#dérive : lire Montréal #dérive : Reading Montréal

Emmanuelle LESCOUET 

https://doi.org/10.25965/flamme.713

Par ses expérimentations numériques, la littérature urbaine permet une appréhension kaléidoscopique et polyphonique de l’espace. Cette pratique scripturale, essentielle dans les narrations vidéoludiques, rend également le médium intimement spatial. L’œuvre twittéraire collective montréalaise #dérive (2010, en cours) actualise les figures de lecture développées par Gervais (2007). Cette œuvre fragmentaire construit une anthologie permanente de la ville par son exploration aléatoire et ludique, actualisant la figure du museur. L’œuvre apporte une compréhension collective d’expériences urbaines pourtant personnelles, permettant la construction de significations complexes (figure de l’interprète). En s’ajoutant et se superposant, ces perceptions particulières, poétiques et narratives, apportent une transcription infraordinaire de la ville, archivant un texte urbain en perpétuelle réécriture.

Through its digital experiments, urban literature allows a kaleidoscopic and polyphonic knowledge of space. This textual interaction with space, essential to video game narratives, also makes the medium intimately spatial. The collective Montreal twitterary work #dérive (2010, in progress) updates the reading figures developed by Gervais (2007). This fragmentary work builds a permanent anthology of the city through its random and playful exploration, updating the figure of the “museur”. The figure of “the interpreter” provides a collective understanding of urban experiences, which are nonetheless personal, allowing the construction of complex meanings. By adding and superimposing themselves, these specific, poetic and narrative perceptions provide an infra-ordinary transcription of the city, archiving an urban text in perpetual rewriting.

Índice
Texto

Introduction

1L’espace est aussi bien un sujet de la littérature contemporaine que l’un de ses très nombreux terrains d’exploration. La part numérique de cette dernière met à profit les possibles de la géolocalisation et de l’hyperconnexion pour en offrir une interprétation particulière. L’exploration urbaine de l’œuvre #dérive en est un exemple marquant.

Note de bas de page 1 :

Victoria Welby est le pseudonyme d’une artiste et autrice montréalaise. Elle publie dans de nombreuses revues ainsi que sur son blogue.

Note de bas de page 2 :

Benoit Bordeleau est détenteur d’un doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Coordinateur du partenariat Littérature Québécoise Mobile (https://lqm.uqam.ca) depuis 2016, son dernier ouvrage, Orange Pekoe (2021), a été publié à la Maison en Feu, à Montréal.

2Initiée en 2010 par Victoria Welby1 et Benoit Bordeleau2, l’œuvre collective et participative identifiée par l’utilisation du hashtag ou mot-clic #dérive, dont elle porte le nom, est un « chantier littéraire » ouvert, collectant toutes les formes artistiques pouvant être diffusées depuis le Web. En son sein, la diversité des propositions est grande : il peut s’agir de phrases entendues au coin d’une rue, de détails architecturaux, mais aussi de fragments géopoétiques, de conversations ou encore de remarques philosophiques. Au-delà des propositions textuelles, des photographies, qu’elles soient figuratives ou abstraites, des vidéos viennent également enrichir le projet. Il est à noter que dès les prémisses de la constitution de l’œuvre, les contributions incluant du son ont été plus rares. Elles ont par ailleurs été rapidement retirées des espaces de publication originels (principalement sur le blogue de Victoria Welby) par leurs auteur·rice·s.

3Au-delà de la richesse des médias qui la composent, l’œuvre se déploie également sur de nombreux supports. À l’origine, des blogues faisaient vivre la proposition. Cependant, leur abandon progressif et le peu d’interactions qu’il est possible d’y observer me poussent, pour un portrait actuel de cette œuvre en mutation, à me concentrer sur la partie publiée depuis les réseaux sociaux.

4La multiplicité des participations empêche une lecture et une analyse extensive du corpus. L’échantillon utilisé ici représente plusieurs milliers de tweets sélectionnés sur la durée du projet. Il peut donc être considéré comme représentatif. Ainsi, pour cette étude, je me concentrerai sur des tweets montréalais publiés par l’équipe fondatrice de l’œuvre.

5Il demeure néanmoins très aisé de contribuer à l’œuvre #dérive : cette dernière est accessible à tous·tes. Toute personne qui le souhaite peut y participer librement. L’œuvre #dérive ne possède ni comité de lecture ni espace de soumission préalable, il suffit d’ajouter le hashtag « #dérive » à sa participation en ligne (qu’il s’agisse de Twitter, d’Instagram, mais aussi de Facebook ou de blogues) pour prendre part à l’œuvre. Si l’œuvre #dérive peut évoquer n’importe quel lieu sur la planète, la majeure partie du corpus parle de Montréal, au Québec, et c’est cet ensemble qui sera mis en lumière ici.

6À travers le prisme de l’œuvre #dérive, je m’attacherai à relever comment cette pratique scripturale de l’espace rend le médium, par son éclatement entre les différents lieux de lecture, intimement spatial. En effet, la dérive physique et numérique, que j’entends ici comme pratique littéraire urbaine numérique, engendre une véritable écriture-lecture de l’espace.

7Pour cela, il convient de débuter par une définition assez large de la dérive comme création spatiale de situation. Il est à cet égard nécessaire d’effectuer un rapprochement entre situationnisme et pratique de la littérature numérique, et plus particulièrement de la littérature des réseaux.

8L’œuvre #dérive s’inscrit ainsi dans une extension concrète des pratiques et expérimentations situationnistes, notamment dans le prolongement de l’approche urbanistique du mouvement, tant par son thème que par sa mise en œuvre. Comme le démontre Ola Söderström :

Note de bas de page 3 :

Internationale situationniste.

les activités de l’IS[3] autour du thème du dépassement de l’art – c’est-à-dire de 1957 à 1962 – étaient principalement organisées autour d’une problématique de l’espace, baptisée « urbanisme unitaire » [...]. Ce travail sur l’espace, empruntant au départ des voies multiples, ne disparaîtra pas totalement puisque [Guy] Debord y consacre encore l’un des chapitres de La Société́ du spectacle, mais se restreindra peu à peu à une réflexion sur les modes de spatialisation du social (1990, p. 112).

9Il est tout aussi intéressant de rapprocher l’œuvre #dérive et la ville – ville au sens général, et non une ville en particulier. La théorie de la lecture développée par Bertrand Gervais offre une perspective intéressante dans ce cadre :

C’est dire que dans la lecture, comme dans l’écriture, il faut non seulement favoriser la compréhension et l’interprétation – signes de l’interprète –, susciter l’actualisation de significations – caractéristique du scribe –, mais encore encourager la flânerie et l’inattention à l’œuvre chez le museur. Cette écoute qui le caractérise, cette recherche inchoative de traces et d’aura, est parfois la seule façon de lire et de ne pas se laisser prendre dans les rets du littéral et de son économie (2007, p. 52).

10Si ces trois figures que sont l’interprète, le scribe et le museur étaient déjà embryonnaires dans les pratiques de dérive situationniste, elles sont mises en lumière dans l’approche numérique de l’œuvre #dérive. Ces figures se retrouvent présentes, concrètement et physiquement, au sein de l’œuvre et de cette écriture-lecture de la ville qui permet, à son tour, d’entrevoir un urbanisme parallèle concret et infra-ordinaire.

1. Proximité utopique

11Les idéaux situationnistes, notamment les buts politiques qui ont pu habiter l’internationale situationniste, sont assez proches de l’idéal du numérique et plus précisément de la culture Internet. La fragmentation des expérimentations et leur mise en réseau sont en effet un principe fondateur de la création du Web (Cardon, 2019, p. 41).

12Ainsi, quand Guy Debord affirme vouloir « renverser le monde » par la culture et des actions à la fois ciblées et subversives, il appelle à la réquisition des techniques existantes et à leur subversion (Debord, 1990). C’est exactement le but de la production littéraire des réseaux sociaux. Même si la technique et l’environnement ne sont pas conçus spécifiquement pour ces usages, la production littéraire a rapidement fait siens ces outils : les textes s’infiltrent dans l’interface. Ils répondent à ses codes et les détournent pour jouer avec les contraintes d’écriture qui en découlent.

13L’exemple qui nous sera le plus utile ici est l’invention du hashtag – mot-dièse ou mot-clic – par les usagers et usagères de Twitter, sans que ce dernier n’ait été préalablement pensé pour cette utilisation par ses développeur·euse·s (Cardon, 2019). Ainsi, le tweet de Chris Messina est signifiant dans cette co-création du code et la co-gestion organique idéalisée de l’espace numérique : « How do you feel about using # for groups. As in #barcamp ? » (Figure 1).

Figure 1 : Capture du tweet de Chris Messina (2007).

Figure 1 : Capture du tweet de Chris Messina (2007).

Source : Twitter, 8 novembre 2021

14La dérive, dans son sens original établi par Guy Debord (1956), est comprise comme une conquête de l’espace urbain, supposé hostile, mais également comme une exploration d’îlots à reconnecter entre eux. Il s’agit de renoncer aux objectifs habituels de la sortie et de la promenade pour, en remplacement ou en superposition, répondre à des règles autres que celles qui nous régissent d’ordinaire.

15Avant d’appréhender l’espace à proprement parler, il est nécessaire de noter l’omniprésence de la notion de jeu : celui-ci est situationniste dans la construction des situations. Ainsi, dans les mémoires de Guy Debord, la dérive est « un jeu de la vie et du milieu » (2004, p. 36).

16Dans la culture numérique et les pratiques ludiques, le jeu vidéo tient très souvent le haut du pavé. Il a pris, à son tour, une part fondamentale dans le divertissement quotidien. À la suite de Hovig Ter Minassian, Samuel Rufat et Samuel Coavoux, dans leur ouvrage Espaces et temps des jeux vidéo, il est possible de considérer le médium vidéoludique comme un médium de l’espace, car « [t]out jeu vidéo est une invitation au voyage. Les jeux vidéo sont des univers numériques dans lesquels les joueurs plongent, s’immergent, pour vivre des aventures hors du temps et hors de l’espace quotidien » (2012, p. 5).

17Le numérique, au sens large d’espace outillé et informatique, fait siennes les dynamiques ludiques, notamment dans la « gamification » des interfaces qui se retrouvent dans les réseaux sociaux. Elles servent, entre autres, à comptabiliser le nombre de followers, de likes et de retweets. Pour autant, Twitter impose des contraintes fortes au contenu publié : chaque post fut tout d’abord limité à 140, puis à 280 caractères. Ces contraintes se retrouvent, encore aujourd’hui, dans les possibilités d’ajout de médias : une vidéo maximum par post, ou jusqu’à 4 images d’un poids restreint. Instagram ouvre pour sa part plus de possibilités avec des textes plus longs, mais relégués au second plan par rapport à l’image dont la taille et le poids sont finalement eux aussi restreints.

18Au-delà de ces contraintes, c’est le mode de lecture de l’œuvre #dérive qui est particulièrement intéressant ici. Il est à noter que si une lecture extensive de celle-ci est tentante, elle relève quasiment de l’impossible. En effet, la multiplication des tweets autant que leur diversité ne ferait qu’entraîner irrémédiablement le lecteur ou la lectrice dans une direction ou une autre, créant ainsi un effet de bulle (Galloway, 2012) ; chacun et chacune ne pouvant lire que ce que l’algorithme de Twitter lui présente.

19La proposition de l’œuvre #dérive est de partager des fragments poétiques, qu’ils soient narratifs ou non, de l’expérience vécue de la ville. Ces fragments peuvent être purement textuels ou, comme souvent, accompagnés d’une photographie. Cette présence toujours plus importante de l’image pousse par ailleurs le collectif à se déporter de plus en plus vers Instagram, sans pour l’instant abandonner Twitter.

20Les divers fragments composant cette œuvre sont identifiés par la mention systématique du hashtag ou mot-clic « #dérive », ainsi que la géolocalisation asynchrone du contenu partagé, elle aussi symbolisée par l’utilisation d’un hashtag dédié. Souvent, il s’agit d’une indication de la rue ou du croisement, à minima du quartier, permettant de situer le texte, comme illustré ci-dessous (Figures 2, 3, 4 et 5) :

Figures 2, 3, 4 et 5 : Exemples de tweets de l’œuvre #dérive utilisant le hashtag de l’œuvre, mais aussi des hashtags dédiés de géolocalisation asynchrone.

Figures 2, 3, 4 et 5 : Exemples de tweets de l’œuvre #dérive utilisant le hashtag de l’œuvre, mais aussi des hashtags dédiés de géolocalisation asynchrone.

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Source : Twitter, 8 novembre 2021

21La dérive, comme le jeu situationniste, répond à un certain nombre de règles :

Pour distinguer la dérive de la simple errance surréaliste, où l’abandon au hasard objectif risque de ne déboucher que sur des promenades banales et décevantes, il fut décidé de lui assigner des règles et un objet précis. Ils ont été formulés un peu plus tard dans la Théorie de la dérive signée du seul Debord, publiée également dans le n° 9 des Lèvres nues et reprise dans le n° 2 d’Internationale situationniste en décembre 1958 (Donné, 2004, p. 122).

22Cependant, l’œuvre #dérive se démarque de la dérive situationniste, comme souligné par les mots de Victoria Welby :

À noter que la dérive telle que nous la pratiquons dans ce projet n’a rien à voir avec la navigation (maritime ou aérienne), l’artillerie, l’électricité, la biologie ou la politique. Elle emprunte plutôt (sans y adhérer pleinement) à la dérive selon Debord (2017, souligné par l’autrice de cet article).

Note de bas de page 4 :

La psychogéographie est un néologisme défini par Guy Debord qui : « se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur les émotions et le comportement des individus » (Debord, 1955).

23Par cette précision, Victoria Welby souligne que, si l’œuvre #dérive emprunte à la dérive situationniste en tant qu’aspiration à la redécouverte de l’espace urbain, elle s’éloigne toutefois de certains aspects psychogéographiques4 intrinsèquement liés à la dérive selon Debord (2004), et notamment de cette impossibilité de réappropriation de l’espace urbain par l’imaginaire (Bonard et Capt, 2009, p. 9).

24L’œuvre #dérive propose une dérive et une exploration urbaines qui sont par nature discontinues : il n’est concrètement pas possible de parcourir physiquement l’intégralité de la ville en une seule fois. Le tenter de façon méthodique apparaît également difficile pour un·e seul·e individu·e. Pour autant, les réseaux et la fragmentation permis et induits par leurs usages sont un moyen efficace de transcrire l’expérience (Gervais, 2002).

2. L’utopie numérique au service de la lecture de la ville

25L’espace retranscrit par l’œuvre #dérive peut être appréhendé comme un texte fragmentaire et éclaté, polyphonique et kaléidoscopique. La lecture d’une telle œuvre littéraire demande cependant d’analyser un double geste : l’écriture-participation, et la lecture proprement dite. En cela, la théorie de Bertrand Gervais décrite dans Figures, lectures est particulièrement utile : « Le scribe, le museur et l’interprète incarnent les gestes par lesquels nous manipulons des signes, les comprenons et les interprétons » (2007, p. 57).

● Le scribe

[La figure du scribe] prend la forme d’une énonciation ou d’un chant. Le sujet se ressaisit et entreprend de conter son dessaisissement, de décrire par le détail la figure qui le fascine et de transformer l’expérience en processus créateur (p. 133).

26Le souhait de documenter les riens du réel, qui sont en quelque sorte le rebut de la perception, mais aussi d’en faire des images humaines, est commun aux participations à l’œuvre #dérive. Il n’est pas question de saisir un flux de pensées, mais d’exprimer un instantané. L’ambition n’est pas totalisante, mais se situe dans le saisissement de l’expérience dépouillée et traduite dans la langue propre de chaque individu. Ainsi, certain·e·s vont choisir une expression poétique, parfois rimée ou en vers, tandis que d’autres se tourneront vers des formes de proses plus directes, ou encore vers des évocations descriptives évasives, laissant à l’image le rôle principal.

27Le numérique, et la discussion presque permanente par écrit qu’il induit, ont rendu familier le geste d’écrire. Celui-ci est nécessaire à la circulation et à l’échange de toute information. Il est lisible par tous·tes lorsqu’il s’agit de contenu public. Toutefois, il est aussi produit en grande quantité pour le faire exister, notamment par le moyen des couches de codes qui soutiennent ces circulations. Cette intimité du geste, notamment dans les échanges privés et les réseaux sociaux où le quotidien s’affiche, vient appuyer l’intimité de la production, ainsi que son immédiateté et la possibilité de l’inclure facilement dans une pratique du numérique plus large. Une fois l’habitude prise d’aller sur Twitter, le pas à franchir pour y poster des fragments littéraires est bien moins grand que de composer un livre et de le soumettre à un processus éditorial.

28L’archive du flux, par le hashtag choisi, permet de retrouver les posts liés et de les parcourir. Malgré tout, les limbes du réseau ont sans doute dévoré nombre d’entre eux : il est pratiquement impossible, depuis Twitter, d’effectuer un défilement vertical sur tant d’années. De plus, les différents algorithmes du réseau social forment une véritable boîte noire dont il est difficile de connaître les actions exactes. Si cela empêche de décrire et de comprendre en détail le choix des tweets présentés, il demeure possible de découvrir en priorité ceux des personnes suivies ou ceux avec lesquels elles ont interagi.

29Cette mémoire et cette réception historique compliquent d’ailleurs la filiation qui pourrait d’un premier abord être vue entre l’œuvre #dérive et la dérive. En effet, les règles ont grandement varié : son application est moins politique, et le message est moins frontal, plus diffus. Il est également moins prenant : les dérives se composent au fil de la vie quotidienne et ne se planifient plus obligatoirement comme une performance, presque sportive, d’épuisement et d’appropriation de la ville, mais comme une action plus proche du commun.

Note de bas de page 5 :

La sloche est une neige humide, fondante et très sale.

30La ville de Montréal, peut-être plus encore que d’autres, évolue à grande vitesse. Le changement des saisons apporte de profondes modifications graphiques au paysage. Les différents manteaux neigeux deviennent sloche5, avant de libérer en des temps très courts une végétation luxuriante et envahissante. Il en va de même avec la récurrence des travaux et des reconstructions spectaculaires.

31Ainsi, l’archivage et le rapport au souvenir urbain y sont particuliers : même dans une temporalité assez restreinte, il est aisé de retrouver au travers des contributions à l’œuvre #dérive des traces de lieux qui ne sont déjà plus. L’œuvre a d’ailleurs documenté, au fil des années, de nombreux quartiers et ruelles dans leurs divers états.

32L’exemple de Montréal montre combien il est nécessaire d’inscrire la mémoire, et de partager cette inscription avec la « machine mémorielle infinie » (Cardon, 2019, p. 190) qu’est devenu Internet ; il s’agit bien ici d’une forme de création d’archives anthologique exceptionnelle.

33D’ailleurs, si la ville est connue pour disparaître et évoluer rapidement, le numérique se trouve dans une situation assez similaire : combien d’œuvres, de pages web ou de billets sur les réseaux sociaux ont disparu avant qu’on ne puisse les étudier ou même les archiver ?

● Le museur

34Le museur est la plus ludique des trois figures évoquées dans la théorie de la lecture de Bertrand Gervais (2007) : c’est celui qui se perd et explore sans but, sans transformer l’espace parcouru en téléotopie. C’est aussi celui qui est le plus immédiatement visible dans la pratique de la dérive : l’exploration est au cœur de la réappropriation proposée.

35L’espace décrit ici est un espace déployé à la fois de manière asynchrone et en superposition à l’espace réel. Il s’agit d’une cyberville (Desbois, 2011) : une ville en soi, mais ailleurs. Chacun et chacune l’habite avec la même intensité que la ville habituelle, en y inscrivant toutefois d’autres traces de son passage. Ici, le balisage des noms de rues et de villes indique et fait trace du parcours suivi.

36C’est par la continuité ainsi construite que les lieux deviennent espaces : chaque fragment fait lien avec ceux qui l’entourent, passant le relai d’une rue à l’autre pour documenter une ville-ensemble cohérente.

37Si les lieux deviennent espaces, la lecture, elle, se fait jeu, à la suite de Michel Picard (1986) et de Marielle Macé (2011) et comme préfiguré par Johan Huizinga, d’ailleurs cité par Guy Debord dans ses mémoires :

La poésie en tant que jeu social, et dont on ne saurait dire qu’elle se veut consciemment productrice de beauté, se rencontre partout et sous des formes variées. L’élément d’émulation y fait rarement défaut, qui domine d’une part les chants alternés, la poésie guerrière, le tournoi poétique, d’autre part l’improvisation destinée à libérer d’un anathème quelconque (Huizinga, 1951, p. 177).

38Dans les théories du jeu de Huizinga, le cercle magique est la zone délimitée dans le temps et l’espace consacrés à l’activité ludique. Dans Homo Ludens (1938), Johan Huizinga discute la porosité ou l’hermétisme de ce cercle magique, dans lequel les règles communes ne sont plus appliquées, tandis que les logiques du jeu, dans ses limites tant diégétiques que ludiques, demeurent fondamentales.

39L’œuvre #dérive, par la porosité de l’acte d’écriture, de la déambulation et de la vie quotidienne, floute véritablement les frontières. Elles sont d’autant plus poreuses que la littérature envahit ici un espace d’exploration investi sur de très courtes périodes, et ce, tout au long de la journée.

40Les réseaux sociaux, et notamment Twitter, ont pour vocation d’être consultés n’importe quand et n’importe où ; le plus souvent, depuis notre téléphone intelligent (Boutet, 2008). Ainsi, la littérature y apparaît impromptue pour deux raisons :

Note de bas de page 6 :

L’hyperconnexion décrite par Enrico Agostini-Marchese dans « How to do Cities with Words. Ville, espace et littérature à l’ère hyperconnectée » (2020) peut être résumée comme suit : l’omniprésence de connexions aux réseaux mobiles et Internet, ainsi que la cartographie extensive des espaces habités, mènent à un accès permanent à la géolocalisation, le tout sous-tendu par du code informatique (langage textuel et machinique à destination des machines et des systèmes d’exploitation). Cette connexion pousse les utilisateur·rice·s d’objets connectés, notamment de téléphones intelligents, à avoir accès à tout moment et en tous lieux aux réseaux. Cet accès et ses connexions répétées créent des traces (Merzeau, 2013), s’inscrivant dans l’espace urbain numérique et donc dans la couche de données non physiques inscrites sur le réseau qui se superpose ainsi à la réalité physique de l’individu.

  • Tout d’abord, ni l’interface ni l’usage n’ont consacré ces lieux numériques comme des endroits de littérature. Les billets littéraires s’y mélangent avec les conversations les plus triviales ;

  • Ensuite, l’espace numérique superposé6 à l’espace réel permet une autre forme de sérendipité, offrant la possibilité d’explorer et de créer des situations dans ce deuxième espace.

41Nous entrons alors dans ce que Jesper Juul nomme l’abstraction ludique de l’espace (2005) : une abstraction devenue terrain de jeu, dont chacun et chacune est co-auteur·ice à mesure de sa propre exploration. Une autre sociabilité entre par conséquent en jeu, à savoir la sociabilité des réseaux dits « sociaux » justement.

42Dans l’œuvre #dérive, les interactions sociales sur Twitter sont limitées : il est possible d’aimer un post, de le retweeter, de le partager sur son profil avec ou sans commentaire et/ou d’y répondre. Ces réponses s’empilent sous le post, créant et accumulant une discussion. Ces interactions, différentes de celles qu’un·e individu·e aurait dans la rue avec les mêmes personnes, permettent la construction d’une œuvre multiple et collaborative. En effet, il appartient à chacun et chacune d’intervenir avec le hashtag #dérive ; la communauté se chargera ensuite de les soutenir en les « aimant » et, ainsi, de faire vivre les publications par le dialogue initié (Figure 6) :

Figure 6 : Exemple de discussion au sein de l’œuvre #dérive, ici, sur Twitter.

Figure 6 : Exemple de discussion au sein de l’œuvre #dérive, ici, sur Twitter.

Source : Twitter, 8 novembre 2021

43Au travers de cette œuvre, le lecteur ou la lectrice se perd doublement puisque l’ampleur de l’anthologie rassemblée ici frôle l’impensable, tant la quantité de lectures possibles apparaît sans limites, ajoutant le musement dans l’infini du Web au musement dans les rues.

● L’interprète

44L’interprète, enfin, est celui qui donne sens au signe, celui qui comprend et analyse ce que le museur a trouvé et que le scribe a transcrit.

Note de bas de page 7 :

Pascal Garandel fait une distinction entre les non-lieux, décrits par Marc Augé (1992), et les lieux de l’avoir lieu, lieux où l’action s’inscrit, lieux de l’événementialité humaine, cadres de l’inscription de l’auctorialité quotidienne.

Note de bas de page 8 :

Ces lieux s’inscrivent en dehors du cadre précédemment défini de l’auctorialité quotidienne. Il s’agit simplement de lieux de transition où s’inscrivent le témoignage (Bordeleau, 2016) et la captation de l’événement et des choses.

45Cette compréhension est ici fondamentale : il est nécessaire d’appréhender l’espace pour l’apprivoiser et l’habiter (Heidegger, 1985). Il est toujours question de relever le non-sens – et Montréal en est remplie – et de lui donner non pas une explication rationnelle, mais bien un sens poétique. Au travers de l’œuvre #dérive, les fragments décrivent une vision particulière de la ville : ils en montrent les évolutions. Le lieu « comme lieu de l’avoir lieu »7 défini par Pascal Garandel (2012, p. 116), devient le lieu de l’avoir vu8, montrant une suite de presque événements, ou de traces de ce qui s’est passé : les restes des citrouilles d’Halloween, les sapins de Noël que l’on remballe, etc. Ce qui est montré sur les réseaux devient donc le miroir concret de ces traces. Ainsi, le lecteur ou la lectrice peut trouver des collections de décorations abandonnées dans les ruelles (Figures 7 et 8) :

Figures 7 et 8 : Exemples de captations saisonnières de la ville au sein de l’œuvre #dérive.

Figures 7 et 8 : Exemples de captations saisonnières de la ville au sein de l’œuvre #dérive.

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Source : Twitter, 8. novembre 2021

46La quotidienneté décrite ici, sans tomber clairement dans le récit de soi ni dans l’infraordinaire, s’inscrit dans une forme de description du vécu intime, comme celui rendu présent, par exemple, dans une expérience de parent ou d’habitant d'un quartier, relevant soudain l’incongru lorsque celui-ci fait irruption au sein de l’espace habité. Le fragment retenu exprime la relation à l’espace : remarquer un changement dans un théâtre ou dans un parc pour enfants ne signifie pas la même chose.

Conclusion

47Twitter permet une forme d’asynchronicité, étant donné que le post peut être ajouté sans contraintes après l’expérience, mais admet également un écart spatial, dans la mesure où la publication peut être faite depuis un autre lieu.

48D’ailleurs, ces réflexions sur l’espace urbain, sur son usage diégétique, ne sont pas l’apanage de l’œuvre #dérive. Les questionnements sur la synchronicité comme présence réelle du corps du lecteur ou de la lectrice à un instant précis dans l’espace réel et son déplacement peuvent devenir des moteurs narratifs puissants et des mécaniques ludiques à part entière. La trace devient ainsi une trace captée : les données des objets connectés alors en usage sont collectées en temps réel et permettent un suivi immédiat.

49Cette synchronicité peut par exemple être employée dans des œuvres vidéoludiques comme Pikmin Bloom, développé par Niantic Studio et disponible depuis octobre 2021 sur téléphones intelligents. Dans cette œuvre faisant la part belle à la réalité augmentée, chacun et chacune doit collaborer afin de fleurir l’espace et se réapproprier non par le langage, mais par la trace géostationnaire, l’environnement urbain. Les joueur·euse·s sont invité·e·s, par la co-présence numérique et physique qu’impliquent les déambulations urbaines, à penser leurs traces et leurs empreintes tant écologiques que quantitatives à travers leurs données. Ces déambulations s’effectuent à travers une interface cartographique où il est possible de suivre les déplacements de l’avatar ainsi que ceux des joueur·euse·s environnant·e·s.

50Il ressort donc tout au long de cette étude de l’œuvre #dérive que l’activation des trois figures que sont l’interprète, le scribe et le museur permet la constitution d’une anthologie urbaine partielle et algorithmique. La superposition de l’expérience réelle du lecteur ou de la lectrice avec le texte numérique crée dès lors un dédoublement, un déjà-vu numérique.

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LESCOUET, E. (2023). #dérive : lire Montréal. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (1). https://doi.org/10.25965/flamme.713

Autor
Emmanuelle LESCOUET
Emmanuelle Lescouet est doctorante en littérature à l’Université de Montréal. Son projet s’intéresse aux gestes de lecture en environnement numérique, à la lecture de divertissement et d’immersion en littérature de l’imaginaire. Elle coordonne le Répertoire des Écritures Numériques. Elle est chargée de cours à l’université de Montréal et membre de plusieurs laboratoires et associations de recherche : CRCEN, LQM-Littérature Québécoise Mobile, LAB-yrinthe, Laboratoire des imaginaires, Stella Incognita. Elle participe à de nombreux projets d’éditions et de vulgarisation, notamment au site de LAB-yrinthe (UQAM), à la revue Dire et au cercle d’étude Pika-Pi. Elle également est éditrice depuis une dizaine d’années.
Université de Montréal
https://orcid.org/0000-0003-2620-4135
emmanuelle.lescouet@umontreal.ca
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