Térèz LÉOTIN, Larmes amères / Sé dlozié anmè a, Exbrayat, 2020, 185 p., ISBN 978-2-35844-442-2

Roger Ebion

Texte

1L’ouvrage vient de paraître aux Éditions Exbrayat, éditeur aux Antilles, et le titre du prologue Paris, Baltimore, le Saint-Esprit, suscite curiosité et interrogations du fait d’un triple enracinement géographique à partir de noms de villes dont la dernière est une petite bourgade de la Martinique des mornes. Curiosité et interrogations, suscitées de par la mise en rapport de villes a priori disproportionnées, se voient prolongées par les deux dernières phrases du prologue : « Nul ne veut, semble-t-il, réellement comprendre que le temps est la vie, que nous ne sommes que de mortels passants et que tout peut arriver partout sur cette planète, et partant le pire. La fraternité reste une demeure fermée par une grande porte d’illusion, l’on espère la voir un jour s’ouvrir ». L’auteure de cet ouvrage semble considérer que tous les lieux se valent et que la vie s’y déroulerait de façon somme toute identique avec des comportements humains fort similaires.

2Térèz Léotin écrit depuis la Martinique, campée fièrement sur ses deux langues : le créole et le français, en nous offrant alors deux versions qui se succèdent dans un ouvrage au titre lui aussi double : Larmes amères / Sé dlozié anmè a. Ce titre, programmatique, nous invite-t-il d’emblée à un voyage où tout peut arriver, même le pire ?

3Dès le premier chapitre, nous sommes submergés par le mémorable cyclone Édith de 1963. Ce cyclone, inscrit dans la mémoire collective, jeta en effet en Martinique la désolation dans de très nombreuses familles. Dans ce récit, une petite fille nous rapporte ce que sa mère lui a raconté, car elle se souvient pour sa part seulement que « tout avait été pêle-mêle, sens dessus dessous » dans leur maison. Le lecteur apprend lors du récit de cette débâcle, marquée par l’irruption de la rivière qualifiée d’« indécente », que la narratrice est d’une famille composée de la Mère et d’une ribambelle d’enfants, dont un seul garçon. Pas d’homme adulte, juste leurs différentes traces, car ils sont venus, sont passés et ont laissé des enfants.

4Est alors décrite avec humour et tendresse la vie de personnes simples dans la commune du Saint-Esprit. Par la voix de la narratrice, revivent ainsi les souvenirs des plus anciens qui vécurent ces heures d’épouvante. Les jeunes d’aujourd’hui peuvent dès lors découvrir le parcours initiatique de ces enfants et adolescents d’une époque révolue et savourer notamment la description d’épisodes se déroulant au cinéma et au théâtre, avec par exemple la compagnie Jean Gosselin, débarquée tout droit de France hexagonale.

5Il est frappant de relever l’importance accordée à l’école dans ce roman. En effet, l’héroïne s’ouvre à son environnement proche et au monde en général par l’intermédiaire d’un enseignant. Faut-il y voir le rappel que l’accès à l’éducation a permis aux Antilles de s’élever socialement dans une société marquée par la colonisation et ses fermetures, plus particulièrement dans un milieu rural où le dur labeur dans les champs de canne n’était jamais très éloigné ? Serait-ce également un indice biographique, Térez Léotin ayant été institutrice et directrice d’école ?

6La narratrice, fort proche de l’auteure aussi originaire du Saint-Esprit, affirme en tous les cas, au dernier paragraphe du chapitre 6, et ce en dépit de conditions de vie précaires : « J’étais heureuse de la manière la plus ordinaire et la plus insouciante qui soit. Je m’ouvrais au monde ». Bonheur immense donc, jusqu’au drame : « Le couperet tomba sur une partie de mon enfance ». Ce bonheur a été mis à mal. Pourquoi ? Par qui ? Divers indices nous sont peu à peu apportés dans les chapitres suivants, comme dans une enquête portant sur une histoire tragique. Une phrase accompagne alors notre réflexion : « La fraternité reste une demeure fermée par une grande porte d’illusion »…

7Térèz Léotin propose de façon très originale dans cet ouvrage deux textes, en français et en créole, qui présentent chacun les mêmes qualités d’élégance et de précision, et nous invite ainsi à savourer deux langues, co-présentes quotidiennement à la Martinique. Il n’empêche que peu d’ouvrages sont à l’heure actuelle rédigés en créole. Le choix de Térez Léotin de développer la dimension bilingue dans plusieurs de ses œuvres, dont certaines s’adressent à un jeune public, vise assurément à valoriser le créole si longtemps rejeté au rang de « patois » et infériorisé par rapport au français du fait d’un contexte diglossique encore prégnant. Il s’agit aussi de permettre à des non créolophones de comprendre certains aspects de cette langue issue des contacts de la colonisation.

8Thérèse Léotin, de son nom de plume Térèz (T.é.r.è.z) Léotin a consacré sa vie à la promotion de la langue créole. Membre fondateur de Grif an tè, premier journal écrit tout en créole, membre de l’Association pour la coordination et l’antillanisation de l’Enseignement, membre de KM2 (association d’écrivains de langue créole martiniquais), Térèz Léotin a toujours eu pour passion l’écriture. Engagée pour la promotion de la culture créole, elle a préparé et obtenu son Diplôme Universitaire en Langue et Culture Régionales. Elle est l’auteure de poèmes, de contes, de romans, de traductions et d’ouvrages pour enfants. Rappelons qu’elle a traduit en créole les Fables de La Fontaine / Fables en case créole Fab bo kay (2008), l’Avare de Molière / Piétè-a, Alice au pays des Merveilles de Lewis Caroll/Aliss nan Mèveylann, Les Rustres de Goldoni / Lé Souba et La chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet / Kabritt Misié Sègen an.

9Elle est la seule femme auteure ayant produit une œuvre aussi importante en créole martiniquais. Parmi ses nombreuses œuvres, écrites toujours dans les deux langues : français et créole, les plus récentes sont Un bonheur à crédit / An bonnè asou karné crédi (2018) et Larmes amères / Sé dlozié anmè a (décembre 2020).

10C’est un véritable délice de voir comment cette auteure fait revivre la Martinique d’antan et nous permet par exemple de découvrir les attitudes et les réparties de spectateurs, aussi vivants que les films ou les pièces de théâtre qu’ils regardent. Térèz Léotin décrit avec justesse la vie des petites gens, au quotidien, avec leurs qualités, leurs défauts et leurs forces ; autant d’éléments qui font qu’on les admire tant et que leurs faiblesses nous touchent.

11Larmes amères / Sé dlo zié anmè a est, indiscutablement, un roman qui propose des heures de bonheur et d’émotion en ces temps de crise sanitaire et de confinement où ce retour sur l’humanité des plus humbles est un appel à une saine réflexion sur nos héritages en général et, plus particulièrement, sur les conditions de vie aux Antilles, loin des stéréotypes exotiques.