Crise de la ville : le potentiel de la dérive urbaine City Crisis: the Potential of Urban Dérive (drift)

Lucile BERTHOMÉ 

https://doi.org/10.25965/flamme.672

La ville n’est plus ; l’urbain ne cesse de croître. Cette crise, théorisée dès 1968 par Lefebvre dans le Droit à la ville n’est pas nouvelle. Toutefois, elle semble avoir pris, depuis les années 1980, période où fut votée la loi de décentralisation en France, et période de globalisation au niveau mondial, une dimension nouvelle. En effet, le citybranding, à travers une profusion de signes graphiques et narratifs, utilisés à la fois pour stabiliser la substance de la ville face à l’infiltration de l’urbain, et pour la rendre lisible et singulière dans un monde entré en coopétition généralisée, a paradoxalement mené cette dernière à une perte de sens (Lussault, 1997). En imposant une signification labellisée de la ville, excluant certaines zones, certaines lectures, les marketeurs, n’ont-ils pas enfermé les usagers dans le rôle de « lecteurs modèles » (Eco, 1985), rendant difficile, voire impossible, l’expérience de l’urbain ?
Au fond, la crise de l’urbain ne serait-elle pas avant tout une crise de la signification ? Si tel est le cas, la dérive contemporaine ne posséderait-elle pas des potentialités intéressantes à explorer ?

The city is no longer while urbanisation is growing. This crisis, theorised as early as 1968 by Lefebvre in Le Droit à la ville, is not new. However, it seems to have taken a new dimension since the 1980s, period of globalisation at the world level, which coincided with the passing of the decentralisation law in France. City branding, through a profusion of graphic and narrative signs, used both to stabilise the substance of the city against the infiltration of urbanisation, and to make it legible and singular in a world that has embraced generalised coopetition (Fernandez and Leroy, 2010), has paradoxically led to a loss of meaning (Lussault, 1997). By imposing a labelled meaning of the city, excluding certain areas, certain readings, have marketers not locked users into the role of « lecteurs modèles » (Eco, 1985), making the experience of urbanisation difficult, if not impossible?
In the end, is the crisis of urbanisation not, above all, a crisis of meaning? If so, does the contemporary « dérive » (drift) not have interesting potentials to be explored?

Sommaire

Texte

Introduction

1Nous sommes dans un monde en crise dont l’ampleur semble chaque jour s’accroître. Crise sanitaire, environnementale, sociale, économique. Crise globale donc. Inévitablement, la ville est aussi concernée. Mais cet état des choses n’est pas nouveau. Le philosophe Henri Lefebvre évoquait déjà, dans le Droit à la ville, une double crise urbaine : pratique et théorique (Lefebvre, 1968, p. 11).

2Pratique d’abord, car l’espace cloisonné de la ville, enceinte de murs, à la fois protecteurs de l’espace physique et symbolique, connaît un processus « d’implosion-explosion » (p. 8). Elle éclate et se dissémine. Infiltrée par la non-ville, ses frontières se diluent, elle devient un phénomène urbain. D’objet stable et délimité, la ville évolue en une dynamique ouverte et mouvante. Le noyau central, point nodal de son image, bien que « parfois pourrissant » (p. 11), survit. Il est même la synecdoque des représentations de la ville. Lorsque l’écrivain Patrick Chamoiseau écrit « J’ai vu des villes qui n’avaient plus de centre. Ni de sens » (Chamoiseau, 2002, p. 44), il pointe la corrélation historique et quasi tautologique entre le sens de la ville et son centre. Mais, est-ce une corrélation juste ? Centre et ville sont-ils inévitablement liés ? Et à quel prix ?

3Au prix d’une seconde crise, théorique. Lefebvre évoque à ce sujet le passage de la ville comme « réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale […] » (p. 46) à l’urbain, « réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou reconstruire par la pensée ». C’est d’ailleurs dans cette logique, pour répondre à l’urbanisation pragmatique et à la perte de la place accordée à la subjectivité dans l’espace de la ville, que les situationnistes ont, une vingtaine d’années auparavant, conceptualisé la dérive psychogéographique, convaincus qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » (Chombard de Lauwe, 1952, p. 24).

Note de bas de page 1 :

Nous citons quelques exemples : « Après la pandémie, changer les villes » (Courrier International, mai 2020) ; « Va-t-on vers un exode urbain ? », (France Culture, 23/07/2020) ; « Le grand exode des Français vers les villes moyennes ? » (La Tribune, 08/12/2020) ; « Villes : peut-on la réinventer ?» (Vox Pop, décembre 2020) ; « Les villes, avenir de l’humanité ? » (Le Monde Diplomatique, février-mars 2021) ; « Comment les villes se réinventent » (Arte regards, octobre 2021).

4Malgré ce changement philosophique quant à la définition de la ville, déterminée ici autant par sa topographie que par les représentations individuelles qu’elle occasionne, la crise urbaine semble toujours, et encore plus à l’aune du Covid, d’actualité. La pléthore d’articles1 (et de unes) consacrés à ces discussions en est une bonne illustration. Si des facteurs socio-économiques l’expliquent en partie, la dimension symbolique semble aussi tenir une place importante. L’écart entre les représentations individuelles, dont parle Paul-Henry Chombard de Lauwe (1952) et la représentation institutionnelle de la ville apparaît comme un point nodal de cette crise, ceci expliquant sans doute le regain d’intérêt pour les théories situationnistes. Certes, la ville subit un processus d’implosion-explosion. Mais, plutôt qu’une crise pratique ou théorique de la ville, c’est une crise discursive qui semble à l’œuvre, notamment depuis les années 1980, période de mondialisation (du moins en Occident) et, en France, période où la loi de décentralisation fut votée. Ces deux événements peuvent être révélateurs d’une autre crise, différente de celle théorisée par Lefebvre. Le marketing s’est invité dans la sphère urbaine : pour exister dans ce monde globalisé, la ville est devenue un objet à vendre, une marque imposant des imaginaires. La question du subjectif dans l’espace urbain redevient donc centrale. Toutefois la subjectivité dont il est ici question est encadrée, contrainte, dirigée. Nous sommes encore loin des considérations situationnistes.

5La ville située, topographique, a peu à peu laissé place à une ville globalisée, commercialisée. Dans un schéma de « coopétition » généralisée (Fernandez et Leroy, 2010) une seule manière de faire ville s’est imposée. Progressivement, la ville réelle a été envahie par une ville métaphorique incarnée par et dans des signes, des chartes graphiques (logos, baselines, objets dérivés). Le citybranding, c’est-à-dire la mise en marque de la ville, s’il prend bien en compte les dimensions symboliques de cette dernière, ne les envisage pas comme multiples, éclectiques, mais cherche, à l’inverse, à les unifier. En d’autres termes, le citybranding contraint les représentations des villes, « sommées de devenir lisibles » (Fontanille, 2015, p. 106). Devenue des marques (I AmSterdam, I love NY, Only Lyon, Barcelona, mosaic of…) elles transforment les usagers en « lecteurs modèles » (Eco, 1985), c’est-à-dire, ici, des destinataires idéaux (touristes, habitants) résultants de stratégies internes et coopérant à l’actualisation d’un sens prévu. Les marques (et les politiques qui s’expriment à travers elles) tendent alors à faire de la ville un texte fermé, répressif, bien que, comme le souligne Eco, un texte, et qui plus est la ville – par essence phénoménologique – demeure toujours ouvert. Ainsi, les villes ne sont plus vécues spontanément dans leur hétérogénéité, mais lues selon des parcours touristiques préétablis, des signes, qui sélectionnent et orientent les pratiques et représentations. D’une ville à l’autre, nous retrouvons les mêmes repères pour nous orienter.

6Un paradoxe émerge : engagé pour en stabiliser la substance et pour la faire correspondre à un modèle, ce désir ou cette nécessité de rendre la ville intelligible a conduit, en plein essor du citybranding, à une perte de sens : « partout monte et se déploie une plainte que les villes ne font plus sens » comme le note Michel Lussault (1997, p. 522). En multipliant les signes, en vue d’une simplification de l’espace urbain, les stratégies marketing l’ont saturé :

Notre problème n’est pas le « vide social », mais le « trop plein », c’est-à-dire une « plénitude » de significations, de représentations et de formes, diffusées par les médias, qui par réversibilité débouche sur un désert, un désinvestissement social considérable (Mons, 2002, p. 41).

7Appliqué à l’espace urbain, le « problème » n’est pas celui d’un manque de sens, mais d’un trop plein qui a, dans le même temps, vidé la ville de sa substance intrinsèque et dépossédé les usagers de leurs propres représentations.

Note de bas de page 2 :

Une étude du CESER Atlantique en dénombre six : « l’environnement économique ; les ressources humaines ; le dynamisme et la réactivité des acteurs économiques ; l’accessibilité ; la qualité de vie ; l’image des territoires » (Houllier-Guibert, 2019, p.157).

8En effet, pour être admises sur le marché global et devenir attractives, les villes ont dû à la fois se singulariser et répondre aux mêmes critères objectivables2, quitte à évacuer les « scories visibles de l’Histoire » (Mons, 2002, p. 158). Pourtant, comme le note Bruno Latour, auteur et instigateur du récent livre et du projet citoyen éponyme Où Atterrir, sur lesquels nous reviendrons largement dans les parties suivantes, « mondialiser » :

devrait signifier qu’on multiplie les points de vue, qu’on enregistre un plus grand nombre de variétés […]. Or, il semble bien que l’on entende aujourd’hui par mondialiser l’exact contraire d’un tel accroissement. […] Au bilan, il semble que plus on se mondialise plus on a l’impression d’avoir une vue limitée (2017, p. 23-24). 

9Cette lecture est notamment soutenue par Bertrand Westphal, qui définit lui aussi la globalisation comme un postulat de « l’homogénéité de l’espace, mais l’espace est par nature hétérogène » (Westphal, 2007, p. 71).

10L’espace est en effet hétérogène. D’une part car, topographiquement, la ville est faite de multiples couches, du passé, du présent, de différentes zones denses, vides, de zones commerciales et d’autres résidentielles… D’autre part, la ville est aussi habitée, pratiquée par des individus éclectiques qui en ont une lecture, une interprétation et des représentations distinctes (Ledrut, 1968). Or, l’avènement du citybranding a signé la fin de cette hétérogénéité, qu’elle soit topographique ou interprétative. Ou du moins, elle a signé la fin de sa légitimité. Ce ne sont plus les usagers de la ville qui élaborent leurs propres représentations. Contraints par les stratégies marketing cherchant à séduire la classe créative (Florida, 2003), ces derniers se voient imposer une représentation décorrélée des expériences intimes, au risque de conduire à un écart entre « la conception ou la production de l’espace urbain dont les politiques ou les hommes de l’art se disaient les auteurs, non sans une certaine fierté, et l’usage au jour le jour de ce même espace par les habitants. » (Chalas, 2000, p. 6).

11Ainsi enfermés dans le rôle de « lecteurs modèles » (Eco, 1985), les usagers, les habitants, peuvent-ils toujours faire l’expérience de la ville ? La crise de l’urbain ne serait-elle pas avant tout une crise de la signification ? En somme, le citybranding, initialement développé pour donner du sens à l’urbain, n’aurait-il pas, au contraire, entraîné l’exact inverse ?

1. Le tournant sensible

12La problématique de la perte de sens s’est progressivement infiltrée, à la fois dans la théorie scientifique et dans les pratiques individuelles et citoyennes, laissant place, dans les années 2010, à ce que nous pourrions nommer un tournant sensible.

13Du côté de la pratique, les questions posées sont celles de l’usage, de l’appropriation et des représentations individuelles de l’espace urbain. Comment se vit la ville aujourd’hui ? Quelle est-elle, au-delà des discours institutionnels ? Le succès des « communs », lieux considérés comme des ressources collectives que les citoyens se réapproprient et gouvernent de manière communautaire, de l’« urbex », activité d’exploration urbaine à travers des lieux abandonnés, flirtant avec l’illégalité, mettent en lumière une problématique centrale dans la ville du XXIe siècle : le besoin de sortir de la standardisation, de l’homogénéisation. Face à la ville devenue objet à vendre, les citoyens se rassemblent pour poser les prémices d’un retour à la « ville œuvre », ainsi qu’évoquée par Lefebvre (1968), c’est-à-dire à sa valeur d’usage. Des initiatives citoyennes et collectives semblent initier ce mouvement vers une ville hétérogène, issue de multiples représentations et significations. On citera à titre d’exemple les Sentiers Métropolitains, dérives urbaines contemporaines co-créées par des artistes, des urbanistes, des architectes et des citoyens. On peut également songer, très récemment, au projet « Où Atterrir ? » de Bruno Latour, qui s’éloigne des théories universitaires pour s’essayer, concrètement et avec des citoyens, sur le modèle des cahiers de doléances napoléoniens, à définir leurs attachements au territoire par le biais d’une expérimentation d’un an.

14Dans le même temps, la littérature consacrée à l’ambiance de la ville, à sa part sensible, se développe rapidement. On assiste au retour d’une philosophie des années 1950 : la psychogéographie des situationnistes. Depuis quelques années en effet, le nombre d’ouvrages réactualisant la figure du flâneur ne cesse de croître. Jérémy Gaubert par exemple, architecte et docteur en aménagement de l’espace, emprunte l’état d’esprit debordien en le réactualisant dans le monde contemporain. La marche incarne pour lui une réponse possible à l’urbain, c’est-à-dire à cette ville diffuse, étalée, sans frontière. En somme, c’est un retour à la relation charnelle avec l’espace, ce que Barthes nomme sa « dimension érotique » (1970, p. 13).

15La littérature tout comme les initiatives citoyennes ont pour point de convergence la nécessité de se reconnecter à l’espace topographique tel qu’il est vécu, pratiqué et représenté par les habitants. Pour toutes ces raisons, nous pouvons parler de virage sensible dans les années 2010 : la ville devenue une marque, abstraite, a besoin de se re-territorialiser, de renouer avec sa concrétude.

16Cela se traduit par une acceptation de sa complexité, de son hétérogénéité. En somme, ne serait-ce pas, de manière sous-jacente, un mouvement d’acceptation de l’urbain ?

17La dérive ainsi que les outils et les modèles qu’elle développe, se révèlent alors utiles pour accompagner ce mouvement vers l’urbain. Par son ancrage spatial, la dérive facilite une relation tangible à l’espace et permet d’esquisser une géographie affective. C’est par exemple le cas des cartes sensibles, également appelées cartes mentales. Celles-ci, envisagées par les psychogéographes comme une manière de représenter l’expérience spatiale et émotionnelle de l’individu en dérive, étaient, dans les années 1950, une riposte au mouvement cartésien et pragmatique incarné par le travail de Le Corbusier. Cette réplique passa par la prise en compte de la subjectivité.

18En psychologie, ces cartes sont utilisées pour comprendre comment les représentations de la ville sont structurées au niveau de l’agencement spatial des connaissances intériorisées, mais aussi pour les saisir en tant que « métaphores » (Kitchin, 1994), utilisées par les individus pour se rapporter à l’espace. Le vécu socio-spatial des individus est donc central dans la construction de ces représentations.

19Autrement dit, les cartes, qu’on les appelle mentales ou sensibles, sont une manière de revenir à l’hétérogénéité des pratiques et de saisir les éléments de sens dans la ville, ce que Latour nomme « les attachements ». La dérive contemporaine, telle qu’elle est envisagée par Jérémy Gaubert (2021), s’appuie sur deux ressorts fondamentaux qui en font une réponse intéressante à l’érosion et à la dissémination de la ville. Le premier tient dans sa capacité, précédemment évoquée, à réintroduire et réinventer un rapport charnel à la ville. Le deuxième recouvre la volonté politique de considérer les zones périurbaines comme des espaces tout aussi légitimes à faire partie de l’espace urbain (par opposition à cette vision classique de la ville que l’on restreint à son centre historique).

2. Le potentiel de la dérive dans le contexte contemporain

● Dimension charnelle

Note de bas de page 3 :

https://www.levoyageanantes.fr/les-parcours/arpenter-la-ligne-verte/

20Le premier ressort de la dérive, à savoir l’importance accordée à la dimension charnelle dans l’expérience urbaine, possède un ancrage phénoménologique trop souvent laissé de côté par les stratégies marketing. Communément, pour donner à la ville un caractère, pour la rendre singulière, ces stratégies anticipent la relation charnelle, la conditionnent, lui ôtant par la même sa spontanéité. En somme, la dérive est rendue impossible : des parcours sont programmés, des directions imposées. L’exemple de la ligne verte à Nantes est intéressant pour deux raisons : « Toute l’année, une ligne verte tracée au sol en cœur de ville permet de ne rien manquer du parcours du Voyage à Nantes : les étapes culturelles, les principaux monuments, les œuvres d’art et les éléments singuliers de la destination »3.

21Premièrement, la ligne verte tracée au sol assure en somme une dérive où les touristes sont certains en flânant dans la ville, de découvrir les principales « attractions » sans craindre de s’égarer, sans s’hasarder dans l’inconnu. Par ailleurs, la sémantique met l’emphase sur la présence d’« éléments singuliers » : reste encore à savoir par qui et pourquoi ces derniers ont été déterminés comme tels.
Secondement, la ligne verte de Nantes se concentre essentiellement sur le centre-ville et les quais de Loire, évacuant toute l’arrière-ville, considérée comme non pertinente pour incarner la ville légitime. Sous couvert d’une déambulation libre de toute contrainte, les stratégies touristiques, par cette ligne verte, imposent une dérive, imposent une vision de la ville.

22Au global, ces stratégies conduisent à une simplification sémiotique paradoxale : bien que fourmillante de bruits, de signes visuels, olfactifs, d’aspérités expérimentables, de zones éclectiques aussi, la ville est peu à peu aseptisée, standardisée, ordonnée. La ville à vendre est devenue avant tout une expérience cognitive à consommer « prémâchée ». Or, comme nous l’avons vu, le tournant sensible des années 2010 démontre que quelque chose manque à cette ville mise en marque. Ne serait-ce pas, justement, la place du corps, des sens ? Cette remarque est déjà présente chez Simmel avec la figure du blasé, qui, sursollicité par la ville moderne du XXe siècle, est obligé de se couper de ses émotions : « Le blasé […] est tout à fait incapable de ressentir les différences de valeurs, pour lui, toutes choses baignent dans une totalité uniformément morne et grise ; rien ne vaut la peine de se laisser entraîner à une réaction quelconque » (Simmel, 1987, p. 308).

23En niant le corps et ses réactions physiques, émotionnelles, c’est tout une partie de notre expérience de la ville qui est effacée, et ceci pour deux raisons principales : le corps est à la fois l’acteur et le médiateur de notre expérience avec le monde (Thomas, 2013). Dès lors, il est inenvisageable de ne pas le laisser interagir avec la ville. Dans ce sens, l’approche de la ligne verte offre une expérience intéressante, malgré les limites précédemment citées, car elle renoue justement avec la dimension corporelle de l’expérience urbaine.

Note de bas de page 4 :

Agence Touriste, proposition artistique de Virginie Thomas et Mathias Poisson : « L’Agence Touriste est une agence de promenade locale et expérimentale qui propose d’inventer et de pratiquer un tourisme singulier pour explorer des territoires méconnus (quartiers sans monuments, périphéries de villes, lieux abandonnés). Elle organise des dérives, des visites guidées et produit des documents (cartes subjectives, récits, performances in situ, expositions…) invitant d’autres touristes à arpenter ces espaces ». http://poissom.free.fr/?browse=l%27Agence%20touriste

24En effet, le corps est l’acteur de notre environnement. Si c’est par lui que nous percevons, c’est aussi par lui que nous agissons. Par nos déplacements, nous créons des parcours, des traces, nous laissons des indices de notre passage. Dans la ville par exemple, il est intéressant de voir apparaître des contres-chemins lorsque l’urbanisme n’est pas adapté aux pratiques réelles : les usagers coupent sur les platebandes pour aller plus vite par exemple. Peu à peu, ces pratiques donnent lieu à de nouveaux parcours : le corps possède donc une capacité énonciative (Certeau et al., 1990). Yann Detraz, architecte-urbaniste à l’origine des Terres Communes dans les zones périurbaines de Bordeaux, insiste sur l’importance de l’immatériel dans ces parcours : contrairement à la ligne verte nantaise, aucune balise n’est présente physiquement pour guider l’individu in situ. Seul le plan, téléchargeable en ligne, ou des indications sémantiques, indiquent l’itinéraire. Ce refus d’indices démontre la volonté de créer une relation charnelle à la carte, à la marche, qui doit être une action et non une balade passive. L’Agence Touriste4 a dans ce sens publié un livre, sorte de carnet de bord, co-édité par Marseille-Provence 2013, puisqu’il explique « Comment se perdre sur un GR ».

25Par ailleurs, le corps est le médiateur de notre environnement. C’est par lui que les informations, les sensations, nous parviennent, comme l’illustrent ces quelques vers de Wordsworth traduits ici par Robert Davreu (1994, p. 44) :

le flot incessant des hommes et des choses mouvantes ! ...
… la danse vertigineuse
Des couleurs, des lumières et des formes ; le tumulte assourdissant ;
Le double courant des allants et des venants, face à face.
Face après face.

26Le corps possède une capacité esthésique qui nous permet de percevoir le monde, de donner sens aux choses. Face à une aseptisation de la ville, où les flux sont cloisonnés, les pas dirigés, l’attention focalisée, comment recevons-nous le monde ? L’urbanisme a rendu les déplacements pragmatiques, le recours incessant aux applications GPS le démontre bien. Notre incapacité à être dans la ville sans ces chemins balisés est telle que nous ne savons plus nous y perdre. Il existe aujourd’hui des applications, comme Dérive, qui se revendiquent de la flânerie, pour nous aider à nous perdre dans notre propre ville. Elle est ainsi racontée en ces termes par le site Merci Alfred : « La boussole anti-Google : ça fait longtemps qu’on a oublié comment flâner ! » (2020). Autrement dit, même la dérive, c’est-à-dire le fait de se laisser aller au gré des rencontres, humaines, matérielles, de la topographie, devient stabilisée, médiatisée par une interface nous coupant de notre relation charnelle à la ville.

27Dans ce contexte, la dérive initiale, originelle, telle qu’elle est imaginée par les psychogéographes, attentive au « rôle des microclimats » (Debord, 1958), c’est-à-dire aux particularités de petites zones, aux « conditions de vie, des circonstances qui agissent sur quelqu’un ; milieu, ambiance, contexte », redonne au corps sa place de médiateur. En permettant cela, c’est tout l’environnement qu’elle réactualise, par le biais du corps, à fois percevant et énonciateur.

● Dimension politique : considération des zones périurbaines

28Le second ressort de la dérive, l’intégration des zones périurbaines, implique des consonances politiques. Il n’est plus possible d’envisager aujourd’hui la ville comme un espace spatialement délimité comme le font les discours médiatiques, en se concentrant sur une image centrale, sur des points labellisés, sur des symboles associés à la cité d’antan. Au-delà des représentations, l’urbanité c’est aussi des pratiques sociales, c’est par elles que se forment ces représentations. Pourtant, de nos jours, on habite dans des zones pavillonnaires, on se rend au supermarché, en somme, on vit dans ces espaces péri-urbains. Ces espaces sont définis par Bernard Lamizet comme des « lieux sans formes ni signification, des lieux qui, ne pouvant faire l’objet d’une reconnaissance par ceux qui y vivent ou par ceux qui y passent, se voient, de ce fait, rejetés hors du système symbolique de l’urbanité » (Lamizet, 2002, p. 27).

29Nous retrouvons ici la notion de « non-lieu » théorisée dans les années 1990 par Marc Augé (1992), c’est-à-dire des lieux sans existence autre que pragmatique, sans sens en somme. Or, ces espaces, supermarchés, aéroports, etc., sont-ils réellement sans signification ?

30Pourquoi ne pourraient-ils pas être des objets signifiants pour ceux qui les fréquentent ? Nous l’avons vu, les cartes sensibles donnent à voir, à travers les objets spatiaux qui y sont dessinés, les représentations socio-spatiales des individus. Sur plusieurs d’entre elles, les supermarchés, non-lieux par essence tels que définis par Marc Augé, sont représentés et occupent même une place centrale.

31Devrait-on alors continuer à les considérer comme des non-lieux ?

32En 2017, l’anthropologue réinterroge lui-même cette notion : « non-lieu ce n’était pas le désert par rapport au trop plein, c’était l’absence de relations sociales symbolisées, prescrites et lisibles dans un espace donné » (Augé, 2017, p. 43-44). Augé revient sur sa définition et considère même ces espaces comme « aujourd’hui le contexte de tout lieu possible » (2017, p. 43). En somme, ils peuvent être des espaces signifiants selon les pratiques qui les rythment. Ne pas les inclure dans l’urbain, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, revient à écarter de la carte des lieux considérés comme non dignes d’intérêt, c’est-à-dire à faire des choix sur ce qui devrait ou non définir la ville, des choix politiques donc.

Note de bas de page 5 :

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33Des initiatives comme Les Sentiers Métropolitains incluent les zones périurbaines dans les parcours, et révèlent ainsi la ville telle qu’elle est : complexe, disparate, mais aussi luxuriante, vivante et inattendue. En mêlant les strates urbaines, signifiantes ou non, en laissant une place au hasard, à la sérendipité (Ascher, 1995), les dérives créent une rupture avec l’idéal du « lecteur modèle ». Faire une place à l’accidentel, à l’ennui, semble complètement contradictoire avec une société surmoderne (Augé, 1992) au sein de laquelle tout est sujet à rentabilité, comme l’illustrent les parcours de type TripAdvisor pensés pour découvrir « le meilleur de Rome en 2 jours avec accès rapide à la fontaine de Trevi, au Colisée et à la chapelle Sixtine »5.

34Pourtant, n’est-ce pas là la condition même de l’existence de l’urbain ?

35Ces deux ressorts de la dérive psychogéographique, sa dimension charnelle et l’acceptation des zones périurbaines, reconnectant l’espace urbain avec les vécus corporels et individuels, apparaissent dès lors, dans le monde contemporain, comme des réponses aux problématiques évoquées précédemment, tel le « trop plein » de signes dont parle Mons.

3. La « réserve invisible »

36En effet, ces deux ressorts rendent accessible ce que Maurice Merleau-Ponty nomme la « réserve invisible » (1988). D’après le philosophe : « La surface du visible, est, sur toute son étendue, doublée d’une réserve invisible » (Merleau-Ponty, 1988, p. 199) autrement dit, derrière ce qui nous est donné à voir de prime abord, se dissimule une autre strate qui semble tout aussi signifiante que celle visible.

37Dans le cadre urbain, dominé par des plans euclidiens, par une vision cartésienne, cette notion convoque l’impensé, le non-prévu. Le citybranding et les stratégies urbanistiques, qui les considèrent comme des perturbateurs de la cohérence urbaine, cherchent à les effacer. Or, si on les considère comme des réserves invisibles, ces éléments « rejetés », « délabrés », pour emprunter le vocabulaire de François Dagognet (2000), deviennent non seulement signifiants, mais plus encore : « singularisants ». Dans son éloge du déchet, le philosophe démontre à quel point la patine du temps marque l’objet et en révèle la valeur, cachée jusqu’alors par son usage pratique. L’espace urbain ainsi pensé fait la part belle, pour paraphraser l’expression paysage-fantôme de l’architecte Axelle Grégoire, à la ville-fantôme (Collectif SOC, 2020, p. 64), c’est-à-dire au spectre d’une ville autre que celle stabilisée dans les discours et les plans de la ville. Une ville certes lisible, mais une ville sans singularité. En appliquant à la ville ces deux états d’esprit, nous découvrons, derrière les stratégies urbanistiques, derrière les mises en signes, une réserve urbaine originale et singulière. Quelle est-elle ?

38Cette réserve urbaine singulière se trouve dans l’hétérogénéité des pratiques et des représentations, dans le non-dit, le non-signifiant. Dans le vivant, en somme. Les Sentiers Métropolitains invitent, comme le notait Guy Debord, à « se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » (1958, p. 19). Ces sentiers placent ainsi l’individu dans un état d’éveil, de disponibilité face aux singularités, aux interstices urbains, aux « failles » (Mons, 2013, p. 23) (un pavillon, un tag, une odeur, même s’il agit d’une odeur d’usine !) qui deviennent des potentialités urbaines signifiantes, dignes d’être regardées.

39Les institutions politiques commencent elles aussi à intégrer dans les approches touristiques, sans la nommer de la sorte, cette idée de réserve invisible. Si nous prenons l’exemple des Itinéraires culturels européens, l’objectif affiché est clair : tirer « d’importantes leçons sur l’identité et sur la citoyenneté à travers une expérience participative de la culture » (Conseil de l’Europe, 2015, § 2).

40Par conséquent, par ces parcours culturels, l’idée est de saisir la pluralité des cultures et des identités, comme le supposait la définition proposée par Latour du terme « mondialiser ». Dans le Vademecum des Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, publié en 2015 et conçu pour aider les candidats et/ou les itinéraires déjà certifiés en vue des évaluations régulières menées par l’Institut, on trouve ainsi mentionné :

Fait significatif, la définition de la convention susmentionnée part du principe que le paysage est un produit de la perception humaine. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un simple synonyme « d’environnement » : il est créé dans les yeux, le cœur et l’esprit des spectateurs (Conseil de l’Europe, 2015, § 71).

41Et un peu plus loin :

L’originalité de la Convention européenne du paysage est de s’appliquer aux paysages remarquables aussi bien qu’ordinaires, puisque tous ont une influence décisive sur la qualité des espaces européens. Elle concerne tous les paysages du quotidien, dégradés ou de grande qualité (§ 121).

42Le sens n’est plus unilatéral, il cherche à rendre compte de la diversité des pratiques et des perceptions. Cette sorte de réserve invisible est ici envisagée à la fois comme une ressource matérielle (les paysages « ordinaires ») et comme une perception individuelle. Il s’agit ici des prémices d’un changement de paradigme : le territoire ne se définit plus uniquement par des discours exogènes s’appuyant sur des points labellisés comme « dignes d’intérêt ».

43Envisagé ainsi, l’élargissement définitionnel du paysage n’entraîne-t-il pas une reconnexion, une réappropriation de ces espaces jusqu’alors considérés par certains comme des non-lieux ? En effet, au-delà de la représentation du territoire, les initiatives comme Les Sentiers Métropolitains incitent les citoyens, par la marche qui redonne au corps sa capacité énonciative, à s’approprier et à reconstruire leurs espaces de vie. En somme, comme le note Jérémy Gaubert : « D’une marche comme produit de l’urbain, nous passons à une marche comme facteur de l’urbanité » (2021, p. 53).

44Affirmer que la marche, dans ces propositions contemporaines, change de statut, passant d’action passive modelée par l’urbain, à « facteur de l’urbanité », c’est reconnaître sa dimension active. Comme l’écrit Debord, la dérive induit un « comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade » (1958, p. 19). La marche, attentive aux « variations psychogéographiques » (Debord, 1958, p. 19) « dévoile une action qui est simultanément un acte perceptif et un acte créatif, qui est en même temps lecture et écriture du territoire » (Gaubert, 2021, p. 13). C’est dans ce sens que le concept d’autopoïèse, formulé par Francisco Varela, peut être mobilisé. L’autopoïèse est définit comme un système :

organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe (Varela et Bourgine, 1989, p. 45).

45Toutefois, la ville ne se régénère pas : elle se dissipe, devient un phénomène urbain. En cela, la dérive contemporaine se rapproche davantage du concept de la structure dissipative, qui ajoute une dimension fondamentale :

Note de bas de page 6 :

https://www.universalis.fr/encyclopedie/structure-dissipative/

(…) loin de l’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et d’énergie, peuvent se produire des processus de structuration et d’organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le siège de « structures dissipatives ». L’association entre les termes structure et dissipation, apparemment paradoxale puisque le mot structure évoque l’ordre alors que le mot dissipation évoque le gaspillage, le désordre, la dégradation, marquait le caractère inattendu de la découverte ; le second principe de la thermodynamique, qui a trait aux processus dissipatifs, producteurs d’entropie, était usuellement associé à la seule idée d’évolution irréversible d’un système vers l’état d’équilibre, identifié comme l’état de désordre maximal, où toute l’énergie utilisable du système s’est dégradée ; or, la découverte des structures dissipatives signifie que l’irréversibilité, loin de l’équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d’ordre.6

46L’urbain n’est pas celui des plans euclidiens (l’a-t-il seulement jamais été ?), pas plus que celui des mises en signes des villes. Accepter la dérive, c’est laisser surgir une ville-fantôme, une ville éphémère, « œuvre perpétuelle des habitants, eux-mêmes mobiles et mobilisés pour / par cette œuvre » pour reprendre Lefebvre (1968, p. 124). En révélant la ville dans sa structure dissipative, ce n’est pas seulement une réserve invisible que la dérive fait apparaître, mais l’urbain lui-même.

47Si nous sommes bien loin de la déclaration de Debord : « Un jour, on construira des villes pour dériver » (1956), car une telle intentionnalité ne semble pas à l’ordre du jour des politiques publiques, il apparaît, paradoxalement, que malgré tout et plus que jamais la ville et l’espace péri-urbain apparaissent étalés, disséminés. Ils deviennent des espaces à la dérive où il est possible de dériver. Les Sentiers Métropolitains ne font pas autre chose que nous inviter à adopter la posture du « cartographe psychogéographique [qui] détourne la carte officielle pour lui faire dire ce qu’elle cache » (Guy, 2012) pour établir des contre-cartographies, intimes, collectives et singulières qui, nées du frottement avec la ville-fantôme, donnent sens à l’urbain.

48Dans ce cadre-là, la méthode des cartographies sensibles est pertinente car elle aide à saisir les objets socio-spatiaux contenant une épaisseur sémiotique. Par ces cartographies intimes et les discours qu’elles permettent (le dessin cartographique donne ensuite lieu à un échange entre le participant et l’interlocuteur), nous pouvons accéder aux représentations des individus, aux singularités urbaines qui font sens pour chacun et donc, potentiellement, comprendre les définissables, les « attachements » (Latour, 2017) qui caractérisent l’urbain. Nous nous approchons dès lors de divers processus de signification propres à chaque individu en fonction de son vécu, à la fois spatial et social. En ce sens, nous retrouvons ici la notion de la sémiosphère proposée par Youri Lotman (1999) qui intègre, dans les sémioses (c’est-à-dire dans les processus de signification en fonction du contexte), des « objets présents dans la réalité sémiotique mais qui sont “invisibles” à nos yeux puisqu’ils ne correspondent à rien dans notre système de représentation du monde » (Wenger, 2013, p. 2). En effet, toujours selon Lotman, repris ici par Winfried Nöth :

Aucune sémiosphère ne se trouve immergée dans un espace amorphe et « sauvage » et chacune d’entre elles se trouve en contact avec d’autres sémiosphères qui ont leur organisation propre (bien qu’aux yeux de la première elles puissent sembler inorganisées). Un processus d’échange constant est à l’œuvre (2015, p. 51).

49En définitive, par la dérive et les cartographies mentales qui en découlent, ce sont ces différentes sémiosphères que nous cherchons à saisir pour ainsi connaître et comprendre les singularités urbaines propres à chaque ville et à chaque individu, et non plus une sémiose unique imposée par des institutions en vue de définir, une fois pour toutes, l’identité de la ville.

Conclusion : dériver pour saisir le sens de l’urbain

50Finalement, être dans un monde en dérive, c’est accepter de ne plus chercher à stabiliser des invariants utopiques qui n’existent plus. C’est aussi admettre et accueillir l’urbain, dans sa complexité, ses aspérités. C’est également laisser exister l’hétérogénéité de ses pratiques et représentations qui, loin de disséminer le sens de l’urbain, l’actualisent.

51Comme nous le pressentions, si la crise de la ville a bel et bien eu lieu (Lefebvre, 1968), nous sommes aujourd’hui davantage face à ce qui semble être une crise de la signification, imputable à l’hégémonie de la sémiose imposée par le citybranding sur les représentations hétérogènes des usagers. Le citybranding fige la ville dans une représentation simplifiée, unifiée, standardisée. Or, la réalité est autre : la ville n’est plus et l’urbain se diffuse. Plutôt que de le combattre avec des outils marketing, nous pensons qu’il serait plus intéressant d’en accepter les potentialités, comme l’illustrent les mots d’Annie Ernaux, dans Regarde les lumières mon amour : « Je m’étais demandé pourquoi les supermarchés n’étaient jamais présents dans les romans qui paraissaient. Combien de temps il fallait à une réalité nouvelle pour accéder à la dignité littéraire » (2014, p. 55).

52En somme, combien de temps faut-il pour que la réalité des usagers, habitant dans des zones périurbaines par exemple, soit considérée comme digne de faire partie de la ville ? Comme le note toujours Ernaux :

Pour « raconter la vie », la nôtre, aujourd’hui, c’est donc sans hésiter que j’ai choisi les hypermarchés. J’y ai vu l’occasion de rendre compte d’une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus et souvent teintés d’aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l’expérience que j’en ai (2014, p. 15).

53Sans en arriver à une esthétisation, à une sublimation du péri-urbain et des non-lieux, peut-être pouvons-nous simplement garder cet état d’esprit qui consisterait, grâce aux dérives urbaines contemporaines, à recevoir l’urbain d’aujourd’hui.

54Un urbain disséminé, fait de zones pavillonnaires et de centres historiques, de supermarchés et de places de la Contrescarpe.

55Un urbain pluriel, éclectique, qui se nourrit des différentes sémiosphères, comme le font les Sentiers Métropolitains par exemple. À travers la marche, à la fois acte d’énonciation et de médiation, capté par des cartographies mentales, nous pouvons sans doute saisir les objets spatiaux signifiants dans l’urbain et donc, in fine, l’urbain lui-même.

56Un urbain vivant, comme le décrit Chamoiseau :

Et le vivant se fait, s’exprime et prend son sens dans son cheminement même, sans aboutissement, sans vérité suprême, juste le cheminement avec sans doute des régressions et fulgurances, des avancées et des effondrements, mais toujours avec cette énergie qui fait que le vivant se cherche, attend, espère, essaye et reste toujours disponible pour les imprévisibles (2002, p. 76).