Donner du corps à l’attention dans un environnement numérique : un exemple en course d’orientation : pour une éthique éducative open source Giving body to an awareness in a digital environment: an example in orienteering: for an open source educational ethic

Gaëtan GUIRONNET 
et Bernard ANDRIEU 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5143

Le corps est une interface identitaire de sa relation au monde et par son incorporation des mœurs, une manière de vivre selon son éthos. Cette interface est augmentée dans toutes ses dimensions par les environnements numériques qui comme le corps sont sources et réceptacles de nos actions dans une vision énactive du monde. L’éducation physique avec un environnement numérique open source postule l’idée d’une connaissance de soi éthique par l’action. La transparence de la démarche open source doit permettre une vigilance sur les développements de l’outil numérique au service de l’apprentissage. Face à une population vulnérable, car en phase de construction et de recherche identitaire, l’enseignant concepteur se doit de faire vivre un cadre éthique.

The body is an interface of identity for its relationship to the world, and through its incorporation of mores a way of living according to its ethos. This interface is enhanced in all its dimensions by digital environments which, like the body, are sources and receptacles of our actions in an enactive vision of the world. Physical education with an open source digital environment postulates the idea of ethical self-knowledge through action. The transparency of the open source approach should enable us to monitor developments in the use of digital tools for learning. Confronted with a population that is vulnerable because it is in a phase of identity construction and research, the teacher-designer must ensure that an ethical framework is in place.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Quel savoir pour l’éthique ? Le titre de ce livre du neurobiologiste chilien Francisco Varela publié en 1996, reste d’actualité dans un quotidien numérisé. Sa vision pragmatique d’une éthique en acte loin du jugement moral et incantatoire des philosophies occidentales fait sens.
Le rapport du conseil national du numérique en janvier 2022 ” votre attention s’il vous plait ! ”(Alombert et Kokshagina, 2022) renvoie paradoxalement les GAFAM et autres acteurs du numérique sur cette éthique en acte lorsqu’ils utilisent les biais cognitifs, notamment des adolescents. Par la construction d’interface numérique captant leur(s) attention(s), ces sociétés utilisent les données personnelles de l’utilisateur non pas uniquement pour intégrer des connaissances au service de leur développement personnel mais pour capter des informations et du temps d’attention marchandisable.

Note de bas de page 1 :

https://olympics.com/cio/la-devise-olympique

Note de bas de page 2 :

Notion de quantified self introduite par le magazine technophile « Wired » dès juillet 2009 (Ruckenstein et Pantzar, 2019).

À l’approche des jeux olympiques, il est intéressant de noter des parallèles entre les fondateurs d’internet et l’éthique sportive au travers de sa déclinaison éducative voulue par le baron P. de Coubertin. Sous réserve de vouloir le meilleur pour les individus, repousser les limites toujours plus vite, plus haut, plus fort, ensemble1, cela a conduit le sport professionnel et le Comité international olympique aux dérives qui guettent l’écosystème de l’industrie numérique. Dès lors, une tension se révèle pour l’enseignant d’éducation physique entre la volonté de faire découvrir aux élèves le fond culturel des pratiques sportives (dans le sens d’une activité physique réglementée) sans conduire aux dérives de la recherche de la performance comme produit mesurable (facilitée par la mesure, à chaque instant au travers des smartphones, de l’activité d’un individu2).

Note de bas de page 3 :

https://onaps.fr/inverser-les-courbes-une-enquete-qui-alerte/

Du sens étymologique se poser à soi-même, l’éthique est une connaissance de soi, une manière de vivre (grec ethos). La connaissance du corps en acte, tout comme la connaissance d’un environnement numérique (au sens d’un système technique, voir Gille, 1978) est un écosystème complexe, car dépendant de nombreux paramètres dont l’évolution est rapide et certains indépendants de la volonté des acteurs. La relation entre le développement de l’utilisation des outils numériques, ce que les médias nomment « les écrans » et l’augmentation de la sédentarité3, notamment chez les adolescents, est une corrélation qui n’est pas causalité. Cet emballement sociétal est désigné comme « une panique morale » (Cordier et Erhel, 2023, 5). La dépossession du corps et de l’esprit par un outil technologique, comme un outil numérique ou plus encore un écran, ne peut pas être responsable de l’abandon de l’usager à ce matériel pour contrôler sa vie. Cette hypothèse nous a conduit, ce qui peut sembler un paradoxe pour certains observateurs, à utiliser une interface numérique pour mieux connaître et développer l’activité des élèves en course d’orientation.

Dès lors, dans une vision phénoménale du monde, la connaissance de soi ne peut se situer que par des actes ou des signes de communications à autrui pour se mesurer au travers d’une situation, s’identifier par rapport à un choix et des décisions à prendre. Cette perspective phénoménale du monde induit que le dispositif « matériel » est intégré dans le dispositif de décision et d’action de l’élève mais aussi de l’enseignant. C’est pour cela que nous parlons d’environnement numérique plutôt que d’outil numérique afin d’habiter le dispositif (jusqu’à l’incorporation de l’écran comme organe de perception) et souligner les liens et interactions entre les différents acteurs de l’environnement induit par l’outil.

Dans le sport quatre formes d’éthiques peuvent être médiées par le corps (Andrieu, 2019) :

  1. Une éthique de l’habitus social à la suite des travaux de N. Elias et P. Bourdieu. Une connaissance des règles du jeu par l’ethos doit favoriser l’incorporation des règles éthiques valorisées par la société. En sport, les règles du jeu font sens au fur et à mesure de la pratique et du développement du niveau de jeu. Les règles sont un outil de cadrage et de régulation de l’activité pour permettre une compréhension des performances des acteurs et des spectateurs selon un code commun. Ce code est inconnu de l’utilisateur des interfaces numériques commerciales pour ne pas induire de biais lors de l’activité. C’est pour connaitre et agir selon l’éthique d’un pédagogue que nous avons choisi de co-construire et utiliser un environnement numérique open source et ainsi garder le contrôle des différentes étapes de la quantification de l’activité des élèves.

  2. Une éthique de la cognition morale par la conformité de l’action sportive à la règle, soit par l’acteur, l’arbitre ou une instance extérieure. Par la présence de l’enseignant ce jugement reste « humain » par la médiation des résultats lors de la visualisation par l’élève ou en amont lors de la conception de l’interface et la co-construction par l’enseignant.

  3. Une éthique se fondant dans la règlementation juridique ; à défaut d’un contrôle interne, des règles éthiques des organisations externes peuvent être saisies par le Tribunal arbitral du sport ou l’agence mondiale antidopage.

  4. Une éthique de l’éducation corporelle où l’éducation physique et sportive est pensée comme le moyen de redresser le corps (Vigarello, 1978). À la suite de la notion de biopouvoir (Foucault, 1975), l’enjeu est de contrôler les esprits en incorporant des techniques du corps influençant les intentions et les actes des individus. Cette réflexion du contrôle physique du mouvement des individus par l’architecture des bâtiments ou des vêtements, peut s’élargir aux interfaces numériques dont les architectures, c’est-à-dire le code des algorithmes et la mise en avant de données sociales ou métrique influence l’activité, l’engagement des utilisateurs.

Nous utiliserons ce modèle d’éthique du sport en l’interrogeant pour le numérique, car les deux objets sont des phénomènes sociaux globaux. M. Mauss l’a identifié pour les techniques du corps dans son article de 1936, P. Plantard pour le numérique en 2015. Cela a du sens pour un enseignant d’éducation physique dont l’un des objectifs est de construire un citoyen lucide, cultivé et autonome pour se préparer à sa pratique physique future. Nous faisons l’hypothèse que les outils numériques feront partie de l’environnement de pratique. Le parallèle entre la connaissance de la forêt, zone de liberté et de non droit au moyen âge et la volonté de libérer l’information des pionniers d’internet et des militants des logiciels libres (Cardon 2019, 111) explicite notre démarche initiée par l’environnement numérique open source en course d’orientation.

1. Qu’est-ce que l’éthique en éducation au XXI siècle ?

1.1. L’éthique d’un pédagogue chercheur

La notion d’Éthique du corps concerne l’éthos comme lieu d’habitation régulier, manière d’être, manière de se conduire, les mœurs (Andrieu et Boetsch, 2018, 188). Pour un enseignant d’éducation physique, la mission est double : à la fois, habiter son corps comme modèle pour les élèves dont il a la responsabilité d’éduquer et éduquer le corps des élèves, c’est-à-dire le conduire hors de son état actuel tout en respectant les spécificités et les sensibilités de l’individu et de sa construction identitaire corporelle.

L’apprentissage de la course d’orientation vise à « habiter » un espace naturel, à incorporer les éléments remarquables de l’environnement pour permettre au pratiquant de se situer à l’aide d’une carte pour aller vers un objectif identifier, le poste, identifié par une balise. Cette compétence d’orientation est augmentée d’une dimension de course, qui fait intervenir l’automatisation des processus de décisions, la prise de risques lors du choix d’itinéraire et la gestion des émotions au regard de l’évolution physiologique de son corps et des imprévus rencontré sur le terrain par rapport à l’environnement imaginée virtuellement au travers des informations de la carte. Est-ce éthique de construire un dispositif qui observe le pratiquant déambuler dans la forêt plutôt que de lui fournir les informations de guidage pour atteindre son objectif ? Oui si notre éthique de pédagogue est de se centrer sur le processus de connaissance de son corps, d’incorporation des savoir-faire et des effets de son interaction avec l’environnement plutôt que sur le produit de son action. L’enseignement « traditionnel » de la course d’orientation, en référence à la pratique sportive, se centre uniquement sur le résultat par le nombre de balises validées et le temps mis pour les valider. Les possibilités offertes par l’outil numérique permettent de documenter le processus de construction de l’itinéraire par la géolocalisation de l’activité de chaque élève, la localisation des lieux de décisions induit par la variation de vitesse de déplacement et la variation au regard de la nature du terrain et de la proximité de la balise. De façon contre-intuitive, l’outil numérique permet d’humaniser l’activité de l’élève et entrer en empathie avec l’élève du fait de la précision et de la personnalisation des informations fournies par l’interface D.O.R.A.

Si l’on considère comme une norme dictée par des lois et règles professionnelles, l’éthique peut se rapprocher de la déontologie. Elle vise notamment en médecine à protéger le patient vulnérable et / ou ne s’appartenant plus d’actes du médecin qui pourrait lui être préjudiciable ou le mettre dans une situation non voulue. Les enseignants n’ont pas, comme pour les médecins, un sermon d’Hippocrate et un ordre des enseignants. Par une spécificité intrinsèque de l’acte éducatif, il est structuré à priori comme un acte éthique. L’éthique de l ’enseignant y est de fait intégré (Moreau, 2007).

La vulnérabilité devant une interface numérique peut se décliner par la recherche d’une information qui a du sens pour l’utilisateur et qui par le design d’attention de l’interface va obliger l’usager captif à cliquer sur un lien, pas forcément le plus pertinent pour la recherche de l’usager, mais le meilleur compromis entre la recherche de l’individu et le profit économique du propriétaire du service de recherche. Pour se faire l’interface D.O.R.A. se compose outre le temps et la distance parcourue, de la carte géolocalisant le trajet du pratiquant et la position des balises (vertes validées, rouges non validées). Ainsi le dispositif permet à l’élève de s’interroger sur l’efficacité de ses choix d’itinéraires et sur la pertinence des éléments du paysages ayant guidé son orientation au-delà du seul temps de parcours. L’outil permet ainsi d’entrer dans une démarche d’apprentissage pour faire évoluer les compétences d’orientation de l’élève et pas uniquement mesurer une performance métrique.

Note de bas de page 4 :

Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique

Les progrès technologiques ont fait émerger la bioéthique pour contrôler l’éthique de l’évolution des corps réinventés par les manipulations génétiques, la prise de substances chimiques sans recul sur les effets secondaires, les incorporations de puces et autres modules mécaniques visant à pallier ou augmenter les capacités corporelles. Y a-t-il une instance qui permet de contrôler les dérives du design attentionnel en éducation et de la captation de données aux services de besoins mercantiles et non de l’utilisateur. L’Arcom4 est saisie pour des situations emblématiques, mais, l’algorithme étant inconnu et complexe, il est difficile de connaitre les effets secondaires de naviguer ou utiliser certains services. La Réglementation générale sur la protection des données (RGPD) est un levier pour protéger les élèves et les enfants, mais qui reste peu utilisée du fait de la lourdeur des procédures et de la puissance économique et juridique de certains acteurs.

L’éthique est la morale en acte ou plus exactement l’articulation d’une visée éthique d’obligation morale et de sagesse pratique (Ricoeur 1990). Le problème éthique est posé lorsque l’inadéquation des valeurs prônées est contredite en ce sens dans les pratiques elles-mêmes. Cette vision entre en résonnance avec la connaissance énactive définit comme « incarné selon deux points : 1/ la cognition dépend des expériences qu’implique le fait d’avoir un corps doté de différentes capacités sensori-motrices ; 2/ ces capacités s’inscrivent dans un contexte biologique et culturel plus large » (Varela, 1996, 28). P. Ricoeur y ajoute une notion de temps, entre antérieur, fondamentale et histoire, garant des normes et l’éthique postérieure, appliquée au résultat d’un acte, au plan de la praxis.

Cette pénétration éthique dans les actes, pénétrant la sphère du quotidien fruit d’un débat entre chercheur et praticiens qu’Aristote désignait sous le terme de phronesis est essentiel pour évaluer la pratique des outils numériques.

B. Stiegler (2014) s’appuie sur A. Leroi-Gourhan (1964), pour illustrer ce processus d’extériorisation de la vie par la vie technique (Canguilhem, 1937, 1938) et permet de se libérer les mains en passant de la quadrupédie à la bipédie. Cela a libéré les mains pour porter des objets et utiliser des outils et la bouche (utilisé pour porter) pour communiquer.

Dans une société prônant la supériorité de la connaissance scientifique sur les croyances et les expériences humaines, l’artificialisation des situations de laboratoire (Latour, 2010) et des connaissances scientifiques ont souvent une validité épistémique à questionner dans un environnement écologique de pratique.

La complexité du jugement de valeur de ce qui est éthique varie suivant les points de vue et la place des individus. Pour une société commerciale, si le service répond à l’attente ou au besoin d’un client, il est normal, donc éthique que la société soit rétribuée pour son travail. L’effet pervers du système gratuit c’est que si le service est gratuit, il y a une autre source de revenus pour permettre à l’entreprise de fonctionner. Et cette source de revenus c’est la revente de nos données, de nos traces numériques, de nos centres d’intérêts et de nos attentions (Cardon, 2019).

Pour Y. Citton, cette économie de l’attention, au-delà de nous fournir des services, capte notre attention et renforce nos opinions par des biais cognitifs de renforcement induits par les bulles algorithmiques. Au-delà, certains services numériques détruisent le savoir et savoir-faire des usagers par une automatisation des résultats de recherche dont l’impossibilité de vérifier le résultat proposé laisse l’utilisateur vulnérable.

Certes les réponses à nos recherches effectuées avec le moteur de recherche Google sont pertinentes, car l’algorithme du moteur liste des sites rapidement qui peuvent donner une partie de la réponse aux problèmes. Mais Google détourne des mécanismes attentionnels dont l’utilisateur n’a pas conscience et biaise son jugement, son choix.

Cette captation de l’attention par le dévoiement de mécanisme physiologique d’alerte, de nouveauté, libérant de la dopamine, hormone sécrétant une sensation agréable est un mécanisme similaire au contrôle des esprits par l’éducation des corps critiquée par M. Foucault.

1.2. Quelle intentionnalité éthique par l’interface numérique ?

La place du corps dans l’interface de l’outil numérique et les conséquences du dispositif sur l’action de l’apprenant bien que de bonnes intentions ne sont pas forcément efficaces une fois le protocole expérimental effectué en milieu écologique c’est-à-dire dans une salle de classe. La méthode scientifique permet d’isoler des paramètres d’efficacité. Mais elle ne permet pas d’identifier, dans un groupe classe, la part des interactions sociales dans la modification des conditions d’efficacité ni les actions combinées de paramètres annexes qui par combinaisons deviennent prépondérantes.

Il en est de même pour l’éthique : même si l’éducateur est pétri de bonnes intentions, le fait d’appliquer des méthodes d’apprentissage efficaces scientifiquement ne permet pas de reproduire le résultat sur l’unique application de la méthode. Cela dépend du contexte et des caractéristiques des élèves, de l’expérience de l’enseignant et de la cohérence entre les intentions de l’élève et de l’enseignant. Le chercheur ne peut donner des conditions d’efficacité que dans un contexte et un objectif pédagogique identifié. Reste à l’enseignant concepteur à s’emparer de cette expérimentation pour créer les outils et dispositifs de médiations adaptés à son environnement.

L’éthique dans la conception d’un environnement numérique est le dilemme, tout comme en pédagogie, entre la recherche d’une efficience du résultat demandé par l’utilisateur (souvent client) et la manière d’arriver à produire ce résultat et à l’expliciter, à informer de la démarche au consommateur. L’utilisateur doit distinguer sa propre intentionnalité de celle de l’environnement numérique. Cette attention aux informations fournies par l’outil numérique est le moyen de distinguer ces deux niveaux d’intentionnalité par une écologie de l’attention (Citton, 2014) et une écologie corporelle (Andrieu, 2009) dans la course d’orientation. Le guidage de cette attention, qui est le cœur de métier d’un enseignant, engage un questionnement éthique au regard de la fragilité et l’état de vulnérabilité des élèves qui n’ont pas le recul de l’esprit critique nécessaire à choisir une action au service d’une intention vers la construction de soi et la place de la compétence visée dans le parcours de formation de l’individu. La machine et le programmeur n’ont pas de sens d’éthique éducative comme le face à face pédagogique que peut avoir l’enseignant. Cette désincarnation de l’acte d’enseigner au profit d’une machine n’est pas éthique au sens étymologique ou elle déshabite le geste en le coupant de l’histoire et du contexte ayant conduit à sa réalisation au profit d’une prescription surplombante de la machine.

2. D.O.R.A. un dispositif d’éthique attentionnel

Note de bas de page 5 :

Digital Orienteering Race Application, https://www.themotionlab.net/dora.

Note de bas de page 6 :

https://creativecommons.org/licenses/?lang=fr-FR

Note de bas de page 7 :

Au sens de l’honnête homme du XVIIe siècle

Plus précisément pour le dispositif D.O.R.A.5 sa conception a été transparente par la création sous licence créative commons6, partageable et modifiable selon les mêmes conditions que celles indiquées par le créateur. Cette interface de visualisation du déplacement des élèves en course d’orientation a été développée par S. Férard. Il utilise les données d’un capteur Movuino développé par K. Lhoste et agrégé par un serveur mobile sous Raspberry pi. Le projet open source est documenté et la transparence du code et des algorithmes produisant les résultats se veulent les plus neutres possible pour ne pas dénaturer l’activité du pratiquant. Certes, il peut arriver que certains tracés soient imprécis ou avec plus de bruits qu’une application commerciale, aux résultats graphiques plus esthétiques. Mais l’enjeu est de donner une représentation honnête7 de l’activité de l’élève. La découverte de la balise reste le fondement de la motivation de l’activité de la course d’orientation sans ajouter des symboles et autres mesures de « ludification » parasitant l’essence du plaisir du pratiquant sur le terrain.

L’ajout de fonctions n’est pas payant. Le format de téléchargement des données et d’extraction (codé en python) n’est pas propriétaire et permet une analyse avec l’ensemble des outils de data scientiste. L’enjeu est de créer un outil pouvant être amélioré et maintenu par la communauté ; un commun numérique. L’outil est un support de connaissance intégrant l’expérience des concepteurs qui ont construit l’interface et l’agencement des données au service de la progression du pratiquant. Les connaissances issues des neurosciences et de la captation d’attention sont utilisées au service des apprentissages des pratiquants et non à visée commerciale. L’éthique de cet environnement numérique est d’être transparent lors de la pratique physique pour laisser le pratiquant s’orienter et agir selon ses sensations.

Cependant, la mise en avant par le design de l’interface et par les données calculées induit un guidage attentionnel de l’élève. Si ce guidage est trop faible ou mal étalonné par rapport au niveau du pratiquant en course d’orientation, les données présentes à l’écran ne pourront être transformées en informations et encore moins en connaissances, car trop décontextualisées des ressources de l’élève et de son expérience dans l’activité.

À contrario, s’il n’y a aucune donnée supplémentaire par rapport à une course d’orientation traditionnelle, le dispositif numérique et la perte de temps inhérente à sa prise en main deviennent inutiles. L’élève comme l’enseignant s’en détacheront, même si l’interface est agréable et le produit attrayant.

3. Le savoir éthique comme pratique

3.1. Pour l’enseignant désigner dans la conception de l’outil :

Le choix des paramètres et de leur représentation graphique à l’écran doit être au service de la compréhension de l’activité du pratiquant pour que l’élève puisse progresser dans l’activité. L’interface ne doit pas partir dans une complexité extrême valorisante pour le concepteur d’un outil rendant compte d’une variété de paramètres de la course de chaque élève, d’une précision et d’une individualisation inconnues jusque-là, mais sans pouvoir l’exploiter.

En effet, dans un contexte d’apprentissage, c‘est l’élève pratiquant qui doit incorporer les conditions de réussites et des ressources de l’environnement qui rendent possible cette réussite. L’outil numérique est une aide, un médiateur pour voir ou analyser une donnée invisible sur le terrain en situation de pratique. Mais en aucun cas, l’interface ne doit à la manière de google map donner le chemin par des flèches à suivre pour aller à la balise recherchée. La machine n’a pas un rôle prescripteur dans l’activité in situ de l’élève. Elle permet un retour à postériori sur l’activité objective du parcours réalisé par l’élève par l’intermédiaire d’un capteur GPS. C’est la rélation entre la trace GPS visualisée sur l’écran et le vécu du pratiquant qui doit permettre par la médiation de l’enseignant ou des pairs de comprendre voir d’élargir la perception des éléments de l’environnement pour mettre en relation les éléments de la carte et du terrain de façon plus précise, rapide et fiable.

Ce dispositif n’empêche pas l’élève de se perdre ou d’avoir peur de se perdre parce qu’il est fatigué. Est-ce éthique ? Oui si nous nous référons à la notion d’éthos comme habitation de soi. L’enseignant procure ici un risque subjectif à l’élève parce que la peur de se perdre dans un environnement inconnu, qui lui semble être dangereux, est un environnement sécurisé objectivement, car il est délimité physiquement par une clôture infranchissable et la surface peut rapidement être parcourue par des groupes d’élèves (l’équipe de recherche). C’est cet enjeu de faire un mauvais choix d’orientation et d’avoir une conséquence physique sur la distance à parcourir ou la réorientation nécessaire qui éduque en acte à la conséquence de ses actes. Cette sensation peut être une découverte pour certain adolescent à une époque où l’erreur dans les jeux vidéo, conduisant à une mort virtuelle, n’a pas d’impact sur le joueur puisqu’il peut recommencer sans dommage corporel.

3.2. Pour le programmeur dans la réalisation de l’outil :

Note de bas de page 8 :

https://github.com/movuino, https://github.com/severinferard/dora

K. Lhoste, le concepteur du capteur open source Movuino et S. Férard le concepteur du code du serveur de réception des données des capteurs et du traitement visible sur l’écran au travers d’une page html ont veillé à documenter8 leur travail et les choix techniques permettant de connaître, en toute transparence, le traitement des données.

3.3. Pour l’enseignant dans la mise en œuvre de l’outil :

Le dispositif D.O.RA. démontre à l’élève que son action est première et qu’il est responsable des choix d’itinéraire pour atteindre la balise. Le dispositif permet à la fin de l’exercice de confronter les sensations en premières personnes de l’élève avec les données objectives en 3e personne relative à la vitesse de déplacement géolocalisée de l’élève et à la validation ou pas des balises. L’éthique pédagogique est d’aider le pratiquant par un retour individualisé et précis sur des erreurs ou des réussites lors du parcours.

4. Discussion

Le rôle du corps est central dans l’activité de course d’orientation lors du déplacement d’une balise à l’autre dans un environnement informationnel où le potentielles de ressources d’actions est infini.

Comment aider l’élève à assumer cet apprentissage de la simplexité (Berthoz, 2009), c’est-à-dire automatiser et anticiper les décisions les plus routinières, incorporées et cohérentes avec l’anticipation tout en laissant du temps et des ressources pour les situations complexes.

Le cycle d’apprentissage permet l’expérimentation par l’élève de diverses situations qui vont permettre un codage du terrain, décodage de la carte, recodage par son déplacement de plus en plus précis et rapide. Cela permet une augmentation du temps pour la vérification de la relation terrain / carte. Cela permet une prise de risque de plus en plus importante c’est-à-dire une augmentation de la vitesse de déplacement, de la lecture de carte qui peut même se faire en même temps que le déplacement.

L’apport du numérique permet un retour individuel et objectif de la trace de son déplacement, information nouvelle pour l’élève. Comment s’en saisit-il ? Au début, cette information l’intéresse peu, car il a une analyse dérivée de l’athlétisme : la distance et le temps constituent les seules datas auxquelles ils prêtent attention.

Au fur et à mesure que leurs compétences physiques vont se développer et s’automatiser dans une relation énactive (Varela et al., 1993) d’action - perception circulaire à l’environnement, le retour de l’activité par la carte numérique et l’interface va devenir une ressource. Premièrement parce qu’il va répondre à une question de l’élève pourquoi je n’ai pas trouvé la balise ?

Une deuxième phase provient de la lecture du parcours d’autres élèves et de la mise en relation par rapport à leur temps de parcours et distance parcourue (pour un nombre de balises validées et un niveau physique similaire) : le questionnement permet de s’ouvrir sur d’autre choix d’itinéraire et de prendre d’autres repères dans l’environnement, peut-être moins visible ou tracé que les chemins (exploratoires, chemins virtuels).

La construction physique et cognitive du corps passe aussi par une construction organologique de l’outil numérique (Stiegler, 2014). L’écran support d’informations devient un sens de la perception de l’environnement. Dans une vision phénoménale et incorporée du monde, l’écran devient un incran (Andrieu, 2022).

À partir du moment où cette interface et les informations afférentes sont considérées comme organologique, c’est-à-dire comme une source de perception du monde, l’éducateur se doit d’intégrer, dans la conception et la mise en œuvre de l’outil, la même démarche éthique que pour une éducation d’un des sens du corps. Les données géolocalisées visibles sur l’écran donnent des retours de l’expérience de l’activité du pratiquant par un incran qui intègre par le vécu du corps le corps vivant. La différence n’est pas qu’un incran intègre l’intérieur d’un individu, l’écran de cinéma faisait déjà corps avec le monde pour M. Merleau Ponty « avec une technique qui actualiserait elle-même des qualités corporelles et spatiales » (Andrieu, 2022, 71).

Cette dimension circulaire entre une action dans le monde et une perception issue de cette action est la vision énactive de l’activité humaine selon F. Varela et dont l’éthique est une construction du monde en acte. Avec l’ incran le dispositif est si incorporé que le monde prend du corps et devient corporel. L’hybridation entre le numérique et le corporel va se développer au point d’être vécu comme une osmose.

Cela pose de nouvelles questions pour l’éducateur designer d’informations et d’interface numérique par la quantité d’informations pouvant être prélevées, traitées et représentées par l’outil numérique. À chaque étape des choix éthiques fait par l’homme sont réalisés en fonction d’une intention : économique pour la continuité de son entreprise ou éducative pour la performance de son outil. Suivant le choix du modèle économique, la viabilité financière et performative du produit peut se rejoindre. L’exemple de l’open source où chaque utilisateur peut contribuer aux codes, qui est visible de tous au sein d’une communauté de partage, semble être un des modèles les plus éthiques d’agentivité. Bien sûr, le développement de ressources open source demande des compétences et un temps de conception beaucoup plus important que le simple usage d’un programme commercial. Au-delà des questions soulevées par S. Granger (2021) sur la féminisation des développeurs de projets et la violence des échanges des développeurs sur les forums de certains logiciels open source, le faible engagement de la communauté éducative dans le développement des logiciels libres entérine l’idée développée par D. Cardon que « les innovations sont toujours sociotechniques » (2019, 60). La place des Femmes et des violences sur les pratiquants et les spectateurs est également questionnée dans le sport (Barbusse, 2022), preuve que ses questions, avec des spécificités et des manifestations différentes, ont des convergences sociétales.

Conclusion

Le positivisme technologique n’a pas résolu les dilemmes éthiques de l’utilisation d’un dispositif numérique en éducation. Paradoxalement, c’est au moment où l’interaction et la liberté individuelle sont rendues totales par une information numérisée accessible à tous et à tout instant que le contrôle de notre attention et l’incitation à nous donner l’information que nous souhaitons est la plus grande. Reste à décoder l’information pour en faire une connaissance utilisable par l’individu. Dès lors l’attention et le temps dévolu à cette information deviennent cruciaux pour certains modèles économiques.

Comment choisir l’information à mettre en avant pour l’utilisateur. Ce choix guidé pour l’éducateur par des problématiques didactiques et pédagogiques peut être aidé par les environnements numériques et les algorithmes d’aide à la décision. Cependant, dans une vision commerciale, les concepteurs de ses ressources doivent capter l’attention des utilisateurs pour utiliser leurs produits et rester selon le modèle économique le plus longtemps devant l’écran pour pouvoir visualiser de la publicité.

Là où la conception n’est pas éthique, c’est qu’elle utilise le mécanisme attentionnel anthropologique pour le dévoyer de la visée de survie de l’individu en le mettant par les travaux de la neuroscience au service de l’utilisation de plateforme numérique. Le bienfait en surface pour l’utilisateur est majoritairement au service du concepteur du site qui par l’algorithme renforce l’égo de l’utilisateur consommateur. Les communs numériques par la conception d’outils numériques aux codes ouverts et librement partageables et modifiables sans intérêt économique peuvent être une solution éthique à l’économie de l’attention comme modèles économiques des ressources éducatives.

L’arrivée de Chat GPT et de l’absence d’information sur les sources utilisées par les algorithmes pour fournir une réponse rédigée et argumentée à un prompt accentue cette route vers une dépossession individuelle de savoirs au profit de base de données numériques. Sans savoir de l’utilisateur, il ne peut y avoir d’interaction et d’autonomie de l’utilisateur pour exercer son esprit critique. Sans savoir et savoir-faire, il devient dépendant de la machine et des variations ou de l’orientation de l’évolution de l’algorithme.

La décharge de dopamine, comme un joueur devant une machine à sous, n’est pas au service de l’éducation de l’individu, mais de maintenir son attention par des alertes, des notifications et des datas sur l’engagement de ses suiveurs sur son contenu apte à conserver sa motivation pour publier ou regarder des contenus.

Le savoir éthique n’est pas dans la connaissance de ce qui est bon, mais dans l’expérience partagée. Faut-il s’enrichir aux dépens de l’utilisateur de sa solution ?

L’enjeu dans le sport comme dans le numérique est que l’action du pratiquant est en avance sur les questions éthiques que les institutions ne peuvent encore juger. Dès lors, la méconnaissance du pratiquant sur les conséquences et la confiance qu’il donne avec ses données aux plateformes numériques le met en position de vulnérabilité.

L’enjeu, notamment pour les plus jeunes, est déplacé sur les concepteurs, designers de l’apprentissage et des applications pour construire un chemin de formation qui ne soit pas un chemin de captation de l’utilisation.

Cette vision des lumières d’une libération des corps pour libérer la pensée se retrouve remise en cause par une conception des outils numériques, des interfaces et des algorithmes enfermant l’utilisateur dans une bulle algorithmique qui se renforce par l’usage et les résultats attendus. Le corpus des savoirs n’est plus guidé par la production, mais par la réception à son corps défendant des intentions des concepteurs par le passage du virtuel au réel.