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Virginie Saint-James, L’héritage de Nuremberg – Vers une convention sur le crime contre l’Humanité

L’héritage de Nuremberg – Vers une convention sur le crime contre l’Humanité

Virginie Saint-James, Université de Limoges, MCF, HDR, OMIJ, IiRCO.

[Ce texte est issu  de la Conférence donnée par Virginie Saint-James, à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges le  24 novembre 2016, « Nuremberg 70 ans après – Juger les crimes contre l’humanité », tenue dans le cadre du Séminaire de l’IiRCO : Conflits, droit, mémoire]

 

Rendre hommage au Tribunal de Nuremberg n’est pas forcément chose aisée. Pour le juriste, l’ampleur de l’œuvre accomplie ne permet guère d’embrasser d’un rapide regard la postérité du jugement du 1er novembre 1946.

Aussi s’en tiendra-t-on ici à une forme d’hommage plus modeste qui consistera mettre en évidence l’un des prolongements du droit de Nuremberg, qui a vu la consécration de la notion de crime contre l’Humanité.

En effet cette infraction internationale majeure fait aujourd’hui l’objet d’une démarche de codification internationale et il est donc plus que jamais intéressant de faire le point sur les travaux en cours[1].

L’idée du crime contre l’humanité était déjà présente dans les conventions de la Haye de 1899 et 1907 relatives aux lois et coutumes de la guerre qui contenaient la célèbre clause de Martens  ainsi rédigée :

« En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique. »

Ultérieurement en 1919, le projet de la Conférence de Paris évoquait les «  crimes contre les lois de l’Humanité » pour couvrir les hypothèses distinctes des crimes de guerre. Mais l’infraction ne devait être finalisée, dans ses éléments, qu’avec la création du Tribunal de Nuremberg. L’Accord de Londres du 8 août 1945 dans son  article 6c)  visait ainsi :

« Les crimes contre l’Humanité :

c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »

Ainsi  les principaux responsables du Troisième Reich seront accusés de complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ce dernier point étant donc une notion partiellement nouvelle.

De nos jours, le Statut de Rome consacre son article 7 aux crimes contre l’humanité qu’il définit comme suit :

« 1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque:

  1. a) Meurtre ;
  2. b) Extermination ;
  3. c) Réduction en esclavage ;
  4. d) Déportation ou transfert forcé de population ;
  5. e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en

violation des dispositions fondamentales du droit international ;

  1. f) Torture ;
  2. g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
  3. h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
  4. i) Disparitions forcées de personnes ;
  5. j) Crime d’apartheid ;
  6. k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.»[2]

On mesure aisément, à l’énoncé de ces textes, combien la « création » de Nuremberg a évolué. Elle n’est pas seule dans ce cas. En effet, à la suite du procès, le droit international construira le droit des grandes infractions internationales avec des bonheurs divers. Le crime de génocide fera ainsi l’objet d’une convention en 1948 qui regroupe 147 États parties et les Conventions de Genève codifieront le droit de la guerre (avec une reprise en 1977). Elles font l’objet également d’une très large ratification avec 194 États parties. A ce jour, parmi  les infractions jugées à Nuremberg, seul le crime contre l’humanité n’a pas fait l’objet d’une « grande convention ». Cette singularité est peut-être en voie de disparaître, car depuis 2013 un projet de codification internationale a vu le jour.

Créée le 21 novembre 1947 par l’Assemblée générale des Nations unies[3], la Commission du droit international a pour mission de favoriser le développement progressif et la codification du droit international. Composée de 34 membres élus par l’Assemblée générale pour un mandat de cinq ans, elle se réunit tous les ans. Ses membres doivent représenter les principaux systèmes juridiques du monde mais siègent à titre individuel et non en qualité de représentants de leur gouvernement. La commission rédige des projets d’articles sur des questions de droit international,  qu’elle identifie ou qui lui sont soumises par l’Assemblée générale des Nations unies(AGNU). Lorsqu’un projet d’article est finalisé, l’Assemblée générale peut l’adopter et le transformer en une convention ouverte à la ratification des États[4]. Chaque session annuelle de la Commission du droit international se déroule à Genève et dure de 10 à 12 semaines. Un rapport final est publié à l’issue de chacune des sessions de la commission.

Lors de sa soixante-sixième session, en juillet 2014, la Commission du droit international (CDI) a décidé d’inscrire le sujet « crimes contre l’humanité » à son programme de travail et de nommer un rapporteur spécial. À sa soixante-septième session, ayant consacré un débat général au premier rapport du Rapporteur spécial en mai 2015, elle a adopté en juillet quatre projets d’article assortis de commentaires. La Soixante-huitième session[5] verra s’établir le texte des projets d’article 5, 6, 7, 8, 9 et 10 adoptés à titre provisoire par le Comité de rédaction.

Deux questions nous retiendront successivement. D’abord on constate que les travaux  Comité progressent rapidement par rapport à d’autres chantiers de codification en cours en droit international. Est-ce à dire que codifier cette question est facile ? Ensuite, alors qu’il existe une cour pénale internationale  quel est l’intérêt d’une démarche conventionnelle ? Autrement dit, codifier le crime contre l’humanité est–il  encore utile ?

 

1.- L’apparente facilité de la codification du crime contre l’humanité

 

En droit international plus que partout ailleurs, la «  facilité » d’élaborer le droit s’analyse à un double niveau : technique et politique.

 

A.- Facilité technique

Il est vrai qu’il existe plusieurs formulations du crime contre l’humanité mais la tâche des codificateurs n’est pas très compliquée.

En 1945, ce crime n’avait aucune autonomie par rapport au crime de guerre et au crime d’agression dans le cadre desquels il devait avoir été commis. Il en est résulté que le Tribunal a refusé de qualifier de crime contre l’humanité les crimes commis avant le début de l’agression nazie de l’attaque de la Pologne, le 1er septembre 1939[6]. A partir de 1993 devant le Tribunal Pénal international pour l’Ex Yougoslavie (TPIY), l’article 5 du Statut exige l’existence d’un conflit armé de caractère international ou interne, mais le crime est autonomisé. Un an plus tard, l’article 3 du statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda fait appel à la notion « d’attaque généralisée ET systématique » dirigée contre une population civile « en raison de son appartenance nationale politique ethnique raciale ou religieuse ». Le crime est donc décontextualisé, mais on exige un élément intentionnel qui autrefois était restreint à l’hypothèse de commission par persécution.

Devant ces deux tribunaux de l’ONU, le crime a fait l’objet de développements jurisprudentiels sur chacun des éléments conceptuels[7]. Les plus significatives sont la neutralisation de l’exigence cumulative des caractères « généralisée » et « systématique » dans l’affaire Kunarac et la discussion de l’existence d’une planification dans l’arrêt Blaskic[8]. L’apport des tribunaux ad hoc a aussi été important quant à l’élément intentionnel, (connaissance du contexte et connexité de l’acte avec le contexte). Ces jurisprudences ont aussi étendu l’incrimination aux actes de violences sexuelles autres que le viol.

Or, ces apports ont déjà été codifiés dans l’article 7 de la CPI qui, pour mieux y parvenir utilise la forme de la « définition dans la définition ». S’il demeure des législations internes différentes, cette définition semble faire aujourd’hui consensus. Ainsi est-elle reprise par nombre des projets de juridictions ultérieures par exemple lors de la rédaction du Protocole de Malabo en juin 2014.[9] On ne peut qu’abonder dans le sens de la Commission qui a donc décidé purement et simplement de reprendre littéralement cet article, sauf à l’expurger des références qu’il fait à l’existence du statut de Rome. Toutefois, pour préserver des définitions nationales plus protectrices, le traité les laissera subsister grâce à une clause « sans préjudice » inscrite dans l’article 3 §4.

Si bien que quatre projets d’article ont été étudiés en 2015[10] et six en 2016[11]. A ce jour, les cinq premiers sont considérés comme finalisés. La rédaction est donc loin d’être conflictuelle et progresse avec une certaine aisance. Reste à déterminer si cet accord juridique est le reflet d’un consensus politique des Etats susceptible de se maintenir dans le temps.

 

B.- Facilité politique ?

Le processus de codification internationale en effet ne peut se dérouler sans la participation active des Etats membres de la communauté internationale. Durant les travaux, ils font part de l’état de leur législation nationale et nul doute que la rédaction devra emporter leur adhésion par la suite.  Deux séries de remarques peuvent donc être développées.

Quant à la participation des Etats, elle n’est pas  numériquement très importante[12]. Ce problème s’est déjà rencontré lors du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, élaboré en 1996 et qui comportant un article 18 consacré aux  crimes contre l’humanité[13]. Cette définition déjà datée, a été écartée du fait de l’émergence des statuts des tribunaux pénaux internationaux, si bien que les Etats ont pris prétexte de l’existence des tribunaux pour ne pas lui donner d’existence conventionnelle. Il y a un risque non négligeable que le phénomène ne se reproduise.

Au cours du débat tenu à la Sixième Commission en 2015, seuls trente-huit États manifestent une participation. Ils ont généralement souscrit aux travaux de la CDI, soulignant l’intérêt du sujet et accueillant favorablement les quatre projets d’article, qui, selon eux, consacraient essentiellement leur pratique et leur jurisprudence, et peut-être pour cette raison même. Ils se sont en effet félicités de voir la CDI envisager le sujet comme venant complétant le régime institué par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Très peu d’Etats ont souhaité voir réviser cette définition

La plupart ont souhaité voir privilégier l’étude de questions comme la prévention des crimes contre l’humanité, l’adoption et l’harmonisation de textes de lois internes, le principe aut dedere aut judicare, les infractions commises par l’État mais aussi par des acteurs non étatiques, et la promotion de la coopération entre États, notamment à la faveur de l’extradition et de l’entraide judiciaire. En outre, certains ont préconisé de préciser le sens de l’expression « obligation de prévenir », de changer de terminologie -par exemple, de désigner les crimes contre l’humanité «crimes de droit international les plus graves » ou « crimes internationaux » et non «crimes au regard du droit international »-, et de s’intéresser à certaines matières -par exemple, l’imprescriptibilité, l’immunité, l’octroi de réparations aux victimes, ou l’application de la jurisprudence internationale par les juridictions internes-, à l’exclusion d’autres comme la juridiction civile, l’immunité ou la création d’un mécanisme institutionnel de surveillance de l’application d’une nouvelle convention.

De nombreux États ont souscrit à l’idée de donner au projet d’articles la forme d’une nouvelle convention. Certains ont évoqué l’existence d’une autre initiative tendant à l’élaboration d’une nouvelle convention réservée à l’entraide judiciaire et à l’extradition qui, au-delà des crimes contre l’humanité viserait tous les crimes internationaux les plus graves. Trois États ont douté de l’opportunité et de la nécessité d’une nouvelle convention sur les crimes contre l’humanité, le Statut de Rome et les autres instruments existants suffisant à leurs yeux, cependant que, pour deux autres, un nouveau traité n’était pas forcément la solution la mieux indiquée[14].

Par ailleurs, l’inscription du projet doit beaucoup à un professeur de l’Université G. Washington, Sean D Murphy, qui a monté une clinique juridique sur la répression du crime contre l’humanité par les Etats et qui a été nommé rapporteur spécial sur le projet de convention. Le projet n’en est pas encore aux clauses finales sur la future convention mais le rapporteur laisse entendre que son souhait serait d’interdire les réserves à ce traité à la différence de ce qui se passe pour la Convention contre le génocide[15]. Il semble néanmoins douter de parvenir à faire triompher cette solution et se rabattrait vers une interdiction partielle, possible en droit international.  Une telle question mériterait d’être évaluée à l’aune du droit des réserves aux traités dont l’objectif demeure de ne pas vider les traités multilatéraux de leur objet et de leur but[16]. Aussi est-il avancé que la clause d’autorisation ne pourrait en aucun cas viser le mécanisme « extrader ou poursuivre » qui sera sans doute l’un des apports principaux de la convention. Reste à déterminer alors si le consensus étatique se poursuivra dans de telles conditions et si le projet de convention trouvera alors suffisamment de suffrages pour parvenir jusqu’à l’entrée en vigueur du texte.

Car il faut bien admettre qu’il  est difficile aux sujets de droit international de prendre la posture politique de l’opposant à un texte de principe stigmatisant le crime contre l’humanité. Mais une opposition plus vigoureuse prendra peut-être corps si le texte, comme il en a l’ambition, tend à revêtir une réelle portée juridique.

 

2.- L’indéniable utilité juridique

 

Quelque forte qu’elle puisse être en effet,  la tentation de conclure une convention pour sa dimension symbolique doit être écartée. La convention doit revêtir un intérêt pratique. Il se veut double : prévenir et de réprimer.

 

A.- Faire émerger l’impératif de prévention

Le précédent de la Convention sur le génocide de 1948 plane indéniablement sur les travaux de la Commission. En ce qui concerne le crime contre l’humanité l’insertion de l’obligation de prévention serait nouvelle en droit international pénal.  Mais, si elle existe pour le génocide, elle est souvent restée un vœu pieux. Les Etats et les consciences se réfugient souvent derrière le fait qu’il est difficile de concevoir en pratique des actes étatiques concrets de prévention qui répondraient à cette obligation.

Cette excuse est moins valable aujourd’hui car la jurisprudence internationale est venue préciser le contenu de cette obligation en 2007.

L’arrêt de la Cour internationale [17] a par exemple, reconnu la violation d’une obligation de moyens de la part de la Serbie qui n’avait pas usé de son influence sur les milices serbes de Bosnie pour empêcher le massacre de Srebrenica. Mais on peut songer à d’autres aspects, relativement à l’entraînement militaire national. La notion se résume donc ainsi : L’Etat est seulement requis de faire tout ce qui est en son pouvoir et qui est conforme au droit international, notamment par la coopération interétatique et avec les organisations internationales « pertinentes ». Mais même ainsi cantonnée,  l’obligation est certainement novatrice. Elle est loin de représenter la seule portée juridique d’une éventuelle convention.

 

B.- Universaliser l’impératif de répression

Dans un domaine où l’existence et les difficultés de la Cour pénale internationale focalisent l’attention, la tâche  de la Commission peut être mal comprise. Pourtant l’utilité répressive d’une telle convention serait indéniable tant au plan des droits nationaux que dans l’architecture de la répression internationale.

D’un point de vue horizontal, le premier mérite du texte sera d’instaurer une obligation générale d’incriminer (article 5). On en effet une grande carence des lois nationales. Sur 83 pays qui ont répondu à une étude menée par l’université de Washington seuls 34 disposent une loi nationale qui permet d’incriminer et seul 40% incriminent spécifiquement le crime contre l’humanité[18]. Encore faut-il ajouter que sur ce nombre seul 10 Etats ont une définition identique à celle du Statut de Rome[19].

Ce serait donc une progression d’autant plus intéressante que l’obligation serait qualitative. Le texte interdirait de prévoir l’exonération par le commandement du supérieur hiérarchique ainsi que l’obligation d’incriminer la commission ; la tentative, l’ordre de commettre, la provocation, l’incitation, aide et l’assistance à le commettre et aide au concours à la commission ou à la tentative, avec des éléments nécessaire à la reconnaissance de  la responsabilité du supérieur hiérarchique[20].

Le projet d’article 5§3  affirme en outre clairement l’imprescriptibilité de ces crimes et prend sa place dans le débat selon lequel le principe est devenu coutumier et même d’une valeur supérieure en droit international (jus cogens)  et exige des peines «  appropriées rendant compte de  (sa) gravité »[21]. Toutefois, le texte n’indique pas  un quantum de peine, ce qui est habituel en droit international.

Cette obligation d’incriminer se double d’une obligation d’enquêter et de coopérer aux enquêtes (article 7 et 8) et de mener une procédure équitable (article 10) ce qui n’exclut pas l’idée d’une détention  provisoire quasi de principe (article 8).

On notera que demeure la délicate question de la poursuite des personnes morales qui fait encore l’objet d’un paragraphe provisoire de l’article 5 (7) et qui est laissée à la latitude de l’Etat tant dans son principe que dans ses modalités (civile pénale ou administrative). Cette question est pourtant « à la mode » et marque les textes les plus modernes tel que  le Protocole de Malabo déjà cité[22] .

Il s’agit donc d’une obligation bien conçue mais certains commentateurs voudraient aussi que la compétence de mener des enquêtes sur la base d’une compétence universelle soit entendue de façon extensive et explicitement affirmée afin de se prémunir des risques de fuite d’un auteur suspecté[23]. De même, il faudrait revoir l’article 5§3 qui traite de l’absence d’exonération du fait du commandement d’un supérieur afin d’y adjoindre explicitement l’ordre d’un gouvernement. Enfin on peut discuter de la portée de l’expression « territoire relevant de sa juridiction ou de son contrôle » qui tente de faire une place aux situations de facto mais peut se révéler ambigüe.

La généralisation de l’obligation d’incriminer ne sera pas le seul apport du texte. Comme nombre de conventions similaires, l’engagement des Etats portera essentiellement sur l’obligation de poursuivre ou d’extrader.  Le projet fait pour l’instant le choix de la formuler selon l’expression latine consacrée : « aut dedere aut judicare »,  afin de ne pas entrer dans les querelles que la traduction emporte parfois.

Les articles ouvrent donc une compétence pénale de l’Etat : compétence territoriale ou personnelle passive ou active. Il y a d’ailleurs sans doute une petite maladresse quant à la rédaction de l’article 6 qui parle d’une compétence personnelle active ET passive (article 6 a et b).  Cet aspect est assez classique, mais le texte va plus loin en prenant toute sa place dans la promotion du mécanisme de compétence pénale universelle[24]. Ce titre de compétence permet à l’Etat qui le désire de poursuivre et juger des faits commis à l’étranger, sur des étrangers, par un étranger au nom de la violation de valeurs communes à la communauté internationale.  La compétence universelle fait de nos jours en droit international l’objet d’un vif regain d’intérêt, d’autant que si elle n’en facilite pas forcément la mise en œuvre, la jurisprudence internationale laisse en réalité une grande latitude aux Etats qui souhaitent s’en doter[25]. Si la démarche conventionnelle aboutit ce sera un progrès considérable. Aujourd’hui seuls vingt et un Etats exercent la compétence universelle et les autres prennent prétexte de l’absence de convention pour ne pas extrader.  Cet espoir se nourrit du succès et de l’exemple de la Convention contre la torture, outil performant ainsi que l’a  démontré l’arrêt de la  Cour internationale de justice rendu entre la Belgique et le Sénégal et qui a joué un grand rôle dans la mise en place d’une juridiction chargée de juger l’ancien président du Tchad Hissène Habré[26]. Notre future convention prendrait sa place dans  un processus de reconnaissance du caractère coutumier du principe extrader ou poursuivre, dont on pense qu’il est actuellement à l’œuvre.

D’un  point de vue «  vertical », l’objection principale que l’on entend parfois formuler contre le projet de convention réside dans la crainte de voir les Etats s’exonérer ainsi de leur participation à la Cour pénale internationale. Telle est d’ailleurs la crainte du Gouvernement français. Cette objection ne peut être entièrement retenue. D’abord,  l’Etat peut s’acquitter de cette obligation au bénéfice d’une juridiction pénale internationale au sens large. Ensuite, au sein des 83 Etats de l’échantillon étudié par l’Université de Washington, 58 sont parties au Statut de Rome et parmi eux, seuls 28 disposent d’une loi nationale spécifique. La Convention n’a donc pas pour but de les détourner le la Cour mais bien de s’inscrire dans le rapport de complémentarité en les incitant à juger ou à transférer.  Rappelons que  de toute manière, la Cour n’a ni la vocation ni hélas les moyens de juger tous les criminels impliqués dans les crimes de masse. Il faut plutôt l’aider à conserver les moyens politiques et financiers de juger les seuls infracteurs qui ont la possibilité de conserver une immunité dans le système international, chose qui lui est difficile aujourd’hui où elle se trouve face à plusieurs fronts de refus ouverts à son encontre[27].

Il semble donc que l’idée d’une convention progresse et  l’opinion publique internationale s’efforce de la relayer[28].

En 2016, le Rapporteur spécial s’exprimait ainsi « Il appartiendra aux membres de la CDI élus pour la période quinquennale 2017-2021 de tracer la voie à suivre pour l’avenir concernant le sujet. Nous pourrions présenter à la CDI en 2017 un troisième rapport consacré aux questions suivantes : droits et obligations applicables en matière d’extradition de l’auteur présumé de l’infraction; droits et obligations applicables à l’entraide judiciaire en matière pénale; obligation de non-refoulement dans certaines circonstances; mécanismes de règlement des différents et de suivi; comment prévenir tout conflit avec des textes conventionnels comme le Statut de Rome.

Nous pourrions traiter dans un quatrième rapport, à soumettre à la CDI en 2018, de toutes autres questions, ainsi que d’un projet de préambule et de projets de dispositions finales d’une convention sur la matière.

Si l’on s’en tient à ce calendrier, la CDI pourrait achever la première lecture de l’ensemble du projet d’articles d’ici à 2018 et en terminer la deuxième d’ici à 2020.

Le travail de codification devrait donc aboutir en 2020 ».

 

Acceptons-en l’augure !

[1] On trouvera aisément le texte du projet de convention sur le site suivant : http://law.wustl.edu/harris/crimesagainsthumanity/ (consulté le 28 février 2017).

[2]  Le texte ajoute ensuite : « 2. Aux fins du paragraphe 1 :

  1. a) Par « attaque lancée contre une population civile », on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d’actes visés au paragraphe 1 à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque ;
  2. b) Par « extermination », on entend notamment le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie, telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments, calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population ;
  3. c) Par « réduction en esclavage », on entend le fait d’exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété, y compris dans le cadre de la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants ;
  4. d) Par « déportation ou transfert forcé de population », on entend le fait de déplacer de force des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifs admis en droit international ;
  5. e) Par « torture », on entend le fait d’infliger intentionnellement une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, à une personne se trouvant sous sa garde ou sous son contrôle ; l’acception de ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légales, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles ;
  6. f) Par « grossesse forcée », on entend la détention illégale d’une femme mise enceinte de force, dans l’intention de modifier la composition ethnique d’une population ou de commettre d’autres violations graves du droit international. Cette définition ne peut en aucune manière s’interpréter comme ayant une incidence sur les lois nationales relatives à la grossesse ;
  7. g) Par « persécution », on entend le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l’objet ;
  8. h) Par « crime d’apartheid », on entend des actes inhumains analogues à ceux que vise le paragraphe 1, commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ;
  9. i) Par « disparitions forcées de personnes », on entend les cas où des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées par un État ou une organisation politique ou avec l’autorisation, l’appui ou l’assentiment de cet État ou de cette organisation, qui refuse ensuite d’admettre que ces personnes sont privées de liberté ou de révéler le sort qui leur est réservé ou l’endroit où elles se trouvent, dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée.
  10. Aux fins du présent Statut, le terme « sexe » s’entend de l’un et l’autre sexe, masculin et féminin, suivant le contexte de la société. Il n’implique aucun autre sens. »

[3] Résolution A/RES/174(II)

[4]  Quelques exemples de conventions ainsi élaborées :

La Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, adoptée par l’Assemblée générale en 1997, qui réglemente l’utilisation équitable et raisonnable de cours d’eau partagés par deux pays ou plus;

La Convention sur le droit des traités entre États et organisations internationales ou entre organisations internationales, adoptée par une conférence réunie à Vienne en 1986;

La Convention sur la succession d’États en matière de biens, archives et dettes d’État, adoptée par une conférence réunie à Vienne en 1983;

La Convention sur la prévention et la répression des crimes contre les personnes jouissant d’une protection internationale, y compris les agents diplomatiques, adoptée par l’Assemblée générale en 1973;

La Convention sur le droit des traités, adoptée par une conférence réunie à Vienne en 1969;

La Convention sur les relations diplomatiques et la Convention sur les relations consulaires, adoptées en 1961 et 1963 par des conférences réunies à Vienne.

La Commission a adopté en 1999 un projet de déclaration tendant à éviter à des personnes de se retrouver apatrides du fait de la séparation d’une partie d’un territoire ou de la dissolution d’un État.

Depuis sa première session, en 1949, la question de la responsabilité des États a été pour elle un important sujet d’étude. Elle a terminé ses travaux sur cette question en 2001 avec l’adoption d’un projet d’articles sur « la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite ».

Toujours en 2001, elle a adopté un projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses.

Elle travaille actuellement sur des sujets comme la responsabilité internationale pour les conséquences préjudiciables découlant d’activités qui ne sont pas interdites par le droit international (responsabilité internationale en cas de perte causée par un dommage transfrontière découlant d’activités dangereuses). Etc…

[5] 2 mai-10 juin et 4 juillet-12 août 2016.

[6] Voir O. De Frouville, Droit international pénal, Pedone, 2012 pp. 119-192.  Voir les travaux de la 67ème session de la CDI, Chapitre VII,  A /70/10.

http://legal.un.org/docs/index.asp?path=../ilc/reports/2015/french/chp7.pdf&lang=EFSRAC&referer=http://legal.un.org/ilc/reports/2015/. (Consulté le 20 février 2017).

[7] TPIY, 12 juin 2002, Kunarac et consorts (IT-96-23 & 23/1).

[8] TPIY, 3 mars 2000, (IT-95-14-T).

[9]http://lawyersofafrica.org/wp-content/uploads/2014/10/PROTOCOLE-PORTANT-AMENDMENTS-AU-PROTOCOLE-PORTANT-STATUT-DE-LA-COUR-AFRICAINE-DE-JUSTICE-ET-DES-DROITS-DE-LHOMME-FR-Clean.pdf (en ligne le 20 février 2017).

Protocole portant amendements au protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, Article 28 C : Crimes contre l’humanité.

Aux fins du présent Statut, on entend par «crime contre l’humanité» l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque ou d’une activité généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ou activité.

  1. a) meurtre;
  2. b) extermination;
  3. c) réduction en esclavage;
  4. d) déportation ou transfert forcé de population;
  5. e) emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international;
  6. f) torture, traitements cruels, inhumains et dégradants ou punition;
  7. g) viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable;
  8. h) persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international;
  9. i) disparitions forcées de personnes;
  10. j) crime d’Apartheid;
  11. k) autres actes inhumains de caractère analogues causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

[10] Articles 1 à 4.

[11] Articles 5 à 10.

[12] Voir : Analytical Guide to the Work of the International Law Commission :

http://legal.un.org/ilc/guide/7_7.shtml#govcoms (consulté le 20 février 2017) : Rubrique « comments by governments ».

et http://law.wustl.edu/harris/cah/docs/6thCommitteeGovernmentalResponses(forpublication).pdf (consulté le 28 février 2017).

[13] On entend par crime contre l’humanité le fait de commettre, d’une manière systématique ou sur une grande échelle et à l’instigation ou sous la direction d’un gouvernement, d’une organisation ou d’un groupe, l’un des actes ci-après :

  1. a) Le meurtre ;
  2. b) L’extermination ;
  3. c) La torture ;
  4. d) La réduction en esclavage ;
  5. e) Les persécutions pour des motifs politiques, raciaux, religieux ou ethniques ;
  6. f) La discrimination institutionnalisée pour des motifs raciaux, ethniques ou religieux comportant la violation des libertés et droits fondamentaux de l’être humain et ayant pour résultat de défavoriser gravement une partie de la population ;
  7. g) La déportation ou le transfert forcé de populations, opérés de manière arbitraire ;
  8. h) L’emprisonnement arbitraire ;
  9. i) La disparition forcée de personnes ;
  10. j) Le viol, la contrainte à la prostitution et les autres formes de violence sexuelle ;
  11. k) D’autres actes inhumains qui portent gravement atteinte à l’intégrité physique ou mentale, à la santé ou à la dignité humaine, tels que mutilations et sévices graves.

[14]  Pour suivre ces questions : Commission du droit international, Premier rapport sur les crimes contre l’humanité, Sean D. Murphy, rapporteur spécial, A/CN/4/680, 17 février 2015, § 2 ; Amnesty International, « Commission du droit international : Recommandations initiales en faveur d’une convention sur les crimes contre l’humanité » (index AI : IOR 40/1227/2015), 28 avril 2015 ;  Annuaire de la Commission du droit international 2015, Supplément n° 10 (A/70/10), p. 53-55 ;  Commission du droit international, Deuxième rapport sur les crimes contre l’humanité, Sean D. Murphy, rapporteur spécial, A/CN/4/690, 20 janvier 2016.

[15] S. D. Murphy, « New Mechanisms for Punishing Atrocities in Non-International Armed Conflicts » [2015] MelbJlIntLaw 11; (2015) 16(2) Melbourne Journal of International Law 299 ; www.austlii.edu.au › Databases ;  (consulté le 20 février 2017).

[16]  Selon le célèbre avis consultatif du 28 mai 1951 de la Cour internationale de justice relatif aux réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 ; http://www.icj-cij.org/docket/files/12/4283.pdf (consulté le 20 février 2017).

[17] CIJ, Affaire relative l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Arrêt du 26 février 2007, www.icj-cij.org/docket/files/91/13685.pdf (consulté le 20 février 2017).

[18] S. Murphy, Toward a Convention on Crimes against Humanity, Revue des droits de l’homme 7/2015, https://revdh.revues.org/1185 (consulté le 21 février 2015).

[19] En France : Article 212-1 à 212-3 du Code pénal.

[20] Projet d’article 5.

[21] Ce qui dépasse le caractère relatif de la Convention de 1968 sur cette question, laquelle ne compte que 55 Etats parties et nombre de réserves.

[22] Article 46 C.

[23] Commentaire d’Amnesty international ; Deuxième rapport sur les crimes contre l’humanité : aspects positifs et motifs de préoccupation IOR4036062016FRENCH.pdf. (consulté le 22 février 2017).

[24] Projet d’Article 9 1.

[25] CIJ, (fond), 14 février 2000, Affaire relative au mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République Démocratique du Congo c/ Belgique).

[26] CIJ (fond), 20 juillet 2012, Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, (Belgique contre Sénégal).

[27] La Cour a d’ailleurs fait une place à la présentation de ce projet le 21 novembre 2016. L’Institut Harris et les Gouvernements de l’Allemagne et de la Corée ont organisé un « événement parallèle » pendant la quinzième session de l’Assemblée des États parties de la CPI. Le groupe de travail a présenté un exposé du Rapporteur spécial sur les crimes contre l’humanité, M. Sean Murphy, sur les travaux de la Commission du droit international des Nations Unies pour susciter les réactions des principaux experts.

[28]  Par exemple : http://law.wustl.edu/harris/crimesagainsthumanity/

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