Entretien en guise d’avant-propos

avec Fabien Bonnet 

Entretien réalisé par Ronald Filion-Mallette

Mots-clés : conception, design d’expérience, prospective, réalité augmentée, transversalité

Texte intégral

Au moment de lancer ce projet de dossier « Design et fonction communication » s’est posée la question de la manière dont il pouvait être introduit de façon à développer un point de vue à la fois suffisamment ancré dans l’actualité de ces champs, pour éviter les généralités, et suffisamment distancié, pour tenter la constitution d’une analyse spécifique du phénomène design depuis les Sciences de l’Information et de la Communication. Nous avons retenu le format d’un entretien introductif, entretien approfondi mené avec un designer, Ronald Filion-Mallette, professeur à l’école de Design de l’université du Québec à Montréal (UQAM). En effet, ses travaux sont notamment consacrés au questionnement, à la fois pratique et théorique, de la notion d’expérience, en intégrant la composante numérique de celle-ci.

L’opportunité de cet échange nous semble tenir au fait que nous partageons un intérêt pour une notion commune, celle d’expérience, à laquelle nos champs de recherche et d’expérimentation respectifs pourront attribuer diverses inflexions qui annoncent autant de débats potentiels. Mais cet échange est également pour nous l’occasion d’une clarification. En effet, comment introduire un tel dossier sans au moins tenter l’explicitation d’une démarche design ? S’il n’a bien sûr pas l’ambition d’être exhaustif ni même peut-être pleinement représentatif, le développement proposé par Ronald Filion-Mallette nous permet de prendre pour point de départ de notre réflexion une illustration de ce que peut être une telle démarche quand elle se consacre au concept-frontière de l’expérience. Nous le remercions donc d’avoir accepté de détailler la posture qui est la sienne, tant du point de vue méthodologique que de celui des nombreuses références citées en notes.

Notre souci de contextualisation du débat nous amène ainsi à un entretien assez long dont nous espérons qu’il donne à voir à la fois les convergences et les divergences que les chercheurs et praticiens en communication peuvent avoir avec leurs homologues designers, vis-à-vis d’une démarche qui vise, par le projet, par la prospective, à investiguer des possibilités de conception, d’évolution et d’amélioration des expériences vécues.

Note de bas de page 1 :

Darras Bernard, Vial Stéphane (2017), « Entretien avec Ruedi Baur et Katherine Gillieson », Médiation et information, « Design et communication », n° 40, , pp. 11-40.

Note de bas de page 2 :

Baillargeon Dany, Brulois Vincent, Coyette Catherine, Davis Marc D., Lambotte François & Lépine Valérie (2013). « Figures et dynamiques de la professionalisation des communicateurs », Cahiers de RESIPROC - La professionalisation des communicateurs : Dynamiques, tensions et vecteurs. Presses universitaires de Louvain, pp. 12-32.

Fabien Bonnet : Dans le cadre de ce dossier, nous cherchons à interroger les liens effectifs ou potentiels entre communication et design, que ce soit dans les activités des praticiens ou dans les travaux des chercheurs. En introduction au numéro 40 de la revue MEI1, consacré à la thématique « Design et communication », Ruedi Baur échange avec Bernard Darras, Stéphane Vial et Katherine Gillieson et plaide pour une distinction claire entre le design et un « graphisme marchand » qui oublierait de créer du commun en des temps qui en nécessitent davantage selon lui. Mais dans le champ des recherches en communication, certains travaux2 insistent sur le tiraillement vécu par les communicateurs entre d’une part, la nécessité ressentie de produire des dispositifs marketing à rythme élevé et, d’autre part, une volonté « déontique » de créer du sens à plus long terme. Dès lors, la fonction communication serait-elle envisagée dans le cadre des projets design comme une valorisation à mener en fin de projet ?

Note de bas de page 3 :

Findeli Alain, Bousbaci Rabah (2005). « L'éclipse de l'objet dans les théories du projet en design », The Design Journal, vol. 8, n° 3, pp. 35-49.

Ronald Filion-Mallette : La distinction établie par Baur entre le design contemporain, qui est aujourd’hui couramment considéré comme « raison pratique ou éthique » au sens de Findeli et Bousbaci3, et le « graphisme marchand », tributaire du marketing, m’apparaît très claire. Ce dernier semble en effet être devenu peu approprié à un acte de design structurant dont l’une des spécificités repose dans la recherche de « futurs alternatifs préférables ». Cela étant dit, chaque année, je perçois de moins en moins la distinction entre ce même « graphisme marchand » et le champ du design spécifiquement « graphique » qui paraît figé dans le temps. Tous deux se manifestent, s’immiscent, dans la culture projectuelle du design contemporain, telles des lentilles quasi jumelles essentiellement focalisées sur l’objet à produire qui se limite, bien souvent, à une image mercantile stylisée. C’est pourquoi j’ai été étonné par les propos de Katherine Gillieson, dans l’entretien récent auquel vous faites référence, lorsqu’elle évoque la dimension graphique, alors que l’université Emily Carr à laquelle elle est rattachée, à l’instar de nombreuses autres institutions anglophones du Canada, des États-Unis d’Amérique, de l’Australie, du Royaume-Uni et d’autres pays à travers le monde, a adopté, depuis quelques années, l’intitulé de programme « Communication Design » en lieu et place de « Graphic Design », ce dernier disparaissant graduellement des cursus professionnalisants de 1er et 2ème cycles universitaires.

Note de bas de page 4 :

Buchanan Richard (2008). « Drawing Conclusions and Moving Forward ». Communication présentée au symposium international New Views 2, 9-11 juillet 2008, London College of Communication (LCC), Royaume-Uni.

Note de bas de page 5 :

 Frascara Jorge (2004). Communication design : Principles, methods and practice. New York, Allworth.

Note de bas de page 6 :

 Grefé Ric (2005). « The evolving role of AIGA, the professional association for design ». Site internet ico-D International Council of Design. Voir l’URL : http://www.ico-d.org/connect/features/post/244.php (consulté le 20/05/19).

Note de bas de page 7 :

 Lange Jacques (2007). « Communication Design in Global Context ». Communication présentée au China International Cultural Industry Forum, Shenzhen Convention Centre, 18 mai 2005, Shenzhen, Chine.

Note de bas de page 8 :

Storkerson Peter (2010). « Antinomies of semiotics in Graphic Design ». Visible Language, vol. 44, n° 1, pp. 6-37.

Note de bas de page 9 :

 Bennett Audrey G., Vulpirani Omar (2011). Icograda Design Education Manifesto. Montréal, International Council of Communication Design (Icograda).

Note de bas de page 10 :

 Lipovetsky Gilles (2006). Les temps hypermodernes. Paris, Librairie générale française.

Cette tendance est annoncée depuis plus de deux décennies par, entre autres, Buchanan4, Frascara5, Grefé6, Lange7 et Storkerson8. Elle a été soutenue dans la pratique et cristallisée en 2010 lorsque les délégués de ce qui était la plus grande association internationale de design graphique, l’International Council of Graphic Design (Icograda), ont choisi d’évacuer de sa raison sociale la composante « Graphic », jugée anachronique, en votant pour l’adoption de la dénomination disciplinaire « Communication Design ». Ils avaient alors jugé que cette dernière, beaucoup plus inclusive, représentait mieux la diversité typique aux activités d’une pratique décloisonnée. L’année suivante, l’association rebaptisée International Council of Communication Design (Icograda) publiait l’«  Icograda Design Education Manifesto 2011 »9 dans lequel plusieurs autres protagonistes du monde académique, tels Bonsiepe, Davis, Dubberly et Margolin, exposaient leur vision respective d’un renouvellement de la formation au « Graphic Design » alors absorbé par le « Communication Design », dont l’ouverture à la fois disciplinaire et médiatique, ainsi que l’approche incidemment humanisante des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), apparaissaient plus cohérentes pour aborder les grandes problématiques de notre monde hypermoderne10. En 2014, cette même association internationale effaçait d’autres traces de ses vestiges identitaires, jusqu’à son acronyme « Icograda » qui avait perdu tout son sens. Elle changeait à nouveau de raison sociale et adoptait la marque « ico-D » qui avait été positionnée au premier plan dans le nouveau nom intégral « ico-D, International Council of Design » accompagné du slogan « leading creatively ». ico-D s’inspirait d’une stratégie semblable à celle déployée par l’AIGA, la grande association états-unienne de design. Celle qui avait stratégiquement cédé sa spécificité « Graphic » dès 2005, en cessant d’utiliser son nom « The American Institute of Graphic Arts (AIGA) », qu’elle avait simplement remplacé par son acronyme « AIGA », devenu sa marque, suivi du slogan des plus inclusifs « The professional association for design ». À la manière de l’AIGA qui l’avait réussi près d’une dizaine d’années auparavant, ico-D confirmait son décloisonnement disciplinaire complet, en vue d’inviter à joindre ses rangs, en toute légitimité, l’ensemble des entités professionnelles, éducatives ou associatives dont les membres interviennent dans le projet de design ou l’étudient – cela, sans égard à leur champ de pratique principal, ni à leurs autres affiliations passées ou présentes.

Note de bas de page 11 :

 McLuhan Marshall (1964). Understanding Media : The Extensions of Man. Cambridge, MIT Press (éd. 1994).

Note de bas de page 12 :

 Moles Abraham (1966). Information theory and esthetic perception. Urbana, University of Illinois Press.

Note de bas de page 13 :

Shannon Claude (1948). « A Mathematical Theory of Communication ». Bell System Technical Journal, n° 27, pp. 379-423.

Note de bas de page 14 :

 Buchanan Richard (2007). « Boundary Issues in Service Design ». Communication présentée à Emergence 2007 : Exploring the Boundaries of Service Design, 7-9 septembre 2007, School of Design, Carnegie Mellon University, Pittsburgh, États-Unis.

Au risque de digresser, j’ai cru pertinent d’introduire, d’entrée de jeu, cette double évolution du design à proximité de la communication, cette émergence d’un « Communication Design » qui se développe d’une part comme jeune champ de pratique du projet médiatique et, d’autre part, en tant que champ de formation universitaire curieux des sciences de l’information et de la communication, pour leur apport épistémologique aux fondements théoriques élargis des designers. Bien sûr, une ouverture à la transversalité des connaissances existe depuis longtemps entre les deux disciplines, grâce aux travaux savants de géants comme McLuhan11, Moles12, ou Shannon13 dont la mathématisation de l’information a influencé, et influence encore de nos jours, la formalisation controversée de l’esthétique et celle inachevée des processus du design. L’éclosion récente du « Communication Design » chez les designers, confirmée au niveau associatif de façon transitoire, me semble toutefois témoigner d’un intérêt collectif plus généralisé envers la transversalité, jusque dans leur pratique professionnelle au quotidien. D’abord, parce qu’elle annonce de nouvelles façons d’aborder la médiation dans la perspective originale du projet de design, en s’appuyant sur une épistémologie multiple dont celle, particulière, de la communication. Ensuite, parce que si la fonction communication a effectivement été envisagée comme une valorisation quelque peu étrangère et a mené en fin de projet, chez les designers, des champs graphique et industriel, dans lesquels l’action a longtemps été centrée sur l’objet du projet, cette fonction me semble aujourd’hui faire partie intégrante de la culture « projectuelle » du design. Cette prise en compte des problématiques de communication se traduit notamment par l’émergence, dès le début du XXIe siècle, des deux principaux champs de pratique identifiés par Buchanan comme étant : le « Communication Design » et l’«  Interaction Design »14. Nous pourrions d’ailleurs ajouter à présent le « Service Design » qui s’est affranchi du marketing en se développant auprès du design et de la communication organisationnelle.

Pour ma part, si j’avais à m’associer sur le plan disciplinaire, je déclarerais probablement en premier lieu mon affiliation au design d’expérience, mobilisant ainsi une notion hautement « communicationnelle ». Au cours des dernières années, c’est en effet à partir d’un ensemble décloisonné de théories et de modèles explicatifs de l’expérience que j’ai abordé la pratique du projet de design et exploré la médiation d’expériences immersives que l’on peut découvrir à l'intersection hybride de l’actuel-physique et du virtuel-numérique. De manière plus spécifique, je me suis intéressé aux potentialités expérientielles qu’offrent les formes nomades d’immersion révélées par des dispositifs d’altération perceptuelle à porter sur soi – ces formes soutenues par des technologies émergentes qui renouvellent notre rapport à la réalité et notre relation à l’autre. Dans la perspective d’une telle démarche de recherche-création prospectiviste amenant les concepteurs à se pencher sur l’horizon de futurs alternatifs préférables, la communication me paraît généralement indissociable de la pratique du projet de design. J’aborde ici la notion de communication à travers les activités professionnelles qui lui sont liées et que j’abrège, par souci d’économie, aux pôles de planification stratégique, d’élaboration des messages et d’évaluation de la diffusion. J’y reviendrai un peu plus tard mais, afin de préciser dès maintenant ma position par rapport à votre question, j’ajouterai qu’il m’apparaît judicieux, particulièrement dans le contexte de projets à visée « expérientielle », de questionner le découpage convenu des activités de communication, pour éviter leur compartimentage et leur confinement en aval des processus du projet de design, que ce dernier soit mené dans le cadre de la pratique professionnelle, aussi bien que dans celui de la recherche-création.

Note de bas de page 15 :

Schön Donald A. (1983). The reflective practitioner : How professionals think in action. New York, Basic Books.

Note de bas de page 16 :

Langrish John Z. (2016). « The Design Methods Movement : From Optimism to Darwinism ». Communication présentée à DRS 2016, Design Research Society 50th Anniversary Conference, 27-30 juin. Brighton, Royaume-Uni.

Note de bas de page 17 :

Frayling Christopher (1994). « Research in Art and Design ». RCA Research Papers, vol. 1, n°1, Londres, Royal College of Art, pp. 1-5.

Note de bas de page 18 :

Archer L. Bruce (1968). The Structure of Design Processes. Londres, Royal College of Art.

Note de bas de page 19 :

Simon Herbert A. (1969). The Sciences of the Artificial. Cambridge, The MIT Press (3e éd. 1996).

Note de bas de page 20 :

Jones J. Christopher (1970). Design Methods : seeds of human futures. New York and Chichester, John Wiley and Sons.

Note de bas de page 21 :

Rittel Horst W. J. (1972). « On the Planning Crisis : Systems Analysis of the 'First and Second Generations' ». Bedriftskonomen, vol. 8, pp. 390-396.

Note de bas de page 22 :

Moles Abraham (1972). Théorie des objets. Paris, Éditions universitaires.

Note de bas de page 23 :

Langrish John, et al. (1972). Wealth from knowledge : Studies of innovation in industry. Londres, Macmillan.

Note de bas de page 24 :

Fuller R. Buckminster, Applewhite E. J. (1975). Synergetics : Explorations in the Geometry of Thinking. New York, Macmillan.

Note de bas de page 25 :

Alexander Christopher, et al. (1977). A Pattern Language. New York, Oxford University Press.

Note de bas de page 26 :

Varela Francisco J., Maturana Humberto R. (1980). Autopoiesis and cognition : The realisation of the living. Dordrecht, D. Reidel.

Note de bas de page 27 :

Norman Don A. (1988). The psychology of everyday things. New York, Basic Books.

Note de bas de page 28 :

Cross Nigel (1989). Engineering Design Methods Strategies for Product Design. Chichester, John Wiley & Sons.

Note de bas de page 29 :

Gentès Annie (2017). The In-Discipline of Design : Bridging the Gap between Humanities and Engineering. Springer.

Note de bas de page 30 :

Campbell Donald T. (1969). « Ethnocentrism of Disciplines and the Fish-Scale Model of Omniscience ». In Sherif Muzafer & Sherif Carolyn W. (dir.), Interdisciplinary Relationships in the Social Sciences. Chicago, Aldine Publishing Company, pp. 328-348.

Note de bas de page 31 :

Oswald David (2012). « The Information Department at the Ulm School of Design ». Communication présentée à ICDHS 2012 8th Conference of the International Committee for Design History & Design Studies, Design & Frontiers : territories, concepts, technologies. São Paulo, Brésil, 4-6 septembre 2012.

D’un point de vue méthodologique, c’est en tenant compte des améliorations qualitatives insoupçonnées que le prototypage rapide peut apporter à un projet de design expérientiel, dont l’innovation s’appuie, entre autres, sur la convergence médiatique, qu’il m’apparaît tout naturel d’expérimenter et de mettre à l’épreuve les propriétés communicationnelles de l’expérience à concevoir. À cette fin, les prototypes diégétiques ou fonctionnels peuvent s’avérer fort utiles, au-delà de la simple validation qu’ils permettent d’accomplir, respectivement, grâce à la narration vidéo et à l’interaction médiée. Cet intérêt grandissant pour le prototypage rapide, en tant que véritable espace d’expérimentation expérientielle par la pratique réflexive, au sens de Schön15, m’a doucement amené à privilégier une approche de conception décloisonnée sur le plan disciplinaire, une approche fondée sur l’idée d’un design qualifié d’«  indiscipliné » à quelques reprises par ses chercheurs, au cours de son histoire. Ces réflexions sur les volontés et les tentatives de disciplinarisation16 du design, et parfois de scientifisation, paraissent à nouveau croissantes de nos jours, dues, comme nous le présumons, en grande partie à l’amplitude des changements sociotechniques desquels nous sommes acteurs et témoins au quotidien. Si plusieurs protagonistes de la recherche « sur », « par » et parfois « pour » le design17 ont évolué à proximité des sciences cognitives, des sciences de la nature ou de celles appliquées – pensons, entre autres, à Archer18, Simon19, Jones20, Rittel21, Moles22, ou à Langrish23, Buckminster Fuller24, Alexander25, Maturana et Varela26, Norman27, ou à Cross28, parmi quelques-uns de ceux ayant significativement contribué aux débats sur l’avancement disciplinaire du design – aujourd’hui, on constate l’apparition d’une pléthore de chercheurs plutôt influencés par les humanités dites numériques. Ils se penchent, entre autres, sur la place et les modalités d’organisation disciplinaire du design indiscipliné en le situant, bien souvent, par comparaison aux autres disciplines adolescentes, de même qu’à celles plus matures et établies. L’ouvrage de Gentès paru l’année dernière29The In-Discipline of Design : Bridging the Gap between Humanities and Engineering , semble être l’un des exemples récents les plus achevés et représentatifs de ce phénomène. L’auteure y soutient par ailleurs que, si l’implication de plusieurs disciplines est nécessaire à la production de ses objets, le design n’est plus pour autant une fantaisie léonardesque30, évoquant à partir des travaux de Findeli la supposée surenchère de connaissances scientifiques exogènes ajoutées aux cursus des écoles de design du « New Bauhaus » de Chicago et d’Ulm, où, soit-dit en passant au bénéfice du présent entretien, l’information et la communication occupaient déjà une place très importante dans l’enseignement du design31.

Note de bas de page 32 :

Norman Donald (2010). « Why Design Education Must Change ». Core77 Magazine, 26 novembre 2010. 

Note de bas de page 33 :

Ito Joi (2016). « Design and Science ». Journal of Design and Science, vol. 1, n° 1, The MIT Press. Voir l’URL : https://jods.mitpress.mit.edu (consulté le 20 mai 2019)

Cette critique des aspirations polymathiques, qui n’empêchent pourtant en rien l’originalité épistémique d’un noyau théorique fort, et qui sont entretenues dans les courants de pensée où l’on soutient l’intégration du « Knowledge already known » de Norman32 pour l’avancement de la pratique du projet, explique peut-être pourquoi un texte comme l’article d’Ito33 encensant l’«  antidisciplinarité » m’interpelle encore davantage. Car même si sa proposition synthétique reste à l’état embryonnaire, il s’en dégage une lucidité pragmatique illuminant de nouvelles valeurs sous-jacentes à l’évolution du rôle du designer en tant qu’acteur des systèmes complexes et adaptatifs qu’il (co)conçoit. À mon sens, cette vision en fait un essai inspirant et superbement aligné avec la conception éthique de futurs alternatifs pouvant être porteurs d’améliorations radicales pour l’humanité. Selon Ito, l’approche « antidisciplinaire » de la pratique du projet de design se développe non pas aux intersections des disciplines établies, ni évidemment à partir de l’une d’entre elles, mais plutôt en leurs interstices hasardeux qui mènent parfois au « salon des refusés ». La valorisation d’une telle audace dans le milieu universitaire n’est pas sans rappeler certains risques et défis inhérents à la transdisciplinarité qui, une fois surmontés, peuvent révéler des perspectives originales d’innovations radicales dans la conduite de projets aussi bien scientifiques qu’artistiques. Cependant, même si l’approche « antidisciplinaire » d’Ito est par essence évolutive et modulable, son adoption est ralentie à cause de sa lourdeur globale et de sa rentabilité incertaine à court terme. Ces contraintes rendent sa dissémination laborieuse dans certains contextes où sa viabilité reste improbable. Par exemple, dans celui des projets communautaires ou à visées commerciales.

Fabien Bonnet : Vous êtes chercheur-créateur dans le champ du design d’expérience. À ce titre, vous êtes engagé dans de nombreux projets de création mobilisant diverses parties prenantes. Sur la base de cette riche expérience, quel est votre regard sur l’implication des professionnels de la communication dans les projets de design ? Où en sont, selon vous, les interactions, les interdépendances potentielles entre les champs du design et de la communication ? Les praticiens de ces deux champs échangent-ils ? Si oui, ces échanges sont-ils porteurs de perspectives significatives pour les designers ?

Note de bas de page 34 :

Schwab Katharine (2018). « Ideo breaks its silence on design thinking’s critics ». Fast Company, octobre 2018. Voir l’URL : https://www.fastcompany.com/90257718/ideo-breaks-its-silence-on-design-thinkings-critics (consulté le 20 mai 2019)

Note de bas de page 35 :

Brown Tim (2008). « Design Thinking ». Harvard Business Review, vol. 86 (6), pp. 84-92.

Note de bas de page 36 :

d.school de l'université Stanford (2018). A Virtual Crash Course in Design Thinking. Voir l’URL : https://dschool.stanford.edu/resources-collections/a-virtual-crash-course-in-design-thinking (consulté le 21 janvier 2019).

Note de bas de page 37 :

Sanders Liz., Stappers Pieter Jan (2014). « From Designing to Co-designing to Collective Dreaming : Three Slices in Time ». Interactions, vol. 21 (6), pp. 25-33.    

Note de bas de page 38 :

On peut citer par exemple citer cette publication du président-directeur général d’Adobe, qui développe cette vision. Voir Narayen Shantanu et al. (2018). « Amplifying human creativity with artificial intelligence. Adobe Insights ». Voir l’URL : https://www.adobe.com/insights/amplifying-human-creativity-with-artificial-intelligence.html (consulté le 20 mai 2019).

Ronald Filion-Mallette : Depuis quelques années, du fait de la complexité ascendante des enjeux problématisés dans la pratique du design, j’observe chez les divers concepteurs un chevauchement des rôles apparents qui tendent à se confondre, mais dont les expertises spécialisées s’accroissent organiquement, en vérité, par de nouvelles racines épistémologiques, à la manière du rhizome. Cette heureuse situation, qui est aujourd’hui courante dans les équipes à projet, n’était pas si répandue dans la pratique au tournant du millénaire. Avant mon arrivée dans le monde académique en 2011, j’avais eu l’occasion d’œuvrer pendant près d’une dizaine d’années cumulées en tant que designer graphique, directeur artistique, designer d’interaction et finalement directeur d’expérience utilisateur. Bien que cette période de ma carrière professionnelle fût des plus stimulantes en matière de créativité, elle m’avait amené à conclure que l’organisation du travail morcelé au sein de grandes équipes dédiées aux projets à visées commerciales – au sein des agences publicitaires, des studios de jeux vidéoludiques, ou des firmes traditionnelles de design – ne favorisait pas particulièrement l’inter- ou la transdisciplinarité. Ni évidemment les débats enrichissants qui en naissent et dont les échanges peuvent renforcer ou développer des liens effectifs, en l’occurrence, entre la communication et le design nous intéressant ici. À cette époque, le centre décisionnel des équipes structurées par une approche de gestion descendante, « Top-Down », m’apparaissait beaucoup plus près des ambitions du marketing, que des intentions de la communication ou évidemment du design, dont le projet restait mystérieux. Les méthodes du « Design Thinking » n’avaient pas encore été bien intégrées dans les programmes universitaires de disciplines comme les sciences de la gestion, ni dans les pratiques professionnelles qui s’y rattachent. Quoiqu’on puisse aujourd’hui penser de sa grande popularité dans les « autres » disciplines, et je suis l’un des premiers à reconnaître les dérives du « théâtre de l’innovation »34 découlant de la démocratisation des méthodes promues par Brown35 d’IDEO et par la d.school36 de l’université Stanford, je crois que l’éclosion du « Design Thinking » a néanmoins contribué à une meilleure compréhension générale des processus de la pratique du design chez les multiples parties prenantes de son projet. C’est peut-être, un peu, grâce à cette compréhension nouvelle que le pouvoir réparti entre le marketing, la communication et le design peut maintenant être redistribué plus équitablement dans les équipes auto-organisationnelles se démarquant par leur structure à la fois souple et dynamique. Le « Design Thinking » aura aussi contribué à démystifier la conception centrée sur le consommateur, l’utilisateur, puis l’être humain, auprès des diverses parties prenantes du projet. Dans From Designing to Co-Designing to Collective Dreaming, Sanders et Stappers37 synthétisent remarquablement bien, en trois temps, cette évolution culturelle de la conception caractérisée par : le design de produit pour le consommateur fondé sur des études de marché (1984) ; le codesign d’interaction centré sur, et impliquant, l’utilisateur (2014) ; et le design en réseau pour, et pris en charge par, les communautés (2044 ?) que l’intelligence artificielle générale assiste déjà dans plusieurs tâches de conception, au-delà de l’automatisation routinière38.

Aujourd’hui, l’implication des communicateurs dans les projets de recherche-création que je mène, ou dans ceux de recherche appliquée auxquels je collabore, s’étend parfois à l’ensemble des processus de conception, de médiation, de production, de diffusion et de réception. Peut-être leur agilité est-elle attribuable à la pluralité des perspectives auxquelles ils sont exposés, et qu’ils sont appelés à cadrer, croiser et renouveler dans leur pratique ? Je remarque que les communicateurs collaborant à la conception d’expériences immersives profitent particulièrement de, et contribuent naturellement à, la dissémination de connaissances transversales produites par les sciences cognitives, les sciences de la nature, les sciences de la vie, les sciences appliquées, etc. Au même titre que les designers avec qui ils en partagent les théories, modèles et méthodes. Tous deux s’éclairent, ensemble, aux connaissances transversales sur les facteurs émotifs et cognitifs ; l’esthétique et la rhétorique de l’interactivité ; les systèmes embarqués de l’informatique appliquée, ainsi que d’autres notions utiles à l’avancement de la pratique du projet expérientiel.

Un tel contexte de (co)conception paraît propice aux échanges déstabilisants entre les chercheurs, chercheurs-créateurs et praticiens réflexifs issus de la communication, du design, et de plusieurs autres disciplines dont la rencontre peut produire l’étincelle éclairant l’inconnu des interstices « antidisciplinaires » d’où émergent des perspectives inédites. C’est le cycle de ces nouvelles perspectives incarnant les potentialités de l’«  antidisciplinarité » d’Ito qui entraîne parfois les communicateurs plus profondément à l’intérieur même des processus de conception de la pratique du projet de design. Par conséquent, ils n’interviennent plus seulement en périphérie, autour de l’enveloppe projectuelle, mais bien au cœur de celle-ci. C’est là qu’ils se développent puis approfondissent de nouvelles expertises émergentes bénéficiant à la communauté du design, à celle scientifique élargie, et à celles de la population générale qui en profitent ensuite grâce aux applications en société. L’ouverture à la transversalité semble ainsi se renforcer de façon naturelle chez les divers concepteurs de l’expérience, lorsqu’ils ont la liberté de s’auto-organiser autour des enjeux complexes problématisés dans le projet, plutôt que par tâche spécialisée, ou même par champ disciplinaire d’appartenance.

Note de bas de page 39 :

 UQAM (2018). Site Web de la faculté de Communication. Voir l’URL : http://communication.uqam.ca (consulté le 20 mai 2019)

Note de bas de page 40 :

 Dewey John (1906). « Reality as Experience ». The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. 3 (10), pp. 253-257.

Pour illustrer sommairement l’ordre de grandeur que peut avoir le phénomène de la facultarisation de la communication à proximité du design au sein d’une institution universitaire nord-américaine, je prendrai à titre d’exemple anecdotique le cas de la faculté de Communication de l’université du Québec à Montréal (le lecteur aura peut-être noté que je ne suis pas rattaché à l’école des Médias de cette faculté, mais plutôt à l’école de Design de la faculté des Arts). L’offre de programmes axée sur le numérique y a été effervescente au cours des dernières années. Si bien, qu’elle chevauche maintenant celle de quelques écoles de design faisant partie du microcosme universitaire québécois. La faculté de Communication de l’UQAM compte plus de vingt-cinq programmes au 1er cycle, plus d’une dizaine de programmes et concentrations au 2e cycle, ainsi qu’un doctorat couvrant au 3e cycle de nombreux axes de recherche, de recherche-création, et de création39. Parmi l’ensemble de ces programmes, ceux en médias numériques ; médias interactifs ; médias cinématographiques ; média expérimental ; musique de film ; de même qu’en jeux vidéo et ludification, sont directement liés à l’étude et à la pratique du projet de conception nous amenant à avoir « une expérience »40 médiée de la réalité. La faculté de Communication formerait-elle au design d’expérience ? Voilà une question des plus enthousiasmantes qui réjouirait Ito. En considérant l’ambiguïté de la dimension expérientielle à géométrie variable qui traverse plusieurs disciplines, il s’avère parfois délicat de caractériser l’acte de la communication, par rapport à celui du design, dans la pratique du projet décloisonné.

Si la notion de l’«  expérience » rassemble naturellement autour d’elle des groupes hétérogènes de chercheurs, de chercheurs-créateurs et de praticiens éclectiques, elle en catalyse aussi l’énergie vers une finalité première. J’aime à penser que les divers collaborateurs du projet expérientiel œuvrent ensemble dans le but fondamental d’améliorer l’expérience de la réalité chez l’être humain, de lui faire vivre de nouvelles expériences esthétiques dans la vie de tous les jours, afin d’enrichir son immersion au Monde. Pour caractériser les travaux actuellement menés dans ce champ, je dirais que des designers, communicateurs et collaborateurs divers travaillent à renouveler la médiation nomade des expériences-à-vivre d’immersion in situ, en « augmentant » l’actuel-physique de couches d’information numérique. D’autres cherchent à plonger l’être humain dans un état d’immersion littérale et métaphorique, pour l’amener ailleurs, faisant naître en lui un sentiment d’engagement au centre d’un horizon virtuel-numérique. Un troisième groupe, plus restreint, explore le registre intégral des potentialités expérientielles d’immersion à l’intersection hybride du couple de l’actuel-physique et de celui du virtuel-numérique.

Note de bas de page 41 :

Caudell Thomas P., Mizell, David W. (1992). « Augmented reality : an application of heads-up display technology to manual manufacturing processes ». Communication présentée à Twenty-Fifth Hawaii International Conference on System Sciences, Kaua'I, Hawaï, États-Unis, 7-10 février 1992, pp. 659-669.

Note de bas de page 42 :

Kelly Kevin (1989). « Virtual reality : An interview with Jaron Lanier ». Whole Earth Review, vol. 64 (Fall), pp. 108-119.

Note de bas de page 43 :

Milgram Paul, Kishino Fumio (1994). « Taxonomy of Mixed Reality Visual Displays ». IEICE Transactions on Information and Systems, vol. 77 (12), pp. 1321-1329.

Note de bas de page 44 :

Mann Steve (1994). Mediated Reality. M.I.T. M.L. Technical Report 260, Cambridge, Massachusetts.

Note de bas de page 45 :

Paradiso Joseph A., Landay James A. (2009). « Guest editors’ introduction : Cross-reality environments ». IEEE Pervasive Computing, vol. 8 (3), pp. 14-15.

Note de bas de page 46 :

Buckminster Fuller R. (1963). Ideas and Integrities : A Spontaneous Autobiographical Disclosure. Englewood Cliffs, Prentice Hall.

Note de bas de page 47 :

Papanek Victor (1971). Design for the Real World : Human Ecology and Social Change. New York, Pantheon Books.

Dans ces trois exemples révélant chacun à leur manière les données de la réalité – celle dite augmentée41, celle dite virtuelle42, et celles dites mixte43, médiée44 ou étendue45 –, il va sans dire que l’expérience d’altération perceptuelle que nous faisons du monde grâce à l’intégration de technologie à porter sur soi requiert l’apprentissage d’une démarche éthique chez les divers concepteurs impliqués. Il s’agit là d’une dimension grandissante, depuis Buckminster Fuller46 et Papanek47, qui préoccupe les designers de la matérialité, dont la portée de l’acte se répand dans l’environnement physique naturel sur quelques années, décennies, siècles, voire davantage. Les communicateurs et les designers, dont les regards s’entrecroisent chaque jour dans la réalisation du projet expérientiel, semblent à ce sujet n’avoir que des avantages à se (re)découvrir et à mieux se (re)connaître, les uns et les autres.

Note de bas de page 48 :

Oswald David, Wachsmann Christiane (2015). « Writing as a design discipline : the information department of the ulm school of design and its impact on the school and beyond ». A/I/S/Design Storia e Ricerche, n° 6, septembre 2015, pp. 1-23.

Note de bas de page 49 :

Krippendorff Klaus (2006). The Semantic Turn, A New Foundation for Design. Boca Raton, Taylor & Francis.

L’idée d’une relation synergique entre la communication et le design, par une ouverture disciplinaire couplée à un dessein plus noble que celui du commerce, n’est bien sûr pas nouvelle. Elle était déjà ancrée dès la fin des années 1950 à l’école de Design d’Ulm (HfG), entre autres, dans le plan de Bense qui proposait l’application de méthodes scientifiques, empiriques et mathématiques à la communication enseignée au sein du département de l’Information48. Une approche structurante aussi bien pour le texte que l’image. Par ailleurs, pour effectuer un retour sur votre première question, l’un des illustres diplômés de cette école, Klaus Krippendorff, est à l’origine d’une contribution majeure au croisement de la communication et du design. Après avoir fait carrière à l’Annenberg School for Communication de l’université de Pennsylvanie pendant plus de quarante ans, Krippendorff a publié en 2006 The Semantic Turn : a New Foundation for Design49. Un ouvrage d’exception dans lequel il redéfinit le design comme étant d’abord la fabrique du sens des choses, en parallèle des discours sur la forme et la fonction qui le caractérisent dans la culture populaire. Tout un programme pour les échanges entre designers et communicateurs, entre chercheurs en design et chercheurs en communication…

Note de bas de page 50 :

Hetzel Patrick (2004). Le marketing relationnel. Paris, Presses universitaires de France.

Fabien Bonnet : La notion d’expérience est souvent mobilisée dans les discours professionnels des communicateurs, notamment dans le cadre de démarches commerciales. Au marketing « transactionnel », focalisé sur l’acte marchand, aurait succédé le marketing « relationnel »50 puis celui de l’«  expérience ». Une forme de décentration de la démarche commerciale pour envisager l’offre « du point de vue du client » fait pourtant partie intégrante des fondamentaux du marketing depuis cinquante ans et le « Marketing Management » de Philip Kotler. En tant que chercheur-créateur dans le champ de l’expérience utilisateur, quel est votre regard sur cette revendication expérientielle ?

Ronald Filion-Mallette : En premier lieu, il m’apparaît essentiel de souligner l’intérêt enthousiasmant qu’un nombre croissant de disciplines portent à la notion d’«  expérience », et plus particulièrement à la conception méthodique, à la mise en œuvre et à l’évaluation des conditions de l’expérience-à-vivre. J’ai toujours considéré que les diverses perspectives disciplinaires se croisant dans l’étude ou la conception d’un même objet ne peuvent, en principe, qu’en affiner l’analyse des enjeux problématisés. De surcroît, elles semblent en augmenter radicalement la pertinente originalité des propositions, lorsqu’on les retrouve en une seule et même personne. Par exemple, chez des polymathes notoires qui frappent l’imaginaire collectif comme de Saussure, Wiener, Buckminster Fuller, Musk ou Mann.

Note de bas de page 51 :

 Pine II Joseph, Gilmore James H. (1998). « Welcome to the Experience Economy ». Harvard Business Review, vol. 76 (4), pp. 97-105. 

Pour faire écho plus directement à Kotler que vous mentionnez, je me souviens bien de l’éclairage nouveau qu’avait apporté l’introduction d’une dimension économique à ma propre perspective sur l’expérience, alors réinterprétée à travers le filtre des impératifs marchands à visées commerciales. Une dimension que j’avais découverte grâce à l’article annonciateur, et maintenant bien connu, « Welcome to the Experience Economy » de Pine et Gilmore51. Les auteurs y soutenaient que l’expérience ne relevait plus simplement de l’ordre des effets découlant d’une autre chose, mais plutôt que la mémoire humaine en était devenue le produit en conservant le souvenir expérientiel, et qu’il s’agissait là d’un secteur d’activités particulièrement prometteur, appelé à remplacer le secteur du service, qui avait auparavant détrôné celui de l’industrie. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est chose faite.

Note de bas de page 52 :

Je fais ici référence à Simon et à des « méthodistes » du design tels que Alexander, Archer et Jones.

Note de bas de page 53 :

Kuhn Thomas S. (1962). The structure of scientific revolutions. Chicago, University of Chicago Press (éd. 1970).

Note de bas de page 54 :

Lakatos Imre, Musgrave Alan (1970). Criticism and the Growth of Knowledge. Cambridge, Cambridge University Press.

Note de bas de page 55 :

Rittel Horst W. J., Webber Melvin M. (1973). « Dilemmas in a General Theory of Planning ». Policy Sciences, vol. 4 (2), pp. 155-169.

Note de bas de page 56 :

Alhadeff-Jones Michel (2008). « Three generations of complexity theories : Nuances and ambiguities ». Educational Philosophy and Theory, vol. 40 (1), pp. 66-82.

Note de bas de page 57 :

Norman (2010), op cit.

Note de bas de page 58 :

Piaget Jean (1961). Les Mécanismes perceptifs : Modèles probabilistes, analyse génétique, relations avec l'intelligence. Paris, Presses universitaires de France.

Note de bas de page 59 :

Dawkins Richard (2017). « Constrained Virtual Reality : How VR Models the Brain ». Communication présentée à Vision VR/AR Summit 2017, 1er mai 2017, Los Angeles.

Je souhaite maintenant revenir plus précisément aux revendications qu’une discipline particulière pourrait avoir sur la notion d’expérience comprise à partir du « point de vue du client », ou circonscrite autour de « l’utilisateur ». Je crois que si le design a longtemps été défini par ses champs de pratique et que plusieurs de ses chercheurs52, inspirés par Kuhn, ont cru à la nécessité d’une matrice disciplinaire53, puis d’un noyau théorique étanche, au sens de Lakatos54, aujourd’hui par contre, en considérant l’accélération des cycles du changement continu auxquels nous sommes confrontés, la marginalité disciplinaire caractérisant les designers indisciplinés pourrait paradoxalement devenir l’un de leurs principaux avantages dans la pratique. Cet atout serait d’ailleurs particulièrement valable dans le cadre de projets dédiés à la (co)conception de l’expérience qui nous intéresse. Car en s’affranchissant, ou même en assouplissant leur posture défensive du territoire face aux autres jeunes « disciplines » plus normatives qui ont pu être considérées concurrentes par le passé, les designers peuvent travailler à fluidifier les liens avec et entre ces disciplines afin d’aborder ensemble, de manière plus éclairée, l’insoluble « Wicked Problem »55 de la (co)conception expérientielle du projet de design décloisonné. Puisque cette marginalité permet aux designers libres de s’appuyer, en toute légitimité, sur une fondation épistémologique élargie. Ils peuvent ainsi envisager l’expérience à partir de multiples perspectives, étant informés par un ensemble hétérogène et évolutif de théories scientifiques, de modèles conceptuels et de méthodes projectuelles s’inscrivant dans la continuité du paradigme de la complexité des savoirs56 tel qu’il a pu être développé chez Morin et Le Moigne. Parmi les connaissances exogènes générales qui peuvent faire partie d’un tel corpus mis en commun pour concevoir l’expérience, rappelons les travaux abondants produits par les sciences cognitives et consacrés à ce que Norman appelle le « Knowledge already known »57. Soulignons, entre autres, les connaissances sur le fonctionnement des mécanismes de la perception sensorielle, fort utiles à la compréhension du flux expérientiel de l’être humain, que l’on retrouve bien sûr chez Piaget58, mais aussi, plus près de la réception de l’expérience médiatique contemporaine, chez Dawkins59, qui établit la similitude de l’immersion au monde vécue à l’intersection hybride du couple actuel-physique et de celui virtuel-numérique.

Note de bas de page 60 :

Lesage Annemarie (2015). The autotelic experience : A design approach to user experience (UX). Thèse de doctorat. Université de Montréal.

Par ailleurs, le croisement des approches aux interstices des disciplines rend possible d’espérer une évolution des approches relatives à l’expérience en lien avec la prospective, en ancrant ces dernières dans une fondation plus solide, notamment par l’intégration de l’analyse et de la modélisation prédictives, auxquelles le designer est rarement associé ou même exposé. Ces méthodes prédictives sont restées discrètes, voire absentes, dans la plupart des écoles de design depuis le milieu des années 1970 sauf, bien sûr, celles qui en ont fait leur chasse gardée en se développant auprès des sciences appliquées, au sein d’instituts de technologie ou d’académies militaires. Cette polarisation des cursus évoluant à l’intérieur des silos facultaires de deux grandes traditions culturelles, « l’une de création enracinée dans les beaux-arts, l’autre d’ingénierie issue des sciences appliquées »60, pourrait devenir préoccupante dans l’avenir – en particulier pour les futurs designers qui sont appelés à concevoir des expériences, précisément, prospectives. D’autant plus que la communauté de recherche aux aspirations scientifiques « sur » le design, et dans une moindre mesure « par » celui-ci, semble évoluer dans les écoles héritières du Bauhaus au prisme d’une interprétation essentiellement qualitative forgée par les sciences humaines et sociales coiffées des humanités numériques.

Note de bas de page 61 :

 Fuller Steve, Lipińska Veronika (2014). The proactionary imperative. Basingtoke, Palgrave Macmillan.

Note de bas de page 62 :

Kuhn (1962, éd. 1970). op cit.

Grâce à la latitude que lui confère sa marginalité assumée, l’«  antidisciplinarité » proposée par Ito au MIT Media Lab, qu’il dirige, offre à mes yeux une vision du design suffisamment inclusive de la différence et des nouvelles valeurs nécessaires à la pratique du projet expérientiel, voire même des valeurs propres à l’impératif « proactionnaire »61 visant des améliorations radicales. Si Ito soutient systématiquement l’utilisation et l’élaboration de méthodes scientifiques pour la recherche, la recherche-création, ainsi que la pratique du design, c’est pour mieux remettre en question la pertinence et la validité même de certains modes traditionnels de production et de diffusion de la connaissance. Sa démarche semble particulièrement porteuse par rapport aux potentialités de la conception expérientielle qui nous intéresse. Il s’interroge notamment sur la présence de silos académiques et sur l’hyperspécialisation qui en découle, mais il se questionne également sur la co-construction et la médiation des connaissances par les revues savantes qui, si elles ont pu être centrales dans la production du corpus scientifique par le passé, voient leurs processus profondément remis en question par la décentralisation des savoirs. Cela semble d’autant plus vrai dans les disciplines à projet, souvent normatives et prescriptives, comme peuvent l’être le design ou même l’ingénierie. Cette situation met en lumière les difficultés liées à la transférabilité des connaissances scientifiques et plus particulièrement de celles produites à propos de l’expérience par les sciences dites douces. Une situation qui fait aussi ressortir l’absurdité inhérente à toute tentative d’appropriation d’une notion aussi transversale que l’expérience – en particulier par une discipline adolescente, voire émergente et sans véritable matrice disciplinaire62.

Note de bas de page 63 :

Tegmark Max (2018). Life 3.0 : Being human in the age of artificial intelligence. Londres, Penguin.

Note de bas de page 64 :

 Norman Don (2016). Don Norman : The term "UX". Nielsen Norman Group. Voir l’URL : https://youtu.be/9BdtGjoIN4E (consulté le 20 mai 2019).

Note de bas de page 65 :

Csíkszentmihályi Mihály (1990). Flow : The Psychology of Optimal Experience. New York, Harper Perennial (éd. 2007).

Note de bas de page 66 :

Kitarô Zenshû, N. (1990). An Inquiry Into the Good . New Haven, Yale University Press. Traduction de Masao Abe et Christopher Ives, éd. originale 1905.

Note de bas de page 67 :

Dewey John (1934). Art as Experience. New York, Capricorn Books.

Note de bas de page 68 :

Courchesne Luc (2012). « Posture : an experiment in multifold reality ». In Lorenzo-Eiroa Pablo & Sprecher Aaron (2013). Architecture in Formation : On the Nature of Information in Digital Architecture. Londres, Routledge.

Note de bas de page 69 :

 Langrish John Z. (2016). « The Design Methods Movement : From Optimism to Darwinism ». Communication présentée à DRS 2016, Design Research Society 50th Anniversary Conference, 27-30 juin, Brighton, Royaume-Uni, pp. 1-13.

Ces remarques n’empêchent évidemment pas les marginaux disciplinaires du design, et peut-être aussi ceux de la communication, d’élaborer leur approche « antidisciplinaire » de la conception d’expérience prospective à partir de postulats comme ceux de Tegmark sur la physique de la conscience et de l’intelligence artificielle63 ; ou de reconnaître l’apport inestimable de Norman au design, en tant que père spirituel autoproclamé de l’«  expérience utilisateur »64 ; de célébrer Csíkszentmihályi pour son ouvrage de référence sur la psychologie de l’expérience optimale65 ; d’honorer Kitarô pour sa contribution philosophique au concept de l’expérience pure66 ; ou encore, de consacrer Dewey comme l’un des maîtres à penser l’esthétique de l’expérience dans la tradition philosophique du pragmatisme américain67. En effet, l’influence de son dernier ouvrage publié en 1934, Art as Experience , est aujourd’hui plus grande que jamais à travers le monde, au sein des universités où elle est devenue une lecture incontournable dans les cours introduisant, bien sûr, au phénomène expérientiel, mais aussi à la conception et à la médiation de l’expérience. Son influence est d’ailleurs bien présente dans le modèle conceptuel de la « réalité multiplis » proposé par Courchesne68, que j’introduirai ultérieurement, qui m’a amené à envisager le design comme la fabrique des expériences-à-vivre constitutives de nos futurs alternatifs préférables. Par ailleurs, c’est suite à la découverte de ce modèle que je me suis intéressé à l’impératif « proactionnaire », après avoir réalisé l’urgence d’agir. J’en suis arrivé à considérer les débats récursifs sur la territorialité disciplinaire du design comme n’étant plus prioritaires. La quête de l’originalité épistémique d’une « discipline » à projet, aussi émergente et peu mature soit-elle, ne devrait peut-être pas accaparer, voire obnubiler, sa communauté de recherche au point de refuser, a priori, tout soutien disciplinarisant qui établirait des liens structurants, par exemple, entre la pensée évolutionniste au cœur du cadre théorique de la biologie moderne depuis Darwin, et la nature évolutionniste du design et de son projet, comme le propose Langrish69.

Fabien Bonnet : Mais à la lumière de ces modèles explicatifs de l’expérience, est-il tout de même possible d’envisager votre visée expérientielle en termes d’ergonomie, de fluidification industrielle, de ciblage ? Les champs investigués par les marketers peuvent-ils donner lieu à des réflexions porteuses dans le champ du design ?

Note de bas de page 70 :

Hassenzahl Marc (2010). Experience Design : Technology for All the Right Reasons. San Rafael, Morgan and Claypool Publishers.

Note de bas de page 71 :

Law Effie Lai-Chong, Roto Virpi, Hassenzahl Marc, Vermeeren Arnold P. O. S., Kort Joke (2009). « Understanding, scoping and defining user eXperience : a survey approach ». Communication présentée à CHI 2009, the 27th Annual CHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York, Association for Computing Machinery (ACM), pp. 719-728.

Note de bas de page 72 :

Csíkszentmihályi Mihály (1990). Op. cit.

Ronald Filion-Mallette : Je crois que la notion d’« expérience » peut comprendre, de façon plus ou moins perceptible, selon la perspective propre à chacun sur celle-ci, l’ensemble des dimensions que vous énumérez. Dans un cadre pédagogique, j’aime me référer à Hassenzahl70 pour tracer les contours du phénomène expérientiel résultant du projet de design. J’apprécie particulièrement la robustesse de l’article « Understanding, Scoping and Defining User eXperience : A Survey Approach » auquel Hassenzahl a collaboré71. Les auteurs y présentent la notion de l’«  expérience utilisateur » à partir d’une enquête dans laquelle ils ont investigué les perspectives scientifique et pratique d’un échantillon de personnes hétérogène sur le plan disciplinaire (interaction humain-machine, psychologie et sciences sociales, technologies et informatique, arts et design). Cet échantillon compte près de trois cents praticiens, chercheurs et étudiants dont les propos ont révélé de très nombreuses difficultés pour établir une définition commune et partagée de l’expérience utilisateur. Les auteurs de l’étude démontrent, entre autres, la corrélation entre d’une part le niveau avancé d’expertise d’un praticien ou d’un chercheur en design d’expérience et, d’autre part, leur propension à considérer l’expérience utilisateur comme une série de segments événementiels paramétrables, prédictibles et qui ne relèvent pas simplement de l’interprétation subjective. Les auteurs concluent que la combinaison principale de caractéristiques et d’expressions employées le plus souvent par les participants pour décrire l’«  expérience utilisateur » est la suivante : « dynamique, déterminée par le contexte, et à l’origine d’un vaste éventail d'avantages potentiels que les utilisateurs peuvent tirer d'un produit ». Si, selon une majorité de participants, l’un des objectifs principaux du design d’expérience est « l’atteinte d’un état expérientiel désirable chez l’utilisateur », que l’on retrouve par ailleurs énoncé dans l’«  expérience optimale » de Csíkszentmihályi72 et dans l’«  expérience autotélique » de Lesage, le consensus partiel sur la nature et les critères de la désirabilité elle-même, apparaît toutefois beaucoup plus compliqué à atteindre, ce qui n’est pas surprenant compte tenu des travaux menés en sciences humaines qui nous conduisent notamment à questionner ce que l’on entend par « contexte ».

Note de bas de page 73 :

 Voir Hassenzahl Marc (2018). « User Experience and Experience Design ». The Encyclopedia of Human-Computer Interaction, 2nd éd. ; Araz Caglar (2018). Why you should ditch your UX definition, and use this one instead. UX Collective, Medium. 15 mars 2018. Voir l’URL : https://uxdesign.cc (consulté le 31 janvier 2019) ; Eagan Colin (2017). « UX vs. CX vs. XD? Analyzing 17 Years of User Experience Job Titles ». Texte diffusé sur le réseau social Linkedin. Voir l’URL : https://www.linkedin.com/pulse/ux-vs-cx-xd-analyzing-17-years-user-experience-job-titles-colin-eagan (consulté le 31 janvier 2019) .

Note de bas de page 74 :

Giacomin Joseph (2014). « What is Human Centred Design ? ». The Design Journal, vol. 17 (4), pp. 606-623.

Au fil du temps, l’«  expérience utilisateur » a été employée pour décrire plusieurs types de situations bien différentes, comme nous venons de le voir. Depuis que Norman a popularisé cette expression polysémique au début des années 1990, elle a été sujette à quelques controverses mineures en design. Tout au long de cette évolution sémantique, les échanges sur les caractéristiques de l’«  utilisateur » ont révélé que les priorités animant les diverses parties prenantes du projet s’opposent parfois dans la finalité même de l’expérience à concevoir. Le malaise face à l’expression « expérience utilisateur », et particulièrement au terme » utilisateur », est palpable au sein de la communauté du design73. La tendance à en questionner les limites conceptuelles y est ascendante. Autant chez ses chercheurs, ses praticiens, que dans les départements de ressources humaines qui y sont liés, on constate la signification ambiguë de l’«  expérience utilisateur », dont l’orientation est souvent à (re)définir en fonction d’un contexte particulier – que celui-ci soit technique, organisationnel, social ou culturel. Et cela, pour des raisons parfois foncièrement différentes. Par exemple, parce que le terme « utilisateur » n’évoque pas l’expérience des services publics comme le fait l’«  usager » en suggérant leur dimension sociale, ou encore, parce que l’«  utilisateur » diminue l’approche holistique que l’«  être humain »74 évoque si bien. 

Note de bas de page 75 :

International Organization for Standardization (ISO) (2018). ISO 9241-11:2018, Ergonomics of human-system interaction. Part 11: Usability: Definitions and concepts. Voir l’URL : https://www.iso.org/standard/63500.html (consulté le 31 janvier 2019) .

Note de bas de page 76 :

Norman Don (2005). « Human Centered-Design Considered Harmful ». Interactions, vol. 12 (4), pp. 14-19.

Note de bas de page 77 :

Norman Don, Verganti Roberto (2014). « Incremental and radical innovation : Design research versus technology and meaning change ». Design Issues, vol. 30 (1), pp. 78-96.

Note de bas de page 78 :

Ishii Hiroshi, Lakatos Dávid, et al. (2012). « Radical atoms : beyond tangible bits, toward transformable materials ». Interactions, vol. 19 (1), pp. 38-51.

Dans ma démarche de recherche-création focalisée sur l’expérience-à-vivre prospective, j’évite aujourd’hui d’employer le terme équivoque « utilisateur », sauf pour caractériser des situations spécifiques dans lesquelles la dimension utilitaire de l’interaction humain-machine est réellement centrale. Au-delà du cadrage conceptuel du sujet humain impliqué dans l’expérience, pour ma part, ce sont aussi les méthodes de la « conception centrée sur l’utilisateur », et dans une moindre mesure celles de la « conception centrée sur l’être humain », qui m’apparaissent réductrices en amont des processus du projet, parce qu’elles sont connotées de près aux principes prescriptifs, et contraignants, de l’utilisabilité – ces derniers étant centraux dans l’approche à la fois utilitariste et ergonomique qui caractérise les processus de conception des dispositifs de communication marchande. Bien que ces principes chargés de normes75 soient fort utiles pour optimiser la performance globale des « expériences d’usage » autonomes ou découlant d’une « expérience-à-vivre », ou encore celle plus fine des segments découpés d’une tâche à accomplir, ils s’avèrent également limitatifs, voire nuisibles, pour élaborer des modèles d’innovation radicale76. En effet, si les principes d’utilisabilité assurent l’amélioration de manière incrémentale, ils masquent en revanche d’innombrables sommets potentiels, beaucoup plus haut, situés aux confins de nos perspectives actuelles. Une fois le concepteur rendu à l’un de ces sommets, il se retrouve dans un état de maximum local, un « local maxima », duquel il devient captif77. Alors qu’en vérité, ce qui nous intéresse en tant que concepteur de l’innovation radicale, c’est justement de découvrir et d’atteindre d’autres sommets technologiques sans devoir redescendre, sans avoir à « désoptimiser » l’expérience conçue et, dans les projets impliquant la médiation immersive, sans avoir à en rétrograder la technologie utilisée. En effet, la synchronicité du changement technologique est conditionnelle à la conduite du projet expérientiel à visées disruptives. C’est à partir de ce constat qu’Ishii conclut que les différentes formes de recherche visant l’innovation radicale en design devraient être d’abord guidées par une vision originale78, plutôt que fondées sur les désirs du « consommateur », sur les besoins connus et déjà bien documentés de l’«  utilisateur », de l’«  usager », ou même de l’«  être humain », ou de l’«  individu » dont on parle peu. C’est ici que l’on observe une ligne de tension majeure entre les perspectives marketing et celles développées dans le champ du design.

Au temps présent, la dimension volontaire de l’interaction nous semble même remise en question dans un cadre de vie où celle-ci n’est plus nécessairement envisagée de manière consciente, via une interface, qu’elle soit graphique, tactile, gestuelle, vocale ou autres. Du point de vue du chercheur-créateur, les perspectives d’automatisation adaptatives offertes par l’intelligence artificielle spécialisée et les dispositifs intelligents à porter sur soi laissent ainsi envisager une forme de libération de l’être humain vis-à-vis de certaines tâches répétitives, ou même difficiles, de la vie quotidienne. En s’abreuvant de nos données personnelles partagées, les systèmes complexes autonomes de ces dispositifs modélisent et prédisent certains de nos motifs comportementaux, de nos états émotifs, et adaptent par anticipation la scénographie des expériences-à-vivre, les propriétés des expériences d’usage, que la médiation immersive nous invite ensuite à découvrir dans la vie de tous les jours.

Note de bas de page 79 :

Groupe de recherche du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (2014). Les accessoires intelligents. Défis et possibilités pour la protection de la vie privée. Gatineau, Canada.

A titre d’illustration, nous pouvons noter que le groupe de recherche du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada divise le secteur de ces dispositifs en quatre grandes catégories : « 1) les applications en lien avec la condition physique, le bien-être et le suivi vital (vêtement intelligent, lunettes de sport intelligentes, moniteur d’activité ou capteur de sommeil) ; 2) les applications d’infoloisirs (montre intelligente, casque de réalité virtuelle ou lunettes intelligentes) ; 3) les applications sanitaires et médicales (glucomètre permanent ou ensemble timbre et biocapteur ; 4) les applications industrielles, policières et militaires (terminal à porter sur la main, caméra à porter sur soi, casque de réalité virtuelle) »79.

Note de bas de page 80 :

Findeli Alain (2010). « Searching For Design Research Questions : Some Conceptual Clarifications ». In Chow Rosan (dir.), Questions, Hypotheses & Conjectures : discussions on projects by early stage and senior design researchers. Bloomington, iUniverse, pp. 286-303.

En ce qui concerne plus précisément l’apport général des marketeurs au design, si certaines théories, méthodes et outils employés par les marketeurs et les designers se complètent momentanément dans la pratique du projet à visées commerciales, les contributions positives du marketing au design contemporain me semblent plutôt minces dans la pratique, comme dans une perspective plus académique. Que ce soit par idéalisme, moralisme ou naïveté, comme je l’ai déjà mentionné, je pense que les praticiens du design, dont ceux en particulier des plus jeunes champs, cherchent d’abord à améliorer l’expérience de la réalité chez l’être humain – pour son bonheur, son confort, sa sécurité, et ultimement sa pérennité. Ainsi, dans la pratique du projet, j’ai pu constater à maintes reprises qu’au contraire des marketeurs, les divers concepteurs n’hésitent pas à revendiquer le parti de l’être humain lors des échanges (inter)disciplinaires impliquant les multiples parties prenantes, ce qui confirme, incidemment, la proposition bien connue de Findeli soutenant que : » La fin ou le but du design est d’améliorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions »80.

Afin de conclure cette partie, je résumerai une brève anecdote symptomatique de la dynamique relationnelle quelque peu caricaturale entre le marketing et le design que j’ai vécue de près durant plusieurs années, dans la pratique, et que j’observe maintenant à distance. Considérant les limites plus qu’évidentes de cette histoire dans la représentativité du phénomène, le lecteur comprendra qu’il s’agit là d’un commentaire personnel. L’automne dernier, le projet Tonga Lumina proposait à proximité des rues du village piétonnier du Mont-Tremblant, au Québec, une expérience-à-vivre qui, la nuit venue, plongeait les participants dans une immersion médiatique dont on fait la découverte en parcourant des sentiers forestiers à flanc de montagne. Une équipe du laboratoire Tech3Lab était présente sur les lieux, composée d’étudiants inscrits au programme de la maîtrise en gestion du HEC Montréal, profil « expérience utilisateur dans un contexte d’affaires (UX) ». La chargée de projet de l’équipe invitait les passants à participer à une étude visant à évaluer l’«  expérience utilisateur » du parcours expérientiel de sons et de lumières réalisé par Moment Factory, une entreprise spécialisée dans le domaine du spectacle et du divertissement. Après avoir installé sur nos corps divers capteurs biométriques permettant aux assistants de recherche de récolter des données, qui allaient être triangulées avec celles d’une enquête par questionnaire, et d’un entretien semi-directif, nous débutions finalement l’expérience ludique in situ. Deux étudiantes munies de tablettes tactiles analysaient les réactions physiologiques des participants pour déterminer leur état émotif, et finalement évaluer quantitativement la qualité de l’ « expérience utilisateur », ce qui semblait alors se rapprocher des méthodes employées en design pour les phases de récolte de données. Cela n’est pas surprenant, puisqu’elles sont transversales et empruntées aux sciences cognitives. Une fois le parcours effectué, lors des discussions qui s’en suivirent, il devenait évident qu’en l’absence de designer ou de communicateur dans l’équipe projet, les dimensions esthétique, fonctionnelle ou même éthique n’étaient pas considérées par ces chercheurs du marketing expérientiel. Sauf lorsqu’elles pouvaient influencer le comportement d’achat du consommateur, en vue de planifier la prochaine expérience préformatée d’après les goûts modélisés des consommateurs de Tonga Lumina. En conclusion, cette anecdote aux limites évidentes illustre néanmoins, assez fidèlement, l’impression générale que j’ai du marketing et de sa mobilisation de la notion d’expérience en termes de proposition de valeur ajoutée. Les résultats de l’étude serviront peut-être à la pratique du projet de design, mais en vérité, si un éclairage nouveau permettait d’élaborer des critères de conception nouveaux ou plus fins, ne proviendrait-il pas de la contribution scientifique des quelques chercheurs formés aux sciences sociales et cognitives ayant collaboré à la recherche ? Poser la question, c’est un peu y répondre.

Fabien Bonnet : « Communication multicanal », « communication 360° », « expérience immersive » : la dimension expérientielle, en communication comme en design, est-elle à rechercher dans sa dimension spatiale ? L’espace médiatique peut-il donner lieu à une expérience au sens où vous l’appréhendez dans vos travaux ?

Note de bas de page 81 :

Courchesne Luc (2012). op cit.

Note de bas de page 82 :

James William (1912). Essays in radical empiricism. Londres, Longmans, Green and Co.

Ronald Filion-Mallette : Depuis près de dix ans, je m’intéresse aux potentialités expérientielles des médias qui permettent d’amener progressivement l'être humain à vivre des expériences d'immersion nomade émergeant, in situ, dans la vie de tous les jours. Ma démarche de recherche-création s’est développée autour du modèle conceptuel de la « réalité multiplis »81 de Courchesne « qui propose que les formalismes dits de réalités artificielle, virtuelle, augmentée, mixte (qui se sont multipliées ces dernières années) ne sont que des états d’une même réalité » enrichie par la médiation et fondée sur l’«  expérience » au sens de l’empirisme radical de James, chez qui « toute relation, de quelque type qu’elle soit, dont on fait l’expérience, doit être considérée comme aussi réelle que n’importe quoi d’autre dans le système »82. Cette posture m’amène, dans mes travaux récents, à explorer plus particulièrement la conception prospective d’expériences situées à l'intersection hybride des plis du couple actuel-physique et de celui virtuel-numérique.

L’expérience d'être-au-monde en immersion au cœur des multiples plis de la réalité a, jusqu’à présent, été vécue en séquences de quelques heures, ou de quelques jours tout au plus, généralement au sein de dispositifs technologiques immersifs, installés à l’intérieur, dans des environnements médiatiques contrôlés. Malgré la migration en ligne des habitudes de vie délocalisées de l’être humain, et plus récemment la nomadisation numérique de ces mêmes habitudes quotidiennes reconfigurées encore davantage, l’expérience que nous faisons de la réalité augmentée nomade reste bien peu immersive. Elle ne semble pas assez utile ou agréable pour provoquer l’élan d’un changement comportemental de masse au sein de la population générale, surtout si l’on considère les dimensions socio-économiques et culturelles du problème. La réception difficile de l’expérience dite augmentée de notre réalité peut être attribuable à une pluralité de facteurs complexes, comme les travaux menés en sciences humaines ont pu le montrer, mais il me semble nécessaire d’insister sur le fait que l'esthétique de ces propositions, qui m’apparaît pourtant centrale dans les processus d'acceptation sociale du changement technologique radical, n’est pas au point. Ce ne serait pas l’accessibilité des dispositifs d’immersion nomade qui représente le principal frein, mais plutôt la faible pertinence des « expériences d’usage » proposées et la banalité des « expériences-à-vivre » offertes. L’immaturité technologique de ces dispositifs semble miner l’intégration médiatique fluide des êtres, objets et paysages du virtuel-numérique à notre environnement actuel-physique. La trame narrative des expériences vécues se trouve perturbée par des interruptions régulières, rompant l’immersion continue. La scénographie des événements est aussi limitée par le cadre des minuscules écrans bidimensionnels des Smartphones, des tablettes tactiles, et des lunettes d’altération perceptuelle qui restent techniquement perfectibles et ne sont acceptées en société que lorsqu’elles passent inaperçues.

Note de bas de page 83 :

Clark Peter (2000, 8 février). « ISSCC : 'Dick Tracy' watch watchers disagree ». EE Times.

Note de bas de page 84 :

Mann Steve (1994). Mediated Reality. M.I.T. M.L. Technical Report 260. Cambridge, Massachusetts.

Note de bas de page 85 :

Mann Steve, op. cit.

Note de bas de page 86 :

Mann Steve (2001). « Wearable computing : toward humanistic intelligence ». Intelligent Systems, vol. 16 (3), p. 10-15.

Note de bas de page 87 :

Dyens Ollivier (2016, 31 mars).« L’innovation pédagogique dans l'enseignement supérieur : entre opportunité et nécessité ». Communication présentée aux Journées nationales de l'Innovation pédagogique dans l'Enseignement supérieur (JIPES). Ministère de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Paris, France, 31 mars-1er avril.

Note de bas de page 88 :

Minsky Marvin, Kurzweil Ray, Mann, Steve (2013, 29 juin). « The Society of Intelligent Veillance ». Communication présentée au 2013 IEEE International Symposium on Technology and Society (ISTAS), Toronto, Canada, pp. 13-17.

Même si ce portrait paraît quelque peu attristant, il n’en est rien, car il s’inscrit dans une période transitionnelle marquée par l’émergence de concepts, de propositions et de prototypes investiguant le champ de la réalité multiplis à vivre en continu. La recherche appliquée sur la nomadisation des technologies immersives à porter sur soi va bon train, autant à l’université que dans l’industrie, en Amérique comme en Asie. Depuis le début des années 1980, Mann, qui a été qualifié de « père des dispositifs informatiques portables »83, explore la réduction et l’augmentation sélectives des données sensorielles captées dans l’environnement immédiat de l’être humain. Il a formalisé son approche de l’altération perceptuelle nomade par le modèle de la « réalité médiée »84, qui s’appuie sur le développement technologique de dispositifs de médiation à porter sur soi appréhendés en tant que « médiateurs de réalité »85 qui enrichissent l’environnement perçu par l’être humain, ou en filtrent les nuisances, grâce à ce qu’il appelle l’«  intelligence humaniste »86, une forme d’intelligence artificielle fonctionnant en boucle avec l’être humain, dans la perspective d’une symbiose cerveau-machine intégrant le lacet neuronal. L’approche de Mann permet d’envisager l’analyse des sons, des images, voire des odeurs autour de l’être humain pour l’assister dans des situations quotidiennes en lui prodiguant des conseils in situ. Alors que Dyens propose la technologie comme le troisième hémisphère du cerveau humain, affirmant que : « tout passe par elle, la technologie n'est plus un outil, mais un écosystème qu'il faut prendre en main et faire nôtre »87, Mann va plus loin dans son approche cyborgénique en s’alignant avec la vision de Minsky et Kurzveil88. Ce type d’approche s’avère bien sûr extrêmement riche pour qui adopte une perspective de création disruptive, l'ordinateur étant pour ainsi dire intégré aux processus cognitifs, réduisant l'importance de l'interface, jusqu'à la faire potentiellement disparaître, ou oublier.

Note de bas de page 89 :

Tegmark Max (2014). Our mathematical universe : My quest for the ultimate nature of reality. New York, Alfred A. Knopf.

Dans ma démarche de recherche-création, je m’appuie, d’une part, sur les travaux pragmatiques d’ingénieurs et designers comme Mann, qui œuvrent à l’avancement de technologies émergentes à porter sur soi, et d’autre part, sur les visions plus exploratoires, mais néanmoins généralement fondées sur la science, des artistes, des philosophes et des scientifiques comme Ascott, Bostrom, Chalmers, Courchesne, Fujihata, Reeves, Pepperell et Tegmark. Mon approche critique vise, entre autres, à engager une démarche itérative de test in situ à partir de théories qui sont parfois sujettes à la polémique. Pour ce faire, j’élabore des scénarios qui proposent la nomadisation de l’expérience immersive projetée dans les scènes de la vie de tous les jours, de manière continue et à intensité variable. Depuis quelques mois, j’examine en particulier les conditions médiatiques nécessaires à l’émergence et au maintien du sentiment d’engagement dans une expérience-à-vivre immersive, nomade et continue, c’est-à-dire dont la durée n’est pas déterminée. Je m’intéresse notamment à la réconciliation des données sensorielles ainsi portées à nos sens, celles émanant d’objets qui sont souvent compris de manière binaire, comme étant de l’ordre du naturel ou de celui de l’artificiel. Cette apparente dualité de surface occupe une place importante dans mon interprétation du monde sensible appréhendé comme une structure mathématique calculable89, au sens de Tegmark, et donc en principe réplicable, simulable, voire simulée. Dans le cadre de la réalité multiplis, dont j’explore concrètement les potentialités expérientielles par la pratique du projet de design, je considère donc la dimension spatiale comme étant indispensable à l’expérience d’immersion permettant à l’humain d’être-au-monde. Mais j’aborde cette spatialité conditionnant la subjectivité comme potentiellement artificielle et calculée.

Note de bas de page 90 :

Ascott Roy (2000). « Edge-life : technoethic structures and moist media ». In Ascott Roy (dir.), Art, Technology, Counciousness : mind@large. Bristol, Intellect Books, pp. 2-6.

Pour conclure, en réponse à la partie de votre question portant sur les qualités et les limites de l’espace médiatique en tant que matrice expérientielle de la réalité, je crois que la maturité technologique progresse à vitesse grand V, et que nous sommes sur le point d’arrimer parfaitement, en temps réel, les plis du numérique-virtuel déjà partagés, habitables et partiellement habités, aux plis de l’actuel-physique du monde que nous connaissons. La convergence avancée des nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l'information et des sciences cognitives (NBIC), qui permet le développement de dispositifs d’immersion nomades, portables, « tattooables », implantables, ingérables, et greffables, semble nous conduire vers une quotidienneté radicalement différente de celle que nous connaissons. Parmi la multitude de futurs alternatifs possibles qui deviennent un peu plus probables chaque année, peut-être qu’elle nous mènera au « média humide »90 formalisé par Ascott, il y a plus de vingt ans déjà.

Fabien Bonnet : Certains travaux menés en communication ont insisté sur la matérialité des médiations techniques, notamment celles des écrans ? Quelle est la place de la matérialité dans votre démarche ?

Note de bas de page 91 :

Milgram et Kishino (1994), op. cit.

Note de bas de page 92 :

Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard (éd. 1975).

Note de bas de page 93 :

Courchesne Luc (2014). « De l'obscurité à la projection sphérique : L'immersion comme posture et manière d'être au monde ». In Figures de l'immersion. Cahier ReMix, n° 4, février. Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire.

Ronald Filion-Mallette : Au début des années 2000, lorsque j’ai amorcé la pratique du projet de design, je concevais et développais les systèmes numériques d’environnements interactifs qui étaient exclusivement accessibles par les écrans. Les interfaces graphiques qui étaient alors centrales à mes expérimentations expérientielles n’existaient, elles aussi, que par les écrans. La matérialité physique est apparue dans ma démarche au cours de l’année 2011, lorsque j’ai commencé à m’intéresser tardivement aux installations interactives et, surtout, au continuum de la « réalité mixte »91 formalisé par Milgram et Kishino. C’était juste avant l’arrivée des dispositifs immersifs abordables sur le marché, qui ont ressuscité les dimensions dites « augmentée », « mixte » et surtout « virtuelle » de la réalité, en démocratisant leur expérience respective – pensons, parmi les plus connus, aux lunettes de réalité augmentée Project Glass de Google, au casque de réalité virtuelle Rift d’Oculus, ou au casque de réalité mixte Hololens de Microsoft. Grâce à la facilité que procure le recul du temps, je considère aujourd’hui que les écrans emprisonnant leurs contenus sont devenus, et resteront pour un moment encore, un mal nécessaire – ils constituent une sorte d’objet transitionnel92 de notre développement collectif. La multiplicité des écrans contribue à rapprocher l’être humain d’une existence vécue de façon continue à travers les multiples plis de sa réalité fondée sur l’expérience. Après avoir réorienté ma démarche de recherche-création pour « faire éclater le cadre de l’écran »93, comme l’exprime Courchesne, c’est à la conception des expériences d’un véritable espace de vie et d’un nouveau terrain d’apparition hybride que j’ai décidé de me consacrer.

Quant à la « matérialité des médiations techniques », si celle des installations artistiques me semble être un formidable espace hybride d’expérimentation, que j’ai personnellement peu exploré, me concentrant sur les dispositifs médiatiques portables, je ne saurais dire combien la matérialité du cadre des écrans m’apparaît des plus gênantes dans la vie de tous les jours. Cela, pour d’innombrables raisons que j’épargnerai au lecteur, préférant éviter d’ouvrir la boîte de Pandore. À l’opposé du sentiment antipathique que provoquent en moi les écrans, la matérialité des objets, environnements et des paysages constitutifs de notre immersion au monde naturel occupe une place importante dans ma démarche, en tant que canevas à la conception des expériences-à-vivre et des expériences d’usage de nos futurs alternatifs préférables qui s’y déploieront.

Fabien Bonnet : Dans quelle mesure l’expérience telle que vous la concevez relève-t-elle de l’intuitif, de ce qui se vivrait sans mode d’emploi ? L’acte de conception peut-il être envisagé comme la proposition, par un créateur, d’une signification destinée à être appréhendée de manière univoque par un public ? Dans ce cas, dans quelle mesure les expériences que vous « designez » sont-elles prescriptives ? Comment envisagez-vous l’interprétation de vos dispositifs par les publics ? Quelle est votre démarche, votre méthodologie face à cette interprétation potentielle ?

Ronald Filion-Mallette : La réception de l’expérience, ou plus précisément des conditions actualisées de l’objet expérientiel, est parfois négligée par les artistes, les designers et, dans une moindre mesure je crois, par les communicateurs. Je la considère néanmoins comme fondamentale dans le cadre d’une démarche holistique telle que la mienne, et c’est pourquoi je cherche à l’anticiper, à la prévoir au cas par cas en limitant le caractère normatif de cette anticipation. Pour ce faire, je travaille tout d’abord à préciser la nature de l’expérience proposée, à partir de la finalité première de l’acte auquel vous faites référence, que j’oriente délicatement, et auquel je compare les intentions des diverses parties prenantes impliquées. Je cherche ainsi à déterminer dans quelle mesure l’expérience résulte davantage d’une démarche de conception, associée au processus d’un projet de design, ou plutôt de création, qui est au cœur de celui d’une œuvre artistique.

Note de bas de page 94 :

Hassenzahl Marc (2007). « The Hedonic/Pragmatic Model of User Experience ». Communication présentée à COST294-MAUSE Workshop, Lancaster, Royaume-Uni, pp. 10-14.

Par souci d’économie, je m’en tiendrai ici au survol de l’acte de conception, que j’appréhende à travers le modèle dualiste de l’expérience hédonique-pragmatique d’Hassenzahl94. Cela me permet de caractériser la conception d’une » expérience-à-vivre » généralement hédonique, dans laquelle l’esthétique est centrale à la rhétorique médiatique de l’état autotélique, que je distingue de la conception d’une « expérience d’usage », dont les qualités ergonomiques optimales découlent davantage de la logique fonctionnelle. Dans le cadre d’un projet design expérientiel, cette différence ici grossièrement définie m’apparaît déterminante, puisque l’horizon d’attente des significations contenues dans l’expérience peut être bien différent dans la réception d’un projet conçu autour de la subjectivité, de celle d’un projet faisant plutôt appel à l’intersubjectivité.

Pour illustrer plus clairement ma démarche, dans un premier temps, débutons par des exemples d’«  expériences d’usage » auxquels ma contribution mineure consiste généralement en la conception de scénarios dans lesquels les enjeux d’utilisabilité se posent de moins en moins, du fait de l’assistance de l’intelligence artificielle spécialisée et de l’automatisation adaptative qu’elle permet et qu’elle encadre. Si la disparition potentielle et progressive du paradigme de l’utilisateur-opérateur serait, à mon sens, dans certains domaines particuliers, une heureuse affaire améliorant globalement la sécurité publique, elle engendrerait, il est vrai, de nouvelles problématiques, notamment en termes de conception. Prenons, par exemple, le cas de l’opération d’un appareil médical personnel, et celui de la conduite d’un véhicule de promenade. Dans ces deux cas, en situation d’urgence, lorsque le déroulement d’une chaîne d'événements liés à une tâche d’opération en vient à nécessiter la vigilance de l’utilisateur, pour la prise de décision et d’action rapides, afin d’activer une fonction ou d’effectuer une manœuvre, il va sans dire que l’expérience inhabituelle d’usage doit être optimale en mode manuel. Elle doit s’accomplir sans délai, via une interface fiable et intuitive, dont la conception sera centrée sur l’utilisateur. Toute difficulté à interpréter les indications du système de secours pourrait mener à un ralentissement des procédures prévues, à des troubles d’opération, et, dans les cas les plus graves, causer à la mort.

Note de bas de page 95 :

Gosselin Pierre, Le Coguiec Eric (2006). La recherche création. Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Québec, Presses de l'Université du Québec.

Poursuivons en parallèle de ces cas utilitaires en prenant des exemples au dosage un peu plus hédonique, des » expériences-à-vivre » prospectives, immersives et nomades à travers les plis de l’actuel-physique et du virtuel-numérique, auxquelles je travaille plus régulièrement. Prenons l’exemple de l’expérience muséale, et de manière plus ciblée, de l’expérience muséographique d’un parcours mis en exposition. Ma démarche de recherche m’amènera ici à reprendre la posture méthodologique « antidisciplinaire » oscillant, cette fois, dans la pratique réflexive du projet, entre la création, qui lui est moins familière, et la conception, qui lui est naturelle. Le cadre théorique de la recherche-création95, à la fois rigoureux et scientifique, mais souple et évolutif, me semble des plus appropriés pour aborder la conception prospectiviste de l’expérience muséographique envisagée à travers la réalité multiplis.

Note de bas de page 96 :

Wiener Norbert (1954). The Human Use of Human Beings : Cybernetics and Society. New York, Doubleday (2e éd. 1961), pp. 103-104.

Note de bas de page 97 :

Dator James A. (2009). « Alternative Futures at the Manoa School ». Journal of Futures Studies, vol. 14 (2), pp. 1-18.

Note de bas de page 98 :

 Candy Stuart, Dunagan Jake (2017). « Designing an experiential scenario : The People Who Vanished ». Futures, vol. 86, février, pp. 136-153.

En ce qui concerne tout d’abord ma démarche en tant que chercheur-créateur, artiste et commissaire, je tends dans un premier lieu à (ré)orienter significativement la finalité du projet, et, malgré moi, à parfois détourner la mission sociale inhérente au design. Cela, par l’expérimentation médiatique au profit de l’esthétique qui, incidemment, s’avère souvent utile tant à l’avancement pratique de la création qu’à l’acceptation sociale de la dimension prospective de ma démarche. Cette acceptation reste délicate et sûrement problématique du point de vue de la recherche en communication, puisque mon approche de conception focalisée sur l’hybridation des multiples plis de la réalité vise un but politique avoué, et quelque peu controversé, celui de soutenir l’effort collectif favorisant la continuité de la vie humaine comme motifs complexes d’information. Cette idée avait été proposée par Wiener96, le père de la cybernétique, puis oubliée quelques décennies, avant d’être redécouverte, puis approfondie de manière fragmentée depuis les années 1980 dans un élan à la fois artistique, philosophique et technologique, par les Ascott, Bostrom, Hayles, Kurzweil, Moore, Moravec, Sandberg et Vinge, pour en nommer quelques-uns. Dans la perspective prospectiviste qui est la mienne, j’ai pu envisager le contexte muséographique avant tout comme un terrain d’expérimentation au regard des objectifs de ma démarche de recherche-création dans laquelle, en vérité, je m’intéresse fondamentalement à la conception de l’«  expérience-à-vivre » qui émerge à l’intersection hybride d’une réalité aux multiples plis. Afin d’humaniser la médiation expérientielle de ce nouvel état hybride d’être au monde, j’utilise un bricolage méthodologique de mon cru, un ensemble « antidisciplinaire » regroupant diverses méthodes disciplinées, empruntées dans une volonté de transversalité. Cette approche méthodologique vise notamment à préciser la (ré)orientation éthique de l’expérience à concevoir par un processus collaboratif. Dès l’avant-projet, j’organise des séances d’idéation inspirées par l’approche prospectiviste élaborée par Dator97. Elles visent à (co)concevoir, avec les diverses parties prenantes du projet, les scénarios de futurs alternatifs répartis dans quatre grandes catégories génériques : la croissance continue, l’effondrement, la société disciplinée et la société transformée. J’utilise la méthode actualisée par Candy98 qui propose la médiation expérientielle de ces scénarios dont j’approfondis les différentes formes grâce au prototypage rapide. J’en valide les propriétés générales par des prototypes vidéo diégétiques, à partir desquels sont ensuite développées plusieurs générations de prototypes interactifs fonctionnels permettant aux membres des communautés impliquées activement dans la conception d’évaluer, de manière expérientielle, et de commenter les scénarios alternatifs proposés.

En tant que chercheur-créateur et designer ancré dans le présent, mon approche de conception de l’expérience-à-vivre est quelque peu différente et complémentaire de la précédente. Je consacre beaucoup de temps à l’optimisation des séquences de conditions qui permettent l’émergence de l’«  expérience-à-vivre » dans la vie de tous les jours. Je m’intéresse toujours aux potentialités expérientielles nouvelles des technologies émergentes, mais cette fois dans le but d’alléger la charge cognitive du parcours muséographique. Je me concentre donc sur des aspects comme la courbe optimale d’apprentissage, le degré approprié d’immersion, l’orientation plus ou moins prescriptive de la scénographie mise en œuvre. J’emploie des méthodes de conception centrées sur l’être humain, voire sur l’utilisateur – celles que je décriais précédemment alors que je revenais sur la recherche de l’innovation radicale – parce que je souhaite maintenant plus de granularité sur les données proprioceptives permettant d’optimiser finement, de manière incrémentale, l’ergonomie des composantes interactives du parcours muséographique.

Note de bas de page 99 :

Tonkinwise Cameron (2018). « Future Empathy Expertise : The Ongoing Politicking involved in Transition Designing ». Communication présentée à Arkitektur- og designhøgskolen i Oslo, Oslo. 

Dans la pratique du projet, au niveau de la réalisation, je modélise par la captation numérique in situ la volumétrie des êtres vivants, des objets et des bâtiments, grâce aux capteurs LiDAR. Cela permet d’utiliser l’environnement actuel-physique immédiat du visiteur-participant comme toile de fond à l’apparition de plis virtuels-numériques. La localisation de cartographie simultanée (SLAM) n’est pas nouvelle, bien sûr, mais ses systèmes technologiques miniaturisés devenus imperceptibles à l’œil nu, les capteurs étant enfouis dans l’environnement et intégrés aux objets connectés, facilitent l’acceptation sociale dans les scènes de la vie quotidienne. Grâce à des dispositifs oculaires ou intraoculaires d’altération perceptuelle, comme une paire de lentilles, de lunettes, ou un implant, le visiteur-participant peut moduler à son gré l’immersion sensorielle et cognitive dans laquelle il est plongé. En ce qui concerne la réception de l’expérience, je l’aborde en portant une attention particulière à la spatialisation dynamique de l’information, qui est déterminante pour la construction et la révélation du sens calibré finement par la médiation des agents algorithmiques et des divers objets numériques constitutifs d’une interface hybride, à la fois immersive et nomade. Le parcours expérientiel adaptatif intégrant l’intelligence artificielle spécialisée des objets connectés aux capteurs, entre autres oculométriques, encéphalographiques et électromyographiques, me permet d’améliorer la robustesse prédictive du système, afin d’envisager une gradation des contenus proposés au visiteur-participant. Ces dispositifs sont ainsi mobilisés dans l’optique d’alléger sa fameuse charge cognitive au moment opportun. On utilisera des flux de données biométriques récoltées à même ce visiteur-participant pour maintenir son expérience optimale le plus longtemps possible, en modulant l’intensité des scènes de l’expérience-à-vivre maîtresse durant son parcours. S’il en vient à ressentir de la fatigue, l’analyse de ses réactions physiologiques permettra par exemple de lui proposer une série de chemins le guidant jusqu’à la sortie par un flux d’informations audiovisuelles. À court terme, en attendant l’émergence d’une intelligence artificielle générale (IAG) assez avancée pour véritablement (co)concevoir l’expérience en tenant compte des jeux relationnels complexes entre les parties prenantes du projet, il semblerait que les « modes d’empathie créative mais pratique du designer »99 restent utiles à la conception, à la négociation et à la réalisation de son projet. Vous aurez compris que dans la perspective d’un projet de design, dans celle de la conception d’une expérience-à-vivre hybride, j’envisage avant tout les technologies au prisme de leurs potentialités en termes d’immersion. En ce sens, certaines d’entre elles, par ailleurs critiquées, telles que l’intelligence artificielle, peuvent être mobilisées pour améliorer ce que Findeli qualifie d’habitabilité du monde, dans les limites de ce que nous parvenons à modéliser.

Fabien Bonnet : Mais l’expérience proposée par le designer étant individuelle, voire intime, dans quelle mesure peut-elle s’appuyer sur des données personnelles à l’heure des controverses sur la privacy ? Ces questions sont-elles contraignantes pour les projets d’UX Design ou peuvent-elles susciter des propositions significatives ?

Ronald Filion-Mallette : Étant d’une nature optimiste, je retiens des controverses entourant les données personnelles de la vie privée, que les technologies anxiogènes leur étant sous-jacentes permettent déjà à la population générale, et permettront bien davantage dans l’avenir, d’accéder à de formidables expériences transformatives améliorant le cadre de vie de l’être humain. Par exemple dans le domaine de la santé, pour le cas de l’hygiène de vie personnelle, ou encore, celui du maintien des aînés à domicile dans le foyer qui leur est familier. Cela, bien sûr, dans les limites légales reconfigurées au gré du jeu de pouvoir qui s’opère dans les négociations politiques entre les gouvernements étatiques, à la fois dépassés et inquiets, et les géants du numérique qui sont axés sur les réseaux d’information et des logiques socio-économiques complexes, comme les Google, Baidu, Facebook, Tencent, ou même Alibaba par ses filiales. Sans oublier les géants du numérique qui travaillent plus spécifiquement à concevoir et produire des dispositifs technologiques à porter sur soi, comme les Apple, Microsoft ou Sony, qui possèdent déjà tous d’innombrables brevets d’implants, de lentilles, et de lunettes d’altération perceptuelle.

Note de bas de page 100 :

Minsky Marvin (2003). « Marvin Minsky : Health and the human mind ». Communication présentée à TED, Monterey, Californie. Voir l’URL :
https://www.ted.com/talks/marvin_minsky_on_health_and_the_human_mind (consulté le 20 mai 2019).

Quant aux craintes concernant l’utilisation malencontreuse des données personnelles de la vie privée, même si je suis parfois préoccupé par les enjeux critiques et multisectoriels du changement paradigmatique en cours, je répondrai simplement pour conclure cet entretien en citant l’une de mes boutades préférées attribuées à Minksy100, le mathématicien des sciences cognitives et de l'intelligence artificielle : » You know, an ethicist is somebody who sees something wrong with whatever you have in mind. And it's very hard to find an ethicist who considers any change worth making, because he says, what about the consequences ? ».