Présentation

Fabien Bonnet ,
Eleni Mitropoulou 
et Carsten Wilhelm 

Texte intégral

Face à des publics dont les représentations à propos de la consommation, de l’industrie et de la publicité ont pu évoluer, les professionnels en charge de la fonction communication au sein des organisations n’ont eu de cesse d’adapter leurs pratiques.

Si on se focalise sur les discours des professionnels impliqués dans ces évolutions, il est possible de mettre l’accent sur deux tendances complémentaires. La fonction communication, telle qu’elle est vécue par les professionnels qui en ont la charge, résulte tout d’abord d’une tension entre, d’une part, la production médiatique à forte dimension technique et, d’autre part, l’ambition stratégique en lien avec les problématiques managériales et les enjeux de médiation. (Baillargeon et al. 2013).

Par ailleurs, la place et le statut de cette communication appréhendée comme fonction, indépendamment des métiers exercés ou revendiqués, représentent un enjeu majeur, notamment en termes de positionnement et de légitimité vis-à-vis de champs d’activité tels que le marketing ou les ressources humaines. Au-delà du constat d’une revendication des marketeurs à coordonner à la fois la communication externe et l’articulation des ressources internes de l’organisation à des fins stratégiques face à un public ( Swaan Arons, Van den Driest & Weed, 2015), l’émergence d’un discours légitimant l’expertise de ces professionnels dans le champ du social a pu être soulignée (Bonnet, 2014). L’essor des notions de « marketing relationnel » et de « relation client » dans les discours professionnels au cours des années 2000 traduit ainsi une autre forme de revendication dans le champ de la médiation. Ce type de discours professionnel a cependant pu être appréhendé en termes de cadrage cognitif et relationnel de l’échange marchand (Mallard, 2009) ou même d’« instrumentalisation du lien communautaire » (Galibert, 2016) dans le cas des pratiques de community management. Ces travaux nous conduisent à insister sur la tension existant entre, d’une part, cette revendication par les marketeurs d’une mission de coordination en interne et en externe et, d’autre part, la dimension normative, industrielle et finalement unilatérale de cette relation contrôlée.

Dans ces conditions, la référence faite par les professionnels au champ du marketing à celui de la production d’artefacts médiatiques ou du management revêt une signification particulière en ce qu’elle révèle un rapport de sens particulier à la fonction communication elle-même, à la fonction « d’interface » que celle-ci joue entre l’organisation et son environnement ou entre ses différentes composantes internes. Le professionnel en charge de cette fonction hybride peut alors être décrit comme un « couteau suisse » au service de l’organisation, (Baillargeon et al., 2013) un acteur dont les missions diffèrent d’une organisation à l’autre, d’une sensibilité à l’autre, un acteur dont la posture et les compétences gagnent à être clarifiées.

Dans le cadre de la préparation de ce dossier, ces premiers éléments se sont ajoutés au constat d’une mobilisation de plus en plus fréquente du terme « design » dans les discours institutionnels, managériaux et commerciaux, bien au-delà des proportions qui pourraient être expliquées par le développement du design industriel comme pratique industrielle.

Stéphane Vial insiste pourtant sur la spécificité du design en tant que discipline et « culture particulière de la conception » (Vial, 2014, p. 26), dépassant ici une définition limitée en termes d’activité de production contemporaine ou au sens d’une seule recherche esthétique. Le design serait une « discipline du projet au même titre que l’architecture et l’ingénierie ». Il serait cependant fondé sur une « culture créative propre » et un « mode de connaissance » spécifique dans lesquels la modélisation formelle, la conception d’un dispositif, sont à la fois un objectif opérationnel et une « manière de connaître et de comprendre le monde » (Findeli, 2010 ; cit. par Vial, 2014, p. 27). Par ailleurs, le design serait porté par une dimension utopique, par la volonté d’amener à un monde meilleur.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬ Cependant, ces représentations liées à un design envisagé en termes de progrès scientifique, moral et sociétal ont également été fortement interrogées dans leurs enjeux de pratiques éthiques, notamment en ce qui concerne une forme de primauté accordée à l’efficacité matérielle des usages humains (Pignier, 2017, pp. 75-89).

Enfin, la notion de projet, centrale dans la discipline, aurait évolué au cours du XXe siècle, passant d’une conception « centrée-objet » au « centré-processus » puis au « centré-acteurs ». Estelle Berger insiste également sur la spécificité de la « démarche design », mais ajoute que cette articulation se fait à travers une « poïétique qui hybride penser et faire », entre « projet » et « expérience » (Berger, 2014).‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Si l’on tente d’esquisser une synthèse, la spécificité de la démarche design résiderait donc dans l’articulation originale de trois préoccupations majeures : une perspective de recherche d’ordre anthropologique à travers la notion de pratique ; un questionnement des dimensions sensibles et symboliques des dispositifs à travers l’empirie d’une modélisation formelle ; et une perspective téléologique (ou stratégique) liée à la notion de projet. À la frontière du technique, du stratégique et du culturel, le design cristalliserait ainsi de nouvelles formes ou, du moins, des formes spécifiques d’interaction avec les publics.

Dans ces conditions, le projet que porte ce numéro d’Interfaces Numériques vise à questionner l’articulation de champ du design avec les différentes dimensions d’une fonction communication en charge d’une diversité de productions, d’interfaces matérielles, de médiations. Comment articuler, du point de vue de la recherche, l’évolution des dispositifs et formats mobilisés par les différents acteurs de la communication des organisations, la question de la revendication relationnelle formulée par certains d’entre eux et, enfin, la perception des publics à ce sujet ? Dans quelle mesure la mobilisation de la notion de design traduit-elle, conduit-elle, suscite-t-elle ou contribue-t-elle à une transformation de la fonction communication dans les organisations, quand celle-ci est investie par une diversité croissante d’acteurs ? En d’autres termes et au-delà de la convocation plus ou moins opportune d’un « design thinking », peut-on envisager des apports conceptuels et méthodologiques féconds entre le champ du design et celui de la communication ? Quels sont alors les points de convergence effectifs ou potentiels, les divergences plus ou moins pérennes entre les approches mobilisées ? Quels sont, de l’échelle locale jusqu’au plan international, les dispositifs ou les pratiques susceptibles de rendre compte de ces tensions et de ces mouvements interdisciplinaires entre cadres de pensée et d’action autour des relations entre design et communication ?

La livraison actuelle d’Interfaces Numériques réunit un entretien et sept articles sur cette question des liens effectifs ou potentiels entre design et fonction communication. L’articulation entre les parcours – professionnels et intellectuels – des onze auteurs de ces textes, les cadres institutionnels et expérientiels de leur réflexion ainsi que les objectifs de leur approche par rapport à la thématique ont été favorisés lors de la sélection pour ce numéro. À la suite d’un certain nombre de travaux qui ont pu être consacrés à des thématiques proches (Darras, Vial, 2018), il s’agissait, pour les coordinateurs de ce numéro, de proposer une unité variée autant en regards saillants sur le design qu’en termes de potentielle force heuristique de ce même design quand il est mis en relation avec la communication et, plus largement, avec l’actualité des sciences humaines.

À la suite d’un dense, long et pluridimensionnel entretien avec Ronald Filion-Mallette qui introduit le dossier, avec le souci à la fois d’expliciter, de bousculer et de nourrir la problématique, motivé par l’expérience-à-vivre et un outillage qualifié d’«  antidisciplinaire », Estelle Berger interroge à son tour la démarche « design » en fonction des notions de valeur, d’expérience, d’artefact et d’interface. L’objet commun « berceau » est convoqué à partir de ces notions afin de mettre en lumière la possibilité de deux approches concernant la pertinence d’un processus de conception aboutissant au cadrage de l’usage familial. Au-delà de leurs seules différences techniques, deux modèles en dialogue – un berceau « connecté » et un berceau matériellement plus traditionnel mais agissant sur la relation parent-enfant –, sont ainsi appréhendés en tant que traces de deux démarches, l’une visant à résoudre un « problème » et l’autre à révéler un « mystère ». La confrontation ou l’articulation de ces postures serait révélatrice d’enjeux éthiques propres à la démarche « design ». Jeremy Lucas-Boursier concentre son étude sur la notion de design thinking et mobilise une analyse de discours appliquée à deux revues en ligne pour questionner son émergence et sa circulation parmi les professionnels de la communication. L’étude lexicale des discours permet d’identifier le sens de cette formule pour les acteurs professionnels ainsi que la posture et l’appropriation que cela détermine. Suivant le fil d’enjeux idéologiques et sémiotiques, l’étude examine une série d’enjeux de légitimité propres à la fonction communication. Patrizia Laudati convoque la conception/création et la médiation/transmission en écho avec les pratiques communicationnelles des entreprises qui mobilisent le design via des technologies numériques. Outil, prétexte ou encore renouveau méthodologique, le design peut faire interagir autrement les marques et le consommateur. À partir d’une proposition de schématisation du processus du design communicationnel de la marque, l’auteure interpelle les nouveaux médias en termes d’impact sur la construction des connaissances. Aïcha Nairi propose de se focaliser sur un champ particulier des activités de conception en mobilisant la notion d’ethno-design. Elle part ainsi du principe que chaque groupe social et chaque culture produisent des signes qu’ils partagent et valident en termes d’identification. L’auteure pense le tissage comme source et support parmi les plus accessibles dans le processus de production et de transmission de ces signes. L’article questionne ainsi la relation entre identité berbère et technologie numérique par rapport au geste de l’artisan. Des décors géométriques culturellement ancrés ont ainsi subi de profondes mutations lors de l’évolution rapide des modes de conception et de production textiles, ce qui révèle un champ de questionnements majeur concernant la convocation, la mise en circulation et l’appropriation de formes culturelles lors de la démarche design.

Dorian Reunkrilerk et Annie Gentès ancrent leur approche dans la perspective d’une possible exposition au design dont les modalités permettraient de dépasser la seule exposition de design, notamment par une sensibilisation axée davantage sur la démarche que sur le produit fini. L’article étudie le dispositif communicationnel de la production design en contexte d’exposition à travers le cas d’un workshop sur le vélo en libre-service. Cette étude permet aux auteurs de décrire les sous-situations inhérentes au processus de formation au design en mettant l’accent sur l’échange entre participants et sur la matérialisation des traces de cette interaction.

Etienne Candel interpelle le design comme « prétention » de médiation selon une perspective communicationnelle. Le design thinking, présenté comme porteur de transformations qualitatives, se trouve ici interrogé en tant qu’idéal invisibilisant nombre de tensions propres aux organisations. Entre démarche et idéologie, il est observé sous un angle critique en tant que discours sur une pratique outillée en relation avec la communication professionnelle. Il rejoint par-là l’autre mythe contemporain, celui de la médiation numérique. À l’issue de ces réflexions, le designer est pensé comme avatar d’une vision organisationnelle quand le terme design est, lui, questionné en fonction de son pouvoir plutôt relationnel que référentiel.

Thibaud Hulin, Rachel Lafaye et Anastasiia Markina proposent une série d’épistémè du design appliquée à la problématique conception/utilisation des interfaces à partir d’une étude qualitative menée dans un contexte professionnel marqué par la recherche d’une efficacité pédagogique. À partir de l’analyse de classes de discours oraux, sont identifiées les contraintes propres à des projets d’innovation pédagogique médiatée ainsi que les solutions envisagées. L’étude aboutit à l’esquisse d’une épistémè pour un design pédagogique innovant, cette réflexion étant notamment motivée par la volonté d’introduire et de questionner la perspective d’un design co-construit dans le cadre normé de process de production.

En guise de conclusion du numéro, Fabien Bonnet propose de revenir sur les perspectives ouvertes par les recherches en Sciences de l’Information et de la Communication à propos du design et des discours que ce dernier suscite.