Lydia Martin, L’usage des serious games en entreprise : récréation ou instrumentalisation managériale ? Érès, 2018

Elodie Martin 

Texte intégral

Dans cet ouvrage, Lydia Martin, psychologue du travail et chercheure associée au Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), propose d’explorer l’usage en entreprise des serious games, de la formation des managers à la mise en application au travail. Le serious game, apparu aux États-Unis dans les années 1960, vise à donner un caractère ludique à une tâche afin de rendre son exécution plus attractive.

L’auteure structure sa pensée à l’aide de huit parties visant à identifier l’impact du serious gaming dans le monde du travail et à répondre aux questions suivantes : Quels sont les liens entre les outils de formation et les situations de travail réel ? Quels sont les dispositifs et les méthodes de formation mis en place lors des serious games ? Les managers se distancient-ils du réel pendant l’activité virtuelle ? Quels sont les enjeux individuels et collectifs ? Les apprentissages résultant du serious gaming sont-ils transférés dans l’activité réelle de travail ? Quelles transformations sur le travail managérial ces serious games peuvent-ils engendrer ou empêcher ?

Les trois premières parties donnent les bases théoriques nécessaires aux lecteurs pour la suite de l’analyse. L’ouvrage débute par une vue d’ensemble du travail des cadres. Loin des idées reçues et des fantasmes autour de cette fonction, l’auteure met en lumière la dure réalité de cette tâche : un personnel sous pression qui doit être réactif, flexible et performant, face à des objectifs inatteignables fixés par des entreprises où rentabilité et immédiateté sont les maîtres mots. Martin mentionne également la souffrance des managers due à « […] l’écart croissant entre le travail réalisé et le travail rêvé, celui qu’on voudrait faire et qu’on ne parvient pas à faire » (Lhuilier, 2009, p. 8) (p. 25). Puis, elle traite également de la coopération au sein de l’équipe, souvent fragilisée comme nous le découvrons au fil de l’ouvrage.

L’auteure examine ensuite les spécificités de la notion de « simulation » des situations de travail : le « faire comme si », permettant « d’explorer de nouvelles perspectives, d’aller au bout de ses erreurs, de les exploiter sans risque » (Conjard, 2003) (p. 37), ainsi que le rôle du réel dans le virtuel : « plus la simulation reproduit fidèlement la situation professionnelle de référence, plus l’apprentissage est efficace » (p. 41).

Les limites des simulations de situation de travail telles que la difficulté d’anticiper l’inventivité des sujets et la « contraction du temps » (p. 50) en situation virtuelle engendrant la suppression de certaines contraintes propres au réel sont ensuite explorées. Puis, les bénéfices de l’apprentissage par le jeu sont détaillés et conduisent à s’interroger sur la part d’amusement et de sérieux dans les serious games, et sur les spécificités du jeu de rôle. L’auteure montre l’importance du débriefing suite à l’activité qui s’est déroulée : « l’apprentissage par immersion est grandement amélioré quand on combine l’apprentissage par l’action et celui par l’analyse de l’action » (Pastré, 2006) (p. 64).

Enfin, la troisième partie de l’ouvrage présente le jeu comme un espace transitionnel, entre créativité et quête de soi, et montre de quelle manière il rend possible l’émergence du « je ». Martin identifie également les diverses conditions faisant du serious game un espace transitionnel entre le virtuel et le réel : la distinction entre game et play, l’utilisation de l’objet, l’environnement, etc., et interroge la part de la créativité dans le serious gaming.

La théorie laisse peu à peu place à la pratique. L’auteure amorce l’exemple d’un serious game (SimLead), dans le cadre de la formation de managers en contextualisant son travail d’investigation effectué en 2013 et 2014, « dans le centre de formation d’une grande entreprise du secteur de l’aéronautique et de la défense » (p. 79). Elle détaille, dans un premier temps, le dispositif de formation managériale de façon complète : but, enjeux, acteurs, déroulement des quatre jours de formation, jeux mis en place, l’après-formation. Puis, dans un second temps, elle rend compte d’un travail d’investigation sur la conception des serious games auprès d’une dizaine de concepteurs. Cette étape donne la possibilité aux lecteurs de saisir les mécanismes des jeux, leur mise en place au sein des entreprises, et de connaître les différents serious games utilisés.

Le serious game SimLead, simulateur de leadership censé favoriser la coopération, est ensuite présenté et décrit, de sa création, inspirée d’Edith (un simulateur servant à la tactique hélicoptère dans l’armée) et de TeamLab (un sous-marin utilisé par un grand groupe hôtelier) à son utilisation au sein du centre de formation.

Le jeu tel qu’il se déroule pendant la formation des managers est ensuite analysé. Martin énumère les éléments témoignant d’une certaine créativité (ce qui diverge du prescrit par le jeu), notamment la négociation du temps imparti (renormalisation du temps), la capacité d’adaptation à différentes étapes du jeu, l’auto-évaluation (points forts et points faibles à améliorer), la communication dans la réorganisation du travail, ainsi que dans la répartition des tâches et de la charge de travail, etc. Puis, les empêchements à la créativité dans le jeu sont analysés via différents éléments : la difficulté à dissocier le joueur du manager en situation de simulation, les compétences que le jeu convoque vs les compétences dans la vie réelle, le jugement et le regard des autres, l’autocritique, une mauvaise cohésion de groupe, le stress au travail (qui se répercute sur le jeu et le parasite), la légitimité de l’autorité, l’individuel vs le collectif, l’environnement « militaire » du jeu, la virilité nécessaire dans ce monde de cadres majoritairement masculins, la contrainte temporelle, l’aspect compétitif, le dispositif du jeu qui peut être perçu comme complexe, ainsi que l’immobilité du corps.

Quels sont alors les effets des serious game sur le travail des managers, une fois de retour au réel ? Le débriefing qui fait suite au jeu permet de faire la transition entre le virtuel et le réel. Il engendre des transformations organisationnelles au travail : proximité avec les équipes, communication, travail sur le terrain, place de la créativité, etc. Il est cependant noté que la charge de travail dans un temps restreint demeure un empêchement potentiel au respect des modifications opérées.

La dernière partie s’interroge sur le serious gaming en tant qu’entraînement au « sale boulot » et met en exergue les processus de la prise de décision parsemés de contraintes : autorité et objectif donné, manque de communication, choix collectifs vs choix individuels, temporalité, jugements de valeur des éléments du groupe. Les conflits de valeurs ayant une place importante lorsqu’il s’agit de faire le « sale boulot », l’auteure met en lumière la distanciation que le virtuel, par opposition au réel et au « sérieux », engendre. Cette distanciation permet « de s’affranchir d’éventuels conflits de valeurs et de culpabilité » (p. 223).

L’auteure propose un ouvrage complet et clair. De nombreux témoignages facilitent la compréhension des émotions, des contraintes, des enjeux et des conséquences que le serious gaming engendre, au niveau du virtuel et du réel, du collectif et de l’individuel, de la créativité et de l’empêchement, etc. L’auteure mêle habilement théorie, pratique et résultats concrets qui pourront être utiles à des professionnels du domaine comme à des novices, ou encore à des enseignants comme à des étudiants.