Ce que nous disent les textes situationnistes sur la psychogéographie.
À la recherche des qualités poétiques de la ville What the Situationist Texts Tell Us about Psychogeography. In Search for the Poetic Qualities of the City

Yvan CHASSON 

https://doi.org/10.25965/flamme.663

Penchons-nous un instant sur les trois textes fondateurs de la psychogéographie, cette nouvelle pratique scientifique instituée par les situationnistes. Nous verrons que ces textes posent un regard critique sur les villes modernes et interrogent les moyens possibles pour l’homme de se réapproprier l’espace public.

Let us now look at the three seminal texts of psychogeography, this new scientific practice introduced by the situationists. We will see that these texts tend to cast an eye on the modern cities and interrogate the available means for people to reclaim the urban public spaces.

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Introduction : pour un nouveau regard critique sur la ville

1En 1955, Guy Debord fait paraître le texte Introduction à une critique de la géographie urbaine dans le numéro 6 de la revue belge Les Lèvres nues. Celui-ci sera le premier texte du mouvement des Internationales situationnistes à aborder la question de l’urbanisme des villes modernes. À la suite de cette parution, pas moins de 54 textes abordant les problématiques de la ville paraîtront sous la plume des Internationales situationnistes. Des figures comme Guy Debord, Gilles Ivain (de son vrai nom Ivan Vladimirovitch Chtcheglov) ou encore Asger Jorn mettent au point le concept de la psychogéographie. Les créateurs de cette nouvelle approche de la ville s’intéressent à l’impact affectif de l’environnement géographique sur les citadins et aux effets de l’architecture et de l’urbanisme sur leurs comportements. En utilisant la marche comme moyen de déambulation, les psychogéographes arpentent les villes.

2Cet article suit l’évolution de ces idées et leurs mutations. Le regard porté sur ces textes nous permettra de nous familiariser avec la notion de « dérive », outil psychogéographique qui permet d’établir une méthode de déambulation pour lire autrement la ville. Le discours qui sera tenu ici sera problématisé autour des qualités critiques et poétiques qui s’entremêlent dans le discours des situationnistes. Cette idée d’« habiter poétiquement » apparaît dans le poème d’Hölderlin « En bleu adorable » en 1827. L’auteur y écrit : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite l’homme » (1967, p. 939). Cette mention de la notion de « poétique » fait référence à une approche qui fait appel à une autre forme de rationalité.

3Il s’agit d’une volonté de quitter les pratiques de l’ordinaire pour établir de nouvelles actions afin de vivre autrement le quotidien. Ici, on ne peut s’empêcher de penser à la poétique de l’espace qui peuple le travail de Gaston Bachelard. Le philosophe propose dans La Poétique de l’espace (1957) une réflexion sur la nécessité de trouver une habitation heureuse. Avec cette volonté de relier la « poétique » à la sensation « heureuse », il explore notre relation à l’espace dans ce qu’elle a de sensible et d’intangible. Il matérialise cette sensibilité par des expériences vécues et la réponse émotionnelle que chaque individu se fait de ces espaces. Pour les situationnistes, le point de départ de la recherche sur l’urbanisme est cette notion d’« habitation heureuse ».

4Les premiers textes écrits sur la ville apparaissent alors en réaction à la nouvelle architecture, dite brutaliste, que connaissent les espaces urbains suite aux reconstructions massives post seconde guerre mondiale. Le brutalisme cherche à faire disparaître la mélancolie des villes en faisant disparaître le passé, et par là même le souvenir, supprimant toute référence historique pour oublier le passé des villes meurtries par les guerres.

Note de bas de page 1 :

L’aura prend ici la signification que lui donne Walter Benjamin dans son livre L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936).

5Mais en modifiant la perception des espaces urbains, les architectes font aussi disparaître l’identité des villes. Pour les situationnistes, la disparition de la mémoire des villes et de leur caractère authentique ôte au lieu son aura1. Jean-Paul Thibaud dans son livre En quête d’ambiances. Éprouver la ville en passant, parle d’un monde de la « présence » (2015, p. 21). Pour lui, il y aurait dans le monde une présence invisible qui influencerait notre vision de ce dernier. Comme l’écrit Renaud Barbaras (au sujet d’Erwin Straus), dans Vie et intentionnalité : recherches phénoménologiques, « [l]e vivant n’est pas le sujet constitué du sentir ; il se constitue, au contraire, dans le sentir » (2003, p. 74). Le sentir serait ici un mode de communication avec le monde, une perception. La psychogéographie cherche à approcher ce monde de la présence, du sensible, et les situationnistes interrogent la place de l’affect dans la traversée urbaine.

6Pour Debord, la psychogéographie était une science pure, la théorisation de cette science avait donc pour objectif de lui accorder une place sérieuse dans les paysages des sciences urbaines. Un processus rédactionnel est même mis en place dans ces textes afin de leur donner une légitimité scientifique. Cette rigueur provient des règles établies dans les premiers écrits théoriques de Debord et de Gilles Ivain. À la manière des textes fondateurs que sont « Introduction à une critique de la géographie » (1955), « Théorie de la dérive » (1956) de Debord et « Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1958) d’Ivain, les auteurs posent les règles de la psychogéographie que les autres membres de l’Internationale Situationniste (IS) s’imposeront dans leurs dérives.

1. Les textes situationnistes, entre parole politique et manifeste artistique

7François Couadou, philosophe et théoricien de l’art, ouvre son séminaire intitulé « Les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art » (2022) en rappelant que ce titre est emprunté à l’article « Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art » (Debord, 1963). Ce dernier paraît en 1963 dans le catalogue de l’exposition Destruction de RSG 6. Comme le fait remarquer F. Couadou à ses étudiants, le titre de cet article présente un principe d’équivalence entre l’art et la politique. Les deux domaines seraient approximativement la même chose quant à la forme d’action qu’ils engagent.

8Dès lors, se pose la question de la politique situationniste et de sa définition. Le projet majeur de ces penseurs est de vouloir bouleverser le quotidien et l’ordre moral de la société du spectacle en confondant la vie et l’art. Cette idée n’est pas un projet nouveau, mais ils innovent en proposant des actions pour « détourner » (Debord 1956) des règles établies en se les appropriant pour ne pas être « spectateur », mais bien l’acteur de notre propre vie. Entre performance artistique et activisme, les situationnistes s’engagent dans l’art comme l’on s’engagerait en politique. Pour revenir au titre, « une forme d’action », sous la plume de Debord, a pour ambition de transformer le monde. C’est la première pierre à l’édifice d’une révolution qui serait donc artistique. Quelle forme prend l’art des situationnistes ? Le champ d’action serait celui de la poésie issue des pratiques du mouvement lettriste dont le mouvement situationniste émane. Il ne faut pas oublier de mentionner la part performative et les pratiques du happening que les situationnistes empruntent au mouvement d’avant-garde Dada. Les situationnistes visent un dépassement de l’art qui abolirait les frontières entre art et vie.

9Pour tous les mouvements d’avant-garde, publier c’est exister. C’est à travers l’édition de revues que les pensées et les travaux de ces artistes se diffusent et se font connaître, comme l’illustrent le mouvement Dada et sa célèbre revue Dada (1917), la revue Littérature (1919), puis la revue New-York Dada (1921). Les premiers textes sur la ville écrits par Debord paraissent dans la revue surréaliste belge Les Lèvres nues. En empruntant le lectorat des surréalistes, Guy Debord trouve un premier public pour former les concepts clés de la psychogéographie. Le texte « Introduction à une critique de la géographie » paraît dans le sixième numéro de Les Lèvres nues, au mois de septembre 1955. « Théorie de la dérive » paraît quant à lui dans le neuvième numéro, en novembre 1956. En ce qui concerne le « Formulaire pour un urbanisme nouveau » de Gille Ivain, il paraîtra dans le premier numéro de la revue Internationale situationniste de juin 1958. Écrit en 1952, ce texte pourrait être qualifié d’œuvre « pré-situationniste » (Coverley, 2011, p. 97) et serait donc le texte fondateur de la pensée psychogéographique. Les membres du mouvement situationnistes se sont connus pour la plupart dans un autre mouvement, le mouvement lettriste, qui lui aussi se revendiquait comme international. Mené par le poète, peintre et cinéaste Isidore Isou, le mouvement naît le 7 décembre 1952 suite à la conférence d’Aubervilliers.

10Debord souligne dans cette pratique l’approche du milieu par l’émotion de la personne qui le traverse, il s’agit d’un rapport entre l’atmosphère du lieu et ce qu’il convoque en nous. Dans le premier numéro de la revue Internationale situationniste, paru en juin 1958, les situationnistes définissent la psychogéographie comme : l’« [é]tude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » (Debord, 1958, p. 13). Cette définition souligne le mécanisme entre le milieu et l’affect. La psychogéographie s’intéresse à la ville, car il s’agit d’une composition totale de l’esprit humain. La dérive est une pratique exclusivement urbaine, car « l’errance en rase campagne est évidemment déprimante » (Debord, 1956).

2. Définition d’un vocabulaire pour une nouvelle pratique scientifique

11Les textes que publient les situationnistes sont le moyen de définir les principaux concepts de la psychogéographie. Les trois principes fondateurs de cette nouvelle science sont les concepts d’unité d’ambiance, de dérive et de contraintes. Pour comprendre de manière plus pédagogique le vocabulaire de la science de la psychogéographie, il faudrait réfléchir à la carte que réalise Debord en 1957, qu’il nomme « Guide psychogéographique de Paris, discours sur les passions de l’amour » (1957). Il élabore un montage de la ville de Paris à partir de fragments découpés dans l’œuvre datée de 1920 « Plan de Paris à vol d’oiseau », de Georges Peltier. Ces fragments représentent des « Unités d’ambiance » qui donnent une vue des « beautés fragmentaires » (Ivain, 1958, p. 19) de Paris durant une exploration. Lors de ces dérives, le psychogéographe est confronté à un « brusque changement d’ambiance » (Debord, 1955), que Debord assimile à des « zones de climats psychiques tranchées » (p. 13). Ces transitions entre les espaces permettent de délimiter les contours des unités d’ambiance.

12La notion d’unité d’ambiance se résumerait donc en un assemblage d’« îlots » qui se détacheraient les uns des autres en fonction des émotions éprouvées dans chaque espace délimité par une rupture nette. Chaque unité serait apparentée à une émotion ressentie, mais aussi à une « construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure » (Debord, 2004, p. 1). Ces îlots seraient éprouvés par « des influences des divers décors » (Debord, 1955). Guy Debord envisage ainsi la ville idéale comme un ensemble de fragments de lieux émanant de la fiction : « Cette ville pourrait être envisagée sous la forme d’une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs, etc… » (Ivain, 1958, p. 19). La volonté des situationnistes est de créer une ville vectrice d’aventures. L’introduction de lieux favorables à la fiction serait le point d’entrée dans une nouvelle pratique de l’espace urbain.

13La notion majeure que met en place la psychogéographie est sans nul doute celle de la dérive. Il s’agit d’un outil de la psychogéographie proposant un détournement de la pratique de la marche. On pourrait même dire que ce concept a pour inspiration la flânerie baudelairienne et la contemplation rêveuse rousseauiste. La dérive s’« oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade » (Debord, 1956), elle revêt un aspect critique face à ce que le marcheur voit, il n’est plus dans la passivité de l’émerveillement ou dans la contemplation, le psychogéographe doit être dans une marche active. Debord définit la dérive « comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif » (1956).

14Nous pouvons ajouter à cette définition celle qui lui est consacrée dans le premier numéro de la revue Internationale situationniste. La dérive y est un « [m]ode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique de passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience » (Debord, 1958, p. 13).

15Ces deux définitions s’accordent sur l’idée que par un « comportement ludique-constructif », le passage hâtif d’une unité d’ambiance à une autre construit une vision fragmentaire de la ville. Une étude approfondie du plan de cette dernière doit être effectuée par le psychogéographe pour déceler la charge émotionnelle ressentie dans chaque unité d’ambiance. Cette étude est propre à chacun et révèle une écologie de soi. La dérive nous renseigne sur le rapport qu’entretient l’être vivant à son milieu. Cette approche de la ville cherche les effets naturels, voire physiques que notre environnement possède sur notre résonance avec le milieu.

16Paradoxalement, le psychogéographe doit se livrer au plus grand des hasards car, comme le dit Debord dans « Théorie de la dérive », « l’action du hasard est naturellement conservatrice et tendre » (p. 6). C’est donc dans l’aléatoire de cette pratique que le psychogéographe doit trouver une émancipation de la marche quotidienne, celle qui n’existe que pour relier un point A à un point B. La dérive n’a ni point de départ ni point d’arrivée, elle se trace seulement au gré des besoins émotionnels des participants.

17À la manière des règles d’un jeu, Guy Debord intègre dans ses textes les détails sur le déroulé des dérives. Les dérives se pratiquent sous différentes contraintes. Du nombre de participants au temps de l’action, le philosophe cherche à créer, à travers des cadres, une rigueur scientifique. À la manière d’un protocole d’expérience, les textes sur la psychogéographie deviennent des protocoles révolutionnaires pour donner à quiconque le moyen de s’extraire de l’emprise de l’ordinaire. Debord pousse le souci du détail en abordant le sujet du nombre de participants :

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent […] aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisée (p. 6).

18Les situationnistes sont unanimes sur le fait que les participants aux dérives doivent renoncer à la rationalité du monde matériel, pour entrer en résonance avec le monde du sensible, entendre leurs émotions dans le vacarme de la ville.

19La contrainte est par sa définition ce qui nous retient, ce qui nous empêche. Mais les situationnistes utilisent la contrainte comme outil pour se guider dans une dérive. Si la dérive n’a pas de but à atteindre, la contrainte leur permet de garder un cap, une ligne de conduite. Une ombre au tableau apparaît : dans les retranscriptions de dérives ce concept demeure assez flou. Il n’y a pas réellement de traces précises de ce que les situationnistes appelaient « contrainte ». Mais nous pourrions penser à leurs successeurs, le groupe littéraire de l’OULIPO (actif depuis 1960) qui, à la manière des situationnistes, travaille aussi autour de la contrainte. De plus, certains de ses membres s’inspirent des dérives pour traverser les villes en s’imposant des contraintes. Nous pouvons évoquer l’exemple de Jacques Roubaud qui traverse Paris en ne passant que par des rues aux noms de scientifiques, en fonction de l’ordre alphabétique de celles-ci. La marche en tant que telle devient un temps de création ; en marchant, il compose de la poésie. Telle est l’idée de son livre Poésie : (Roubaud, 2000), qui se lit comme une longue traversée à travers une ville faite de contraintes. On peut aussi citer le nom de Jacques Jouet qui, dans Poèmes du métro, descend dans le métro parisien et utilise le rythme des stations pour cadencer des formes de poème court. Il s’impose la contrainte de devoir écrire une forme de texte dont la longueur va être déterminée par la durée du trajet en métro entre deux arrêts. Le premier vers du poème est composé dans la tête de l’auteur entre les deux premières stations du voyage. Il est ensuite retranscrit quand le métro s’arrête à la seconde station et ainsi de suite jusqu’à avoir une forme convenable. C’est ce qu’il appelle des « poèmes de présences ». Il s’inspire des gens et de son environnement pour déclencher l’écriture.

20La dérive est liée à notre rapport au temps : « La durée moyenne d’une dérive est la journée, […] les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive » (Debord, 1956). La nuit devient un espace dramatique, au sens où l’atmosphère de ce moment est propice à un début de situation. Chaque moment de la journée est favorable à un genre de récit, ce qui se passe le jour n’aura pas le même rapport que ce qui se passe la nuit. Debord imagine des dérives qui repoussent la rationalité du quotidien pour offrir la possibilité d’abandonner l’ordinaire en faveur d’une exploration permanente : « […] certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours […]. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois » (p. 8). La dérive offre à s’extraire du temps de production capitaliste, elle en est même son contraire, et elle doit s’inscrire dans la vie du piéton comme telle, « au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon » (p. 8). En implantant la dérive directement dans la vie des citadins, Debord oppose la production économique à l’action politique que la dérive représente. Ce contraste a pour but de donner la possibilité aux citoyens d’avoir un regard critique sur leurs propres pratiques de l’ordinaire et de leur permettre de se réapproprier l’espace urbain.

3. La psychogéographie comme démarche de réappropriation de l’espace

21Les observations des situationnistes sont formelles, les villes se transforment, influencées par les industries, « les grandes villes transformées par l’industrie, répondraient plutôt à la phrase de Marx : “Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé” » (p. 7). Les habitants sont repoussés, pour la plupart, aux frontières des espaces urbains dans des cités dortoirs. En citant cette phrase de Marx, Debord montre que les villes répondent au désir d’un homme nouveau. L’homme moderne serait une espèce dont les motivations aspireraient à une industrialisation totale de la société. Cet homme nouveau ne chercherait plus à ressentir son environnement.

22Cette modification de la perception de l’espace remonte au grand plan d’urbanisme mené par G.-E Haussmann entre 1853 à 1870 que critiquait ainsi l’auteur de « Introduction à une critique de la géographie » : « le Paris d’Haussmann est une ville bâtie par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien » (Debord, 1955). Aux yeux des situationnistes, cette transformation de la capitale empêche la vie de proliférer.

23Pour Gilles Ivain, cette modernité accrue des villes a un visage, celui de C.-E. Jeanneret, dit Le Corbusier. Les situationnistes accusent l’architecte d’être à l’origine de cet hyper-hygiénisme de la ville qui n’aurait pour but que de transformer les espaces en lieux de production de marchandise dans une atmosphère stérilisée. Comme le souligne Ivain, « [n]ous laissons à monsieur Le Corbusier son style qui convient assez aux usines et hôpitaux » (1958, p. 16). À l’aide du béton, cette nouvelle urbanisation n’aurait que pour objectif d’asservir les citadins aux modes de production de l’usine immense à laquelle la ville s’assimilerait à présent, « pour vouloir ainsi écraser l’homme sous des masses ignobles de béton armé, matière noble qui devrait permettre une articulation aérienne de l’espace, supérieure au gothique flamboyant » (p. 16).

24Gilles Ivain écrit dans Formulaire pour un urbanisme nouveau : « Nous nous ennuyons dans la ville » (p. 15). Cette phrase résonne comme un cri. La ville moderne a besoin d’être un espace de jeu et de fête. Dans sa ville moderne, Le Corbusier a sacrifié « ce qui reste de joie. Et amour – passion – liberté » (p. 16). Les psychogéographes veulent un retour à une ville sentimentale car, comme le fait remarquer Ivain, « [n]ous évoluons dans un paysage fermé » (p. 15). C’est en se réappropriant le regard sur la ville que le paysage peut s’ouvrir sur de nouvelles perspectives. Ivain poursuit en faisant remarquer que « certains angles mouvants, certaines perspectives fuyantes nous permettent d’entrevoir d’originales conceptions de l’espace » (p. 15). Par le regard critique sur la ville, les situationnistes pensent pouvoir apporter une nouvelle vision de l’espace. Ce regard permettrait aux citadins de se défaire de l’emprise schizophrénique des villes et d’y trouver un espace ludique où ils pourraient enrichir leurs savoirs et leur imagination en ouvrant leur sensibilité.

25La volonté majeure des situationnistes est de faire advenir de nouvelles situations. Pour Guy Debord, une lecture sensible de la ville nous permettrait de développer une nouvelle approche du quotidien et de quitter la routine ordinaire pour créer de « nouvelles situations ». Celles-ci seraient le moyen de faire raconter au lieu de nouvelles histoires, « tant d’histoires auxquelles nous participons, avec ou sans intérêt, la recherche fragmentaire d’un nouveau mode de vie reste le seul côté passionnant » (1955). Ces nouveaux fragments ajoutés à la réalité de la vie seraient la solution pour faire arriver l’aventure. Debord propose alors des méthodes pour déclencher cette aventure par des pratiques ordinaires. Elle peut par exemple se cacher, d’après le philosophe, derrière un simple rendez-vous, « un comportement déroutant, dans le rendez-vous possible […] l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours » (1956). Ces situations ne peuvent se produire sans l’ambiance du lieu qui va le déterminer car, comme il est dit dans « Théorie de la dérive », l’enjeu de la dérive est avant tout une rencontre avec un lieu qui recèle une identité.

26La place qu’occupe le concept d’ambiance dans la pensée des situationnistes a été influencée par le livre La Nausée de Jean-Paul Sartre, publié en 1938. L’auteur y fait référence à une douce sensation :

[Anny.] – […] Il y a d’abord les signes annonciateurs. Puis la situation privilégiée, lentement, majestueusement, entre dans la vie des gens. Alors la question se pose de savoir si on veut en faire un moment parfait.
[Roquentin.] – Oui, dis-je, j’ai compris. Dans chacune des situations privilégiées, il y a certains actes qu’il faut faire, des attitudes qu’il faut prendre, des paroles qu’il faut dire – et d’autres attitudes, d’autres paroles sont strictement défendues. Est-ce que c’est cela ?
– Si tu veux…
– En somme, la situation c’est de la matière : cela demande à être traité.
– C’est cela, dit-elle : il fallait d’abord être plongé dans quelque chose d’exceptionnel et sentir qu’on y mettait de l’ordre. Si toutes ces conditions avaient été réalisées, le moment aurait été parfait.
– En somme, c’est une sorte d’œuvre d’art (1972, p. 210).

27Dans cet extrait, Anny parle de la « situation privilégiée » qui entre dans l’ordinaire pour la rendre extra-ordinaire et qui aurait la possibilité de rendre un moment de la vie « parfait ». Sartre qualifie ces situations d’« actes » qui seraient entièrement construits à la manière d’un happening artistique où la situation est « une sorte d’œuvre d’art ». Les situationnistes se réapproprient ce mode d’action pour détourner les pratiques de la vie ordinaire en donnant à la vie des « situations privilégiées ». Les situations seraient la méthode à appliquer pour faire arriver l’aventure recherchée par ces philosophes. Il est nécessaire de souligner ici que Jean-Paul Sartre n’a jamais fréquenté le cercle situationniste, mais nous savons que Debord a été influencé par La Nausée pour fonder le concept de situation, comme le remarque Philippe Sabot dans son texte « Situation(s) : entre Sartre et Debord » (2017, p. 21).

28Pour exister, ces « situations privilégiées » ont besoin d’une atmosphère, ici il s’agira de la ville. Les situations auront la capacité de transformer la ville aliénante en ville ludique. Bruce Bégout fait remarquer, dans son livre Le Concept d’ambiance, qu’il existe une « puissance des ambiances ». Cette puissance permet que « l’homme enveloppé dans une ambiance ne reste pas sourd et immobile, car l’ambiance elle-même qui enveloppe, exprime à chaque instant une dynamique propre » (2020, p. 357). L’ambiance permettrait de devenir un décor dynamique à ces nouvelles « situations ». Dans les situations recherchées par les psychogéographes, la marche en milieu urbain, qu’ils qualifieront de dérive et qu’ils théoriseront plus tard, leur permet de trouver dans les villes des « résultats affectifs déroutants » (Debord, 1956) qui auront pour objectif un « dépaysement personnel ». Les situations trouvent dans la ville moderne un milieu fertile à l’écriture de nouvelles histoires.

29Jean-Paul Thibaud écrit, au sujet d’un monde de la présence, qu’« il s’agit de saisir ce qui échappe à toute objectivation et thématisation, ce qui relève de l’expérience anté-prédicative du monde » (2015, p. 21). Vivre des situations nous demanderait donc de nous ouvrir sentimentalement de manière à vivre pleinement l’expérience présente. Elle nous permettrait de nous reconnecter au monde de l’invisible et d’appréhender la ville comme un espace des possibles.

4. L’atmosphère des villes vue par les situationnistes, une mélancolie du temps qui passe

30Ainsi, pour que la situation se réalise dans de bonnes conditions, elle doit avoir une atmosphère propice. Pour les situationnistes, la ville produit des atmosphères, elle devient vectrice de situation. La ville a quelque chose de surnaturel, ce que décrit G. Ivain dans « Formulaire pour un urbanisme nouveau » : « Il faut la chercher sur les lieux magiques des contes du folklore et des écrits surréalistes : châteaux, murs interminables, petits bars oubliés, caverne du mammouth, glace des casinos » (1958, p. 15).

31L’espace urbain devient une surface parsemée de « lieux magiques ». Interstices qui rendent à la ville son aspect atypique, ces « lieux magiques » seraient pour Gilles Ivain le moyen de reconnecter l’homme à son milieu, « l’homme des villes pense s’éloigner de la réalité cosmique et ne rêve pas plus pour cela. La raison en est évidente : le rêve a son point de départ dans la réalité et se réalise en elle » (p. 16). L’homme ne serait plus conscient de sa capacité à rêver. Le philosophe pense qu’en se déconnectant de l’ordinaire et en cherchant des nuances à la vie nous pourrions trouver une vie plus intense, une « réalité cosmique », qui serait donc un monde de l’invisible disparu sous les strates des villes modernes.

32Cette connexion avec le monde de l’invisible se fait par la sensation émotionnelle du psychogéographe avec son milieu, car « toutes les villes sont géologiques et l’on ne peut faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes » (p. 15). Il est intéressant ici de remarquer la présence de l’extraordinaire, du surnaturel revendiqué par Gilles Ivain comme étant le moyen d’accès à cette autre réalité. Les « lieux magiques », « réalité cosmique » et autres rencontres avec des fantômes semblent sortir tout droit des esprits romantiques des auteurs. Revendiqués par ces derniers, ces termes reflètent une incertitude concernant la modernité qui se met en place dans leur société. Guy Debord, tout comme Ivain, restait sceptique face aux paysages urbains qui se dénaturaient et dont l’identité s’effaçait, faisant de toutes les villes du monde une seule et même mégalopole. Mais cette capacité à invoquer les fantômes urbains est essentielle car, pour Ivain, « notre mental est hanté par de vieilles images-clefs » (p. 15). C’est cette connexion mentale qui permet à la psychogéographie d’entrer en contact avec le passé et ainsi de retrouver l’« aura » de la ville.

33Comme le fait remarquer Patrick Marcolini dans son livre Le Mouvement Situationniste. Une histoire intellectuelle, dans lequel il consacre un chapitre à l’esprit romantique dans la pensée situationniste, « [d]ès ses débuts, [le mouvement situationniste] prétend s’emparer de l’ensemble des moyens techniques développés par le capitalisme moderne » (2012, p. 177). L’auteur poursuit en faisant remarquer que paradoxalement, « [à] chaque fois qu’il rêve de ville, ce sont des représentations du vieux Paris qui lui viennent à l’esprit » (p. 177). Les situationnistes recherchent dans le romantisme du XVIIIe siècle l’imagination individuelle, la liberté de création, l’émancipation des contraintes académiques et le regard critique porté sur la modernité (science, technique et innovation). Ils sont en rupture avec la modernité des Trente Glorieuses et la modernisation de l’architecture à l’américaine, celle du building en verre.

34Les situationnistes cherchent cet esprit révolutionnaire non pas dans un « futur utopique », mais dans des inspirations archaïques. L’esprit de la chevalerie médiévale est pour eux l’exemple marquant de l’homme face à une quête : « le roman de la quête du Graal préfigure par quelques côtés un comportement très moderne » (Collectif, 1954, p. 35). Pour Debord, les figures du chevalier et du cow-boy moderne sont à mettre en perspective comme des figures à l’origine de la dérive. Comme le chercheur d’or qui trouve un retour à la nature, la psychogéographie trouve dans la dérive un retour aux sources d’une ville éternelle. C’est aussi la figure du chevalier qui accompagne la mention « construisez vous-même une petite situation sans avenir » (Ivain, 1955). Comme un appel à l’aventure. Le cavalier invite les lecteurs à construire ces moments uniques.

35Dans ce nouveau romantisme que recherchent les situationnistes, l’atmosphère des villes est entourée d’une étrange sensation. Pour la décrire, Guy Debord et Gilles Ivain empruntent le vocabulaire de l’esthétique du peintre surréaliste Giorgio De Chirico : « Dans la peinture de Chirico (période des Arcades) un espace vide crée un temps bien rempli. Il est aisé de se représenter l’avenir que nous réserverons à de pareils architectes, et quelles seront leurs influences sur les foules » (Ivain, 1958, p. 18). Pour Ivain, « [l]’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver » (p. 16), elle est l’« expression d’une beauté passagère » (p. 16). Dans cet autre rapport à l’espace et au temps, il y a un sentiment d’étrangeté, de solitude du personnage. Quel but peut accomplir un personnage dans une ville vide de sens ? Chirico représente une architecture vidée de son histoire, les bâtiments ne sont plus que des volumes vides de toute vie. Il ne se passe rien. Et c’est dans cette vacuité, que le temps d’un instant, le temps d’une situation, une « beauté passagère » fait son apparition dans la toile ou dans la vie du quêteur de situation.

36Guy Debord s’intéresse lui aussi aux toiles de Chirico dans « Introduction à une critique de la géographie » :

Certaines toiles de Chirico, qui sont manifestement provoquées par des sensations d’origine architecturale, peuvent exercer une action en retour sur leur base objective, jusqu’à la transformer : elles tendent à devenir elles-mêmes des maquettes. D’inquiétants quartiers d’arcades pourraient un jour continuer, et accomplir l’attirance de cette œuvre (1955).

37La période des Arcades de Chirico est marquée par des espaces urbains plongés dans une étrange mélancolie. C’est une architecture qui emprunte les compositions des villes de l’Italie de la Renaissance : une place en plein soleil avec, au centre, une statue qui marque de sa présence l’histoire de l’espace. Toutefois les arches des bâtiments laissent voir des intérieurs vides, comme un décor de théâtre. Le plus souvent les villes de Chirico sont fermées par des enceintes et, perdues en plein soleil, une ombre ou deux conversent ou marchent dans cet espace démesuré. Ce qui intéresse ici les situationnistes, c’est la notion de peinture « métaphysique » qui englobe ces toiles. La métaphysique est conçue comme la connaissance du monde. Elle constitue aussi une manière d’exister « au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons. Ici, elle interroge par l’aspect peu fonctionnel de ces villes. Dans ces espaces construits par le peintre, dans leurs décors, nous savons, en tant qu’être humain, que la vie est impossible. Mais dans l’au-delà de la toile, la vie semble exister. C’est la question de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

38Ces silhouettes perdues dans le décor de ces villes surréalistes sont pour Debord l’incarnation de ce que peut représenter l’Homme face à la sensation de sublime étrangeté que recèle la ville lorsque le psychogéographe traverse différentes unités d’ambiance. Le sublime est ce concept théorisé par Edmund Burke (1757), c’est ce sentiment d’être dépassé. L’homme est rappelé à sa condition de mortel face à une impression d’engloutissement par une entité plus grande que le savoir et les techniques. Ce ressenti est souvent illustré par le tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1818). L’homme devant ce paysage est dépassé par le spectacle que lui offre la nature, il se rappelle qu’il n’est que de passage dans ce paysage éternel.

39Les situationnistes tentent de retrouver cette sensation dans le milieu urbain, qui ouvre l’esprit du psychogéographe, tout comme celui du marcheur ou du simple piéton, à une lecture du paysage urbain par sa propre émotion. Les situationnistes cherchent dans leurs dérives la nature de la ville qui demeure masquée par la modernité, étouffée par le béton du brutalisme. Il existe les vestiges d’une ville sauvage, qui fut autrefois habitée par la nature humaine et qui lui donnait son caractère vivable.

Conclusion : l’image de la ville nouvelle

40Chez les situationnistes il y a le fort sentiment d’appartenir à un monde sensible. Nous sommes dans un monde de la présence et non dans celui de la représentation. Le psychogéographe est guidé par des « vibrations ». À cet égard, Colin Ellard pose la question suivante : « Les êtres humains sont-ils dotés d’un sens magnétique ? » (2009, p. 106) dans son livre Vous êtes ici !. Ce sens magnétique serait ce dont parlent les situationnistes en se livrant au hasard dans leurs dérives.

41Guy Debord remarque dans « Théorie de la dérive » que Chombart de Lauwe, dans son étude sur Paris et l’agglomération parisienne (1952), note « qu’un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » (Debord, 1956). Le lieu perd toute rationalité physique, l’espace se définit par les gens qui y vivent et par la même occasion ceux qui sont capables de créer les « situations » du quartier. Ce rapport au lieu que cherchent les psychogéographes à travers la critique de la ville moderne serait donc celui d’un rapport sensible établi avec l’atmosphère du milieu afin de déterminer de nouveaux contextes pour créer une « situation » de qualité. L’ambiance de ces lieux se déterminerait par son climat. Ce dernier serait à l’origine d’un contexte qui caractériserait un environnement donné. Le concept d’ambiance pourrait être défini comme le fait Jean-Paul Thibaud dans En quête d’ambiances. Éprouver la ville en passant : « L’ambiance constitue la basse continue du monde sensible, la toile de fond à partir de laquelle s’actualisent nos perceptions et nos sensations » (2015, p. 13).

42La distinction entre critique et poétique, c’est ici la distinction entre sentir et percevoir : « Alors que le percevoir est déjà un connaître et engage un “moment gnostique”, le sentir désigne avant tout un “ressentir” qui engage un “moment pathique”. Le “sentir” s’en va d’un rapport empathique et d’un attachement charnel avec le monde » (p. 24). La dérive est à la fois une action politique et une action poétique. Politique dans son rapport à la critique, la psychogéographie se dresse contre les constructions massives du brutalisme, des grands ensembles et plus tard des tours en verre d’un monde capitaliste qui révulse les situationnistes. Pour eux, cette architecture hermétique ne laisse pas respirer la vie urbaine. Au contraire, elle la cadre et crée des espaces propres qui se cachent derrière l’étiquette de l’assainissement de la ville. La dérive veut devenir le moyen d’abolir les frontières entre art et vie en transformant le quotidien du citadin en temps pédagogique fait d’expériences du concret. La psychogéographie cherche à mettre en marche les émotions des dériveurs pour leur faire percevoir la ville autrement, non plus à travers sa structure physique (son architecture) mais à travers son système biologique (sa vie, ses habitants, son rythme). C’est la recherche d’une musicalité, notion propre à la poétique.

43Pour les situationnistes, dans une ville idéale « chacun habitera sa “cathédrale” personnelle » (Ivain, 1958, p. 19), et « [i]l y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues » (p. 19). Cette architecture rêvée par le groupe de penseurs prend forme sous le nom de New Babylone, une ville utopique qui serait l’aboutissement des observations critiques des psychogéographes. Ce projet audacieux aurait eu pour objectif de construire une ville dédiée à la dérive permanente, représentant ainsi l’aboutissement de la psychogéographie. Gilles Ivain décrit sa structure ainsi :

Les quartiers de cette ville pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante. Quartier Bizarre – Quartier heureux, plus particulièrement réservé à l’habitation – Quartier Noble et Tragique (pour les enfants sages) – Quartier Historique (musées, écoles) – Quartier Utile (hôpital, magasins d’outillage) – Quartier Sinistre, etc… (p. 19).

44Il théorise son organisation et son fonctionnement économique, « [c]ette première ville expérimentale vivrait largement sur un tourisme toléré et contrôlé » (p. 19). Cette Nouvelle Babylone a une charge politique, mais aussi poétique. Debord conclut la « Théorie de la dérive » en soulignant que « [l]es difficultés de la dérive sont celles de la liberté » (1956), car pour pouvoir s’abandonner à la dérive il faut pouvoir s’émanciper du pouvoir politique des villes. La nouvelle ville imaginée ne possède pas de politique répressive, seulement une organisation sociale. Il poursuit la conclusion du texte en revendiquant, qu’« [u]n jour, on construira des villes pour dériver » (p. 10). Cette nouvelle ville, construite comme un plateau de jeu, aura pour objectif de faire de la vie un espace pédagogique où toutes les actions menées par les psychogéographes permettront de nous enrichir. La ville deviendra alors un laboratoire. C’est par la pratique de la dérive que l’élaboration de ces villes pourra s’effectuer. Pour les situationnistes, cette ville rêvée « deviendrait la capitale intellectuelle du monde » (Ivain, 1958, p. 20).