Créations participatives en espaces urbains : entre dérive et ancrage aux vibrations esthésiques du vivant Participatory Creations in Urban Spaces: Between Dérive and Anchoring to Aesthesic Vibrations of the Living

Fiona DELAHAIE 

https://doi.org/10.25965/flamme.703

Si le paysage est une traversée (Tiberghien, 2020), les espaces urbains ne sont-ils pas, quant à eux, considérés comme illisibles (Zhong Mengual et Morizot, 2018), ou privés de toute imprégnation esthésique car coupés du vivant ? Dans une approche écosémiotique, nous souhaitons nous interroger sur le rythme éco-techno-symbolique qui fonde l’énonciation artistique participative en espaces urbains. En référence aux œuvres du français Thierry Boutonnier et de la canadienne Nicole Dextras, nous postulons que la dérive artistique participative se meut, dans un glissement de paradigme, vers un réancrage aux multiples esthésies et esthèsis. Ces artistes nous suggèrent que le déplacement dans la ville n’est plus seulement l’acte énonciatif de l’artiste anthropos, mais il devient un geste respiratoire (Jullien, 2003), de coénonciation avec le vivant (Pignier, 2017), ajusté aux rythmes des mondes divers qui font du réel une altérité de sens.

If landscape is a crossing (Tiberghien, 2020), are not urban spaces considered unreadable (Zhong Mengual and Morizot, 2018), or deprived of any esthetic meaning because they are cut off from the living? With an ecosemiotic approach, we will question the eco-techno-symbolic rhythm that is fundamental to participatory artistic expression in urban spaces. In reference to the works of the French artist Thierry Boutonnier and the Canadian artist Nicole Dextras, we suggest that the participative artistic dérive creates a paradigm shift and a re-anchoring to multiple aesthesia and aesthesis. These artists suggest that a journey in the city is not only an act of enunciation by the anthropos artist, but also “a breathing gesture” (Jullien, 2003), of co-enunciation with living beings (Pignier, 2017), fitted to the rhythms of the various worlds which make reality an otherness of sense.

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Introduction : Tisser des liens éco-techno-symboliques

1À l’heure où les espaces urbains deviennent illisibles (Zhong Mengual et Morizot, 2018) car de plus en plus coupés du vivant et de « ce qui nous relie à l’Oikos » (Pignier, 2020b), il est intéressant, pour notre analyse de la création participative en ville, de dépasser le modèle occidental moderne opposant nature et culture. Plus précisément, il ne s’agit plus, comme le démontre l’œuvre l’œuvre A line made by walking de Richard Long (1967), de définir la dérive urbaine comme l’unique acte énonciatif de l’artiste anthropos voyant dans le déplacement le moyen de laisser une trace. Au contraire, en renonçant à une perception conventionnellement duale, il est finalement question d’essayer de saisir quels peuvent être les enjeux esthésiques et écosensibles au sein du processus dérivatif urbain. En effet, il ne s’agit plus de flirter avec les limites de la création, de voir jusqu’où l’artiste peut aller dans des manipulations et programmations anthropocentrées du vivant, mais il est davantage question de refonder des liens avec celui-ci. Les pratiques créatrices tournées vers des énonciations collectives trouvent alors leur concrétisation dans le développement d’un vivre-ensemble à la fois individuel et collectif (Besnier, 2009) sur une Terre en partage. En fil conducteur de notre réflexion, nous avons choisi les figures de la ligne et de la liane proposées respectivement par l’anthropologue Tim Ingold et le philosophe Dénétem Touam Bona. Dans Une Brève histoire des lignes, Tim Ingold écrit :

Note de bas de page 1 :

Toutes les traductions des textes dont les titres apparaissent en langue originale dans la bibliographie sont de l’auteure.

Longer une route, c’est se tisser un chemin dans le monde, et non traverser sa surface de point en point. Pour l’itinérant, le monde n’a pas de surface à proprement parler. En chemin, il croise bien sûr différents types de surfaces – sol solide, eau, végétation, etc. Et c’est en grande partie grâce à la façon dont ces surfaces réagissent à la lumière, au son, et au toucher qu’il perçoit le monde comme il le fait. Mais ce sont des surfaces qui sont dans le monde et non des surfaces du monde1 (2000, p. 241).

2Il développe à ce sujet le concept de « ligne » :

Ces lignes de croissance et de mouvement sont tissées dans la matière même du pays et des habitants. Chacune de ces lignes est en quelque sorte un mode de vie (2011, p. 107).

3Pour Dénétem Touam Bona :

La liane désigne donc moins un être – une identité – qu’une certaine façon par une pulsation végétale d’explorer et de dérouler un territoire au fil de son avancée, en y traçant des voies inédites, et en assurant la correspondance entre une multitude de strates et d’habitants de la forêt (2021, p. 15).

4Ainsi, si nous prenons ces deux figures comme point de départ d’analyse des créations participatives en espaces urbains, elles interpellent une sensibilité non pas nouvelle, mais qui a été fortement négligée, voire étouffée, par la traditionnelle dichotomie nature/culture. Le tissage de liens avec le vivant tend à transposer l’acte artistique vers la fluidité, vers le non-figé du rythme créatif. C’est ce que Dénétem Touam Bona évoque lorsqu’il parle d’une « pulsation végétale » : le travail avec le vivant doit être sensiblement vécu dans sa concrescence (Berque, 2016), hic et nunc. L’acte participatif associé à la dérive urbaine offre donc de nouveaux codes de représentation, de réalisation artistique et semble remettre en perspective la tension qui anime les forces et les dynamiques de vie duales. C’est ici que nous introduirons l’analyse des schèmes perceptifs convoqués dans la création de liens éco-techno-symboliques. Rappelons-le, l’écosémioticienne Nicole Pignier emprunte le qualificatif « éco-techno-symbolique » au géographe et philosophe Augustin Berque pour désigner :

le fait que tout être humain et toute société tissent des liens avec le vivant, le cosmos, la géosphère (ce que désigne le qualificatif « éco ») via les techniques, les langues et autres moyens d’expression, de symbolisation (ce que désigne le qualificatif « techno-symbolique ») (2017, p. 166).

5Les membres de l’Internationale Situationniste, dont Guy Debord faisait partie, définissaient la dérive comme un « [m]ode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine » (1958, p. 13). Mais si l’expérience du situationniste se partage collectivement, politiquement, la dérive se retrouve aujourd’hui dans une dynamique d’« accélération des changements sociaux, particulièrement dans les sphères professionnelles (flexibilité), familiales (recompositions) et résidentielles (déménagements), qui accroît en retour l’accélération des rythmes de vie » (Faburel, 2019, p. 54). Dans une telle atmosphère, que reste-il des « partages du sensible » (Jacques Rancière cité dans Le Brun-Cordier, 2021, p. 100) en espaces urbains ? Face au risque d’aliénation lié à ces phénomènes et à ces stratégies d’urbanisation hors-sol, il semble nécessaire de mettre à l’épreuve la figure de l’artiste. En effet, si la rupture avec la doxa occidentale moderne permet bien une chose, c’est avant tout de pouvoir repenser le sujet cartésien pour le faire devenir « sujet ambiant » (Pignier, 2021). Autrement dit, si l’on considère la ville comme une surface dans le monde, pour reprendre les mots de Tim Ingold, quelles en sont désormais les capacités créatrices et sensibles ?

6Pour illustrer nos propos, nous avons choisi de prendre pour exemples les œuvres de deux artistes occidentaux : la Mobile Garden Dress de la Canadienne Nicole Dextras et les pépinières urbaines du Français Thierry Boutonnier. Pourquoi occidentaux ? Car si l’on souhaite sortir de la pensée occidentale moderne, opposant traditionnellement nature et culture, il est également important de montrer que les pratiques peuvent elles-mêmes se décentrer et se « désoccidentaliser » au sein de l’espace conçu (Lefebvre, 1974). Les pratiques à l’étude tendent à s’opposer et à s’imposer face à la mise à l’épreuve, voire à la crise de la sensibilité (Morizot, 2020). Elles favorisent la mise en place d’une atmosphère synesthésique, à savoir un « processus perceptif qui met en correspondance les sens – le rythme et le mouvement, le rythme et la vue, l’ouïe et la sensori-motricité, etc. » (Pignier, 2020b, p. 22). Nous postulons donc que c’est en repensant la figure de l’artiste à travers la notion de sujet, en repensant nos liens au vivant, que les actes de création participative en espaces urbains peuvent retrouver du sens, c’est-à-dire apprécier les signes synesthésiques d’un milieu ; le milieu humain étant défini par Augustin Berque comme une relation et non un objet (2016, p. 142). La création participative, à l’écoute du milieu, offre ainsi une nouvelle voie/voix : celle de se détourner du piège de l’aliénation anesthésiante qui est non pas le fruit, mais le résultat déterminé et déterministe d’une urbanisation coupée du vivant et privée de toute sensibilité.

1. S’ancrer dans la coénonciation

7Si le mouvement situationniste suppose un « principe d’aventure » (Ardenne, 2002, p. 92), les artistes de notre corpus vont chercher ce que Nicole Pignier appelle, en écosémiotique, « la coénonciation du vivant » (2020b, p. 3). La coénonciation désigne « le processus global de l’échange entre partenaires ; instances énonciative et co-énonciative » (p. 3). Par « vivant » nous faisons ici référence à toutes les altérités qui font, qui nourrissent et habitent la Terre (végétaux, animaux, éléments naturels, humains...). Pour étudier la dimension coénonciative des créations participatives en espaces urbains, nous avons isolé deux critères présents au sein des processus analysés. Dans un premier temps, force est de constater que l’étude du milieu est essentielle. Cette étude, réalisée en amont de la création, est nommée « enquête » par les situationnistes. Chez Thierry Boutonnier, l’enquête, donc, est justifiée par la formation de l’artiste en écologie et s’effectue sous forme de diagnostics, d’analyses du paysage dans lequel il souhaite cultiver ses pépinières urbaines. Pour réaliser son projet « Recherche Forêt » (2020-2021), par exemple, Boutonnier s’est inspiré de la méthode du botaniste japonais Miyawaki. Cette méthode consiste en un prélèvement de plants spontanés qui ont poussé dans des friches parisiennes afin de les transplanter dans une forêt de Paris, c’est-à-dire dans une forêt dite urbaine. L’idée du déplacement, du mouvement dans l’espace urbain qu’est la capitale française est ici flagrante. Mais l’acte énonciatif de l’artiste anthropos dominateur dans sa pratique artistique est lui aussi déplacé, puisqu’il s’agit in fine de se mouvoir en lien avec des altérités multiples, et ce dans le respect du cycle de vie des plantes. En ce qui concerne Nicole Dextras, l’enquête au sein de son processus de création prend davantage forme dans la recherche réalisée préalablement autour de la matérialité de l’œuvre. En effet, la Mobile Garden Dress est entièrement compostable et recyclable, de sa structure aux éléments qui l’habillent. L’artiste le dit elle-même : elle apprend, elle étudie les essences des différents végétaux et fibres avec lesquels elle souhaite créer, et donc coénoncer. Les œuvres à l’étude invitent non seulement au participatif, à l’échange, mais le partage s’articule également dans une dimension interdisciplinaire. L’artiste ne travaille pas uniquement dans une optique esthétique, il ouvre sa création à une pluralité de connaissances et de savoir-faire.

8Un deuxième critère commun adopté par les créations participatives de notre corpus est celui de la proprioception, puisque le corps va jouer un rôle primordial, déclencheur de sens, dans l’acte créatif en espaces urbains. Il s’agit de s’ajuster, corporellement et, par conséquent, concrètement, au milieu de création et de coénonciation. Comme l’écrit Dénétem Touam Bona : « Habiter le monde, c’est-à-dire l’intervalle entre terre et ciel, suppose d’habiter son corps » (2021, p. 109). Avant de commencer ses ateliers, Thierry Boutonnier invite notamment les participants à faire des exercices d’assouplissement pour qu’ils soient davantage concentrés et concernés par les futurs gestes à accomplir. Cette prise de conscience du corps consiste en de légers mouvements, des assouplissements donc, qui vont participer synchroniquement au mouvement, au déplacement plus large de la création dans son entièreté. Quant à la Mobile Garden Dress, elle est portée par Madame Jardin, une femme modèle choisie par l’artiste. Il s’agit de redonner la préséance au corps en tant qu’instance énonciative et perceptive : le corps devient à la fois le médium du déplacement et le médium du processus synesthésique. Nous l’avons dit précédemment, si le milieu est une relation, le corps permet ainsi de maintenir cette relation vivante et, par essence, non figée. Pour l’artiste, il s’agit de devenir « a new urban nomad » (www.nicoledextras.com). Dans le déplacement urbain, le coénonciateur va pouvoir transgresser la sédentarité qui a pour effet de figer son identité. Le corps doit ainsi pouvoir s’ouvrir aux multiples perceptions et se mouvoir en lien avec les altérités rencontrées.

2. Dérive et tension des schèmes perceptifs

9Comme nous l’avons précédemment évoqué, les liens entre nature et culture sont plus « complexe[s] sinon rhizomatique[s] » (Clément, 2018, p. 72) que ce que fait émerger au premier regard la pensée occidentale moderne. Empruntant le concept à Jean-Clet Martin (2010), Dénétem Touam Bona parle de « plurivers ». Il écrit à ce propos que « l’existence d’un être vivant se déroule […] simultanément sur plusieurs plans, dans le cadre d’une multiplicité de cartographies sensibles » (2021, p. 104). Selon Nicole Pignier, en écosémiotique, les schèmes perceptifs, matrice organisatrice de la perception humaine, sont des « forces de vie duales » qui « s’apprécient et se déploient dans la relation créative et imprévisible que les communautés humaines et les individus entretiennent avec leur milieu » (2020b, p. 11). Des schèmes perceptifs vont ainsi être convoqués et travaillés, dans les pépinières urbaines de Thierry Boutonnier et dans la Mobile Garden Dress de Nicole Dextras. Loin de faire une liste exhaustive, nous pouvons néanmoins proposer, selon la terminologie de Nicole Pignier, une analyse des schèmes perceptifs qui nous semblent être les plus riches dans les processus de création des œuvres à l’étude.

● Le schème nature/culture

10Nous l’avons évoqué un peu plus haut : selon Nicole Pignier, « les pôles schémiques nature et culture, dans leur dualité tensive ne sont pas liés à une idéologie : Homo est travaillé par ce qui le relie biologiquement à l’oikos, la Terre-accueil de la vie tout autant que par ce qui le dépasse dans le cours de la Terre, de l’univers » (2020b, p. 13). Les pépinières urbaines de Thierry Boutonnier vont permettre de créer un prolongement éco-techno-symbolique dans le sens où elles questionnent, par le biais du geste artistique, nos manières de vivre, de nous nourrir, d’habiter, de faire territoire… Les participants des pépinières urbaines vont de ce fait cultiver ensemble aux deux sens du terme : culture culturelle et culture culturale (Pignier, 2020a). Complémentaires, les qualificatifs éco et techno-symbolique donnent ainsi à la création une dynamique tensive. La robe végétale de Nicole Dextras met elle aussi en tension deux entités qui sont issues, d’un côté, de ce que nous appelons traditionnellement « culture » dans nos sociétés occidentales modernes, à savoir le vêtement ; et, de l’autre côté, qui renvoient à ce que nous nommons « nature », à savoir les végétaux. La pratique du tissage et de l’art textile font de la Mobile Garden Dress un ajustement créatif entre le geste artisanal et le végétal. Comme l’écrit Dénétem Touam Bona : « Au départ de toute création, qu’il s’agisse du mouvement généreux des semailles, du doigté sensuel de la potière ou du filage acrobatique de l’araignée, il y a un geste dansé » (2021, p. 107). La nature et la culture sont indissociables l’une de l’autre, le geste artistique s’associe au vivant. Tous deux se tissent, se prolongent, se nourrissent mutuellement pour créer du sens. Il s’agit d’apprendre « à faire le plus possible avec, le moins possible contre » (Clément, 2007, p. 261) dans un processus écopoétique.

● Le schème individu/collectif

11La création participative en espaces urbains implique une mise en tension des esthèsis et esthésies. Rappelons-le, les esthésies sont des sensibilités culturelles collectives tandis que les esthèsis « ou sensibilité[s] individuelle[s] s’ancre[nt] dans le corps propre du sujet de perception » (Pignier, 2017, p. 19). Selon l’écosémioticienne, « Esthèsis et esthésies travaillent en commun, dans une dynamique continue et spiralée » (p. 168). Les pépinières urbaines de Boutonnier font le pari de donner naissance à un projet commun au sein duquel chaque sensibilité individuelle peut à la fois énoncer tout en accueillant et en s’ajustant aux diverses énonciations du milieu. Ces allers-retours d’échange et de partage vont permettre de développer des sensibilités culturelles collectives. Si l’on « défeuille » la création de la Mobile Garden Dress étape par étape, nous nous apercevons que l’individu et le collectif sont interdépendants. Plus précisément, la première étape qu’est la conception de la robe imaginée par l’artiste grâce au potentiel créatif du végétal découle sur un échange non-figé, en constant devenir, avec des altérités plurielles : Madame Jardin, les végétaux et les citoyens rencontrés en chemin. Les coénonciateurs, complices de l’atmosphère synesthésique, participent à fonder une complémentarité de sens – sémantique et sensible – dans chaque étape de l’œuvre participative.

● Le schème dedans/dehors

12Les pôles schémiques dedans/dehors questionnent tout particulièrement la frontière entre l’intime et l’altérité. Selon Nicole Pignier, « L’oikos habite Homo dans une intimité/altérité qui motivent des prolongements techno-symboliques, culturels » (2020b, p. 13). Pour le projet « Prenez racine ! » de Thierry Boutonnier, les habitants d’un quartier lyonnais ont été invités à aller dehors, à l’extérieur de leur habitat, pour créer et partager collectivement. Mais ce dehors s’articule aussi avec le dedans puisque la mise en place des « biens communs » des habitants implique un jeu avec les notions de territoire et de « lien au lieu » (Berque, 2014). Les activités, les ateliers proposés pour « donner vie » au quartier Mermoz sont menés par chaque habitant. Si chacun doit apporter sa pierre à l’édifice, cette pierre doit être façonnée en tenant compte des spécificités du lieu : le territoire peut alors redevenir sensible et être le noyau de sensibilités. Le schème dedans/dehors est travaillé dans la Mobile Garden Dress « en reprenant […] contact avec le corps et avec le monde » (Merleau-Ponty, 1945, p. 249). Plus précisément, grâce à la synesthésie, le corps en mouvement de Madame Jardin, habillé de la robe végétale, permet de créer de nouvelles expériences sensorielles en lien avec diverses altérités (végétaux, humains…). Certains des éléments portés (plantes, herbes, légumes…) peuvent être sentis, touchés, mais aussi mangés. La structure en arceaux de la robe, une fois ôtée, peut également servir d’abri à la porteuse : le corps de cette dernière se retrouvera donc à l’intérieur de la structure, c’est-à-dire de la création. Se met alors en place tout un questionnement sur les différents rapports au corps, qu’ils soient charnels, biologiques, physiologiques, spatiaux, mais aussi sensibles et perceptifs grâce aux diverses figures sensorielles stimulées et convoquées. Plus précisément, comment les altérités qui nous sont, par définition autres, extérieures, peuvent-elles nous « immerger » sensiblement ? Et inversement, quels liens pouvons-nous convoquer en étant à l’écoute, en s’ajustant continuellement au milieu de création et à ses sujets ambiants ?

● Le schème continu/discontinu

13L’anthropologue François Laplantine écrit qu’« il peut exister des rapports de continuité entre marcher et danser » (2018, p. 43). Pour développer cette idée, Laplantine donne l’exemple de la région brésilienne du Nordeste et de celle de Rio de Janeiro où la marche « beaucoup plus lente qu’au Japon et en Europe, s’effectue de manière sinueuse et zigzagante » (p. 43). Prendre le temps de faire, de façonner, est une notion qui accompagne le processus de création, et tout particulièrement lorsque ce dernier implique des gestes artistiques avec le vivant. Comme le souligne Silvia Bordini : « le caractère toujours in fieri du matériel végétal utilisé implique souvent une dimension performative et une réflexion sur le temps » (2016, p. 130). Thierry Boutonnier, par exemple, demande aux participants de ses pépinières urbaines de se prêter à des exercices de respiration. Retisser des liens au vivant, dans la ville, semble alors s’imposer par le rythme respiratoire propre au vivant. L’alternance du rythme évoque notamment l’essence de l’art pictural. En faisant entrer en connivence geste artistique et geste respiratoire, le sinologue François Jullien écrit que :

Peindre est un acte qui ne cesse de se contenir pour s’affirmer, ou bien de s’inverser pour s’accomplir, à la fois de se faire et de se défaire, cette alternance qui le rythme est aussi naturelle, aux yeux des Chinois, que celle du jour et de la nuit, ou de la respiration. Prendre-rendre, ou peindre – -peindre, c’est comme inspirer-expirer (et s’il y a un « cela » que peint la peinture chinoise, c’est bien celui, primordial, du souffle-énergie dont provient sans fin le monde et qui l’anime) (2003, p. 151).

14L’œuvre de Nicole Dextras se laisse elle aussi bercer à la fois par le rythme de la déambulation et de la respiration. En effet, en fonction des rencontres, des chemins empruntés, les échanges entre coénonciateurs ne seront jamais identiques. Pour la Mobile Garden Dress, la dérive urbaine implique des moments de pause qui vont permettre (par exemple), de préparer et de partager des repas avec les habitants, par exemple. Ainsi, le déplacement au sein de la ville n’est pas prévisible, ni répétitif. Il invite à une atmosphère créative : le rythme de l’œuvre participative ajustée au vivant n’est pas figé. Alternant entre ligne continue et discontinue, il dépend des énonciations et des liens créés et redonne ainsi à la ville un caractère « nourricier » (Pignier, 2020a).

Conclusion : créer en espaces urbain, s’ajuster pour (re)vibrer

15La complémentarité des deux derniers pôles schémiques nous permet de faire résonner le thème de la ligne et de la liane donné en premier lieu. L’acte de dérive en espaces urbains doit être repensé selon une tension éco-perceptive. Seule cette tension semble permettre aujourd’hui de maintenir, tel le funambule sur son fil, un certain équilibre. Par conséquent, les exemples que nous avons choisis pour illustrer les créations participatives constituent un enjeu primordial puisqu’ils interrogent concrètement nos liens perceptifs au vivant dans des espaces au bord de « l’anesthésie » (Pignier, 2017, p. 155). Précisions que le but n’est pas tant de les éprouver, mais que de s’y ajuster.
Le déplacement dans la ville devient alors un geste à la fois respiratoire et énonciatif qui entre dans le processus d’enquête de ce qui nous constitue en tant qu’être humain, et aussi plus largement en tant que vivant. La participation est l’une des clefs pour remettre en tension nos liens collectifs au vivant. Selon le géographe Guillaume Faburel, il est urgent d’entreprendre « un retour à la terre, source de nouveaux récits situés des communs contre les métropoles triomphantes et leur mondialité capitaliste, contre leur barbarie et le gouffre socioécologique dans lequel elles nous précipitent » (2019, p. 412).
Les créations participatives vont alors provoquer un glissement de paradigme à plusieurs niveaux. La figure de l’artiste en tant que sujet anthropos est certes questionnée : nous l’avons vu, l’artiste n’est plus l’être dominateur d’une nature objet mais il évolue, trouve du sens en coénonçant avec le vivant. Il en va de même pour le déplacement dérivatif dans la ville. Ce dernier n’est finalement pas seulement une traversée (Tiberghien, 2020) où l’on ne s’arrêterait qu’un moment pour une pure contemplation esthétique ; au contraire, il constitue un réancrage, une « recosmisation » à la terre (Berque, 2018). La ville, en tant qu’espace de création, n’est donc plus seulement une surface sur laquelle marcher, se déplacer, se mouvoir, laisser sa trace, aller toujours plus vite dans un souci de rendement productif et hors sol… cependant elle tend à incarner, et ce, plus que jamais, l’enjeu de réapprendre à mettre en tension les vibrations perceptives et sensorielles qui font de nous des êtres vivants, et, de fait, des êtres créatifs.