bonne », il se contente de dire qu'être moral, c'est éviter de nuire à autrui »14, nous nous questionnons sur notre champ d’action au sein de la cordée SOAN, sachant que pour nous s'opère :

« une distinction entre le discours savant « à niveau unique » qui n'ont pas toujours de base directe empirique, aux discours savants « à double niveau », qui articulent sans cesse théorie et matériaux empiriques » (Lahire, 2018, 62).

Plus particulièrement, nos interrogations portent sur les relations qu’entretiennent des acteurs de l’éducation avec des professionnels du numérique. L’idée est de proposer un cadre qui vise à comprendre la corrélation entre les attentes de chacun (membres « encordés »), tout en tenant compte de chaque individu dans sa manière très personnelle de percevoir le numérique au niveau de sa définition, de son utilité et de ses usages.

Note de bas de page 15 :

https://www.philomedia.be/nuance-la-puissance-du-dialogue/

Alors que pour Lecomte (2022), « la moralité de l'acte se construit en fonction de ses conséquences sur autrui » (Lecomte, 2022 : 2)15, notre questionnement au sein de la cordée SOAN, porte sur les conséquences de nos actions sur le collectif ciblé. Nous basant sur l'éthique de la formation, « tout apprentissage comporte des objectifs, des individus en situation d’apprentissage et une médiation entre eux » (Narcy-Combes, 2005, 50). Selon Rio (2016), cette médiation peut être assurée par des enseignants, dont il est attendu qu’ils facilitent des apprentissages, en l’occurrence ici dans l'orientation professionnelle des apprenants. « Des communautés sont ainsi constituées, elles intègrent des enseignants et des apprenants, qui partagent un projet commun d’atteindre des objectifs d’apprentissage » (Rio , 2016, 3). Qu’il s’agisse de classes ou de projet d'orientation, ces communautés attendent et encouragent des pratiques spécifiques qui peuvent aussi faire l’objet de résistances : « ces éventuelles attentes et résistances représentent des phénomènes au cœur de l’éthique de l’activité d’enseigner » (Rio, 2016 : 3).

À travers l’étude des représentations genrées des participants à la cordée SOAN, nous souhaitons une « prise de conscience, par les futurs enseignants, de leurs représentations, ainsi qu’un travail de déconstruction de celles-ci » (Rio, 2016 : 4). Nous rejoignons ainsi Barcelos et Coelho (2016) qui, en cherchant la portée du sentiment dans la relation pédagogique entre des enseignants et des apprenants, caractérisent l’apprentissage et l’enseignement comme des activités éthiques. Nous sommes d’avis que l’enseignant qui assure la médiation entre des objectifs d’apprentissage et des apprenants, remplira ses fonctions plus pertinemment s’il a les moyens de se représenter son influence sur l'expérience de l'apprenant.

3. Hypothèse : une éthique communicationnelle

Note de bas de page 16 :

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/texte_lc/LEGITEXT000006071191/

Nous attachant plus particulièrement à l'éthique de formation présentée précédemment, nous questionnons le rôle de l'enseignant qui jusqu’à présent avait pour objectif de transmettre aux apprenants des valeurs éthiques (normes) d'égalité et de laïcité comme l'indique le code de l'éducation16. Dans cette perspective, nous envisagerons l'éthique dans ces deux facettes, le référent empirique et la représentation symbolique (Arvanitakis, 2009) :

  • le référent empirique précise « ce que l’on nous dit qu’il faut qu’on pense ». Ce référent empirique est basé sur un archétype du monde idéal. Il va nous pousser vers une référence communément admise ;

  • la représentation symbolique est à relier à la « représentation personnelle que nous avons dans notre tête » et qui est construite par tout notre système de valeurs. Il nous pousse vers une construction personnelle, non forcément admise de tous.

Au sein de la cordée SOAN, la représentation symbolique représente la voix des institutions et la vision pédagogique des enseignants. Elle est le résultat d’une action collective et partagée, dont l'objectif commun est de dynamiser les enseignements ainsi que toutes les autres actions qui peuvent être envisagées au sein d’une institution (voyages scolaires, visites de musées, d’entreprises, etc.), dans un principe de formation mais aussi de laïcité et d'égalité des chances pour une insertion professionnelle réussie des apprenants. Le référent empirique, à l’inverse, est la perception véhiculée par les apprenants eux-mêmes, qui menée à l’extrême, peut initier un certain mépris (Romain et al., 2020) de la part des responsables. Dans le contexte de l’interaction (verbale ou non-verbale) pédago-didactique (ou techno-pédagogique dans notre cas compte tenu de l’éloignement géographique des acteurs), les travaux sur les violences scolaires (Debarbieux, 2008), symboliques et institutionnelles (Casanova et Pesce, 2015) démontrent toute la complexité de la relation enseignant-apprenant. Cette relation oscille selon les contextes de formation (du primaire à l’université) entre bienveillance, encouragement / accompagnement personnel (Paul, 2009) et recherche d’autorité (Robbes, 2010 ; Nordmann, 2013).

Au sein de la cordée SOAN, nous percevons toute cette complexité de rapprochement entre la représentation des enseignants et celles des apprenants. Nous avons d’un côté toutes les valeurs de la société qui construisent une représentation symbolique à un moment donné de l’histoire de l’homme (des attendus institutionnels scolaires) et de l’autre les archétypes qui élaborent une image idyllique jamais accessible, mais qui constitue le référent empirique (Martinand, 1994). Ce va et vient, désigné par « relation » (Arvanitakis, 2009), entre le référent empirique et la représentation symbolique, souligne notre implication dans une éthique en situation. Cette relation ne peut être maintenue que si elle tient compte de composants :

  • une situation ou un quotidien qui correspond au référent et à l’archétype ;

  • un membre, ou la notion de statut de membre, qui permet de construire des valeurs communes et partagées, identifiées au sein d’un contexte (environnement), par la relation (notion fondamentale de l’école de Palo Alto) et par le système commun, dont les valeurs poussent vers l’élaboration de ce dernier ;

  • une communication qui vient de la relation et de l’interaction (la mise en adéquation de deux systèmes de pensée), favorisée par la représentation symbolique ;

  • une médiation de l’interaction qui est amplifiée par l’outil (matériel ou cognitif), par l’artefact (quand nous introduisons les valeurs de notre outil dans des dispositifs).

L’enjeu au sein de la cordée de la réussite SOAN est de parvenir à établir et maintenir le lien entre ces quatre éléments de manière à permettre un équilibre et donc une certaine éthique communicationnelle. Ainsi, pour « être éthique », la cordée de la réussite doit prendre en compte plusieurs variables (Arvanitakis, 2009) au niveau :

  • de la représentation symbolique : l’importance des interactions situées additionnée à l’importance de la communication permet d’arriver à l’éthique comme une performance de la communication ;

  • du référent empirique : les interactions situées correspondent aux tissages des liens entre les membres, aux intérêts communs et à la fonction de médiation associée à la vie collaborative. La communication fait ici référence à la relation (la compréhension mutuelle), au partage (l’unité de sens) et aux vecteurs (valeurs) qui engagent les hommes dans leurs choix.

4. Résultats : les actions menées dans la cordée SOAN mises à l’épreuve

Dans cette section, nous présentons en quoi la cordée de la réussite SOAN ne constitue pas toujours d’une part une « performance de la communication » entre les acteurs et d’autre part n’est pas conforme au développement d’une éthique entendu par les auteurs.

4.1. Terrain pédagogique bienveillant

Note de bas de page 17 :

L’éthique professorale : une éthique de la présence », https://www.ei-ie.org/fr/item/22899:lethique-professorale-une-ethique-de-la-presence-par-eirick-prairat#:~:text=La%20première%20vertu%20éthique%20du,élève%20de%20deux%20manières%20différentes.

Note de bas de page 18 :

Idem

Selon Prairat : « la première vertu éthique du professeur est assurément la vertu de justice parce qu’elle est reconnaissance des droits et des mérites. »17. Mais il est également essentiel de mettre en place des procédures de bienveillance et de favoriser le développement du bien-être de chacun au sein de sa classe et entre ses élèves : « la bienveillance nous invite à apporter à l’élève confronté à l’inquiétude, à la désillusion et parfois même, disons-le, à la souffrance, une forme de réconfort »18.

Parmi les procédures de bienveillance, certaines peuvent être mises en lien avec les représentations du genre. Ces représentations sont définies comme un construit social (Scott, 2012). Scott définit la notion de genre selon deux propositions : le genre est un élément constitutif des relations sociales basées sur des différences perçues entre les genres ; et le genre est un moyen de signifier des relations de pouvoir (Scott, 1987, 1067). Il est perçu comme :

« l'ensemble des formes d'expressions sociales de la féminité et de la masculinité, et l'ensemble des signes, pratiques et symboles qui dénotent une appartenance identitaire et fondent un type de relation (pouvoir, hiérarchie,...) entre les sexes ou au sein de chacun des sexes » (Saint-Martin et Terret, 2005, 9).

Par cette approche, l'enseignant doit prendre conscience du sens de ce qui est dit et comment il doit être dit afin de n'offenser aucun élève :

Note de bas de page 19 :

Idem

« C’est la vertu du comment, comment on dit et on fait les choses car en éducation la manière dont on dit et fait les choses est tout aussi important que ce que l’on dit et fait » « Justice, bienveillance, tact, l’éthique professorale doit nouer ces trois vertus. La justice car elle est reconnaissance des droits et des mérites, la bienveillance car elle est attention à la fragilité et le tact car il est souci du lien »19.

4.2. Synthèse de retours d’enquêtes

La cordée de la réussite SOAN est vu comme processus de construction de l'information et du sens au sein d'un collectif (acteurs encordés sur le volontariat), dans un objectif de construction de connaissances communes. Ces différents acteurs (enseignants, directeurs, professionnels, associations) effectuent une activité individuelle de construction de représentations, essentielle à l’activité collective d’élaboration de la cordée SOAN (De Ceglie, 2007). Ils se construisent ainsi une démarche grâce à une cognition distribuée (Hutchins, 1995 ; Hutchins et Klausen, 1992) et une action située (Suchman, 1987) entre chaque membre de l’organisation, dans un contexte partagé (Salembier et Zouinar, 2004) éthique.

La cordée SOAN se veut évolutive dans ses questionnements. Les actions qui lui sont rattachées ne sont pas prévues au préalable. Le choix des membres de l’équipe va se nourrir des envies des acteurs participants par rapport au contexte du moment (mutation/intégration de nouvelles personnes dans les établissements, nouveautés numériques, politiques, plan d’établissement, dispositions locales en plein remaniement, réponses à appels à projets régionaux et nationaux, etc.) (Pélissier et al., 2023).

Par l’étude de certaines activités choisies et ensuite menées, nous avons cherché à caractériser la perception et les origines des stéréotypes de genre qui initient des parcours de vie des apprenants. Nous nous sommes plus particulièrement interrogés sur les stéréotypes de genre (Duru-Bellat, 1994 ; Mosconi, 2004) et des représentations sociales (Jodelet, 2003) des apprenants. Les résultats de l’étude (Pélissier et al., 2020 ; De Céglie et al., 2019 ; De Céglie et al., 2021) soulignent deux aspects importants :

  • les filles et les garçons sont unanimes, ils ont réalisé des choix universitaires en fonction de leur projet professionnel, même si les métiers de l'informatique semblent davantage stéréotypés « masculins » (73 % des participants constitués d’un panel de 50 % filles et 50 % garçons) et le multimédia beaucoup moins (5 %). Selon eux, le faible nombre de filles dans les métiers de l’informatique et du multimédia proviendrait du manque d’intérêt et non d’une exclusion de la part des garçons ;

  • les filles inscrites dans ces formations numériques se sentent intégrées à leur formation et ne soupçonnent pas de discrimination genrée. Cependant, les garçons soulignent un besoin de reconnaissance de la place des filles dans ces métiers.

Note de bas de page 20 :

rapport de synthèse « C’est cliché », déposé auprès de Canopé

Note de bas de page 21 :

https://www.reseau-canope.fr/notice/cest-cliche-les-stereotypes-de-genre.html

Premièrement, nous avons animé des ateliers nommés « genre et numériques »20 sur place, en présentiel, en 2022, 2023 et 2024 sur le jeu « C'est cliché »21 au sein de groupes d’apprenants (60 collégiens et 150 lycéens de la cordée). Ces ateliers montrent que certaines cartes du jeu (Cf. Annexe 1) sont selon les apprenants « très stéréotypées ». Elles ne révèlent pas selon eux l'ensemble des possibles concernant la mixité et retombent dans des caricatures trop souvent mises en avant. Même si pour eux, la mixité est encore présente dans les activités, et ils sont surpris par des « clichés » représentés dans les cartes du jeu proposé.

Deuxièmement, en ce qui concerne l’atelier visant la création de cartes d’un jeu de sept familles des métiers du numérique (cf. Annexe 2), les apprenants (20 collégiens et 40 lycéens) ne rencontrent aucun problème à dessiner des filles et des garçons exerçant un même métier du numérique (père et mère associés à la société d’aujourd’hui, puis fils et fille associés à la société de demain). Ils rencontrent un peu plus de difficultés à les représenter avant (grand-père et grand-mère associés à la société d’hier). Les apprenants disent qu’« avant c’était pas comme ça, on faisait pas le métier qu’on voulait. Maintenant, on fait ce qu’on veut ».

Note de bas de page 22 :

à l’aide du logiciel d’annotation de fichier multimédia Elan (EUDICO Linguistic Annotator), http://explorationdecorpus.corpusecrits.huma-num.fr/elan-eudico-linguistic-annotator/

Enfin, troisièmement, une dernière analyse (Pélissier et al., 2020), réalisée auprès de 124 élèves de lycées (de la seconde à la terminale), a été menée durant un cours de Sciences Économiques et Sociales (SES) après avoir travaillé en classe sur les questions de genre. Cette enquête laisse apparaître que les métiers du numérique sont mixtes et qu'une confusion s'opère entre le numérique et l'informatique pour les lycéens. Il en ressort également un besoin de valoriser les filières et les femmes travaillant dans ce domaine où les compétences attendues apparaissent techniques et genrées. Pour ces participants, l'apport des filles apparaît pour eux une évidence (« les filles apportent de la mixité, de l’aide en plus, de la découverte, une autre façon de travailler » et « les garçons apportent une bonne perspective, une certaine motivation »). Elles apportent aux métiers du numérique des qualités telles que la patience, la réflexion ou l’intuition ; et les garçons apportent cohérence, informations et savoir-faire technique. Par ailleurs, des vidéos ont été tournées par ces mêmes apprenants (cf. Annexe 3) durant ses cours en 2020 et 2021. Elles présentent essentiellement des témoignages de lycéens/lycéennes et de personnes extérieures au lycée (micro trottoir). D’après l’analyse22 des 13 supports recueillis, pour les lycéens, les métiers liés au numérique semblent tous possibles aussi bien pour les garçons que pour les filles. Mais, les témoignages des personnes extérieures montrent aussi que cette possibilité reste à construire : « il faudrait envisager de changer les scénarios proposés par les jeux vidéo » (jeux d’armes, jugés très masculins) et mettre en avant « l’aspect artistique du métier, notamment infographiste » pour sensibiliser les filles à ces métiers.

4.3. Cordée : une éthique questionnée

Les résultats d’enquête publiés dans le cadre de la cordée SOAN nous amène à souligner un manque d’éthique à deux niveaux : celui de la conformité des attentes des apprenants avec les intentions institutionnelles, et celui des modalités de construction des dispositifs des cordées de la réussite.

Note de bas de page 23 :

Cela est par exemple souligné à travers les noms de métiers utilisés lors des entretiens menés après de la population : enseignante, gendarme, skieur, danseuse, concepteur de jeu, etc.

Au premier niveau, les différents résultats obtenus à partir des données de terrain nous ont permis de comprendre une certaine non adéquation entre l'enjeu des enseignements dès le collège visant (par les instructions officielles) à faire évoluer les perceptions des apprenants (sur les métiers du numérique pensés genrés), et les représentations individuelles non stéréotypes de ces mêmes apprenants (qui se sentent libres de choisir leurs métiers). En effet, les enseignants forment et/ou informent leurs apprenants sur des stéréotypes de genre (lors de cours, ateliers, demandes de productions audiovisuelles) alors que les apprenants ciblés par nos études ne perçoivent pas le sens de ces actions/activités : pour eux, les métiers du numérique sont mixtes, mêmes s’ils perçoivent ces stéréotypes dans la société23. Ainsi, une certaine divergence prend forme entre les porteurs de la cordée SOAN qui souhaitent une sensibilisation à la notion de genre dans les métiers du numérique (à travers la mise en place d’ateliers par exemple) et les acteurs cible (apprenants) qui « disent » ne pas être concernés.

Au-delà de ce constat issu des travaux d’enquête, à un second niveau, le dispositif cordée de la réussite SOAN met en œuvre des démarches que nous pourrions qualifier de « non éthique » de part le fait qu’elles n’intègrent pas suffisamment les apprenants dans la définition et le choix des activités proposées par la cordée. Selon notre cadre théorique (Arvanistakis, 2009) pour qu'un dispositif soit éthique il faut que/qu’ :

  • la situation corresponde à un référent commun, or si la cordée SOAN présente des divergences entre le référent des enseignants et celui des apprenants ;

  • le statut de membre construit des valeurs communes, or si les enseignants sont bien des membres, les apprenants ne le sont actuellement pas. Ils ne sont que participants ;

  • une communication construite par la relation et l’interaction (la mise en adéquation de deux systèmes de pensée), favorisée par la représentation symbolique ; il n’y a au sein de la cordée SOAN que peu d’interactions entre les enseignants et les apprenants. Il n'y a pas de réelle relation en dehors des ateliers proposés, pas de temps d’échanges informels qui permettrait une construction des représentations et d'actions communes ;

  • une médiation de l’interaction soit amplifiée par l’outil : inclure les apprenants dans l’élaboration et dans les choix des activités proposées par la cordée SOAN correspond à une première étape (cf. relation et interaction). La seconde serait de proposer la médiation de cette interaction en prenant en compte des outils numériques comme les smartphones, les tablettes ou les montres connectées qui font aujourd’hui partie d’un quotidien apprenant.

L’engagement éthique au sein de la cordée SOAN laisse apparaître « un souci éthique situé, enraciné dans la complexité du contexte et fondé sur la délibération, le soin et la conservation de la relation avec autrui » (Gilligan, 1982). Ainsi, si nous souhaitons travailler au sein de la cordée SOAN dans une démarche éthique, nous nous devons d’envisager des temps d’échange avec les apprenants-ciblés, d’être attentifs à leurs attentes, leurs besoins et leurs usages du numérique. Plus explicitement, nous devons ensemble construire des contenus prévisionnels attendus administrativement entre le 15 juillet et le 15 septembre (date de dépôt des demandes officielles des cordées de la réussite). Sans ces modifications organisationnelles, la cordée SOAN ne pourra pas encore entrer dans une démarche éthique, respectueuse de tous les acteurs « encordés », cibles de la mobilisation collective.

Conclusion

En partant des concepts de l'éthique, nous avons mis à l’épreuve notre hypothèse de la définition de l’éthique communicationnelle aux résultats d’enquête et aux ateliers menés au sein de la cordée de la réussite SOAN. Cette cordée telle qu’elle est aujourd’hui mise en œuvre souffre d’un manque d’explicitation et de transparence au niveau :

  1. de la représentation symbolique : l’importance des interactions situées est faiblement additionnée à l’importance de la communication, il n’y a donc pas une performance communicationnelle ;

  2. du référent empirique, les interactions situées correspondent aux tissages des liens entre les membres exclusivement « dirigeants encordés ». Tous les intérêts de tous les participants ne sont pas entendus (non inclusion des apprenants cibles dans leurs envies et leurs pratiques) ;

  3. des représentations du genre liées au numérique, les élèves ont un discours qui donne aux métiers du numérique une mixité perçue et formulée, mais dans les faits, les représentations restent fortement stéréotypées (dans les compétences notamment pour les apprenants). Dans ce sens, Royal (Royal, 2009) avance que les informations dédiées aux femmes sur Internet tenteraient de reproduire les stéréotypes de genre que l’on trouve dans les magazines féminins.

Par cette communication, nous avons souhaité interroger la corrélation entre les décisions prises par les acteurs pilotes de la cordée SOAN et les représentations des apprenants qui sont aujourd’hui et seront demain confrontés à ces stéréotypes. Les résultats montrent que la mixité des métiers du numérique est importante pour la grande majorité de ces acteurs. Mais, ils soulignent aussi une certaine divergence entre les objectifs poursuivis par une institution (normes, direction d’établissements) et les attentes des apprenants-cibles. Même si ce constat ne positionne pas un frein au déploiement de la cordée SOAN, il nous semble important de soulever ces divergences, de les comprendre et de les appréhender de manière à pouvoir envisager sa pérennité.

En d’autres termes, pour rendre la cordée SOAN et plus généralement toutes les cordées plus éthiques, il est essentiel maintenant d’envisager de co-construire ce dispositif avec les apprenants. Ainsi, il tiendra compte de leur besoin et de leur attente, donnant à ce dispositif une « place éthique » reconnue par l’ensemble des participants.