En quête d’une éthique normative du numérique pour aborder le XXIe siècle : Care et/ou minimalisme moral ? The quest for a normative digital ethic for the 21st century: Care and/or moral minimalism?

Camille Roelens 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5126

Cet article procède de la philosophie politique de l’éducation/formation et de l’éthique interdisciplinaire, dans une perspective appliquée. Il explore deux corpus importants dans le panorama contemporain de l’éthique normative, les théories du care et le minimalisme moral. Leurs avantages respectifs pour nourrir une éthique numérique orientant nos jugements et nos choix et nous offrir des ressources heuristiques et pratiques pour saisir les défis d’aujourd’hui et de demain, dans un monde numérique, sont discutés. Nous présentons d’abord de manière synthétique les propositions clés de l’éthique du care pour nous aider à penser aujourd’hui l’autonomie individuelle dans ce qu’elle a de vulnérable, singulier, conditionnée et complexe (1), et la manière dont cela peut se décliner en une éthique normative pratique et appliquée du numérique en particulier. Nous faisons ensuite de même pour l’éthique minimale (2). Nous envisageons enfin les conditions d’une dialectique entre ces éthiques (3), à l’horizon d’une prudence numérique (4).

This article draws on the political philosophy of education/training and interdisciplinary ethics, from an applied perspective. It explores two important corpuses in the contemporary panorama of normative ethics : care theories and moral minimalism. Their respective advantages in nurturing a digital ethics to guide our judgments and choices, and in offering us heuristic and practical resources to grasp the challenges of today and tomorrow, in a digital world, are discussed.. We begin with a summary of the key propositions of the ethics of care to help us think about individual autonomy today in all its vulnerability, singularity, conditioning and complexity (1), and the way in which this can be translated into a practical and applied normative ethics of the digital world in particular. We then do the same for minimal ethics (2). Finally, we consider the conditions for a dialectic between these ethics (3), with a view to digital prudence (4).

Sommaire
Texte intégral

Il s’agira [désormais] de déployer une pensée pragmatiste et politique : accepter les mutations introduites par le numérique et […] travailler ensemble sur les modalités d’une nouvelle forme de gestion de la mémoire, de l’identité et du savoir, et d’élaborer une éthique. Et cette éthique est à inventer car elle se situe entre les deux éthiques identifiées par Max Weber, celle de l’homme politique et celle du savant […], l’une animée par la conviction, la seconde par la responsabilité (Doueihi, 2013, 54-55)

Introduction

Note de bas de page 1 :

Prairat conclut par exemple son dernier ouvrage en date (2022, 155-156) en disant que cette question est incontournable pour toute réflexion sur les politiques scolaires et l’éthique enseignante désormais. Par ailleurs, comme ce dernier le recommande (2014) – avec notamment Ogien, dont il sera beaucoup question dans cet article – nous utilisons ici indistinctement les termes d’éthique et de morale.

Note de bas de page 2 :

D’autres paradigmes récents peuvent bien-sûr être privilégiés et offrir des réflexions fécondes (voir en particulier Domenget et al., 2022), nous prétendons simplement ici emprunter une voie moins frayée.

Note de bas de page 3 :

À titre d’exemple révélateur, remarquons qu’il n’y a pas d’entrée « Numérique » dans le volume pourtant imposant des Questions d’éthique contemporaine (Thiaw-Po-Une, 2006) – tout au plus un chapitre sur les « technosciences » (710-728) très axé sur la bioéthique et le commentaire d’Heidegger. Il en est mutatis mutandis, de même dans plusieurs synthèses récentes en éthique normative (Canto-Sperber et Ogien, 2004/2017 ; Russ et Leguil, 1994/2020) et appliquée (Marzano, 2008/2020).

Note de bas de page 4 :

Comme l’écrit Foray : « Les philosophes n’établissent pas de fait empirique ; en tant que travailleurs de la pensée, ils manipulent des concepts inévitablement affectés d’un certain degré de généralité. Cela rend leur travail abstrait ; mais cette abstraction est, on l’espère, le revers d’une qualité, qui est la capacité de voir plus de choses, de relier des plans de la réalité qui semblent éloignés ou de nature différente, etc. On pourrait dire schématiquement que les savants s’approchent des choses pour les voir de plus près, alors que les philosophes s’en éloignent pour embrasser un paysage plus large » (2016a, 67).

Cet article articule la philosophie politique de l’éducation/formation (Blais et al., 2002/2013, 2008, 2014/2016) et de l’éthique interdisciplinaire, car les enjeux polymorphes des transformations numériques actuelles et prospectives nous paraissent requérir nécessairement ces deux horizons de travail intellectuel1. Il nous semble en revanche que la saisie des plus importantes théories normatives contemporaines dans une perspective pratique et appliquée au numérique est à ce jour plus vivace en philosophie politique (voir notamment Bernholz et al., 2021 ; Coeckelbergh, 2022) qu’en philosophie morale. Dans ce second domaine se rejouent davantage des débats classiques entre les trois principaux courants historiques de l’éthique normative : déontologisme, vertuisme, conséquentialisme (Billier, 2010/2021 ; Canto-Sperber et Ogien, 2004/2017 ; Prairat, 2014a). Il s’agira alors de définir des devoirs moraux des différents acteurs et usagers du numérique, de dresser un portrait-robot de l’usager vertueux ou encore de mettre en balance les apports et les impacts de l’omniprésence de ces technologies dans nos vies en termes de bien-être des individus. Cette démarche produit assurément des résultats intéressants et des repères précieux (voir en particulier Germain et al., 2022), mais laisse aussi relativement inexplorés d’autres possibles, dont deux en particulier que nous nous proposons de saisir ici. Ceux-ci consistent à s’intéresser à ce qu’auraient à offrir respectivement l’éthique du care et l’éthique dite minimale pour nourrir une éthique normative du numérique à même de répondre au défi posé par Doueihi en exergue du présent texte2. Cela n’implique pas uniquement un travail de recension – car les auteurs clés de ces courants n’ont pas ou peu écrit sur le numérique à notre connaissance – mais bien la formulation de propositions originales à partir desdits cadres normatifs, comme nous avons commencé ci-et-là à en paver la voie (Roelens, 2022a, 2022b). Ainsi, certains points de notre développement pourront sans doute donner ci-après l’impression de s’éloigner, pour un temps, de la thématique du numérique pour traiter de question plus globale en philosophie morale normative3. Cette attitude n’est pas fortuite, elle est même de méthode4. Pour penser adéquatement une éthique du numérique aujourd’hui, mieux vaut, avons-nous soutenu ailleurs (Roelens et Pélissier, 2023), s’assurer d’abord d’un canevas de positions normatives plus générales applicables au monde démocratique contemporain, et en décliner ensuite les implications pratiques dans des domaines plus précis comme l’éducation et/ou le numérique, que de procéder à l’inverse. Cela réduit en effet les risques de contradictions internes entre des positions éthiques sectorielles développées séparément sans cette vue d’ensemble. Cela permet également un recours plus cohérent à certaines théories normatives globales, quand bien même n'auraient-elles pas donné à l’éthique du numérique une place centrale, nous contraignons sur ce point à un certain nombre de prolongements raisonnés et de déductions argumentées.

Pour ce faire, nous présentons d’abord synthétiquement les propositions clés de l’éthique du care pour nous aider à penser aujourd’hui l’autonomie individuelle dans sa dimension vulnérable, singulière, conditionnée et complexe (1), et sa déclinaison en une éthique normative pratique et appliquée du numérique en particulier. Nous faisons de même ensuite pour l’éthique minimale (2), avant d’envisager les conditions d’une dialectique entre ces éthiques (3), à l’horizon d’une prudence numérique (4).

1. Prendre soin dans et de la numérisation du monde

« Au niveau le plus général, écrit Tronto dans une définition fondatrice, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre "monde", de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (1993/2009, 13)

Note de bas de page 5 :

Un motif de débat interne à ce courant est celui du degré de naturalisme, d’essentialisme et/ou de différentialisme qu’il intègre quant à la dévolution traditionnellement féminine des tâches de care.

Note de bas de page 6 :

Comme nous le montrons dans des travaux en cours avec Tadlaoui, qui elle-même s’inspire de Collet (2019), cet usage peut connaitre aujourd’hui une forme de rémanence pour tenter de déconstruire les masculinismes numériques inhérent à cette même culture.

Historiquement, le care comme objet puis pierre de touche de la théorie morale (puis politique, sociale et pédagogique) trouve son origine dans les travaux de philosophes nord-américaine féministes (Gilligan, 1982/2008 ; Noddings, 1984/2013, 1992 ; Tronto, 1993/2009, 2012)5. Ces dernières critiquaient de concert ce qu’elles jugeaient être le masculinisme6 des théories du développement moral de Kohlberg et le formalisme de la politique libérale des années Reagan, qui se piquait de défendre des libertés dont ne jouissaient que les plus privilégiés, pouvant de ce fait ignorer leur vulnérabilité ontologique et entretenir les mythes jumeaux du self made man et des opportunités réellement égales pour tous les individus (ne se départageant ensuite que par leurs vertus et/ou leurs mérites propres). Au lieu de poser l’indépendance comme la norme, les théoriciennes du care posent l’interdépendance comme la situation normale de l’être humain, une autonomie soutenue et toujours précaire comme horizon le cas échéant, mais surtout pointons la focale sur l’inégalité de répartition des tâches de soin au sens le plus large qui permet à certains de jouir de libertés effectives que les autres ne peuvent que contempler de loin. Notons qu’il aura fallu plusieurs décennies pour que s’effectue, de ces thèses, une réception francophone à la fois féconde (Brugère, 2011/2014, 2013 ; Garrau, 2018 ; Molinier, Laugier et Paperman, 2009) et discutée, puis encore un temps de latence avant de trouver dans la littérature scientifique quelques saisies substantielles de ce paradigme dans le champ de la philosophie de l’éducation/formation (Derycke et Foray, 2018 ; Usclat, Hétier et Monjo, 2016).

Note de bas de page 7 :

Pour des raisons d’espace de texte, nous n’entrons pas dans le détail de ce qu’est selon Tronto, le care comme pratique – et ses fameuses quatre phases, « se soucier de, prendre en charge, prendre soin et recevoir le soin » (1993/2009, 147) ou comme théorie politique (206-232) critique et transformatrice. Devant, de même, être bref y compris sur la présentation de cette éthique, on lira avec profit la synthèse de Brugère sur ce point (2011/2014) en complément.

Une des formalisations les plus claires et influentes de ce que pourrait être une déclinaison du care comme éthique normative7 se retrouve sous la plume de Tronto (1993/2009, 171-205). « Être moralement bon, écrit-elle, exige […] de chacun qu’il s’efforce de répondre aux demandes de soin auxquelles il est confronté dans sa vie. Pour qu’une société soit jugée comme moralement digne d’admiration, elle doit […] apporter une sollicitude adéquate à ses membres » (172). Il existe, précise-t-elle, « quatre éléments éthiques du care, l’attention la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse » (173). Schématiquement, le premier terme désigne une intégration substantielle de la conscience de notre propre vulnérabilité intrinsèque et de celle des autres à nos raisonnements moraux, le deuxième « un ensemble de pratiques culturelles implicites » (178) qui nous invitent à prendre soin des plus vulnérables, le troisième une capacité à aller au-delà des pétitions de principe et à agir effectivement et efficacement pour parer aux vulnérabilités les plus aigües, et enfin le quatrième à traiter l’individu qui reçoit le soin comme un agent actif dont l’avis compte et non comme un patient passif et minorisé.

Note de bas de page 8 :

« Monde numérique : ce syntagme met l’accent sur la dimension anthropologique, plutôt que strictement technique, des environnements virtuels, ainsi que sur des aspects fondamentaux de la relation humaine selon les fonctions qui ne sont, ni strictement rationnelles, ni directement utiles : informationnels, communicationnels (solidarités par exemple), cognitifs, culturels, mais aussi imaginaires, poétiques, spirituels » (Albero, Simonian et Eneau, 2019, 592). L’expression numérisation du monde vaut dans nos travaux tentative de penser de concert la dynamique de numérisation et celles d’individualisation et de démocratisation bien identifiée par Tocqueville en son temps et densément remise au travail par nombre d’analystes du contemporain depuis (voir en particulier Roelens, 2022c, 2023).

Note de bas de page 9 :

Remarquons toutefois que le langage du soin a été densément mobilisé ces deux dernières décennies par un des critiques importants de la numérisation du monde, à savoir Stiegler (2008), dans une inspiration poursuivie notamment par Alombert et al. (2021). Il est cependant permis de penser que les thèses de Stielger doivent ici davantage à ses travaux antérieurs, à sa conceptualisation du panser et à ses lectures d’Heidegger et Foucault qu’il cite abondement qu’aux théoriciennes du care.

Note de bas de page 10 :

Cela étant ensuite de nature à ouvrir sur un questionnement plus fin sur ce que peut ou non être cette agentivité, que nous ne pouvons ouvrir ici mais qu’esquissent ailleurs Alvarez et Payn (2021).

Qu’en est-il si l’on applique ces principes à la réflexion éthique sur et dans un monde numérique, ou encore si on l’applique à la numérisation du monde8 ? Tronto n’en dit rien elle-même directement, mais nous laisse en quelque sorte assez de jalons et de points d’appuis pour nous permettre des hypothèses9. A minima, nous pouvons dire qu’une éthique normative du numérique inscrite dans une axiologie globale puisant aux sources du care serait une éthique permettant quatre choses. Premièrement, une attention effective aux diverses vulnérabilités numériques, la nôtre y compris. Deuxièmement l’intégration, à la culture numérique elle-même, d’un refus d’indifférence face à ses propres impacts en tout genre (pensons par exemple aux impacts environnementaux ou à la précarisation de certains secteurs d’emploi) . Troisièmement, la position d’acte concrets et le développement de compétences permettant au numérique d’être un atout, et non un obstacle, dans la perpétuation du monde et de nous-même. Quatrièmement, pour finir, ne jamais faire numériquement quelque chose à un individu sans se soucier de ce que cela lui fait, ni s’assurer qu’il a les moyens d’être agent10, et non patient, de la situation.

2. Refuser les maximalismes dans un monde numérique : raisons et moyens

Note de bas de page 11 :

Étant ici aussi contraint à l’épure, nous nous permettons de renvoyer aux exposés plus précis que nous avons donnée ailleurs quant à cette éthique normative (Roelens, 2021)

« Qui aimerait, demande rhétoriquement Ogien pour introduire sa proposition minimaliste en éthique normative11, vivre dans un […] monde où rien de ce qu’on est, pense ou ressent, aucune de nos activités fut elle la plus solitaire, n’échappe au jugement moral ? [C]e monde […] est celui que les philosophes, apparemment très bien intentionnés, soucieux de notre "bien" et de notre "épanouissement personnel", inquiets de nous voir agir assez systématiquement contre notre "nature" ou notre "dignité" ont élaboré pendant des siècles. […] J’appelle "maximaliste" un tel monde moral et, par contraste, "minimalistes" des mondes moraux moins envahissants, dans lesquels, par exemple, toute l’éthique se résume au souci de ne pas nuire délibérément à autrui » (2007, 11-12)

Note de bas de page 12 :

Cet œuvre a en revanche été précocement discutée dans le champ de la recherche en éducation (Durand et Fabre, 2014 ; Roelens et Bouchard, 2021) où Ogien fit lui-même une intervention remarquée (2013b).

Grand connaisseur de la tradition anglo-américaine en philosophie analytique et en métaéthique, inspiré par Mill et Rawls, Ogien est l’auteur d’une œuvre abondante (voir en particulier : 2007, 2009, 2011, 2013a, 2016) à la fois académique, publique et actuelle dans ses thématiques, mais où le numérique est paradoxalement peu présent12. Il nous est arrivé (Roelens 2023) de décrire son projet, en éthique normative, comme celui de démocratiser la morale, une exigence souvent absente des perspectives des plus grands analystes de la modernité démocratique même, tels Tocqueville. Il en développe pour cela une « conception qui repose sur trois principes seulement : 1° Indifférence morale du rapport à soi-même ; 2. Non-nuisance à autrui ; 3° égale considération de chacun » (196). Il refuse donc par exemple l’idée de devoirs moraux envers soi-même chers aux déontologistes (héritiers de Kant) comme l’exigence morale faite à chaque individu de cultiver ses vertus et talents. Plus globalement, l’éthique minimale se singularise par son opposition radicale à trois tendances à l’emprise très forte sur la pensée éthique normative historique comme contemporaine : le moralisme (prétention à détenir soi-même la seule vraie conception du Bien et à juger les autres à l’aune de celle-ci), le perfectionnisme (l’idéal de perfectionnement des individus et des collectifs en les rapprochant de cette même conception du Bien) et le paternalisme (le fait de s’autoriser, dans pareille entreprise, à contraindre les comportements des autres et à ignorer leurs avis, supposément "pour leur bien"). Précision ici un point : Ogien n’ignore pas que dans la plupart des cas les lois en vigueur (le dit droit positif) est, y compris dans les démocraties libérales occidentales, plus répressives et contraignantes (par exemple sur la pornographie, qu’il a étudié) que ne l’est son éthique : il l’admet en un sens tout en le critiquant, mais refuse en tout cas que ces formes de normativités se parent du masque de l’éthique d’une manière qu’il juge abusive, par les prescriptions énoncées autant que par le champ d’action conférée à la vie morale.

Note de bas de page 13 :

Qui nous demande en particulier de ne pas considérer qu’il est moins grave de nuire à certains individus qu’à d’autres sur des bases discriminatoires, par exemple car ils ne nous "ressemblent" pas.

Ceci pris en compte, on peut montrer (comme nous avons commencé de le faire dans Roelens, 2022a) que les quatre principes cardinaux d’une éthique normative minimaliste du numérique pourraient être les suivants. Premièrement, il s’agit pour l’individu de toujours agir de manière à, autant que possible, éviter, de nuire aux autres par ses propres usages numériques et de respecter leurs droits et libertés en général, et dans cet espace en particulier. Deuxièmement, il s’agit de prendre acte de la complexité accrue de l’assomption du principe d’égale considération de chacun13 dans un monde ou nos agissements sont toujours davantage interconnectés et leur conséquence plus immédiatement et largement ressenties, générant des enjeux éthiques amplifiés par rapport à des situations antérieures. Troisièmement, et ce point est sans doute à la fois le plus décisif et le plus polémique, il est posé que les individus n’ont aucun devoir par rapport à eux-mêmes dans leur rapport à un monde numérique et qu’il n’existe pas en soi une manière moralement supérieure aux autres d’y vivre (par exemple d’avoir envie ou non de se déconnecter parfois). Quatrièmement, il n’y a donc pas de motifs justifiables et légitimes à ce que l’éthique s’arroge le droit de proscrire et/ou de prescrire certains usages du numérique qui ne le sont pas déjà par les lois et des règles dédiées, ou de promouvoir quelque chose comme une vision positive d’une seule manière vraiment humaine de vivre dans un monde numérique.

3. Dialectiser care et minimalisme moral pour une éthique normative du numérique ?

De ce qui précède, et plus particulièrement des formalisations de propositions normatives inspirées respectivement du care et du minimalisme à l’horizon d’une éthique pratique et appliquée du numérique, on perçoit déjà et l’on devine plus encore de convergences et de divergences potentielles entre ces deux théories morales. Plus globalement, il y existe entre le care et le minimalisme un certain nombre de parallèles qui peuvent motiver et amorcer leur mise en dialogue. Ils ont par exemple en commun d’articuler des réflexions se voulant axiologiquement cohérentes en philosophies politique et morale, en particulier au plan normatif. Ils se construisent également, fut-ce en s’opposant parfois, dans le sillage des travaux décisifs de Rawls (1971/2009, 1993/1995, 1993/2000) sur la justice sociale et le libéralisme politique dans les démocraties actuelles : le care avec la prétention d’en souligner des manques, biais et angles-morts ; le minimalisme pour exiger une plus grande cohérence des penseurs libéraux dans l’ensemble de leurs jugements avec les principes fondamentaux qu’ils reconnaissent et célèbrent souvent à nouveaux frais à travers la référence rawlsienne (la centralité des droits et libertés individuels en particulier). Ces deux courants de pensée se positionnent et se déploient aussi par rapport au libéralisme utilitariste de Mill (1859/1990, 1861/2008), plutôt à titre de repoussoir pour le care, davantage en tant qu’inspiration potentielle et d’élan à accomplir et polir pour le minimalisme. Ce sont aussi des éthiques se voulant clairement pratiques et appliquées et non uniquement spéculatives, revendiquant à ce titre une capacité particulière à renouveler les boussoles et les cartes pouvant orienter nos jugements dans un monde incertain (Fabre, 2011) et nous permettre de faire face aux grands défis éthiques du temps. Bref, il y a là un certain nombre de points d’appuis possible pour leur mise en dialogue, mais au moins autant, également, de points de vigilance, et donc de nécessité de précisions rigoureuses des chemins théoriques empruntés si l’on s’engage sur la voie réflexive d’une telle dialectique.

Remarquons pour commencer que les deux courants théoriques se discutent (voire disputent) volontiers l’un l’autre, en particulier à l’occasion de jugements normatifs sur la capacité ou non des démocraties libérales contemporaines à relever les défis du temps et à faire face aux transformations majeures (numériques mais aussi environnementales) qui perturbent nombre d’équilibres établis de manière à la fois responsable et attentive aux plus vulnérables. Même s’il ne se réfère pas explicitement aux théories du care, tout le sens de la critique qu’un auteur comme Hunyadi adresse au minimalisme moral (2019a) est d’en faire une forme "d’idiot utile" d’un néolibéralisme qui, marchant main dans la main avec les fameux GAFAM (2019b), aggraverait toutes les tares que les théoriciennes du care dénoncèrent en termes d’irresponsabilité des puissants (Gilligan et al., 2013), d’indifférence aux vulnérabilités et d’écrasement des besoins légitimes sous les désirs hédonistes débridés de quelques-uns. Réciproquement, Ogien lui-même (2011b, 2016, 112-117) a précisé les conditions auxquelles il pourrait trouver dans le care un allié pour sa philosophie politique et morale permissive, libertaire et égalitaire, et non un adversaire. Il pose à ce propos une alternative claire. Soit, donc, « le care est une éthique d’appoint, qui recommande […] d’humaniser les grandes théories universalistes et abstraites de la justice [mais] reconnaît la valeur de leurs concepts centraux : droits, libertés individuelles, impartialité des procédures, redistribution équitable » (2011b, 180), et alors il accueille volontiers ce « complément de cœur » (ibid.). Soit au contraire :

« Le care n’est pas une éthique d’appoint, une sorte de complément de cœur aux grandes théories universalistes de la justice. C’est une conception politique et morale d’ensemble qui est en compétition avec elles. Dans cette version radicale, le care récuse les fondements même des théories universalistes de la justice. Elles seraient construites sur une conception trop pauvre de l’être humain, présenté comme un individu abstrait, désincarné, coupé de tout ce qui fait sa spécificité en tant qu’humain […]. Dans cette version radicale, les idées centrales des théories de la justice (droits, libertés individuelles, redistribution équitable, impartialité des procédures, etc.) sont dénoncées comme des abstractions trompeuses » (ibid.)

Dans ce cas, Ogien juge les horizons normatifs du care et du minimalisme incompatibles entre eux, que ce soit pour penser l’éthique du numérique ou tout autre registre d’application.

On notera aussi que cette problématique de fond – peut-on, et jusqu’où, faire dialoguer care et minimalisme en éthique normative ? – traverse aussi le champ de la réception de ces théories en éthique pratique et appliquée, comme l’illustre bien le domaine de l’éducation. Un philosophe comme Monjo a ainsi pu y tenter une forme d’hybridation entre care et minimalisme dont la ligne de fuite serait de prendre soin de ne pas nuire, ou encore de prendre soin de permettre à chacune de faire valoir cette voix que le minimalisme nous invite à considérer également (2014, 2018), toutes choses qui doivent entre autres permettre de prévenir les résurgences de la critique du formalisme libéral quant à l’option minimaliste, en particulier à l’école. Un éthicien comme Prairat – abondant commentateur du minimalisme moral (voir notamment 2014b, 2021) – se montre pour sa part des plus sceptiques sur ce qu’il n’hésite pas à nommer « l’improbable mariage du care et du minimalisme éthique » (communication personnelle), en particulier parce que « le minimalisme refuse, par principe, tout mariage. Il est réfractaire à toute forme d’alliance […]. C’est un indécrottable célibataire » (ibid.). Pour autant, le même auteur souligne (2014a, 76-79) l’importance de la distinction entre un minimalisme radical et un minimalisme raisonnable, ce qui implique bien que le minimalisme peut, a minima, être poli dans son âpreté et saisi au plus juste.

Comment, alors, aborder cette tension entre care et minimalisme, voire en user, si l’on rencontre ces deux options dans la quête d’une éthique normative du numérique ?

4. Vers une prudence numérique ?

Note de bas de page 14 :

En témoignent les paniques morales (Ogien, 2004) que la numérisation du monde suscite à chaque étape de son déploiement et de sa pénétration de nouvelles sphères d’activité (Tessier et Saint-Martine, 2020).

Une tierce position, que nous essayons d’élaborer pour notre part depuis quelques années (Roelens, 2021), consiste en une explicitation d’un ordre de priorité normatif et réflexif donné à chacune de ces deux options éthiques. À l’instar d’Ogien, nous proposons donc de prendre comme base normative le minimalisme moral et : premièrement, d’accueillir tout ce qui, en adoptant ponctuellement le point de vue du care, nous permet de mieux percevoir les vulnérabilités individuelles, d’en tenir compte dans le respect des droits individuels et des principes de justice, et d’étayer un comportement aussi respectueux et humain que possible à l’égard des autres ; deuxièmement, de refuser en revanche tout ce qui pourrait, comme Ogien le craignait lui-même (2011b), faire du care le cache-sexe d’une rentrée en scène des paternalismes, moralismes et perfectionnismes moraux les plus intrusifs dans de nouveaux espaces leur échappant peut-être encore trop à leur goût, tels les espaces numériques14. Cette position a pour elle l’avantage d’une certaine harmonie avec ce que la culture comporte elle-même de prégnance d’un ethos libertaire, égalitaire et permissif (Blondeau et Latrive, 2000 ; Cardon, 2019), qui y conduit électivement à regarder avec méfiance les options normatives qui s’en écartent. Elle permet aussi de ne pas s’illusionner pour autant sur le fait que, dans ces mêmes espaces, les vulnérabilités constitutives de l’autonomie humaine (Foray, 2016b) n’ont pas disparu d’une part, de nouvelles se font jour d’autre part, et qu’il faut les aborder avec responsabilité, non avec indifférence ou dédain. Il n’est pas forcément plus simple de se diriger, de s’orienter, d’agir, de choisir et de penser par soi-même dans un monde numérique, mais ces capacités y sont plus nécessaires que jamais, et doivent être soutenues.

Note de bas de page 15 :

La sortie du cadre de référence aristotélicien sur ce point nous dispense également de devoir définir ce que serait également la déclinaison des autres vertus cardinales que sont la justice, la tempérance et le courage dans un monde numérique. Il semble en effet que cela ne soit guère aisé à envisager dans un contexte de pluralisme des conceptions du bien…

Comment, alors, prendre acte de la problématicité du monde contemporain en général, et d’un monde numérique en particulier, et en tirer une forme de responsabilité éthique envers les vulnérabilités des autres qui ne risque pas de tendre vers le paternalisme, le moralisme et/ou le perfectionnisme ? Comme Fabre a pu le suggérer dans le cadre d’un questionnement analogue (2014), une ressaisie actualisée de la notion de prudence (Delannoi, 1993, 1995) - donc en l’occurrence l’esquisse de ce que serait une prudence numérique – peut sans doute nous aider. Vertu cardinale chez Aristote, la prudence devient chez Kant une forme d’expertise par l’individu dans l’usage des moyens qui le conduisent vers sa conception propre du bien-être, et cèdent le pas en importance morale sur le fameux impératif catégorique. Chez Ogien, la prudence est conçue avant tout comme capacité de « prise en compte de ses propres intérêts à long terme » (2007, 50). Enrichie de l’exigence de prendre soin de ne pas nuire aux autres que permet la rencontre d’une certaine compréhension du care et des principes minimalistes de non-nuisance et d’égale considération, et appliquée au numérique, elle pourrait permettre de définir la prudence numérique15 ainsi : une conscience plus ample, dans l’espace et le temps, des conséquences de nos différents usages numériques effectifs ou potentiels sur les autres et sur nous-mêmes, et donc une capacité à choisir tel ou tel usage en connaissance de cause, soit pour éviter de nuire aux autres, soit pour éviter de compromettre ingénument nos propres intérêts sans l’avoir bien pesé. Ce disant, il serait possible de venir recouper les travaux d’une autre philosophe contemporaine ayant tenté d’intégrer les apports respectifs du care et des théories libérales de la justice, à savoir Nussbaum, et de tenter à partir de ses travaux de penser des capabilités numériques (2011/2012).

Note de bas de page 16 :

Nous travaillons en particulier actuellement à un texte dédié en propre à l’exposition plus exhaustive d’une définition de la prudence numérique, en l’état plus éparse dans notre bibliographie personnelle.

Ce sont là encore des perspectives qui doivent être plus densement explorées16, mais gageons avoir montré qu’on ne perd rien, dans la quête d’une éthique normative du numérique pour aborder le XXIème siècle, à cheminer dans cette direction.