Jorge Arango, Living in Information, Responsible Design for Digital Places, Two Waves Books, 2018

Anne Catherine Verrette 

Texte intégral

Co-auteur de la quatrième édition d'Information Architecture : for the Web and Beyond parue en 2015, Jorge Arango propose ici son premier ouvrage solo avec Living in Information. Designer de produits numériques depuis plus de 25 ans et anciennement président de The Information Architecture Institute, Arango se positionne comme une importante figure du domaine de l’architecture d’information. Dans cet ouvrage, Arango s’adresse aux designers d’interface et d’expérience utilisateur ainsi qu’à tous les responsables de services ou de produits numériques désireux de comprendre comment concevoir des environnements informationnels plus durables.

L’ouvrage est organisé en 10 chapitres, dans lesquels l’auteur déploie une analogie avec l’architecture pour faire le parallèle entre les caractéristiques des environnements physiques et des environnements informationnels durant les 9 premiers chapitres, puis recourt à une autre analogie pour le dernier chapitre de l’ouvrage. Bien que certains chapitres soient traités dans un style plus pédagogique, notamment ceux traitant des différents types de structures, de la nature des systèmes et de la durabilité (sustainability), l’objectif premier de l’ouvrage semble d’abord et avant tout de sensibiliser le lecteur à une nouvelle vision de l’architecture d’information et du design d’interface, plus adaptée à nos sociétés actuelles.

Ces éléments de réflexion sur l’architecture d’information et les expériences numériques méritent effectivement qu’on s’y attarde. Pour bien faire saisir la nature des environnements informationnels au lecteur, Arango explique d’abord ce que sont les environnements physiques « artificiels » (édifices, parcs, rues, etc.) et comment, par la création de contextes, ces derniers influencent grandement nos comportements. Cette création de contextes n’est pas spécifique aux environnements physiques, puisque les environnements numériques créent aussi des contextes qui influent sur les comportements et les actions. L’échange de message, par exemple, se déroulera différemment sur une application de messagerie texte personnelle, sur Twitter, ou encore dans un outil collaboratif comme Slack. Des groupes particuliers de libellés, organisés dans un certain ordre, vivant dans un univers interactionnel précis, permettent de comprendre ce qu’il est possible et suggéré de faire dans un tel environnement, de la même manière que l’organisation physique d’une banque nous incite à faire la file calmement.

Arango nous fait ensuite prendre consciences qu’une grande partie de nos interactions sociales quotidiennes se déroulent désormais à l’intérieur d’environnements informationnels. À l’heure où de plus en plus de gens travaillent, magasinent et apprennent dans des environnements informationnels, nous socialisons aussi de plus en plus en dehors du monde physique. Arango introduit le concept de « third place », popularisé par le sociologue Ray Oldenburg, qui renvoie à ces endroits qui permettent aux humains de se rassembler en communauté et qui permettent de socialiser entre voisins et concitoyens. Dans le monde physique, ces endroits sont les cafés, les parcs, les librairies, les bars, etc., alors que dans le monde numérique, ces endroits sont maintenant Facebook, Twitter et Instagram. Or, dans ces environnements informationnels, les objectifs et les besoins des utilisateurs ne sont généralement pas alignés avec les modèles d’affaires de ces organisations, modèles basés sur la quête et la monétisation de l’attention de leurs usagers ou, comme il est coutumier de dire dans l’industrie, l’engagement. Cette problématique est double : elle est susceptible de créer des expériences frustrantes pour les utilisateurs et des dilemmes éthiques pour les designers et les administrateurs en charge de façonner ces environnements informationnels.

L’attention est précieuse, c’est d’ailleurs un des enseignements du livre. Arango suscite le questionnement sur l’abandon de notre propre attention aux mains des puissants du Web, nous donnant envie de réduire ou même d’éliminer notre présence sur les réseaux sociaux. Arango amène ici une piste de solution : pour combattre cette fuite de l’attention et pour créer des environnements informationnels qui répondent réellement aux besoins humains, les designers doivent cesser de considérer les environnements numériques comme des outils et des produits, et les traiter comme des lieux en s’adonnant au place making plutôt qu’au product making. Arango propose d’utiliser l’architecture physique comme cadre pour la conception d’expériences numériques, ouvrant ainsi la porte à une réflexion davantage axée sur le long terme. Les édifices ne sont pas faits pour être consommés, ils sont conçus pour durer et s’adapter aux besoins de leurs usagers.

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, l'auteur offre une perspective nouvelle sur l’architecture d'information en proposant le concept de generative structure. En opposition aux structures prescrites (top-down) qui nécessitent de considérer toutes les spécifications possibles en amont d’un projet, les generative structures évoluent continuellement et demandent de porter attention davantage aux dynamiques du système et aux personnes qui en seront responsables, qu’on ne le fait normalement pour la structure et la forme. Contrairement aux structures « traditionnelles », ces structures ne sont pas générées à l’aide d’un processus de design standard : elles sont générés collaborativement et perpétuellement par les utilisateurs qui y contribuent et par des algorithmes qui priorisent du contenu particulier en fonction des profils de visiteurs. Illustrant son propos en recourant au cas Wikipedia, Arango énonce les nouveaux principes de design nécessaires pour adopter une telle approche et démontre bien les avantages de cette structure (collaborative, robuste, en constante évolution, riche, fiable, transparente, guidée, cohésive).

Si l’ouvrage constitue une lecture essentielle pour quiconque intéressé à l’architecture d’information, il réussit toutefois difficilement à répondre à la question qu’on se pose et que pose l’auteur lui-même à la fin du chapitre 10 : comment une telle structure peut-elle s’adapter aux environnements informationnels qui nécessitent un contrôle davantage top-down comme les domaines financiers ou médicaux ? L’auteur nous sert une réponse, bien qu'inspirante, qui nous laisse quelque peu sur notre faim: « Ultimately, the difference isn’t between prescribed and generative structures: it’s between environments designed by people who understand systems and change - and those designed by people who don’t. »

Dans l’ensemble, l’ouvrage de Jorge Arago soulève des éléments de réflexion pertinents et nécessaires pour le domaine de l’architecture d’information et du design d’interface. Si le raisonnement développé ne réussit pas entièrement pas à guider le lecteur vers les façons de créer des environnements informationnels possédant des generative structures, il a au moins la qualité de proposer une nouvelle vision du domaine axée sur le place making, dont il est impossible de ne pas tenir compte.