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Baptiste Nicaud, Retour sur la décision M’Bala M’Bala c. France

Retour sur la décision M’Bala M’Bala c. France

(Cour EDH, 10 nov. 2015, M’BALA M’BALA c. France, req. 25239/13)

Baptiste Nicaud, Maître de conférences en droit privé, OMIJ, Université de Limoges

Dieudonné M’Bala M’Bala (ci–après Dieudonné) est devenu, au fil de ses interventions, un habitué des démêlés judiciaires. Les revers successifs qui lui ont été infligés par les juridictions internes l’ont naturellement conduit à saisir la Cour Européenne des droits de l’Homme (ci-après Cour EDH), éminente garante de la liberté d’expression. Or, la décision de la Haute juridiction n’est pas seulement un énième échec pour Dieudonné mais un réel affront. En effet, sa requête fut purement est simplement déclarée irrecevable. Daniel Kuri a commenté cette décision sur ce même site[1], les quelques réflexions qui suivront en constitueront un prolongement.

Pour revenir sur l’espèce, Dieudonné a été condamné par les juridictions françaises du chef d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou confession juive pour des faits commis lors d’une représentation de son spectacle « J’ai fait l’con » le 26 décembre 2008 au Zénith de Paris. En effet, Dieudonné avait invité à la fin de son spectacle le négationniste Robert Faurisson afin de lui faire remettre par un comédien caricaturant un déporté juif « le prix de l’infréquentable et de l’insolence ». Il avait d’ailleurs affiché son désir de « faire mieux » que lors d’un précédent spectacle, qui aurait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » (§ 34).

Dieudonné s’estimant victime d’une violation de sa liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, il saisissait la Cour EDH. Or, cette dernière a considéré « qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le requérant (Dieudonné) ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 » (§ 42). Partant, la Cour a déclaré la requête irrecevable à la majorité en ce qu’elle estimait que les faits objets de la condamnation à Dieudonné ne relevaient pas de la liberté d’expression. Cette affirmation résulte d’une mise en œuvre extensive de l’article 17 de la Convention (I), ce que la Cour justifie en particulier par le rejet de toute qualification artistique des faits reprochés (II).

I – Une mise en œuvre extensive de l’article 17 de la CEDH

L’article 17 est une disposition qui permet de faire « échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir »[2] abusivement devant la Cour EDH. Ainsi, la tentative de détournement d’une des dispositions de la Convention de sa vocation, en l’espèce l’article 10, a conduit Dieudonné à ne pas bénéficier de sa protection.

Selon la jurisprudence antérieure de la Haute juridiction, le recours à l’article 17 semblait restreint en ce qu’il venait condamner des propos négationnistes sur lesquels il ne faisait aucun doute. En effet, dans une affaire Garaudy c. France[3] relative à un ouvrage remettant en cause la Shoah, les juges strasbourgeois affirmaient que « les négationnistes ne peuvent arguer de l’article 10 de la Convention pour diffuser leurs théories pernicieuses »[4]. L’usage de l’article 17 s’était élargi par un arrêt Norwood c. Royaume-Uni[5] en ce qu’il pouvait être justifié pour des attaques véhémentes contre tout un groupe religieux. En l’espèce, les faits condamnés revenaient à ce qu’un membre du parti de l’extrême droite ait accroché à sa fenêtre une affiche sur laquelle figurait une photo des tours du World Trade Center en flamme, avec cette phrase : « L’Islam dehors – Protégeons le peuple britannique ». Un tel comportement ne pouvait donc pas, selon la Cour EDH, relever de la liberté d’expression.

Néanmoins, l’arrêt Leroy c. France[6] semblait apporter une limite dans la mise en œuvre de l’article 17 en faveur des expressions satiriques ou caricaturales. En effet, le juge européen avait estimé que le recours à la caricature était un mode d’expression inévitablement équivoque, ce qui en l’espèce la faisait échapper à l’application de l’article 17. Il semblait s’en dégager que le recours à la forme artistique, du moins humoristique, devait laisser une marge d’interprétation du contenu, et par conséquent une analyse sous l’angle de l’article 10 de la Convention. Une telle interprétation fut confortée par le récent arrêt de Grande chambre Perincek c. Suisse dans lequel la Cour affirmait que l’article 17 ne s’appliquait « qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes » et que « s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à faire dévier cette disposition (l’article 10) de sa finalité »[7].

Or, l’expression incriminée dans l’affaire Dieudonné n’était pas constituée de propos qui avaient été clairement proférés[8]. Il s’agissait d’une mise en scène qui avait toute l’apparence d’une production artistique mais dont on pouvait se convaincre de la signification antisémite. L’équivocité inhérente à ce mode d’expression, au sens de la jurisprudence antérieure, aurait dû conduire à rejeter l’application de l’article 17 au profit d’une analyse sous l’angle de l’article 10. Cette nécessité d’analyser l’affaire sous l’angle de la liberté d’expression semblait d’autant plus justifiée que le gouvernement invoquait l’article 17 aux motifs que « les propos et agissements du requérant ont clairement révélé un objectif raciste consistant […] dans la volonté ‘d’offenser délibérément la mémoire’ du peuple juif » (§ 26). Or, la Cour EDH a par le passé favorisé une analyse de l’offense à la mémoire des victimes sous l’angle de l’article 10 de la Convention d’autant que les propos sont pourvus d’ambiguïté[9]. En outre, on constate que ni les juridictions internes ni le gouvernement n’avaient qualifié les propos de « négationnistes ».

Pourtant, la Cour entreprend en l’espèce une mise en œuvre particulièrement extensive de l’article 17. En effet, la Cour observe que « l’article 17 a en principe été jusqu’à présent appliqué à des propos explicites et directs, qui ne nécessitaient aucune interprétation » (§ 40) sans pour autant ériger cette circonstance au rang de critère d’applicabilité de l’article 17. Au contraire, la Cour impose sa propre interprétation de la scène litigieuse pour affirmer, au-delà du raisonnement entrepris par les autorités nationales, qu’elle possédait un caractère négationniste et antisémite marqué (§ 41). Elle repêche ainsi l’invocation de l’article 17 par le gouvernement si l’on considère que « le négationnisme constitue également une atteinte à la mémoire ou à la dignité des victimes de la Shoah »[10]. Ce privilège d’interprétation des faits en cause est justifié en ce que la Cour considère « qu’au cours du passage litigieux, la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un meeting » et que Dieudonné ne pouvait alors « avoir agi en qualité d’artiste ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, de l’humour et de la provocation » (§ 39). Ainsi, pour la Cour EDH, le recours à la forme artistique par Dieudonné n’était rien d’autre que le masque d’un discours politique antisémite et négationniste qui lui n’entrait pas dans le champ d’application de la liberté d’expression.

Cette justification du glissement de l’artiste au politique par la Cour est ici fondamentale car il constitue le guide d’interprétation de la scène litigieuse.

II – Un discours politique de caractère antisémite et négationniste

L’enjeu était pour la Cour de démontrer en quoi la scène portait en elle une signification négationniste et antisémite, au-delà de toute équivocité. La légitimité d’une telle interprétation reposait sur la circonstance que la scène avait perdu son caractère artistique pour devenir un discours politique.

Dans un premier temps, la Cour européenne justifie de cette qualification par des éléments intrinsèques à la mise en scène et par la personnalité des deux protagonistes que sont Dieudonné et R. Faurisson. En effet, la Cour relève en premier lieu que Dieudonné n’est pas qu’un artiste mais qu’il peut aussi prendre l’habit d’un homme politique. D’ailleurs, la Cour distille tout au long de l’arrêt des éléments qui permettent de déduire que Dieudonné, dans de telles circonstances, flirte avec les extrêmes[11]. Or, la circonstance que les faits reprochés ont eu lieu lors de la représentation du spectacle intitulé « J’ai fait l’con » dans la salle du Zénith de Paris, laissait présumer que Dieudonné agissait en qualité d’artiste. Néanmoins, cette présomption pouvait être renversée, ce qu’a justement fait le juge européen.

Le juge européen constate que Dieudonné avait annoncé préalablement à la scène litigieuse que l’un de ses précédents spectacles avait été qualifié de « plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale » et qu’il voulait « faire mieux » (§ 34). Pour le juge, Dieudonné opère par ses propres mots un commencement de glissement de l’artistique au politique. C’est ensuite la montée de R. Faurisson sur scène, personnage connu pour ses thèses négationnistes et condamné à plusieurs reprises pour cette raison (§ 5), qui en constitue l’achèvement. En effet, la présence sur une même scène de ces deux personnages donnait plus largement l’apparence d’un meeting politique que de la formation d’un nouveau couple comique, remplaçant Elie par Robert et Dieudonné. D’autant que Dieudonné cherchait à faire « mieux » en matière d’antisémitisme que la précédente invitation de Jean-Marie Le Pen en faisant monter sur scène la personne la plus infréquentable qu’il ait trouvé (§ 8). Tous les éléments étaient donc réunis pour considérer que la soirée n’avait plus de caractère humoristique. La réaction du public n’a d’ailleurs trompé personne. Il est constaté que Dieudonné avait fait applaudir son public avec cœur pour la montée sur scène de R. Faurisson et qu’une part du public avait prononcé ces cris : « Faurisson à raison » (§ 37). Le public n’était plus partisan de l’humour de Dieudonné mais des thèses de son invité. C’est pour toutes ces raisons que la Cour constate que Dieudonné avait donné à cette intervention toutes les caractéristiques d’un meeting politique.

Dans un second temps, le caractère politique de la scène étant acquis, la Cour peut désormais en dégager toute la signification. Elle considère alors que cette scène contient une « valorisation du négationnisme à travers la place centrale donnée à l’intervention de Robert Faurisson et dans la mise en position avilissante des victimes juives des déportations face à celui qui nie leur extermination » (§ 39), la qualifiant ainsi de « démonstration de haine et d’antisémitisme, ainsi que la remise en cause de l’holocauste ». Cette interprétation, bien qu’étayée, reste critiquable. En effet, Dieudonné avait décidé d’honorer publiquement R. Faurisson et en lui faisant remettre le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence » par un acteur vêtu d’un costume de déporté « rayé avec une étoile jaune », cet accoutrement étant désigné comme un « habit de lumière » (§ 36). La prise de position antisémite pouvait donc être caractérisée en ce que la scène reflétait une valorisation d’une personne qualifiée de négationniste face à un avilissement certain du déporté, représentant le peuple juif et les victimes de la Shoah. L’analyse aurait pu s’en arrêter là.

Or, la Cour va plus loin dans son interprétation de la scène, en particulier par l’analyse des propos tenus par R. Faurisson. Selon la juridiction strasbourgeoise, « le fait de qualifier d’‘affirmationnistes’ ceux qui l’accusent d’être négationniste, a constitué pour Robert Faurisson une incitation claire à mettre sur le même plan des ‘faits historiques clairement établis’ et une thèse dont l’expression est prohibée en droit français et se voit soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » (§ 36). Le juge voit dans ce jeu de mot une manipulation dans le but de communiquer un message négationniste. Dieudonné n’a quant à lui pas prononcé de tels propos. Toutefois, la Cour lui reproche de ne point s’en être désolidarisé mais au contraire d’avoir créé cette mise en scène valorisant et avalisant l’intervention de R. Faurisson. C’est cet exercice d’interprétation qui mène la Cour à se convaincre que les faits litigieux relevaient d’une prise de position antisémite et d’une « remise en cause de l’holocauste » (§ 39) qui dès lors ne méritent pas la protection de l’article 10.

On comprend bien la volonté de la Cour de condamner « une prise de position haineuse et antisémite caractérisée » (§ 40) « travestie sous l’apparence d’une production artistique » (§ 40) en ce qu’elle est aussi « dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte » (§ 40). Toutefois, le raisonnement du juge est parfois tortueux, du moins, il révèle une interprétation extensive de l’article 17 et de la mise en scène. En effet, le juge dénie à la scène tout caractère potentiellement équivoque pour, au contraire, en faire sa propre interprétation en ce qu’elle contient une remise en cause de l’holocauste et un caractère négationniste marqué. Une telle affirmation ne brille pas par son évidence. À ce titre, une telle interprétation n’a pas été évoquée devant les juridictions internes alors même que les propos négationnistes sont spécifiquement condamnables en vertu de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881. Si cette décision peut satisfaire en ce qu’elle conforte, au niveau européen, le combat mené contre Dieudonné à l’échelon national, elle suscite de nouvelles interrogations sur les limites admissibles à la liberté d’expression.


[1] http://fondation.unilim.fr/chaire-gcac/2016/01/08/daniel-kuri-dieudonne-a-lepreuve-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-commentaire-sur-la-decision-mbala-mbala-dieudonne-c-france-du-10-novembre-2015/

[2] Cour EDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, § 114.

[3] Cour EDH, déc., Garaudy c. France, 18 juillet 2003.

[4] Damien ROETS, « Epilogue de l’affaire Garaudy : les droits de l’homme à l’épreuve du négationnisme », Dalloz 2004, pp. 239 et s.

[5] Cour EDH, déc., Norwood c. Royaume-Uni, 16 novembre 2004.

[6] Cour EDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008.

[7] Cour EDH, gr. ch., Perincek c. Suisse, 15 oct. 2015, § 114.

[8] Sur ce point voir Hélène SURREL « La Cour de Strasbourg donne une leçon de droits de l’homme à Dieudonné », préc.

[9] Cour EDH, Leroy c. France, 2 octobre 2008 ; Cour EDH, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 58.

[10] Lyn François, « Liberté d’expression des caricaturistes de presse devant la Cour européenne des droits de l’homme », préc.

[11] La Cour relève que Dieudonné est « par ailleurs engagé en politique [qui] a notamment été candidat aux élections européennes de 2004 (« liste EuroPalestine ») et 2009 (« liste antisioniste ») » (§ 3). La Cour note de même son rapprochement avec le parti Front national et son « président de l’époque », d’ailleurs présent lors de la représentation litigieuse (§§ 6-10).

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