Dérive et violence dans l’espace de la frontière dans Laberinto (2019) d’Eduardo Antonio Parra et Ya no estoy aquí (2019) de Fernando Frías de la Parra Dérive and Violence in the Space of the Border in Laberinto (2019) by Eduardo Antonio Parra and Ya no estoy aquí (2019) by Fernando Frías de la Parra

Julia Isabel EISSA OSORIO 

https://doi.org/10.25965/flamme.760

Au cours des dernières décennies, la violence dans les zones frontalières s’est imposée comme un problème de société de premier plan, car elle se confond avec des enjeux économiques, politiques, culturels et surtout identitaires. Il est donc important de reconnaître que les itinéraires de migration se caractérisent par des types de déplacements où les individus errent autant dans l’espace que dans leurs existences. Voilà pourquoi il est essentiel de revenir sur la notion de dérive, et ce afin d’examiner comment elle s’est transformée au contact des nouveaux types des déplacements, occasionnés par la migration et la violence qui l’accompagne. Cette « nouvelle dérive », qui naît d’une migration forcée par la violence, est l’objet que nous nous proposons d’analyser dans le roman Laberinto (2019) d’Eduardo Antonio Parra et dans le film Ya no estoy aquí (2019) de Fernando Frías de la Parra.

In recent decades, violence in border areas has emerged as a major social problem, as it merges with economic, political, cultural, and above all identity issues. It is also important to recognize that migration routes are indeed characterized by types of movement where individuals wander as much in space as in their lives. Therefore the notion of drift (« dérive ») is essential to understand how the new types of displacement have been transformed by migration and violence. We aim to analyze this “new dérive” through Eduardo Antonio Parra’s novel Laberinto (2019) and Fernando Frías de la Parra’s movie Ya no estoy aquí (2019).

Sommaire

Texte

Introduction

1Au cours des dernières décennies, la violence dans les zones frontalières s’est imposée comme un problème de société de premier plan, car elle se confond avec des enjeux économiques, politiques, culturels et surtout identitaires. Ainsi, bien que les processus migratoires répondent à différentes problématiques (pauvreté, chômage, politique, religion...), nous avons constaté ces dernières années, à l’échelle mondiale, que la violence peut être retenue comme l’une des principales causes de la migration, qu’elle soit due au trafic de drogue, aux groupes criminels, aux guérillas, aux guerres, etc. (Madera Pacheco et Marín García, 2020). Pour s’en convaincre, pensons à l’Amérique du Sud, à l’Amérique centrale et au Mexique en lien avec le trafic de drogue et la criminalité en général, aux guérillas sévissant dans plusieurs pays africains ou encore au Moyen-Orient, avec ses innombrables luttes. Chacun de ces cas implique des problèmes plus profonds, liés à l’économie, à la religion ou à la politique, mais qui convergent autour d’une augmentation considérable de la violence. Il est donc important de reconnaître que les itinéraires de migration, forcés par la violence, se caractérisent par des types de déplacements où les individus errent autant dans l’espace que dans leurs existences. Ce sont précisément ces mouvements qui provoquent les transformations que subissent les espaces frontaliers lorsqu’ils deviennent des lugares fantasma, ces « lieux fantômes » désertés par leurs habitants, partis en quête de meilleures opportunités. Ils ne constituent plus, dans le meilleur des cas, que des étapes au sein d’itinéraires plus longs. Ils n’offrent dès lors aux personnes qu’un repos ponctuel, avant de les voir reprendre leur route en quête d’un meilleur lieu de vie. Ces déplacements déterminent aussi la fluidité des frontières, à l’image de la relation qu’entretiennent, par exemple, le centre et la périphérie dans une ville (frontières internes), ou encore l’espace qui sépare deux pays (frontières externes). Comme l’énonce Bertrand Westphal : « Que de frontières, en effet. Que de méridiens, que de parallèles. Que de barreaux qui donnent à l’espace une mesure trompeuse » (2016, p. 13). La frontière constitue bien plus qu’une « ligne » servant à diviser deux côtés opposables, car « c’est l’individu niché du côté prospère de la ligne qui s’astreint à promouvoir cette géométrie néfaste pour les “autres”, incommodante en soi » (p. 13). Elle peut donc être définie au-delà des discours officiels dont elle se trouve investie : elle est un espace de partage entre plusieurs réalités, entre les cultures et, surtout, entre les individus.

Note de bas de page 1 :

Eduardo Antonio Parra (Guanajuato, 1965) développe un univers narratif fort de ses propres symboles, à commencer par celui attribué à la nuit dans Los límites de la noche (1996). Dans ce recueil de nouvelles, la ville de Monterrey est représentée en tant qu’urbanité universelle. Elle laisse percevoir les désirs, les obsessions et les formes de vie qui naissent de l’obscurité, moment où presque tout semble sombrer dans l’intimité. L’auteur révèle les espoirs et les terreurs qui accompagnent la nuit, dont le souffle est restitué avec la brutalité et la beauté tour à tour ressenties par les individus peuplant les grandes villes. Le désert, élément marquant de Tierra de nadie (1999), constitue un autre des symboles et des décors caractéristiques de l’œuvre de l’écrivain, capable de représenter la réalité à la fois comme vraie et concrète, et en même temps comme fictive et magique. Dans ce lieu de pauvreté, de désillusion et de mort, la coexistence des fantômes avec les vivants est une affaire courante. De la même manière, l’érotisme et l’espoir émergent au milieu de l’agonie et de l’aliénation d’une taverne dans la nouvelle « Nadie los vio salir » (2001). La violence est le thème majeur de Nostalgia de la sombra (2004) et de Parábolas del silencio (2006). Les personnages de ces œuvres (la première est un roman, l’autre, un recueil de nouvelles) sont, tôt ou tard, rattrapés par leur passé et par la violence accumulée. Cela aboutit à des vengeances et des fuites qui relèguent dans l’oubli les souvenirs de joie, autrement dit toute trace persistante du passé. Dans la continuité de la réflexion de Parra, le désespoir et la désolation de l’exil surgissent avec la migration, la perte d’identité ou l’ignorance de soi dans Desterrados (2013). Enfin, le trafic de drogue et la violence sont présents dans Laberinto (2019). Il y aborde la mémoire et le présent du Mexique d’aujourd’hui, qui a été plongé dans la culture de la drogue et son esthétique de la violence, puisque ces deux éléments sont devenus une sorte de routine quotidienne de la vie au Mexique, influençant de manière déterminante la façon dont les Mexicains sont perçus à l’étranger.

Note de bas de page 2 :

Fernando Frías de la Parra (Mexico, 1979) est un réalisateur, scénariste et producteur mexicain, lauréat du Premio Ariel. Son documentaire Calentamiento local (2008) a été présenté au 6e Festival Internacional de Cine de Morelia où il a remporté le prix du meilleur film documentaire. L’œuvre propose l’analyse anthropologique d’une situation actuelle, à travers un langage audiovisuel consolidé dans le style de la télévision documentaire sur le comportement animal et de la poésie descriptive, qui raconte et célèbre l’universalité des cycles de vie et des rituels. Son premier film, Rezeta (2012), faisait partie de la Selección oficial del Festival de Morelia, et a reçu le prix du meilleur film au Festival de Cine Slamdance. En 2019, il présente son deuxième long métrage Ya no estoy aquí, récompensé aux festivals internationaux de Morelia et du Caire. Sa parution sur Netflix le 27 mai 2020 lui a valu un bon accueil du public et de la critique. Lors de la LXII édition des Premios Ariel, le film a remporté dix statuettes, dont celle du meilleur film. Le 21 octobre 2020, l’Academia Mexicana de las Artes y de las Ciencias Cinematográficas l’a sélectionné pour représenter le Mexique dans la catégorie du meilleur film ibéro-américain aux Premios Goya 2021. Le 16 novembre de cette même année, il a été choisi pour représenter le Mexique dans la catégorie « Meilleur film international » des Oscars 2021.

2De ce fait, il est clair qu’à mesure que les espaces frontaliers se modifient, les manières d’interagir avec eux se transforment également. Les êtres humains qui vivent dans des situations de violence et de migration jouent un rôle important dans les changements ayant lieu autour des frontières. Ce phénomène est remarquable dans le roman Laberinto (2019) d’Eduardo Antonio Parra1 et dans le film Ya no estoy aquí (2019) de Fernando Frías de la Parra2. Leurs protagonistes se trouvent engagés dans deux dynamiques distinctes motivant leurs déplacements. La première précède l’irruption de la violence dans leurs espaces familiers. Nous la qualifierons de « première dérive » et proposerons un bref rappel des enjeux liés à cette notion déjà solidement esquissée par les théoriciens du situationnisme. Cette première forme de mouvement urbain ouvre aux personnages des deux œuvres la possibilité de créer et de configurer ce que nous appellerons leurs « territoires ».

3Nous prendrons toutefois le soin d’attribuer une double acception au terme « dérive », en montrant de quelle manière notre corpus nous autorise à une telle nuance. En effet, dans un deuxième temps, la violence qui entoure les personnages les oblige à migrer sans but, pour une durée qui ne saurait être déterminée. Son irruption au sein d’espaces connus, presque domestiqués, constitue alors le signe d’une irrémédiable rupture. Les protagonistes doivent dès lors faire face à l’impératif d’initier ce que nous nommons une « nouvelle dérive ». Celle-ci naît au contact de la violence lorsqu’elle est introduite au cœur des environnements familiers. Elle force les actants à migrer sans but et à perdre de fait leurs territoires ainsi que les identités constituées à l’occasion de leur « première dérive ».

4Voilà pourquoi il est essentiel de revenir sur cette notion en vue d’examiner comment les espaces frontaliers se sont transformés au contact de nouveaux types de déplacements, occasionnés par la migration et la violence qui l’accompagne. C’est à partir de ce phénomène que naît la « nouvelle dérive » qui constitue l’objet de notre analyse.

1. Dérive, territoire et identité

5Selon Guy Debord dans « Théorie de la dérive » (1956), « dériver » c’est renoncer à la manière conventionnelle de se déplacer, mais c’est aussi adopter une stratégie qui conduit à une marche aléatoire à l’intérieur d’un espace. Ce comportement nous permet de capter de nouvelles informations, qu’une marche prédéterminée et routinière ne nous permettrait pas de percevoir. En effet, au-delà de la reconnaissance des éléments environnementaux et de leur localisation spatiale, des aspects de la vie réelle peuvent être captés en dehors de la dimension purement pratique d’un itinéraire, nous rendant attentifs à des manifestations qui élargissent la vision que nous avons de l’espace. Ainsi, la dérive ne doit pas être comprise uniquement comme une perte de nos repères dans l’espace. Elle est avant tout un processus de collecte d’informations et de sensations qui nous aident à comprendre l’espace dans lequel nous sommes, en réalité, quotidiennement « perdus ». Il s’agit de fournir au dériveur les outils qui l’aident à lire et à dire l’espace de manière subjective, sans pour autant en oublier les aspects objectifs d’appréhension. Une dérive effective implique le développement d’un esprit critique fort (sans préjugés), une observation non seulement de l’espace, mais aussi des événements qui nous entourent, ainsi qu’une capacité à valoriser les détails. On remarquera par ailleurs, grâce à Édouard Glissant, que :

Un pays où la dérive de l’habitant, ce par quoi il tient à la terre, comme une poussière têtue dans l’air, c’est cet aller tout aussi bien que ce revenir, à tous les vents. Notre science, c’est le détour et l’aller-venir. Un pays ouvert, mais qui ne fut jamais déboussolé de son erre et d’où, si la pensée s’envole, ce n’est pas en fuligineuses déperditions. Un pays éperdu dans ses calmes plats, mais qui ne s’est jamais perdu. C’est de ces sortes de pays-là qu’on peut vraiment voir et imaginer le monde (Glissant, 1997, p. 18).

Note de bas de page 3 :

Jean-Michel Besnier résume l’hypothèse d’Alfred Korzybski en expliquant la relation entre la construction de la carte et le territoire : « “La carte n’est pas le territoire” formule donc le projet d’une compréhension du monde qui récuserait l’entreprise d’identification des objets par les concepts et qui, si l’on comprend bien l’esprit de la sémantique générale, préserverait finalement comme leur richesse l’indétermination des êtres et des choses » (2017, p. 52).

6L’individu dérivant dans l’espace est suspendu dans ce « va-et-vient » permanent que nous décrit Glissant. C’est aussi ce qui caractérise les pays et les lieux ouverts à partir desquels il se révèle vraiment possible d’imaginer le monde. Comme l’individu, ces espaces sont eux aussi engagés dans cette forme de dérive constante. Celle-ci ne les amène pas à se perdre, mais au contraire à s’ouvrir à l’espace d’un « Tout-monde » évoqué par Glissant, au sein duquel ils communiquent dans un rapport d’interdépendance. L’exploration de l’espace par la dérive sous-tend dès lors la mise en relief des éléments qui lui donnent son identité propre. Cela permet de le définir comme une sorte de territoire où, en plus de la représentation géographique, s’ajoutent d’autres types de représentations : temporelles, émotionnelles, culturelles, etc. Comme l’explique Bertrand Westphal, partant des idées d’Alfred Korzybski3 :

la représentation par les mots et les images (la carte) n’entraîne jamais la réduction complète du référent (le territoire). […] Si la carte correspondait au territoire, on renoncerait à la vérité des plaisirs et des expériences afin de partir en quête d’un élixir unique : la vérité vraie de la réalité, intemporelle, universelle, absolue. Illusoire (Westphal, 2019, p. 9).

7De cette façon, le développement d’une cartographie non conventionnelle, où l’espace est traduit en données émotionnelles, nous aide à mieux appréhender le territoire, à comprendre ceux qui vivent dans cette zone, comment ils y vivent et quelles sont les particularités de cet espace une fois que ces derniers se le sont approprié. Ainsi, dans un premier temps, les deux protagonistes des œuvres de notre corpus nous rapprochent d’une forme d’anthropologie de la ville, au sens proposé par Néstor García Canclini (2005, p. 13-16), qui permet de bien comprendre les communautés urbaines – comme les groupes des contre-cultures, les habitants des différents quartiers et même les habitants des périphéries. L’enjeu de l’anthropologie urbaine est de dépasser les méthodes d’analyse anthropologiques traditionnelles en les appliquant à la ville. Elle parvient alors à produire une approche compréhensive des différentes communautés urbaines – quartiers populaires ou groupes des contre-cultures – dans le complexe économique, politique et sémantique de la métropole mondialisée. Cette approche permet une vision commune de la vie en ville. Elle relie l’anthropologie des périphéries urbaines et des frontières à l’intérieur de cet espace urbain (Ya no estoy aquí) et elle interroge aussi l’équilibre entre les relations des habitants des différents quartiers à l’intérieur d’une ville (Laberinto). Toutefois, avec l’arrivée de la violence, il ressort dans les deux œuvres de notre corpus combien cet équilibre entre l’espace et la communauté finit par être rompu.

8À partir de la définition du territoire donnée par l’anthropologie, on peut affirmer que l’espace urbain assume des valeurs qui vont au-delà du simple aspect topographique. Il importe alors de se demander ce qu’est un territoire aux yeux d’une communauté. Il s’agit avant tout d’un foyer, d’un lieu où grandir et où faire grandir ses enfants. Pour les animaux, l’étendue d’un territoire dépend de la quantité de ressources disponibles pour survivre. Pour les êtres humains, le territoire n’est pas seulement une portion d’espace située à l’intérieur de certaines limites, mais aussi le lieu qui représente leur vie et qui inclut leurs relations sociales. Le territoire ne doit par conséquent pas être uniquement compris comme un contenant. Il ne s’agit pas seulement d’une maison contenant des objets et des êtres vivants : il comprend également les relations qui existent entre eux. On peut y voir les traces laissées par ceux qui y vivent ou y ont vécu. En somme, le territoire est le dépositaire de l’histoire et des sentiments d’un groupe d’êtres vivants.

9La dérive nous permet d’explorer différentes facettes de ce type d’espace et de le comprendre comme un territoire faisant partie d’un « Tout-monde », comme l’entend Glissant :

J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité. Les poètes l’ont de tout temps pressenti. [...] La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d’aujourd’hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation (1997, p. 176).

10Le « Tout-monde » contient toutes les relations établies avec ceux qui habitent le monde et interagissent avec lui. Il n’est donc pas comme un système parcellaire, claustral, mais apparaît bien comme une parole ouverte sur le monde et offerte à tous les peuples. La dérive constitue en cela un vecteur de diversité et de multiplicité, un point de ralliement entre l’espace et les êtres qui l’occupent. Elle offre de briser les frontières établies arbitrairement et permet d’évoquer « l’identité comme rhizome, allant à la rencontre d’autres racines » (p. 196).

11De même, l’identité peut être comprise comme un principe de cohésion intériorisé, par une personne ou un groupe, qui lui permet de se différencier des autres, de se reconnaître et d’être reconnu (Laburthe-Tolra et Warnie, 1998, p. 273). Elle donne également du sens à un groupe social et conditionne l’appropriation de l’espace, c’est-à-dire la construction d’un territoire. On peut de cette manière rappeler que les conditions identitaires ont différencié la vie sociale de chaque espace, devenant un territoire en se dotant d’une identité, laquelle se fonde sur la relation établie entre lui et les agents qui l’occupent. Connaître les éléments identitaires liés au territoire – tels que le sentiment d’appartenance, la manière d’agir dans un espace géographique, les considérations patrimoniales (culturelles et naturelles), les valeurs, les règles et les soins avec lesquels elles se rapportent à la nature et aux autres groupes sociaux – est par conséquent important pour pouvoir apprécier la variété des perspectives et des visions du monde propres à chaque groupe ou individu peuplant ce même espace.

12Ces éléments offrent des clés pour identifier les problèmes des différents agents qui cohabitent dans un espace géographique, comme on peut le voir entre les groupes vivant à l’intérieur d’une ville et ceux habitant à sa périphérie (Ya no estoy aquí), ou entre les habitants d’une ville et les groupes criminels qui se la disputent à la seule fin d’exhiber leur pouvoir (Laberinto). Au fond, chaque groupe a créé sa propre identité et, avec elle, celle de l’espace dans lequel il se trouve. De cette manière, lorsque les protagonistes de Ya no estoy aquí et Laberinto se voient, à cause de la violence, dans la nécessité de quitter les territoires qu’ils ont configuré autour d’eux, ils perdent non seulement ces mêmes espaces, mais également les identités qui y sont attachées.

2. La dérive avant la violence : la construction d’un territoire

13Les protagonistes de Laberinto d’Eduardo Antonio Parra sont un enseignant de collège et son ancien élève, Darío, qui se retrouvent dans un bar de Monterrey, après neuf ans sans s’être côtoyés. Ils s’y remémorent ensemble des moments qui les hantent depuis qu’ils ont quitté leur ville natale. S’ils ont réussi à s’en échapper physiquement, cela n’a pas été le cas sur le plan émotionnel, car neuf ans auparavant, deux gangs de drogue rivaux ont non seulement anéanti leur ville, mais aussi leurs vies. Cette hécatombe ne fut pas la première. On apprend en effet que de tels massacres s’organisent de manière presque rituelle : des messages annonçant l’imminence de l’événement arrivent tout d’abord sur les téléphones portables, les trafiquants de drogue déclarent ensuite un couvre-feu et, immédiatement après, coupent les communications. Cet enchaînement d’événements est identique à chaque nouvelle incursion de ces groupes criminels.

14La première fois, la maison du professeur de collège a été pratiquement détruite par des balles et des explosions. La deuxième fois, l’enseignant était en réunion chez l’un de ses collègues et la fusillade entre les deux groupes a éclaté alors qu’il tentait de regagner son domicile. Il a alors été contraint de se cacher parmi les cadavres. Attaqué par la police, qui l’a pris pour l’un des criminels, il est confronté à l’image qui le forcera à fuir la violence de sa ville El Edén (ironiquement, « le Paradis »), à la vue des têtes décapitées amoncelées sur la place centrale de la ville. C’est pour cette raison que, lors de la troisième tuerie, ce professeur avait déjà pris l’initiative de quitter son domicile, ses amis et ses élèves. L’un d’eux est Darío qui, cette nuit-là, avait réussi à revenir sain et sauf chez ses parents avec Norma, sa petite amie. Ne trouvant pas Santiago – son frère cadet – et ignorant les supplications de sa famille, il décida de ressortir, et de partir à sa recherche avec Norma. Cette décision, qui le pousse à affronter la violence, est celle qui finira par le priver du territoire qu’il s’était constitué depuis l’enfance. Parce que des événements violents le confrontent à la mort, à la destruction, à la perte et à un vide constant, Darío perd le sentiment d’appartenance et d’identité qu’il avait jusque-là entretenu avec sa ville. Cette rupture explique sa fuite ainsi que celle de sa famille et de plusieurs autres habitants.

Note de bas de page 4 :

Le mot Terkos est une altération orthographique du mot espagnol tercos, qui signifie « têtus ». Beaucoup de ces groupes de contre-culture se nomment en utilisant ce type de modification pour exprimer une rupture avec les normes et ce qui a été établi comme correct au sein de la société (Blanco Arboleda, 2008, p. 215).

Note de bas de page 5 :

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la ville de Monterrey, Nuevo León, a connu une forte immigration de Colombiens. Associé à l’importation, au Mexique, de disques de différents styles musicaux de ce pays tels que la cumbia, le vallenato et le porro, ces genres sont devenus célèbres parmi les classes populaires de cette ville (Blanco Arboleda, 2008, p. 64). C’est de cette manière qu’est née la contre-culture urbaine Kolombia (aussi nommée lo kolombia). Les individus qui en faisaient partie sont appelés los colombias ou cholombianos. Ils se caractérisent par une tenue inspirée du cholo (membre d’une contre-culture ou d’un style de vie chicano et latino associé à un ensemble particulier de vêtements, de comportements et de vision du monde, originaire de Los Angeles) avec des éléments typiques de la Colombie (Mereles Gras, 2016, § 2), ainsi qu’une prédilection pour la cumbia rebajada et el vallenato. Cette contre-culture a disparu avec l’arrivée des groupes du trafic de drogue au Mexique (Reina, 2016, § 1). La renommée acquise par cette contre-culture s’est exprimée à travers des danses et des fêtes publiques dans des lieux tels que le quartier Independencia, la Indepe, qui fait partie de la périphérie de Monterrey.

Note de bas de page 6 :

Il s’agit d’un sous-genre musical dérivé de la cumbia colombiana et de la cumbia mexicana qui a émergé dans la ville de Monterrey. Puisqu’elle est née d’une manipulation technologique des enregistrements musicaux, effectuée en dehors de leur performance en direct, la cumbia rebajada reprend les aspects de musique instrumentale rythmique et classique de la cumbia colombiana (percussions, basse et trompettes) et du vallenato (caja vallenata, guacharaca et accordéon), mais selon un tempo plus lent que celui-ci, avec environ 76 battements par minute. Il en résulte un rythme plus lent aux cuivres (trompettes et saxophones), et un son plus profond des accordéons. La voix devenue plus grave du chanteur complète ce type musical. Ajoutons que la cumbia rebajada a conduit à une danse plus lente et a aidé le public mexicain à comprendre et à chanter les paroles des chansons colombiennes (Reina, 2016, § 7-8).

15Ya no estoy aquí, film du réalisateur mexicain Fernando Frías de la Parra, présente les valeurs et les problématiques d’un territoire précis : la ville de Monterrey et sa périphérie. En exploitant l’aspect multipolaire, mondial et humain de ces espaces, ce réalisateur brise leur représentation stéréotypée, laquelle admet communément une frontière nette entre ces deux pôles. Le film dépeint la vie d’Ulises Samperio, un jeune homme qui dirige un groupe appelé Terkos4, caractérisé par son identification à la contre-culture Kolombia Regia5 fondée sur le genre musical de la cumbia rebajada6. Cet Ulysse contemporain entreprend, à la manière du héros homérique, un voyage qui acquiert un sens mythique, et qui dépasse les contours d’un simple déplacement géographique. Il s’engage par ce biais dans un parcours qui le conduit à la reconnaissance de soi à la recherche de sa propre identité. L’histoire se déroule dans l’un des quartiers les plus dangereux de Monterrey, situé à la périphérie de la ville, dans ce que l’on appelle communément des asentamientos irregulares (agglomérations irrégulières). Cette dénomination leur est attribuée parce que les habitants y dessinent eux-mêmes le tracé urbain et construisent leurs habitations de fortune en fonction de leurs besoins et de leurs possibilités. Dans le film de Frías de la Parra, ce territoire urbain se caractérise par diverses manifestations culturelles qui confèrent aux habitants un sentiment d’appartenance et surtout d’enracinement à travers la manière de s’habiller, la musique, les fêtes, la coexistence et les rituels quotidiens. Toutes ces valeurs acquièrent une dimension importante lorsque le personnage principal doit fuir à New York en raison d’un malentendu avec le responsable d’un point de vente de drogue, une situation qui les met, lui et sa famille, en danger (Frías de la Parra, 2019, 55’50”). Tout au long de son séjour à New York, Ulises vit divers moments où il est discriminé, notamment par d’autres Mexicains, en raison de son apparence. Il expérimente en même temps la perte de son territoire, jusqu’à finir sur le toit d’un bâtiment, dénué de tout. Il éprouve alors un profond sentiment de nostalgie et de perte à l’égard de toutes les choses qui l’ont constitué et lui ont permis de se sentir comme une partie d’un ensemble qui dépasse sa propre individualité. À son retour à Monterrey, il se rend compte que plus rien ne sera comme avant, parce que son territoire, comme son identité, n’existent plus.

16Au départ, pour les deux protagonistes de notre corpus, l’espace est présenté de manière très similaire, par le biais d’un ensemble de lieux qu’ils se sont appropriés tout au long de leur vie. Ces derniers adoptent la forme de petits territoires à partir desquels les personnages développent un sentiment d’appartenance en relation avec leurs villes respectives. Ainsi, dans Laberinto, la ville d’El Edén se constitue à partir de lieux qui sont familiers à Darío et avec lesquels il entretient des liens affectifs. Elle se révèle dans le roman à travers l’évocation d’espaces qui forment sa vision personnelle de la ville, qui représentent la manière dont il la vit, comme lorsque sont évoqués le centre-ville, son école, les terrains de football, la maison de ses parents, les maisons de ses amis. El Edén est mis en récit en sa qualité de territoire, c’est-à-dire en tant qu’espace qui s’est construit à partir des interactions humaines. Il ne constitue donc pas qu’un espace inconnu :

Note de bas de page 7 :

« Me hizo recordar de súbito el cielo casi siempre limpio de El Edén, su plaza llena de bullicio, chiquillos, parejas, familias, vendedores, antes y después de la última misa. Contemplé el pueblo del modo en que uno ve los escenarios y las cosas en sueños, borrosos, irreales, tras haber hecho esfuerzos por intentar olvidarlos ». Toutes les traductions présentées ici sont de l’auteure de cet article.

Cela m’a fait soudainement penser au ciel presque toujours bleu d’El Edén, à sa place pleine d’agitation, d’enfants, de couples, de familles, de vendeurs, avant et après la dernière messe. J’ai contemplé la ville comme on voit des scènes de spectacles et les choses dans les rêves, floues, irréelles, après avoir tenté de les oublier7 (Parra, 2019, p. 9).

17Tel est aussi le cas de l’espace situé à la périphérie de Monterrey, territoire d’Ulises et des Terkos (Frías De la Parra, 2019, 26’15”) pendant la première partie du film. Elle est représentée à l’image par les terrains vagues (25’25”), le marché, où il est possible d’acheter de la nouvelle musique (29’07”), les bals qui ont lieu dans le quartier (9’26” et 48’19”). Sa présence est également rendue sensible à travers les constructions inachevées depuis lesquelles la caméra embrasse toute la ville, située aux pieds d’une jeunesse qui se réunit pour danser et écouter de la musique, comme si elle avait conquis l’espace représenté (25’46”).

Note de bas de page 8 :

« se convierte en un intérprete de la vida en la ciudad, para el que las calles y sus habitantes se transforman en algo susceptible de ser leído ».

18Les deux protagonistes colonisent en somme l’espace de leurs villes, c’est-à-dire qu’ils se les approprient et créent ainsi leurs territoires. Dans le cas de Darío cette colonisation de l’espace s’effectue en compagnie de ses amis, au collège, au sein des infrastructures du terrain de football, et avec sa petite amie dans les endroits où ils s’embrassent, comme le cinéma ou, une fois encore, le terrain de football (Laberinto). Pour Ulises, cette construction d’un territoire prend forme autour de sa culture, de sa langue, de sa musique et de sa danse (Ya no estoy aquí). Dès lors, la dérive devient une action qui s’inscrit dans le quotidien des personnages, car c’est précisément quand ils dérivent à travers leur ville, quand ils embrassent les termes de ce voyage sans but, qu’ils prennent possession d’un espace qui, jusque-là, leur était inconnu. Il est clair que le territoire et l’individu dialoguent et forment une unité, se reflétant l’un dans l’autre, se complétant et acquérant du sens ensemble. Leur contact construit une identité partagée, dans la mesure où le flâneur « devient un interprète de la vie en ville, pour lequel les rues et leurs habitants se transforment en quelque chose qui soit susceptible d’être lu »8 (Songel Clark, 2021, p. 21).

19Le territoire est donc un espace communautaire à la fois fonctionnel et symbolique, où des pratiques et une mémoire collective construites dans la durée ont permis de définir un « nous » différencié et un sentiment d’appartenance (Sencébé, 2008). C’est précisément ce « nous » qui a configuré l’identité de Darío et d’Ulises, puisque le sentiment d’appartenance à une communauté, même si elle est marginalisée, leur a donné la possibilité de se construire en tant qu’individus. Elle leur a surtout conféré la capacité de s’identifier à l’Autre, à ce qui l’entoure et définit son altérité.

20Mais comment définir un lieu en commun quand, dans le même temps, le sentiment d’appartenance qui y est relié se brise à cause de la violence ? Comment reconstruire une identité disparue dans un traumatisme collectif ?

3. La dérive après la violence : une perte du territoire

21Les territoires que ces personnages ont créés se trouvent altérés dès leur premier contact avec des événements violents. Chacun des protagonistes suit un processus d’éloignement du territoire jusqu’à éprouver le besoin de le fuir pour sauver sa vie. Cela implique non seulement la perte des espaces qu’il s’était approprié, mais également une perte de son identité. Ainsi, tout au long de son séjour dans un espace inconnu aux États-Unis, Ulises connaît divers moments où il est discriminé par les autres migrants en raison de son apparence – coiffure et vêtements (Frías de la Parra, 2019, 6’12”) –, de sa façon de parler ou du fait de ne pas être anglophone (7’10”). Il l’est aussi en raison du rythme de sa musique répondant aux spécificités des cumbias rebajadas (23’40”) ou de sa façon de danser (35’35”). Le nouvel espace qu’il traverse dans sa fuite se révèle hostile parce que la culture, la langue, la nourriture, le paysage sont différents de tout ce qui l’a construit comme personne.

22C’est ainsi qu’Ulises entame une nouvelle dérive, plus violente cette fois. Il ne s’agit plus pour lui de se perdre dans un espace constitué comme territoire, par conséquent familier, pour se trouver, mais de se perdre dans un espace inconnu. Ulises montre un profond sentiment de nostalgie pour toutes les choses qui le caractérisaient et le faisaient se sentir comme une partie de quelque chose de plus grand que sa propre individualité. C’est par exemple le cas lorsqu’il explique à une jeune asiatique que le signe en forme d’étoile qu’il fait avec ses mains représente les cinq points de la carte de la ville de Monterrey, et que chaque point de l’étoile, donc de la carte, est aussi le territoire de l’un des groupes de contre-culture de la ville, à l’instar de ses Terkos (1h05’16”). À l’évocation de ces souvenirs, il éprouve de la nostalgie, et souhaite se perdre lui-même. Il exprime alors le besoin de se délivrer des fantômes peuplant sa mémoire, et ce afin d’arrêter de penser à l’espace qu’il avait colonisé avec les Terkos, mais aussi à la personne qu’il était au sein de son territoire, comme lorsqu’il dansait, en toute liberté (1h11’11”).

23Tel est le manque qu’il ressent à l’égard de ses amis et de son territoire, porté par ses souvenirs et les paroles de ses chansons de cumbia rebajada (1h38’36”) :

Note de bas de page 9 :

« ¡Ay, me da!, qué tristeza que me da, me da / Me da la lejanía, ¡ay, me da! / Qué tristeza que me da / estar tan lejos de la tierra mía, ¡ay, me da! // Qué tristeza que me da, me da / Me da la lejanía, ¡ay, me da! / Qué tristeza que me da / estar tan lejos de la tierra mía, ¡ay, me da! ».

Oh ! que cela me rend triste ! quelle tristesse ça me donne, ça me donne,
L’éloignement ça me rend triste, oh ! que cela me rend triste !
Quelle tristesse cela me donne,
D’être si loin de ma terre, oh ! que cela me rend triste !
 
Quelle tristesse ça me donne, ça me donne,
L’éloignement ça me rend triste ! oh ! que cela me rend triste !
Quelle tristesse cela me donne,
D’être si loin de ma terre, oh ! que cela me rend triste !9 (Meza, 1982, 1’03”).

24Pour cette raison, lors de son retour dans la banlieue de Monterrey, il est bouleversé de découvrir que cet espace s’est transformé, tout comme lui et ses amis : un garçon est mort, une fille est enceinte, un autre garçon s’est rapproché de Dieu pour fuir la violence (Frías de la Parra, 2019, 1h40’00”).

25Nous pouvons par conséquent constater que la violence a emporté leur identité : le territoire appartient désormais aux narcotrafiquants qui y imposent leurs règles (1h37’50”). Dans le même temps, Ulises a perdu sa façon particulière de se coiffer et de s’habiller (1h31’48”).

26De la même manière, dans Laberinto, on constate que, le soir de la fusillade, l’espace que les personnages s’étaient approprié finit par devenir un lieu inconnu, rendu étranger, dans lequel Darío et sa petite amie entament une nouvelle dérive qui les conduit à une totale défamiliarisation de l’espace, lequel a été déplacé par la violence :

Note de bas de page 10 :

« No tuvimos tiempo para verlos bien. La Norma me agarró del brazo y empezó a correr de nuevo. Íbamos lo más rápido que podíamos. En la siguiente esquina dimos vuelta sin saber por dónde andábamos, igual que si buceáramos en la oscuridad.
[…]
Afiné los oídos. Tras el ruido de los insectos, se escuchaban disparos a lo lejos, en la orilla opuesta del pueblo. Pero, ¿cuál era la orilla opuesta? Sin luz no reconocía calles ni esquinas. Las siluetas de las casas no me decían nada. ¿Dónde estábamos?
».

Nous n’avons pas eu le temps de bien les voir. Norma a attrapé mon bras et a recommencé à courir. Nous allions aussi vite que nous le pouvions. Au coin de la rue suivante, nous avons tourné sans savoir où nous allions, comme si nous plongions dans l’obscurité.
[…]
J’ai tendu l’oreille. Après le bruit des insectes, des coups de feu se faisaient entendre au loin, de l’autre côté de la ville. Mais de quel endroit s’agissait-il ? Sans lumière, je ne reconnaissais ni les rues ni les coins de rue. Les silhouettes des maisons ne me disaient rien. Où étions-nous ?10 (Parra, 2019, p. 80).

Note de bas de page 11 :

« Yo, que me enorgullecía de conocer mi pueblo palmo a palmo, estaba extraviado sin remedio, dijo Darío y me miró como si se avergonzara, como si necesitara mi ayuda para continuar.
[…]
El Edén sumergido en la oscuridad.
Dos adolescentes, por un lado, y un niño y un perro por otro, recorriendo las calles a tientas, ciegos.
Esa vergüenza que se siente al no reconocer los rumbos que transitas a diario. Conocía la sensación.
Impotencia. Invalidez. Desesper
o ».


Moi, qui m’enorgueillissais de connaître mon village comme ma poche, j’étais désespérément perdu, dit Darío qui me regarda comme s’il avait honte, comme s’il avait besoin de mon aide pour continuer.
[…]
El Edén a plongé dans les ténèbres.
Deux adolescents, d’un côté, et un enfant et un chien de l’autre, parcourant les rues à tâtons, aveugles.
Cette honte que l’on ressent lorsque l’on ne reconnaît pas les chemins que l’on emprunte quotidiennement. J’en connaissais la sensation.
Impuissance. Infirmité. Désespoir11 (Parra, 2019, p. 82).

27Ainsi, après avoir été en contact avec les événements violents de cette nuit, Darío reconnaît avec honte qu’il est perdu dans cet endroit qui était pourtant le sien, dans ce territoire qu’il avait construit et dont il était fier. Cette situation se présente non seulement à lui, mais également à Norma qui est à ses côtés, et à son frère Santiago qui se trouve de l’autre côté de la ville en compagnie d’un chien qu’il a trouvé, perdu, tout comme lui, dans cet espace.

28Il s’ensuit que, tout comme l’Ulysse d’Homère retourne à Ithaque, l’Ulises de Fernando Frías de la Parra retourne à la périphérie de Monterrey, pour constater que tout ce à quoi il aspirait et tout ce dont il se souvenait s’est en réalité complètement transformé. Même en écoutant sa musique, il ne peut rien faire pour revenir en arrière, parce que plus rien ne subsiste du territoire qu’il avait configuré avec les Terkos. Tout cet espace a perdu la signification dont ils l’avaient investi. Eux-mêmes n’existent plus, ni comme groupe, ni comme individus. Ils ne sont plus que les fantômes des Terkos, assis dans les bâtiments inachevés, avec la ville à leurs pieds, mais cette fois sans vie devant eux, ne subsistant plus qu’à l’état de spectres peuplant la mémoire d’Ulises (Frías de la Parra, 2019, 1h31’32”).

Note de bas de page 12 :

« Además de extraño, desconocido, ahora [...] lucía enorme, inabarcable ».

29Tel est également le cas d’El Edén pour Darío et le professeur de collège dans Laberinto. La ville n’est plus en effet qu’un labyrinthe subsistant dans leurs souvenirs et dont ils voudraient s’échapper, un dédale qui les tourmente de manière incessante sans les laisser partir, sans les laisser oublier. En effet, El Edén, « en plus d’[être] étrange, inconnu, maintenant [...] paraissait énorme, insondable »12 (Parra, 2019, p. 209). La ville a assurément cessé d’être le paradis qu’elle était pour les protagonistes :

Note de bas de page 13 :

« El Edén pasó de ser pueblo mágico a pueblo fantasma, ¿qué no?
Asentí de nuevo. Lo que él acababa de decir era un chiste, producto del humor negro de algunos de los sobrevivientes de la matanza que se entercaron en seguir viviendo en el pueblo muerto, seguros de que quienes lo habíamos abandonado no tardaríamos en volver. Algunos lo hicieron, es verdad. Pero la mayoría preferimos establecernos en ciudades grandes, en Nuevo Laredo, en Reynosa o en Monterrey, o del otro lado, en McAllen o en Laredo, Texas ».

El Edén est passé d’une ville magique à une ville fantôme, n’est-ce pas ?
J’ai à nouveau hoché la tête. Ce qu’il venait de dire était une plaisanterie, le produit de l’humour noir de certains des survivants du massacre qui ont décidé de continuer à vivre dans la ville morte, sûrs que ceux d’entre nous qui l’avaient abandonnée reviendraient bientôt. Certains l’ont fait, c’est vrai. Mais pour la plupart d’entre nous, nous avons préféré nous installer dans de grandes villes, à Nuevo Laredo, à Reynosa ou à Monterrey, ou de l’autre côté, à McAllen ou à Laredo, au Texas13 (p. 200).

30La dernière réflexion du narrateur est intéressante en ce qu’elle révèle l’importance de la quête d’un nouvel espace de vie, synonyme d’anonymat pour les individus arrachés à leur territoire d’origine. Il est donc possible de comprendre l’association opérée entre l’espoir d’un nouveau départ dans la vie et la découverte d’un nouveau territoire, qui serait à conquérir au sein d’un espace inconnu. Cette idée est évoquée dans les deux œuvres, bien que cela ne fonctionne pas réellement pour les protagonistes, car les deux finissent par se perdre, comme mis en déroute.

31Comme l’énonce Fiona Songel Clark (2021), le flâneur du XXIe siècle entre volontairement dans la foule. Il se cache dans son homogénéité et la critique, précisément parce qu’il se sait un agent insignifiant voué à disparaître au sein des flots de la foule (p. 21). Tel est le cas de Darío, qui quitte le bar à la fin du roman (Parra, 2019, p. 261). Il sait qu’il n’y reviendra plus jamais, ce pourquoi il essaie d’oublier les restes d’El Edén, son professeur, mais aussi sa famille. Tous lui rappellent sa ville, c’est-à-dire cet espace qui était son territoire et dont il ne reste plus rien, mais aussi le Darío qu’il était avant et qui n’existe plus non plus :

Note de bas de page 14 :

États-Unis.

Note de bas de page 15 :

« ¿Lo ves seguido? ¿Mantienes contacto con él?
¿Con Santiago?, respondió. No, no sé ni dónde anda. Tampoco con mis padres; se fueron al gabacho, y mi abuela murió dos años después allá. Nomás de vez en vez hablo por teléfono con mi hermana. Ella vive aquí en la ciudad, por Santa Catarina. ¿Usté habla con la gente del pueblo?
No, respondí. Hace años que no.
¿Ya lo ve?
Estamos iguales.
[…]
Antes de abrirla giró el rostro hacia mí, me miró unos segundos y en su expresión pude adivinar que no volvería más a esta cantina, que pasaría mucho tiempo antes de que nos encontráramos de nuevo, que si por él fuera no nos veríamos nunca más
».

Tu le vois souvent ? Tu restes en contact avec lui ?
Avec Santiago ?, répondit-il. Non, je ne sais même pas où il est. Ni avec mes parents ; ils sont partis au gabacho[14], et ma grand-mère est morte deux ans plus tard là-bas. Je parle juste à ma sœur au téléphone de temps en temps. Elle vit ici en ville, dans le quartier de Santa Catarina. Vous parlez aux habitants de la ville ?
Non, ai-je répondu. Pas depuis des années.
Vous voyez ? Nous sommes pareils.
[…]
Avant d’ouvrir [la porte], il a tourné son visage vers moi, m’a regardé quelques secondes et à son expression je pus deviner qu’il ne reviendrait jamais dans ce bar, qu’il faudrait longtemps avant qu’on se revoie, que si cela ne tenait qu’à lui, nous ne nous reverrions plus jamais15 (p. 260-261).

32De la même manière, animé de la tristesse qu’évoquent les paroles des chansons qu’il aime et qui parlent d’être loin de sa terre et de ses proches, Ulises s’enivre et se drogue afin de voyager dans sa mémoire et d’y dériver parmi les souvenirs de son territoire et de son identité (Frías de la Parra, 2019, 1h30’50”).

33C’est en ce sens que ces deux histoires s’opposent : Ulises revient dans la périphérie de Monterrey tandis que Darío déménage à Monterrey pour ne plus jamais revenir à El Edén. Pour Darío, le seul moyen de trouver la paix au milieu de ses souvenirs d’horreur devient la musique. Tel est le cas à la fin de la nuit de la fusillade, après toute la violence qu’il a vécue dans les rues d’El Edén. Il trouve refuge dans la maison de la famille des Zapata qui lui sert d’abri après une déflagration lui ayant presque coûté la vie. La mélodie de « La mama morta » y joue sur un phonographe, alors que le personnage pense vivre ses derniers instants. La maison fait alors figure d’espace de résilience pour sa sensibilité, à l’image d’une oasis en plein désert, le soulageant, par l’art, des déchaînements barbares qui ont détruit sa ville, son Éden. Cette mélodie deviendra un refuge pour le reste de sa vie, le protégeant de ses mauvais souvenirs, comme une consolation pour la perte de son territoire et de son identité :

Note de bas de page 16 :

« ¿Cómo se llama eso?
Es un aria, “La mama morta”, dijo.
Nunca he vuelto a oírla, profe. Sin embargo, muchas veces al borde del sueño mi memoria la recrea nota por nota y me duermo acomodando mi respiración a sus compases; por las mañanas no es raro que despierte con la imagen de aquel viejo encerrado en las ruinas de la casona como fantasma que escucha música celestial mientras el pueblo entero se cae a pedazos ».

Comment ça s’appelle ?
C’est une aria, « La mama morta », dit-il.
Je ne l’ai plus jamais entendue, professeur. Cependant, souvent au bord du sommeil ma mémoire la recrée note par note et je m’endors en ajustant ma respiration à sa mesure. Le matin, il n’est pas rare que je me réveille avec l’image de ce vieil homme enfermé dans les ruines de sa demeure comme un fantôme qui écoute de la musique céleste tandis que toute la ville s’effondre16 (Parra, 2019, p. 253).

34À l’inverse, Ulises, dans la dernière scène du film, sort avec ses écouteurs, dansant sur le toit de l’un des bâtiments comme il le faisait auparavant avec ses amis. Il danse jusqu’à ce que la batterie de son lecteur de musique ne fonctionne plus. Il revient alors à la réalité de cet espace qui, à un moment donné, était le sien, mais dans lequel il se sent désormais aussi étrange qu’étranger. Au lieu d’y entendre sa musique, ne subsiste que le bruit des sirènes de police, comme si seule la violence était capable d’occuper et d’habiter l’espace (Frías de la Parra, 2019, 1h42’52”).

Conclusion

35La nouvelle génération de jeunes représentée dans Laberinto et Ya no estoy aquí prend possession des rues et des différents quartiers par la dérive. Ces jeunes initient grâce à cette dernière une appropriation symbolique de l’espace, qui leur permet de le transformer en territoire, de fonder de nouveaux imaginaires, en réponse aux mutations sociales qu’ils vivent. Leur façon de réagir à ces situations de marginalisation et de déstructuration sociale est de créer de nouvelles communautés d’autoréférence, mues par leurs propres valeurs. C’est ce que fait Ulises avec les Terkos, qui appartiennent aux Kolombias, membres d’un groupe plus large caractérisé par leur propre façon de s’habiller, de se coiffer et d’écouter leur propre musique, même si les groupes criminels qui arrivent dans leur ville s’emparent de leur territoire et leur font ainsi perdre leur identité. C’est aussi le cas de Darío, accompagné de sa petite amie Norma et de leurs amis de collège, avec qui il essaie d’affronter les cartels de la drogue pour partir à la recherche de son frère, sans toutefois y parvenir. Il perd également son territoire et tout ce qui le définissait dans son identité, comme sa famille, sa ville, ses amis, sa petite amie, ses rêves, son sport, son école, etc.

36Nous avons donc observé dans cette étude comment les deux protagonistes de notre corpus perdent l’identité et le territoire qu’ils ont construits à cause de la violence qui les a frappés. Après son passage, rien n’est plus comme avant pour eux. Et les traces même de cette violence les empêchent de reconstruire ce qui les définissait en tant qu’individus, à savoir leur identité et leur territoire.

37Le roman Laberinto d’Eduardo Antonio Parra, établit des frontières entre les différents quartiers, rues, bâtiments à l’intérieur de la ville d’El Edén au moment où la violence fait irruption, mais surtout entre les grandes villes qui se trouvent à ses alentours, à la fois au Mexique et aux États-Unis, et vers lesquelles s’enfuient les habitants d’El Edén après la fusillade. Dans le film Ya no estoy aquí de Fernando Frías de la Parra, la violence est d’abord située dans le cadre formé par une première frontière, celle séparant le centre et la périphérie de Monterrey (Mexique). De nouvelles formes de frontières se dégagent toutefois à l’intérieur de cette même périphérie, notamment à cause des cartels de drogue qui se disputent cet espace. C’est finalement la frontière entre les États-Unis et le Mexique que le film permet de problématiser, non uniquement pour la « ligne » cartographique qui divise les deux pays, mais aussi pour les questions culturelles et identitaires qui les opposent.

38En définitive, les deux protagonistes finissent par devenir des desterrados, c’est-à-dire des individus « sans terre », car leurs éloignements ne sont pas seulement géographiques, mais aussi et peut-être surtout identitaires. L’exil s’exprime à partir d’une perte du territoire, devenant synonyme d’une vulnérabilité, dans le sens où notre identité se construit au-delà de notre individualité. Elle s’érige en relation avec la culture, la société et, bien sûr, l’espace qui nous entoure, que nous nous approprions à partir de multiples manières de dériver, par le biais desquelles nous construisons notre territoire, notre – ou nos – identité(s).