Dérives inconditionnelles vs dérives sous condition (ville libre et ville carcérale) Unconditional Dérives vs Conditional Dérives (Free City and Prison City)

Paul ARDENNE 

https://doi.org/10.25965/flamme.646

L’objet de cet article est d’interroger ce qu’on nommera le « coefficient de déplacement libre » de l’usager des villes contemporaines. L’espace public urbain, loin d’être l’espace du public, se voit peu à peu confisqué de toutes parts. Privatisé, publicitarisé, toujours plus fourni en circuits balisés qui orientent le déplacement du citadin (piétonnisation, périmètres d’attraction, survalorisation des espaces patrimoniaux…), vidéosurveillé et soumis à l’œil sécuritaire et à la culture de la « vigilance », il tend à constituer une forme de zone carcérale douce. De quoi interdire toujours plus le libre usage de la circulation et de l’exploration, sauf à recourir à l’illégalité (parkour, urbex, cataphilie, flash mobs clandestins, rave parties, création de Zones d’Autonomie Temporaire illicites…). « Un jour », écrivait, il y a cinquante ans, Guy Debord, militant de la dérive urbaine libre, « on construira les villes pour dériver ». C’est très exactement l’inverse qui s’est produit, sur fond d’affaiblissement graduel, continu et politiquement concerté du « coefficient de déplacement libre ».

The purpose of this introduction is to question what will be called the “free movement coefficient” of the user of contemporary cities. The urban public space, far from being the space of the public, is gradually being confiscated on all sides. Privatised, publicised, increasingly well-fitted with marked out routes that guide the movement of city-dwellers (pedestrianisation, attraction perimeters, over-evaluation of patrimonial spaces, etc.), video-monitored and subject to the security eye and to the culture of “vigilance”, it tends to constitute a form of soft prison area. It is enough to prohibit the free circulation and exploration of the city, except if one turns to illegality (parkour, urbex, cataphilia, clandestine flash mobs, rave parties, creation of illegal Temporary Autonomy Zones, etc.). Fifty years ago, Guy Debord, an activist of free urban drift – or dérive – wrote: “One day we will build cities to drift away”. The exact opposite happened, against the backdrop of a gradual, continuous, and politically concerted weakening of the “free displacement coefficient”.

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Introduction

1Nous allons parler de la « dérive », plus précisément, du déplacement libre et non conditionné en milieu urbain. Telle est la « dérive », en effet, ainsi que la manière dont l’histoire culturelle du siècle dernier en a fixé le sens, dans l’optique notamment, avec les années 1950, du situationnisme. Il s'agit d'une promenade en ville d’un genre différent de celui de la promenade au parc ou dans les zones courues de la ville, promenade cette fois caractérisée par l’aspiration aux parcours inattendus, surprenants, exécutés de biais et facteur de rencontres inédites ou insolites avec l’environnement ou avec autrui. La « dérive » est l’inverse des parcours conditionnés, ceux de la vie courante ou du tourisme organisé. Elle vise un certain quota d’aventures ou, du moins, une espérance d’aventure. À rebours des itinéraires fonctionnels, de routine ou d’acclimatation, la « dérive » en milieu urbain, par essence, entend échapper à toute raison d’être fonctionnaliste et privilégier découverte inopinée et effet de surprise.

2Tel sera mon propos – un propos, précisons-le, introductif, qui laissera de côté le détail : aborder la « dérive » d’un point de vue phénoménologique, phénoménologie (du grec : φαινόμενον [phainómenon], « ce qui apparaît » ; et λόγος [lógos], « étude »). Que fait « apparaître » la « dérive » en tant que phénomène, et quelle est-elle ? Pourquoi la pratique-t-on ? Quelles sont les motivations qui poussent à dériver ? Le « phénomène » qu’est la « dérive », voué à être vécu, expérimenté, incarné, se défie de l’abstraction, il engage le corps de son pratiquant dans un jeu multi-facetté : avec lui-même, avec sa volonté, avec l’espace urbain, avec le pouvoir immiscé dans l’espace urbain… La « dérive » implique une interrogation sur le « coefficient de déplacement libre » de l’usager des villes contemporaines. Pour cette raison : l’espace public urbain, loin d’être l’espace du public, se voit peu à peu confisqué de toutes parts. Privatisé, publicitarisé, toujours plus fourni en circuits balisés qui orientent le déplacement du citadin (je pense à la piétonnisation, à la création de périmètres d’attraction, à la survalorisation des espaces patrimoniaux… : nous y reviendrons), l’espace public urbain se change en une zone carcérale douce interdisant factuellement le libre usage de la circulation et de l’exploration, sauf à recourir à l’illégalité.

3Cet aspect se fait sentir sans même parler des plus récentes contraintes (venant limiter le libre déplacement urbain, et pesant plus fort encore sur le coefficient de déplacement libre), relatives, celles-là, à l’élaboration en cours de la Smart City. La « ville intelligente » est par essence une ville où l’usager se découvre privé de liberté (La Fabrique de la Cité, 2019). Quelles sont les données à même de caractériser la Smart City ? La vidéosurveillance ; la géolocalisation permanente par smartphone interposé ; la reconnaissance faciale ; le rappel à l’ordre sur le lieu même de la faute vidéo-constatée (comme déjà dans certaines villes anglaises : un haut-parleur, d’un seul coup, lance à la cantonade : « Madame, monsieur, ramassez le papier que vous venez de jeter par terre ! ») ; une organisation de type ville Google-Alphabet basée sur les algorithmes et le Big Data, où rien ne doit être laissé au hasard et à l’imprévu. Ces données structurent ce que les urbanistes dénomment la Safe City, la « ville sûre ». Elles sont incontestablement aliénantes, confiscatoires de liberté en plus de signaler que l’espace public, à l’heure de la société dite à présent de « vigilance » (après la société de discipline et la société de contrôle), rend plus que jamais improbable la vie privée en espace public.

4Et par rebond et sursaut citoyen, plus que jamais nécessaire peut-être, dans un esprit de refus, de révolte et de sédition privée (j’insiste sur l’adjectif « privé »), s’oppose à cela la pratique libre, clandestine, contradictoire et pirate de la « dérive ».

1. Une formule de dissidence

5La « dérive », donc – définition : par « dérive », on l’a dit, on entend depuis les années 1950 un type particulier de déplacement urbain rétif aux parcours balisés. La « dériveuse », le « dériveur » sont des marcheurs (ou des coureurs, ou des motocyclistes, comme on le voit actuellement avec la vogue des rodéos urbains motorisés) aspirés par les parcours biaisés, par les itinéraires non balisés ou non forcément attendus. Au risque de l’illégalité, dans certains cas, comme lorsque les marcheurs du collectif Stalker, dans les années 1990, lancent leur pratique dite des Franchissements : sur une carte urbaine, on trace un trait rectiligne et l’on s’applique à suivre ce trait dans l’espace réel de la ville en forçant si besoin les portes et en escaladant grilles et portails, sans respect pour la propriété privée (au nom de cette justification proudhonienne, non dénuée d’à-propos, voulant que la propriété privée soit le vol d’une propriété qui aurait pu rester publique et le bien de tous, un « commun »).

6L’idée-force qui meut « dériveuses » et « dériveurs », en l’occurrence, c’est celle de l’investigation, de la libre disposition a priori du territoire urbain, du refus de l’interdit, de la repossession. La dimension illicite de la « dérive » est patente, même s’il peut exister et s’il existe des dérives « douces », non agressives, non violentes, mues par la simple curiosité et non, de concert avec elle, par le désir de violenter et de bousculer l’ordre établi.

7En termes « psychogéographiques », pour reprendre la formule des situationnistes qui l’ont pratiquée à partir de 1950 (comprendre : en termes d’impact sur l’état psychologique du sujet qui se déplace dans l’espace), la « dérive » fait la preuve que l’humain, d’abord, est un être curieux de tout : la totalité du territoire lui importe, pas seulement celui qui est balisé. Elle fait aussi la preuve que l’humain, même sédentarisé comme il l’est tant et plus depuis les débuts du néolithique, est bien resté en son for intérieur un nomade doublé d’un explorateur. Encore, que l’humain supporte assez mal cette autorité, d’où qu’elle vienne, qui lui enjoint de se contenir physiquement, en termes territoriaux, à certaines limites, à certaines frontières sans les dépasser, les déborder ou les forcer jamais.

8Curiosité, nomadisme, exploration, anti-autoritarisme : ces quatre vocables définissent le geste dissident par l’esprit, interlope, qui meut « dériveuses » et « dériveurs ». Le mouvement physique, concernant ces derniers, se double d’un mouvement mental donnant au pas une signification à la fois volontariste (je décide de bouger) et personnaliste (je bougerai à ma manière et pas autrement).

2. Histoire

9Quand et pourquoi, à présent, la « dérive », et ce sous sa forme moderne et contemporaine ? Il convient d’insister sur la qualification « sous sa forme moderne et contemporaine » pour cette raison élémentaire : la « dérive » ne date pas d’aujourd’hui.

10La « dérive » est en effet immémoriale. On en trouvera maintes traces dans toutes les mythologies et dans les plus anciens récits que compte la littérature mondiale, toutes civilisations confondues. Ces récits, ces mythologies regorgent d’individus divins ou non qui passent leur temps à aller où il ne faudrait pas, à sortir des chemins balisés selon un principe de désobéissance souvent cataclysmique et pandorien. Le Chevalier au lion de la légende arthurienne, Yvain, nous conte Chrétien de Troyes, choisit de se retirer dans la forêt profonde et d’y dériver, au risque d’y devenir fou.

11La « dérive » moderne et contemporaine – la « dérive » sous ses formes actuelles – naît avec le siècle passé, le XXe, sous l’espèce dominante de la « dérive urbaine ». Elle représente à maints égards une rupture avec les modes de dérive l’ayant anticipée.

12Le XIXe siècle, de la sorte, tendait à privilégier la « flânerie », dans l’optique baudelairienne du Peintre de la vie moderne ou de la quête photographique d’un Eugène Atget à travers les vieux quartiers de Paris. Quant au XVIIIe siècle, avec la naissance du romantisme, il aura surtout goûté en matière de dérive la « promenade » rousseauiste. Ce glissement, consacré entre XVIIIe et XXe siècles, de la dérive rurale à la dérive urbaine n’est pas une surprise : la ville devient, à compter du XIXe siècle et de la Révolution industrielle, pour parler à la manière de Mikhaïl Bakhtine, le « chronotope » par excellence, l’espace-temps coutumier de l’époque, sur fond d’exode rural et d’urbanisation. Non que l’univers des campagnes, cet univers qui était celui encore, autour de 1750, d’un Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville, ait cessé d’intéresser le quidam, il a contre lui son grand âge et plus encore son caractère plutôt peu surprenant. Le monde des campagnes est immuable ou soumis à l’évolution lente.

13Celui des villes, lui, connaît l’évolution rapide et permanente, la turbulence parfois incontrôlée. Il est prodigue d’une Stimmung intense à l’image de la ville-tourbillon que célèbrent les Vorticistes, à l’image encore de la ville-vitesse des futuristes ou de la ville-musique aux sons télescopés déchirant nos tympans, mise en valeur par un musicien tel qu’Edgard Varèse dans les années 1930 (avec par exemple Ionisation, 1933). Un cadre autrement attractif, plus porté à incarner la possibilité d’une excitation psychologique, intellectuelle et sensible.

3. Le ressenti

14Cette question de la sensibilité, concernant la « dérive » moderne et contemporaine, est de première importance. Quelle raison aurait-on de bouger, de « se » bouger, en effet, s’il n’y avait à la clé une promesse de sensations nouvelles, inédites, la promesse même d’un sensible élargi, augmenté, intensifié, reboosté ?

15La dérive, en l’occurrence, est une option existentielle, pas une chose qui tomberait du ciel et adviendrait par pur hasard. Je choisis la dérive, par exemple, plutôt que d’aller chez Auchan faire mes courses. En cela, je me prédispose à un projet, je m’organise. La dérive est un voyage intentionnel porteur de l’attente d’un ressenti hors norme. Si je dérive, en effet, c’est dans l’espoir d’être surpris par l’environnement. Si je fais mes courses chez Auchan, en revanche, il y a peu de chances que je sois surpris par mon environnement, ce que je sais d’avance. C’est au demeurant ce qui me donne envie de dériver, fort de l’espérance que ma dérive sera plus intéressante, tout compte fait, que l’aventure existentielle banale qui consiste à pousser un caddie entre rayons et gondoles d’un supermarché.

16La « dérive urbaine », insistons-y, est d’essence sensitive. Elle double l’introspection topographique, la découverte des lieux, d’une vibration sensorielle en tendance orgasmique. La pratiquer, ce n’est pas bouger pour rien ou pour peu, c’est bouger pour précipiter la jouissance. Si une dérive urbaine triste, grise et pour finir ratée et décevante n’est, au bout du processus d’itinérance, jamais exclue, reste que l’attente de la « dériveuse » et du « dériveur » se mettant en mouvement est érotique avant tout. Éros, en l’occurrence, c’est le tissu urbain, la matière-ville. Le pénétrer dans le cadre de la « dérive » c’est être pénétré par lui en échangeant des fluides de plaisir, de réciprocités sensorielles.

17La « dérive urbaine » comme attente, par son pratiquant, de plus de jouissance, jouissance à vivre, à exister, à occuper un territoire : on doit penser la « dérive » urbaine en pensant avec elle la condition du corps humain une fois celui-ci en situation de dériver au sein de la ville. Ce corps humain (le nôtre, si nous nous décidons à dériver) est sans conteste en quête d’un plaisir renouvelé, relancé, un plaisir qu’il entend s’offrir de manière libre, en s’exonérant des interdits, dans ce cas, des interdits de circulation ou de l’idée même de restreindre le champ géographique de son déplacement.

18À la pratique de la « dérive urbaine » est attaché avec raison, par le sens commun, l’idéal de la liberté, le mythe d’une libération, le pari de rester soi-même dans l’environnement immédiat sans subir celui-ci comme oppressif, confiscateur ou castrateur. La dérive, autant dire le déplacement de « coefficient libre », un déplacement que rien a priori, à l’exception de la volonté du dériveur, de la dériveuse, ne saurait entraver ou soumettre à des conditions restrictives. Pourquoi dérive-t-on ? Parce que nous avons au cœur et au corps, bien chevillés dans nos âmes de démocrates, la liberté, le culte de la décision et du mouvement sans entrave.

4. Anti-errance

19La dérive, en cela, est l’exact envers de l’errance. Dériver, au sens même du dictionnaire, c’est « écarter de la rive », comme le disent les manutentionnaires des bois de flottaison qu’on véhicule sur l’eau des rivières et des fleuves ; c’est « détourner de son cours naturel » et, métaphoriquement, « détourner de la voie choisie ou considérée comme allant de soi ». C’est, en cela, un acte résolu relevant d’une stratégie.

Note de bas de page 1 :

Manifestation Dada à Saint-Julien-le Pauvre, jardin de l’église Saint-Julien-le-Pauvre à Paris, le 14 avril 1921. Première visite-excursion du groupe Dada. Annonce par affiche : « Saint Julien le Pauvre, jeudi 14 avril à 3 h., rendez-vous dans le jardin de l’église, rue Saint Julien le Pauvre (métro Saint-Michel et Cité) ». Texte : « Les dadaïstes de passage à Paris voulant remédier à l’incompétence de guides et de cicerones suspects, ont décidé d’entreprendre une série de visites à des endroits choisis, en particulier à ceux qui n’ont vraiment pas de raison d’exister. [...] Prendre part à cette première visite c’est se rendre compte du progrès humain, des destructions possibles et de la nécessité de poursuivre notre action que vous tiendrez à encourager par tous les moyens ». Signataires : Gabrielle Buffet, Louis Aragon, Arp, André Breton, Paul Éluard, Th. Fraenkel, J. Hussar, Benjamin Péret, Francis Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes, Jacques Rigaut, Philippe Soupault, Tristan Tzara (Picon, 1983, p. 38 ; Durozoi, 1997, p. 24).

20Errer, c’est tout autre chose. C’est être vaincu d’office par l’environnement, c’est avoir perdu toute possibilité de stratégie. Celui qui dérive entend bien avoir prise sur l’environnement, il veut, cet environnement, le pénétrer à sa guise, en user de façon décisionnaire, s’y perdre mais sans se perdre. Celui qui erre, en revanche, est vaincu par l’environnement, il tourne en rond sans pouvoir sortir d’une zone qui, pour lui, ne prend pas corps faute de pouvoir prendre corps en elle, incapable qu’il est de sortir d’un cercle fermé qui est celui de sa propre aliénation, de sa propre perdition. Lorsque les dadaïstes, en 1921, anticipant les dérives situationnistes des années 1950, décident de « dériver » dans le quartier parisien de Saint-Julien-le-Pauvre, ils n’ont pas choisi ce site par hasard, si l’on se souvient ce que spécifie alors leur déclaration d’intention. Pourquoi ce lieu ? Parce qu’il n’a rien de notoire et parce qu’il appartient à la catégorie des lieux, écrivent les signataires de cette excursion anti-touristique, « qui n’ont vraiment pas de raison d’exister »1. Parce qu’il est quelconque, soit, mais aussi parce que le quelconque, comme l’attractif, comme l’intense, comme le merveilleux, mérite bien, après tout, que l’on s’y intéresse.

21Ce positionnement volontaire, on le conçoit, ne peut avoir la même qualité que celui du soldat anonyme d’une armée en déroute que met en scène Alain Robbe-Grillet dans son roman Le Labyrinthe (1959), individu errant sans but dans une ville que l’ennemi s’apprête à occuper. Comme l’écrivent Hassan Foroughi, Mohammad-Hossein Djavari et Sahar Heidari (dans un article collectif) : « l’errance de ce soldat dans les rues labyrinthiques de l’espace hostile d’une ville inconnue est une belle métaphore d’un texte qui se referme sur lui-même » (Foroughi et al., 2013, Résumé). Elle « joue le rôle métaphorique d’un cheminement fondé sur une organisation de la déchronologie, une désorientation constructive et une confusion productrice du sens » (p. 2). La narration même, pour Robbe-Grillet, vise « l’errance narrative », « l’égarement du lecteur », « le chaos et la perte » (p. 2-3).

22Dériver, donc, n’est pas errer. Dans l’errance, la volonté n’a plus voix au chapitre. Si j’osais, je dirais que l’on choisit de dériver, en organisant son parcours contre les parcours décevants que la vie nous impose, pour rien d’autre que cette raison précautionneuse : éviter de se retrouver à errer dans cette vie, à y errer parce qu’au fond rien ne nous y satisfait et que l’on s’y sent perdus, inutiles à nous-mêmes.

23La dérive, en ce sens, est salvatrice, elle est une stratégie de survie, une forme du salut, une sotériologie. S’y adonner signifie vouloir sortir des sentiers battus d’une existence qui finit par être battue à force de se voir imposer des sentiers battus. Dériver, en cela, c’est résister à l’inertie, c’est lutter contre la disposition centripète, celle qui referme nos corps sur eux-mêmes, et se donner à la disposition centrifuge qui satellise nos corps vers le dehors, ce dehors qui est n'est pas le même, mais l’autre. C’est la possibilité d’une aventure de l’altérité, une expérimentation de la différence contre le même et la répétition du même qui nous tue à petit feu, tandis que nos existences ressemblent à une interminable routine (la routine, cela dit, qui est par ailleurs rassurante à sa manière et, au fond, tout aussi nécessaire psychologiquement que la dérive : elle nous ancre en effet quelque part, elle évite notre dissolution, notre sentiment éventuel de nous éparpiller).

5. La volonté libertaire

24Bien des urbains, aujourd’hui, avouent avoir du mal avec les parcours balisés et, en filigrane, avec le pouvoir qui les impose, que ce pouvoir soit urbanistique, politique ou de plus en plus commercial ou « tech », technologique. À ceux-là, la « dérive urbaine » offre une porte de sortie, une respiration.

25On en veut pour preuve la vogue croissante de l’« expéditionnisme » en milieu urbain, ce goût des expéditions venant rappeler l’Odyssée et le circuit ulysséen mais cette fois, non plus autour de la Méditerranée en étant ballotté par le caprice des dieux, mais au cœur de nos villes mêmes et contre ces nouveaux dieux que sont l’organisation technocratique, le capital et le tourisme, facteurs d’aménagements aliénants venant entraver, embarrasser, empêtrer la marche libre.

26Évoquons par exemple, pour donner corps à ce concept d’« expéditionnisme urbain », des pratiques telles que le parkour (on sillonne la ville en courant et en sautant dans tous les sens), l’urbex (on visite, de la ville, ce qui censément ne devrait pas ou plus l’être), la cataphilie (on se balade dans les profondeurs chtoniennes), les flash mobs clandestins (on se donne rendez-vous quelque part en ville pour y déclencher une action insolite et s’emparer de l’espace urbain), les rave parties et autres créations de Zones d’Autonomie Temporaire illicites, les « TAZ », Temporary Autonomus Zones chères, à compter des années 1990, à Hakim Bey et au mouvement du « terrorisme poétique ». « Un jour on construira les villes pour dériver » (Debord, 1956), écrivait il y a cinquante ans Guy Debord, idéologue porté par l’esprit de sédition anti-marchand, anti-spectacle et anticapitaliste, en militant en faveur de la dérive urbaine libre. Or, au risque de décevoir les hagiographes, toujours nombreux à ce jour, du pape du situationnisme et auteur de La Société du spectacle, c’est très exactement l’inverse qui s’est produit, sur fond d’affaiblissement graduel, continu et politiquement concerté de notre « coefficient de déplacement libre ». Toutes les pratiques d’« expéditionnisme urbain » que nous citons, parkour, urbex, cataphilie, flash mobs et autres « TAZ » font la preuve d’une ville contemporaine devenue normative, contrôlée, carcérale en tendance : ce sont-là autant de formules contrapuntiques, autant d’exemples de rébellion circonstancielle. Dans ce contexte, de telles pratiques constituent des alternatives à un phénomène que nous constatons tous les jours, la confiscation de l’espace urbain et la disparition des « communs », son quadrillage et son assujettissement par le contrôle sécuritaire et, pour finir, sa constitution paradoxale en lieu carcéral ouvert. C’est ce contre quoi, de manière armée, la « dérive » se détermine, autant que faire se peut.

27Cette dimension libertaire de la « dérive urbaine », qui la place du côté des stratégies de survie positives, fait sa noblesse et explique la ferveur et la bienveillance dont elle peut bénéficier chez les amis de la liberté, les grands vaincus de l’âge technocratique. Qui, au fond de soi, en voudrait au cataphile qui soulève une plaque d’égout et se glisse sous terre pour aller se perdre discrètement dans les entrailles de la cité et y vivre une très singulière aventure de la découverte topographique, ses Nike trempées dans les eaux usées qui puent et sa chevelure étoffée d’une couronne de toiles d’araignée ? Plus excitant pour sûr que passer la porte de n’importe quel amphithéâtre universitaire. Qui en voudrait à l’artiste australien Shaun Gladwell ou à l’artiste lyonnais Arno Piroud, l’un comme l’autre champions de skateboard, de sillonner sans fin les villes en passant n’importe où, comme les Yamakasi agiles produits au cinéma par Luc Besson (Yamakasi, 2001) et en venant dessiner dans l’espace urbain, au moyen de leur propre corps mobile devenu un traceur ? Qui en voudrait, encore, à certains créateurs bien intentionnés, Ulrich Fischer, Pierre Redon, Antonin Fourneau, Adelin Schweitzer…, de nous inviter à concevoir nos propres dérives urbaines en nous dotant de tout un matériel électronique de géolocalisation dont la finalité n’est pas de trouver notre chemin dans la ville mais bien, tout au contraire, de l’inventer, voire de le perdre ? Autrement plus excitant que ce qu’on appellera le parcours élémentaire, le parcours où s’inscrit le quotidien de la vie, l’anti-dérive même.

6. La possibilité du conditionnement

28On mesure sans peine ce que la « dérive urbaine » comme pratique vitale a de bénéfique, ne serait-ce qu’intellectuellement. Elle évoque en effet un citoyen apte à se mouvoir où et comme il le veut. Elle valorise le concept de « coefficient de déplacement libre » de manière maximale. La « dériveuse » et le « dériveur » décident du tour que prend leur vie. Ils entendent bien mettre, dans cette vie, du plaisir, une érotique maximalisée, en pointant ce but : faire que la vie en vaille la peine et qu’elle soit le plus possible désaliénée, le signe d’une non-domination des éléments sur le soi. Ceci, tout en coulant cette vie de plaisance auto-organisée dans un cadre existentiel où trouver potentiellement en toute chose du plaisir. En toute chose que le paysage de la ville peut offrir, insistons-y. Même dans une ruelle qui fleure l’urine où plus personne ne va. Même dans la contemplation, sur un mur de cette ruelle servant de pissotière improvisée où plus personne ne va, d’un pavé scellé dans du mortier ou d’une campanule qui pousse ses racines à travers les craquelures du ciment.

29« Dérive » et liberté : cette copule semble aller de soi. Mais voyons plus loin, plus noir, voulez-vous ? Est-elle, tout bien pesé, cette copule « dérive » et liberté, si avérée ? Malgré l’espoir de libération mis en elle, la pratique de la « dérive » n’est-elle pas à sa façon conditionnée ?

30Pourquoi le serait-elle ?, demandera-t-on.

31Primo, parce que l’environnement urbain, dans la société de « vigilance » qui est la nôtre, se fait de plus en plus oppressif, de moins en moins disponible, de moins en moins propice à l’égarement. Vouloir être libre est une chose, pouvoir être libre en est une autre. Dans ce cas, nous « dériverions » non pour démontrer notre liberté mais, bien plus, par bravade, pour signifier au pouvoir que nous pouvons encore être libres lors même que, dans les faits, nous avons pour l’essentiel cessé de l’être.

32Secundo, parce que la « dérive urbaine », tendant à devenir une pratique convenue, une démonstration de circonstance, relèverait du cliché, et notre appétence à la pratiquer, d’un conditionnement, c’est-à-dire de l’exact envers de la liberté. Voyons cela.

33Voyons-le, nommément, au regard de ce « coefficient de déplacement libre » déjà évoqué plus avant. Comprendre : le droit que nous nous arrogeons d’aller en ville là où nous voulons, et cela, dans un minimum de frottements ou sans frottements de nature à nous entraver.

34Le « coefficient de déplacement libre » ? De même qu’il y a un coefficient physique de pénétration dans l’air, le fameux « Cx » après lequel courent, pour l’abaisser toujours plus, les aérodynamiciens ; de même qu’il y a un coefficient de gravité, le fameux « G », qui mesure combien de fois un corps humain peut avoir à endurer son propre poids lorsqu’il subit une force latérale, il existe bel et bien un coefficient de frottement du corps dans l’environnement. Ce coefficient est très élevé, par exemple, lors de l’ascension d’une montagne ou d’une randonnée à très fort dénivelé, il est au contraire très faible lorsque l’on descend. Dans le premier cas, la montée, le corps sur-perçoit son propre poids, dans le second cas, la descente, il le sous-perçoit. Le temps de la montée, temps du coefficient élevé de frottement du corps dans l’espace, est en général plus propice à la pensée méditative que le temps de la descente, qui est celui, mentalement, de l’allègement, du laisser-aller, du laisser-filer. Un exemple bien connu, le fameux récit par Pétrarque, au XIVe siècle, de son ascension du Mont Ventoux. Le moment de la montée, lent, de fort coefficient de frottement, est propice à la pensée du destin, de sa construction, de la place qu’y occupe Dieu, autant de considérations qui perdent leur substance lors de la descente. La montée, c’est le coefficient de déplacement libre compliqué par la topographie, fatigante, et la pensée qui accompagne la marche, fulminante, une situation moins libre, donc, que contrainte. La descente, c’est l’inverse, l’approche du coefficient de déplacement libre zéro, le vol plané.

7. Menaces sur le « CDL », le Coefficient de Déplacement Libre

35La « dériveuse », le « dériveur », de leur dérive urbaine, sont des partisans du coefficient de déplacement libre zéro. Ils attendent que les frottements dérangeants, négatifs, soient le plus possible réduits, voire qu’ils n'existent pas. Est-ce seulement concevable ? Franchement, de moins en moins.

36Tout l’indique en effet à ce jour, dans la ville contemporaine, le déplacement libre est plus que compromis. En automobile, n’en parlons même pas, sommés que nous sommes de suivre les itinéraires fléchés, d’emprunter uniquement les files réservées, de n’entrer dans telle ou telle cité que muni du bon certificat de résidence, d’un véhicule doté de la bonne vignette anti-pollution, etc. À pied, nos déplacements sont tous aussi dirigés, canalisés : par les zones de piétonnisation, par les passages-piéton, par les tapis roulants (je songe à Hong Kong, par exemple, où les tapis roulants pour piétons traversent les magasins et accentuent la propension à consommer), par les circuits dédiés, devenus une véritable plaie dans les villes « numériques » actuelles (je songe à Masdar City, aux Émirats arabes unis, ou au secteur de Toronto conçu en ce moment même par Alphabet [Google] dans une ancienne zone du port).

37Tout le monde a pu remarquer, ici et là et sans même avoir à quitter Limoges, la multiplication sur le sol asphalté des villes, chaussées automobiles comme trottoirs, des tracés linéaires en tous genres. Le couloir pour les piétons, le couloir pour les vélos, le couloir pour les bus, le couloir pour les voitures avec plus d’un passager, le trottoir pour ceux qui textotent en marchant (il en existe en Chine)…, autant dire un sommet de fragmentation spatiale. La « couloirisation » urbaine, envisagée au regard du coefficient de déplacement libre, est, on l’aura compris, une véritable déclaration de guerre.

38Si l’on y ajoute, propre à la société de « vigilance », toutes les formes de contrôle numérique qui canalisent elles aussi nos parcours urbains et permettent de vérifier que nous les suivons en toutous obéissants, force est alors de constater que nous nous mouvons en ville, dorénavant, chargés de chaînes invisibles. Je renvoie sur ce point à l’analyse lumineuse d’Élodie Lemaire publiée en 2019, si bien nommée L’Œil sécuritaire, qui donne à penser sur notre irréfragable capacité à nous entourer volontairement de structures d’interdiction et de contrôle (en l’occurrence, nous sommes devenus en bloc les parents, qui donnent la loi à l’enfant, et les enfants, qui finissent en général par accepter la loi, même contraignante et liberticide : la vieille « servitude volontaire » de La Boétie dans sa version contemporaine, élargie, comme il se doit à l’âge démocratique qui est le nôtre).

39Dériver, opter pour la « dérive urbaine », dans ces conditions, n’est pas loin de tenir de l’entrée en guerre ou du moins, parce que nous sommes de toute façon vaincus par le pouvoir de la « vigilance », plus fort que nous (sans oublier, du fait de notre conditionnement, que nous pourrions bien être déjà acquis dans nos têtes au principe, à la nécessité et aux usages de cette « vigilance »), de l’acte d’autodéfense.

8. La ville devenue carcérale

40La ville contemporaine, en large part, est carcérale – autant dire une prison à ciel ouvert et aux portes ouvertes. On exagère ? Oui, bien sûr. Pas question évidemment de mettre sur le même plan une ville et une prison. Tout espace qui n’est pas strictement clos, où nous ne sommes pas enfermés comme bêtes en cage vaut mieux que la prison, cela va de soi. Si l’on parle ici, malgré tout, de ville carcérale, en légitimant cette qualification, c’est pour pointer une actuelle tendance à faire que la ville, loin de s’ouvrir au résident ou au visiteur tenté d’y dériver, tout au contraire se ferme, se contracte, s’impose en impulsant des parcours sinon prescrits, du moins fortement tentateurs.

41À cette entrée, l’aménagement urbain, l’animation urbaine sont des facteurs clés de conditionnement, des attracteurs et, comme tels, des dérivatifs, si je puis dire en relevant ce que ce terme, « dérivatif », a dans ce cadre-là de non-dérivant : par l’aménagement urbain, par l’animation urbaine, on cherche à distraire le résident ou visiteur et à l’attirer là où il n’aurait pas été tenté de se rendre de prime abord.

42Cet effet de « miroir aux alouettes » est loin d’être négligeable à l’ère de la « touristisation » du monde, qui en passe par la quête effrénée, de la part des édiles urbains, de l’attraction maximale. Les villes, aujourd’hui, sont l’objet de classements sans fin, mises sous pression qu’elles sont par les médias et leurs enquêtes compulsives de type Trip Advisor, avec des questions du genre : « Dans quelle ville fait-il bon vivre  ? », « Quelle est la ville la plus agréable  ? », « Où passer sa retraite  ? », « Quelle ville est-elle la plus accueillante pour les familles avec enfants  ? », etc., jusqu’à cette enquête récente (Paysages de France, 2021), en France, « Quelle est la ville française la plus moche  ? » (Résultat, Le Havre, à cause des panneaux publicitaires placardés en masse à l’une de ses entrées ; Migné-Auxances, une petite bourgade en lisière de Poitiers [où je suis né, d’ailleurs]). Cette pression de type branding, obligeant les villes à se réformer, à se ripoliner, à s’auto-exciter, à se publiciser et pour finir, à se vendre comme des marques sur le marché des biens culturels, dessine un visage urbain sans conteste accommodant, tentateur, putassier même (« Résident, visiteur, baise-moi, moi la ville »). Face à cet effet « miroir aux alouettes », c’est le désir même de dériver en ville qui s’émousse : parce que la ville en soi, érigée en périmètre majeur de dérive totale, s’offre à nous avec une générosité folle, la dérive qu’elle nous propose serait-elle théâtralisée et en amont, préstructurée en tous points par le pouvoir qui s’exerce sur le fait urbain ?

9. Cliché, fiction ?

43Ceci nous amène à ce point problématique, la « dérive urbaine » comme cliché, qui sera notre conclusion.

44C’est entendu, dériver dans la ville est un héroïsme, ne revenons pas sur ce point, et cela l’est d’autant plus que des interdits nombreux s’y opposent, gentils ou méchants. Gentils comme cette rue commerciale au ciel fermé par une canopée de parapluies multicolores qui nous fait de l’œil. Méchants comme ces multiples panneaux « Défense d’entrer », « Propriété privée. Accès interdit » ou plus violent encore, comme ces grilles digicodées qui bloquent tant et plus, aujourd’hui, le processus de la circulation urbaine libre.

45Ce paysage d’interdits, n’en doutons pas, oriente la manière même de concevoir, d’organiser nos propres « dérives urbaines », qui pourraient bien cesser, du coup, d’être d’authentiques dérives, et qui prendront la forme, plutôt, d’un parcours réactif que nous effectuons par obligation sur un mode impulse-feedback, « impulsion-réaction », comme disent les cybernéticiens : l’hyper-canalisation obligatoire des parcours urbains, pour finir, ne nous laisse pas le choix de dériver autre part qu’ici ou ici mais sûrement pas là ou là. Suivons, dans leur voyage en ville, la « dériveuse », le « dériveur » : se laissent-ils entraîner par telle ou telle sollicitation ou au contraire, demeurent-ils inflexibles dans leurs options de mouvement et dès lors, prompts à tracer leurs propres itinéraires dans l’espace de la cité, sans tenir compte de ces sollicitations ? Au juste (et plus largement, cela nous concerne tous), peut-il exister, dans notre manière d’être et d’agir, un continuum comportemental faisant que si l’on suit un but, on le suit sans dériver, et que si l’on dérive, l’on se refuse obstinément à suivre un but ?

46En la matière, que cela plaise ou non, il s’agit d’admettre que le corps qui « dérive » en ville n’est pas ostensiblement et toujours volontaire, qu’il n’organise pas forcément ses déplacements autant qu’il l’imagine, se croirait-il libre de ceux-ci. De même que la mite ou la mouche, la nuit venue, se dirigent vers la lumière, l’humain qui dérive en ville se règle pareillement sur des fanaux qui peuvent orienter son parcours – un beau monument, une entrée de rue étroite et sombre, un panneautage publicitaire lumineux, un son, une odeur… La dérive est par nature « phototaxique positive ». La « dériveuse » et le « dériveur », parce que « phototaxables », sont, comme nous le sommes, les otages de tropismes liés au conditionnement. Ils peuvent difficilement échapper au fait d’être « phototaxés », d’être attirés par quelque chose, comme les mites et les mouches le sont par la lumière, qui leur sert de balise – un quelque chose qui a pu leur être proposé de façon subreptice, à titre d’attracteur, comme un piège. On va vers ce qui intrigue, vers ce qui plaît, vers ce qui excite plutôt que vers ce qui est déjà connu, déplaît ou ennuie. Or l’intrigue, la plaisance, l’excitation, cela s’organise : il suffit pour cela, en termes d’organisation, de faire de la ville une structure foraine. C’est le cas à Nantes, par exemple, une cité qui regorge d’attractions en tout genre, plus tentatrices les unes que les autres, jusqu’à ces animateurs qui vous y soufflent des textes poétiques dans les oreilles au moyen de sarbacanes alors que votre unique intention, à la hâte, est d’aller acheter du Destop au Huit à Huit du quartier pour déboucher votre évier.

47Qu’en déduire ? Que la dérive « pure » n’existe pas. Dériver, c’est toujours peu ou prou, pour les sujets que nous sommes, obéir à une loi mentale intérieure préformée. Cette préformation oriente nos parcours dérivants, les voudrions-nous tout au contraire, ces parcours, non conditionnés, arrachés au conditionnement même. Nous le savons bien, au fond de nous-mêmes, dans nos âmes esclavagisées de toutes parts par la vie, ses contraintes et pour commencer, par la première des contraintes que la vie nous impose, la préservation d’elle-même, l’instinct de survie : la liberté n’existe pas, du moins en tant qu’entité totale. Elle est une pulsion, une tension, un sentiment, un effet de contexte, sûrement pas la libération ultime garantie et la rupture absolue de toutes nos chaînes. Dérivons dans une zone pleine de précipices : nous éviterons ces précipices, le principe de précaution vitale nous incitera derechef à ne pas y sauter pour y dériver.

48Ce point est à méditer : quoi que l’on fasse, quelque liberté dont on s’arroge le droit de disposer, nous resterons dépendants de situations spécifiques qui déterminent nos choix plus que nous le voudrions. C’est en cela que la « dérive urbaine », plus qu’une réalisation libre, demeure un fantasme de liberté et de libération. Une fiction peut-être ? Ouvrons le débat.