Les autoréférences dans les coplas flamencas : le flamenco cité par lui-même1 Self-references in the Flamenco Coplas: Flamenco Quoted by itself

Chloé HOUILLON 

https://doi.org/10.25965/flamme.370

Il s’agit d’étudier ce que l’on pourrait appeler « l'autoréférence » présente dans les coplas flamencas, c'est-à-dire le fait que les textes chantés font souvent référence au flamenco lui-même et à ses propriétés (telles que des allusions aux différents palos, au compás, au jeu spécifique de la guitare flamenca, à la manière spécifique de chanter, de danser, etc.). On peut constater que ces autoréférences posent le problème de leur traduction puisqu’elles incluent la plupart du temps un vocabulaire spécifique qui n’a pas d’équivalent dans les autres langues.

The aim is to study what one could call the "self-reference" present in flamenco coplas, that is to say the fact that the sung texts often refer to flamenco itself and to its properties (such as allusions to the different palos, the compás, the specific flamenco guitar playing, the specific way of singing, dancing, etc.). It may be observed that these self-references raise the issue of their translation since most of the time they include a specific vocabulary that has no equivalent in other languages.

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Introduction

1Le chant flamenco est un chant à texte : il passe essentiellement par la réalisation de courtes strophes chantées en espagnol. Comprendre le flamenco, mais aussi tout simplement en faire l’expérience, c’est donc passer par ces textes chantés que l’on appelle des coplas flamencas.

Note de bas de page 2 :

On utilisera ce terme en un sens non linguistique : il ne s’agit pas de dire que c’est l’énoncé qui fait référence à lui-même mais qu’une pratique fait référence à elle-même.

2Parmi les thématiques de ces coplas, on rencontre de manière de plus en plus récurrente le flamenco lui-même. De nombreux textes contiennent des allusions aux différents palos, au compás, aux manières de pratiquer la guitare, le chant et la danse, ou encore à l’histoire et à la géographie qui sont propres au flamenco. Ces coplas semblent ainsi avoir pour objet le flamenco lui-même, ses propriétés, ses codes, son appareil musical et chorégraphique. C’est ce que l’on se propose d’appeler le phénomène d’autoréférence dans les coplas : le flamenco se citant lui-même et faisant référence à lui-même2.

3Un des problèmes posés par ces autoréférences dans les coplas est celui de leur traduction, ne serait-ce que parce qu’elles incluent souvent un vocabulaire spécifique à la pratique flamenco. À ce titre, on peut citer pour exemple cette letra de soleá por bulería, qui illustre bien la difficulté posée par ces autoréférences à l’entreprise de traduction : 

Note de bas de page 3 :

Nous avons eu l’occasion d’apprendre cette copla de soleá por bulería lors d’un stage effectué à la fondation Cristina Heeren, en juillet 2016, auprès de la cantaora Lidia Montero. Elle se trouve également dans le recueil en ligne « Letras flamencas » de décembre 2011 : cf. https://issuu.com/letrasflamencas/docs/letras_flamencas_septiembre-diciembre_2011.

Despacito y a compás
La bulería gitana, compañero de mi alma
Se viste de soleá
3.

4Quelle traduction en proposer ? Il semble que l’on puisse expliquer ou décrire les termes « compás », « bulería » et « soleá » mais non les traduire, qui plus est de manière à ce que cette traduction ait une fonction équivalente et soit chantable. Force est de constater que les différents recueils de traduction de coplas font souvent le choix de ne pas traduire ces termes problématiques, de les laisser tels quels, comme s’ils n’étaient pas traduisibles.

Note de bas de page 4 :

Jusqu’à récemment, les musiques de l’oralité ne constituaient pas un objet d’étude de la musicologie et de l’esthétique en général. Ainsi, lorsque le flamenco devenait un objet d’étude scientifique, ce n’était que par l’intermédiaire de sa propre discipline, la flamencologie, ou via l’ethnomusicologie, autrement dit une discipline qui étudie non pas simplement les pratiques musicales et chorégraphiques mais également les contextes sociaux-culturels dans lesquels elles s’insèrent. Le musicologue Marc Vignal a pu considérer que l’existence d’une telle discipline, maintenue à part de la musicologie générale, posait finalement problème en distinguant d’un côté ce qui était un art musical et de l’autre ce qui était un art ethnique (Vignal et al., 2005, p. 487-489). Cependant, sous l’impulsion de nombreux musicologues et ethnomusicologues, l’ethnomusicologie fait désormais partie intégrante d’une musicologie générale (Nattiez et al., 2005) et enrichit les outils méthodologiques permettant l’étude de toute musique.

5Quels problèmes cela pose-t-il ? Sans doute l’objectif d’une traduction est d’abord de chercher à rendre accessible son objet en le faisant passer d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre. Ne pas traduire ces autoréférences, c’est donc admettre qu’il existe une résistance à la tentative de faire passer le flamenco d’une culture à l’autre et, en ce sens, c’est peut-être accepter de le laisser « enfermé » dans une histoire et une géographie culturelles déterminées. Bien que pratiqué dans le monde entier, le flamenco reste dans l’imaginaire collectif intimement lié à l’Espagne (et à l’Andalousie en particulier), au point de fonctionner comme un marqueur d’identité culturelle. Au contraire d’autres styles musicaux et chorégraphiques tels que le jazz ou le rock, le flamenco ne semble pas parvenir à s’émanciper de cet ancrage. Alors que l’on assiste à la diffusion massive de productions artistiques venues du monde entier, tout se passe comme si le flamenco n’apparaissait toujours que comme un exotisme, une « espagnolade », autrement dit un marqueur stéréotypé de l’Espagne ne pouvant exister et être compris que depuis son lieu et sa culture d’origine4.

Note de bas de page 5 :

Terme qui désigne les amateurs et les connaisseurs de flamenco.

6Ne pas traduire ces autoréférences c’est alors faire que le sens de ce qui est chanté – et avec lui une dimension essentielle de ce qu’est l’expérience artistique proposée par le flamenco – ne soient accessibles qu’à une petite minorité d’individus, non seulement hispanophones, mais de plus aficionados5.

7Il s’agit donc de questionner la difficulté à traduire ces autoréférences – c’est-à-dire ce vocabulaire propre au flamenco et utilisé dans la performance – en se demandant ce que cela nous apprend de ce genre musical et chorégraphique : doit-on de fait le considérer comme une pratique artistique locale et mineure, accessible à un public d’initié et réservée à l’étude ethnomusicologique ?

8L’enjeu plus général posé par la non traductibilité de ces autoréférences est finalement celui de la remise en cause d’une certaine conception de l’expérience artistique comme ayant une portée universelle. La présence de ces autoréférences semble devoir nous faire renoncer à considérer le flamenco comme un art potentiellement accessible à tous, pouvant être apprécié par tous, quelle que soit sa langue et sa culture, dans une expérience esthétique pleine et entière.

9Il s’agira d’abord d’établir une typologie de ces autoréférences dans les coplas, pour ensuite se demander en quel sens elles seraient « intraduisibles ». Enfin, cette analyse nous conduira à questionner le rapport plus général entre le spectateur et l’objet artistique.

1. Typologie des autoréférences

● Un phénomène relativement récent

Note de bas de page 6 :

Puisqu’il semble difficile de renvoyer le lecteur à des coplas transmises oralement ou par l’intermédiaire du spectacle vivant, nous avons essentiellement construit ce travail d’après des sources bibliographiques (recueils de coplas) et discographiques. Pour un rapide aperçu des différentes sources étudiées, voir annexes. Il n’en reste pas moins que le propos vise également l’ensemble de cette textualité orale qu’une bibliographie et une discographie, même les plus exhaustives, ne sont pas en mesure d’épuiser.

10Si l’on observe différentes sources de coplas flamencas6, on s’aperçoit que les autoréférences sont finalement peu présentes et moins diverses dans la discographie et dans les recueils de coplas les plus anciens. En revanche, elles se multiplient à mesure que l’on s’approche du XXIe siècle et sont omniprésentes dans le flamenco contemporain.

11On peut sans doute expliquer ceci par le fait qu’il faut d’abord que le flamenco, un genre musical et chorégraphique relativement récent, se constitue en un objet avant de devenir un sujet, un thème, dans les coplas. Ainsi, les autoréférences deviennent de plus en plus riches à mesure que l’on avance dans la seconde moitié du XXe siècle, comme si la construction du flamenco en un véritable genre artistique s’achevait et laissait place à une certaine réflexivité de la pratique sur elle-même.

12Ces autoréférences sont néanmoins déjà en germe dans une discographie relativement ancienne telle que l’Antología del cante flamenco de 1958, dirigée par Perico el del Lunar et éditée chez Hispavox.

● Dans l’Antología del Cante Flamenco

Note de bas de page 7 :

Nous remercions Claude Worms de nous avoir fait remarquer qu’il convient de distinguer les palos et les cantes : alors que le palo désigne un cadre formel, les cantes (également appelés estilos) sont les « compositions » répertoriées par la mémoire collective et construites dans ce cadre.

Note de bas de page 8 :

Voir l’annexe n°2, coplas 1 à 7.

13Dans cette anthologie, les références au flamenco dans les coplas sont présentes essentiellement sous une forme : la citation de noms de palos et de cantes7 – citation qui correspond d’ailleurs la plupart du temps au palo ou au cante qui est en train d’être exécuté. C’est le cas du mirabrás, de la romera, des caracoles, des verdiales, et du polo8. Mais c’est dans le tango de Pericón de Cádiz que l’on trouve la copla la plus riche en autoréférences :

Note de bas de page 9 :

Voir dans les annexes n°2 la copla n°4.

Si alguna vez vas por Cái
pasa por barrio Santa María
y tu veras los gitanos
como se bailan por alegrías
9

14Il s’agit ici de faire référence à un autre palo flamenco que celui qui est exécuté (l’alegría devient ici le sujet, le thème d’une copla de tango), à la géographie du flamenco (l’alegría naissant à Cádiz) et à la manière dont on pratique le flamenco (l’alegría est aussi un baile, c’est-à-dire un chant flamenco qui se danse).

● Trois types d’autoréférences

15Cette copla de tango flamenco regroupe finalement les trois types d’autoréférences que l’on rencontre le plus souvent :

  • citation de noms de palos et de cantes (bulería, soleá, cantiñas, malagueñas, tientos, etc.)

  • référence à la manière de pratiquer le flamenco

  • allusion à l’histoire et/ou à la géographie du flamenco

16On retiendra donc ces trois types d’autoréférences et l’on peut déjà remarquer que le travail de traduction rencontrera des difficultés lorsqu’est utilisé un vocabulaire qui n’existe qu’au sein de la pratique flamenca. Plus encore, même les références qui nous semblent au premier abord facilement traduisibles (parce qu’elles n’utilisent pas un vocabulaire inventé par et pour le flamenco) vont se révéler tout aussi difficiles à traduire car, utilisées en tant qu’autoréférences, elles sont toujours en excès sur leur signification la plus commune.

2. De l’intraduisibilité de ces autoréférences au titre d’œuvre

● Des intraduisibles ?

Note de bas de page 10 :

Nous pouvons entendre le terme « intraduisible » comme désignant un terme qui pose des difficultés de traduction ou, pour reprendre une expression de Barbara Cassin, un « symptômes de la différence des langues » (Cassin, 2014). Bien que l’on puisse soutenir la thèse que tout est toujours traduisible (si l’on accepte un inévitable effet de perte) nous partons ici d’un état de fait qui est que des traducteurs font le choix de ne pas traduire. C’est donc en ce sens factuel que nous affirmons qu’il existe des intraduisibles.

17Les autoréférences dans les coplas semblent ainsi entrer dans la catégorie de ce que l’on peut appeler des « intraduisibles »10 et ce en deux sens :

  • au sens radical de « non-traduisibles », car elles font appel à un vocabulaire spécialisé et technique, inventé par et pour le flamenco. Ce sont principalement les noms de palos et de cantes, mais aussi des mots tels que : cantaor, afillá, falseta, jipío, palo, escobilla, palmas, palmero ; bref, tous ces termes et expressions qui nécessitent un lexique à la fin de chaque ouvrage sur le flamenco. On notera que ces intraduisibles ne sont pas traduits dans les recueils en français : c’est donc aux lecteurs/spectateurs-auditeurs de chercher à savoir ce qu’ils veulent dire.

  • en un sens plus modéré puisque le problème n’est pas qu’il n’existe pas d’équivalent dans une autre langue pour le mot en question, mais qu’il n’existe pas d’équivalent pour le sens que le mot a acquis dans son usage flamenco. Ce sont des mots et expressions tels que : remate, cante, compás, llamada, quejío, subida, rasgueo, peso, juerga, fin de fiesta ; c’est-à-dire des mots qui, pour les aficionados, ont acquis un sens spécifique.

18Cette deuxième catégorie semble plus problématique que la première, justement parce qu’elle nous donne au premier abord l’impression que l’on possède d’une langue à l’autre le même concept-mot alors que ce n’est en réalité pas le cas. Ces mots sont intraduisibles du fait de leur utilisation comme des références à la pratique flamenco. Voilà qui donne du travail au traducteur de coplas qui doit veiller à ce que le lecteur-auditeur saisisse ce sens spécifique. Par exemple, « compás » ne coïncide pas tout à fait avec le mot « rythme » : il désigne davantage la structure rythmique d’un palo sous la forme d’une cellule comportant des accentuations ; de même que le mot « cante » désigne spécifiquement un chant flamenco et n’est en ce sens ni tout à fait traduisible par « chant », « chanson » ni même « morceau » ou « pièce ». C’est pourquoi, dans les recueils traduits en français que nous avons pu parcourir, on peut remarquer que ces mots ne sont pas traduits.

19Donc, lorsqu’une copla fait référence au flamenco, elle utilise un vocabulaire technique et spécialisé, propre à une pratique et en ce sens intraduisible. L’intraduisibilité ne doit pas nous faire renoncer à la traduction mais elle nous rappelle que les langues ne sont pas superposables ni interchangeables. Ces autoréférences non traduites témoignent alors d’un certain particularisme, que la traduction signale en faisant justement le choix de ne pas traduire.

● Les noms de palos et de cantes sont-ils des titres d’œuvres ?

20Dans le cas des noms de palos et de cantes qui sont les autoréférences les plus nombreuses – on constate, là aussi, qu’ils ne sont pas traduits, mais laissés tels quels, avec parfois, dans les traductions écrites, l’ajout d’une majuscule ou une mise en italique. Il semble en effet que les noms de palos et de cantes soient souvent considérés comme des noms propres, cette catégorie linguistique que l’on s’accorde généralement à ne pas traduire.

Note de bas de page 11 :

C’est-à-dire qu’il est monoréférentiel.

Note de bas de page 12 :

On pourrait dire qu’un nom de famille désigne non pas un individu mais un groupe d’individus. Doit-on alors continuer de les considérer comme des noms propres ? Cette question reste en débat dans le champ linguistique : on peut par exemple les considérer comme des noms communs dont le statut est spécial puisqu’ils sont tributaires d’un prénom. Mais l’interprétation la plus courante est néanmoins de considérer les noms de famille comme des « noms propres collectifs ». La famille est alors considérée comme un individu (Vaxelaire, 2005, p. 312-315).

21Un nom propre est un désignateur rigide, c’est-à-dire qu’il désigne un objet singulier, individualisé, aux contours bien définis. Il possède un degré de figement11 plus important qu’un nom commun ce qui lui permet d’identifier un individu dans sa singularité. Il en est ainsi de nos noms12 et prénoms, mais également de cette catégorie particulière de noms propres que sont les titres d’œuvres musicales.

Note de bas de page 13 :

Bien que des différences d’interprétation modifient les exécutions, l’interprétation d’une telle œuvre est la plupart du temps fidèle aux nombreuses indications notées sur la partition, de sorte que l’on est capable de distinguer des exécutions différentes de la même œuvre.

22Peut-on alors dire que les palos et les cantes flamencos entrent dans cette catégorie particulière ? Possèdent-ils ce « degré de figement », fonctionnent-ils comme des « désignateurs rigides » ? On a plutôt tendance à penser que les termes « soleá », « alegría » ou « malagueña », ne sont pas des titres d’œuvres musicales dans le sens où ils ont un caractère plutôt générique et non individuel : il existe plusieurs modèles mélodiques au sein du palo de soleá (par exemple la soleá de Alcalá, de Triana, de Joaquín de la Paula, etc.) ; de même, un cante de soleá peut être chanté avec des letras qui diffèrent et/ou une interprétation qui diffère, changeant ainsi sensiblement l’objet musical. Le mot « soleá » ne se réfère donc pas à un individu, mais à une classe d’individus ayant des propriétés communes. De plus, même lorsqu’il s’agit d’interpréter un modèle mélodique précis, celui-ci a toujours vocation à faire l’objet d’une interprétation qui se démarque des autres et qui, dans une certaine mesure, peut être considérée comme une recréation. Il semble donc qu’un nom de palo ou un nom de cante ne fonctionne pas tout à fait de la même manière qu’un titre d’œuvre musicale tel que par exemple La Jeune Fille et la Mort qui, lui, désigne une entité composée par Franz Schubert, figée et réinterprétable dans une certaine mesure à l’identique13. Le nom de palo et même, dans une certaine mesure, le nom de cante, semblent avant tout désigner une forme du répertoire traditionnel, non pas rigide, mais soumise à d’importantes variations, son identité se définissant avant tout par des caractéristiques harmoniques, mélodiques et parfois rythmiques, générales.

Note de bas de page 14 :

On notera cependant qu’une majuscule indique la présence d’un nom propre, mais pas de manière systématique, dans la mesure où les systèmes d’écriture comportant des majuscules sont minoritaires (Vaxelaire, 2005, p. 74).

Note de bas de page 15 :

On trouve dans le recueil de Mario Bois (2016), dans la partie « Copla de toreros » cette copla suivie de sa traduction : « Cual seguiriya gitana / que abre por la primavera / es de Rafael el Gallo / la mágica revolera », « Cette Siguiriya gitane / marque l’arrivée du printemps / comme la rebolera del Gallo / commençait ses faenas » ; ou encore celle-ci dans la partie « La vie est une fête » : « El tango se baila en Cái / con mucha gracia y salero / sobre todo cuando trae / el recivito er casero », « Le Tango se danse à Cadix / dans les tavernes / avec d’autant plus de grâce / que le patron fait crédit ».

Note de bas de page 16 :

On peut noter que Robert Jean Vidal (1992, p. 51) laisse les noms de palos en italique, sans majuscules, et garde, lorsqu’elle est présente, la préposition « por » ; par exemple p. 51, copla n°64 : « Los Ojos de Faraón / Y canto por martinetes / Marcando en el hierro, el son » est traduit par « J’ai le visage foncé, / Les yeux de Pharaon, / Et je chante por martinetes [sic] / Marquant le rythme sur le fer ».

23Pourquoi, alors, devrait-on les considérer comme des titres d’œuvres musicales ? Il semble que ce soit davantage la traduction écrite qui fige ces noms de palo en titre d’œuvre en ajoutant, par exemple, une majuscule14, que ne possèdent pas les strophes écrites en espagnol15. Le langage utilisé par le chanteur de flamenco tendrait plutôt à nuancer cette catégorisation en titre d’œuvre, puisque l’on dira par exemple « Voy a cantar por soleá », c’est-à-dire littéralement « je vais chanter par la soleá », « via la soleá », « à l’aide de la soleá », comme s’il s’agissait d’un mode, alors que, par ailleurs, on dira « Interpretamos la quinta sinfonía de Beethoven », identifiant ainsi une œuvre bien précise16.

● Les noms de palos et de cantes sont-ils des titres « d’œuvres musicales orales » ?

24Cependant, même s’ils ne correspondent pas à des entités individuelles et singulières, les palos, et plus encore les cantes, possèdent chacun leurs propres traits caractéristiques qui permettent de les identifier et de les distinguer les uns des autres lors d’une représentation, ce qui justifie sans doute que l’on puisse les considérer comme des « œuvres », alors même qu’ils ne désignent pas un objet musical précisément déterminé.

25Les palos et les cantes pourraient en effet peut-être – c’est une hypothèse – être identifiés à des œuvres musicales particulières, à savoir des œuvres musicales orales. L’expression « œuvre musicale orale » semble au premier abord antithétique : l’usage de la notion d’œuvre musicale est plutôt réservé aux productions consignées par une notation et imputables à un auteur. Or, les musiques de tradition orale sont transmises par l’exemple et l’imitation et ne peuvent bien souvent pas être rattachées à une individualité créatrice. Ainsi, laissant davantage de place à la variation, elles auraient une nature processuelle, vouée à la transformation, toujours éphémère, provisoire et partielle, incompatible avec la notion d’œuvre.

Note de bas de page 17 :

Il existe plusieurs formes d’inscription : l’écriture, certes, mais aussi la mémorisation, ou encore l’enregistrement (Arbo, 2014 A, p. 26).

Note de bas de page 18 :

Le terme d’œuvre orale serait alors davantage pertinent pour désigner les cantes : alors que le palo s’apparente à un cadre général, les cantes sont des compositions vocales, fussent-elles orales, qui précisent encore le cadre instauré par le palo. Sur la notion d’œuvre orale, voir également le travail de Jean Molino (2007, p. 477-527).

26Néanmoins, les palos et les cantes flamencos semblent fonctionner comme des œuvres par certains traits dont le principal serait un critère de « (ré-)identification » (Arbo, 2014 A, p. 25) qui peut s’opérer grâce à la présence d’une certaine inscription. Que le flamenco soit une musique de tradition orale n’implique pas l’absence de toute inscription17 et il semble bien qu’à chaque exécution d’un même cante, quelque chose comme une inscription mémorisée structure la performance et se rejoue. Aussi, si le palo et le cante s’écartent de la notion d’œuvre en son usage traditionnel, il faudrait voir s’ils ne coïncident pas néanmoins avec ce que l’on peut appeler une œuvre orale, c’est-à-dire un cadre, un modèle ou un schéma sonore permettant, certes, la variation, mais qui restent suffisamment codifiés et structurés pour que l’on puisse parler d’exécution d’un même objet musical reconnaissable18.

Note de bas de page 19 :

Cette hypothèse, que nous nous contentons ici d’esquisser et qui devrait faire l’objet d’une autre étude, s’inscrit dans le sillage des questionnements sur la nature de l’œuvre musicale que l’on trouve dans la philosophie et la musicologie contemporaine, par exemple dans les travaux de Jerrold Levinson, David Davies, Lydia Goerh, ou encore Stephen Davies.

27Ainsi, ne pas traduire les noms de palos et de cantes, ce serait les considérer comme des noms propres, en vertu de cette capacité de représentation qui leur accorde, malgré leur caractère oral, la permanence (ontologique) d’une œuvre par opposition à des objets musicaux entièrement produits dans et par la performance artistique19.

28Que certaines autoréférences, telles que les noms de palos et de cantes, se révèlent être des intraduisibles (voire des titres d’œuvres) montre que l’expérience artistique flamenca fait référence à tout un appareil musical complexe et codifié demandant, pour pouvoir être apprécié, des connaissances précises et exigeantes de la part de l’auditeur-spectateur. Le problème persiste donc : l’auditeur découvrant les cantes, passera à côté du sens de la letra, et par conséquent d’une expérience artistique complète, s’il ne possède pas les références nécessaires.

3. L’expérience artistique comme participation

● Pourquoi vouloir comprendre le texte ?

Note de bas de page 20 :

Une telle conception romantique de l’expérience artistique flamenca reste aujourd’hui présente. On peut citer à titre d’exemple la première partie du recueil de Mario Bois qui critique une approche rationnelle du flamenco en ce qu’elle nous « éloigne de l’émotion directe que procure ce chant primitif qui vous entre dans le cœur ». Il faudrait ainsi admettre que « [le cante] est insaisissable, se refusant lui-même à se définir » et surtout « [i]l faut se méfier de l’intellectualisme qui est le contraire du flamenco » (Bois, 2016, p.16, p. 46, p. 52).

Note de bas de page 21 :

Tel ce chant originaire, expression pure et sincère des passions humaines, qu’évoque Jean-Jacques Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues (1995 [1781], pp. 373).

29Ne pourrait-on pas pourtant considérer que comprendre le sens du texte n’est pas la priorité dans l’expérience artistique flamenca ? C’est un geste récurrent au sein de la flamencologie d’affirmer que cette expérience artistique s’adresse non pas au logos mais au pathos, non pas à l’intellect mais aux affects, qu’elle est le lieu par excellence d’expression des passions et que le spectateur-auditeur se retrouve, de fait, de par sa simple présence, comme « emporté » par la puissance d’une telle expérience20. Aussi, la richesse de l’expérience artistique flamenca se situerait avant tout dans l’émotion véhiculée par la voix du chant, émotion que le texte ne ferait que soutenir, une émotion qui se veut universelle et authentique, émanant, tel un cri, de la sincérité idiosyncrasique de l’artiste21.

30Cette conception pourrait alors nous laisser faussement penser que « l’expérience esthétique devrait survenir spontanément, sans avoir fait l’objet de la moindre recherche » (Pouivet, 2007, p. 43).

● Le travail du spectateur/auditeur

Note de bas de page 22 :

« On voit bien que le ressort principal d'une telle position est un dualisme radical entre corps et esprit, ou encore, entre émotion et raison. Ce dualisme tend à légitimer une conception de l'expérience esthétique comme étant nécessairement intérieure, égologique, subjective et incommunicable » (Riegler, 2018, p. 21). La flamencologie traditionnelle a souvent tendance à privilégier l’aspect émotionnel de l’expérience artistique flamenco : « Y aunque el cante, como arte, es una unidad inseparable de sensación y reflexión manifestada por el "cantaor" en la copla y enriquecida por la música y el baile, la flamencología tiende a interpretarlo sólo como fuente de emoción, sin buscar sus causas concretas en la realidad social » (Steingress, 1993, p. 26).

Note de bas de page 23 :

C’est la thèse du contextualisme esthétique portée par Jerrold Levinson : le contexte est déterminant dans la nature même des œuvres, qui sont avant tout des objets incorporés dans l’histoire (Levinson, 2005, p. 447-460).

31Cependant, une telle conception de l’expérience artistique comme lieu par excellence des affects relève d’un dualisme contestable22. Mais plus encore, la non traduction des autoréférences a rappelé que les concepts et les idées ne sont pas indépendants de la culture et de la langue qui les porte. Aussi pourquoi serait-ce le cas des œuvres d’art et des émotions qu’elles véhiculent, lorsqu’elles en véhiculent ? Ce prétendu universalisme de l’objet artistique – qui serait immédiatement accessible, comme en surplomb de la diversité des cultures et des pratiques humaines – semble remis en cause par le fait que tout artefact (et donc tout objet artistique) émane d’un contexte précis qui l’ancre historiquement et géographiquement, déterminant ainsi certaines de ses propriétés23.

32Il ne s’agit pas de dire qu'il est impossible de faire passer un objet artistique d’une culture à une autre mais que, pour le faire, il est nécessaire de compter sur un certain travail du spectateur-auditeur. Il ne semble pas qu’une expérience artistique puisse être simplement « reçue » par un spectateur passif, qui en saisirait immédiatement la teneur esthétique. L’appréciation esthétique correcte d’un objet repose au contraire sur une capacité, une disposition participative du spectateur-auditeur, lequel doit faire l’effort d’aller vers l’œuvre et vers l’ancrage dans lequel elle s’enracine.

Note de bas de page 24 :

Les jaleos sont des interventions vocales qui ponctuent le chant, la danse et les falsetas, telles que le célèbre « olé », et qui émanent généralement du public.

33Finalement, le problème de la traduction de ces autoréférences nous amène à penser l’idée d’un certain travail du spectateur/auditeur, cette idée étant par ailleurs renforcée par d’autres propriétés du flamenco, esthétiques cette fois, telles que par exemple l’importance de la participation du public à la performance par des jaleos24.

● Une « déterritorialisation »

Note de bas de page 25 :

Et nous entendons par là non pas simplement une disponibilité affective du spectateur, mais un réel engagement notamment cognitif. Pour préciser cette idée nous renvoyons aux thèses défendues dans le domaine de l’ontologie musicale par Alessandro Arbo (2014 B), Sandrine Darsel (2009) et Roger Pouivet (2010) notamment. Ces travaux montrent comment certains jugements esthétiques sont liés à une compréhension ontologique (bien que souvent implicite) des objets artistiques.

34Ce travail artistique du spectateur/auditeur s’apparente à ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment dans l’Anti-Œdipe (Deleuze et Guattari, 1995, p. 72) une déterritorialisation : « Se déterritorialiser, écrivent-ils, c’est quitter une habitude, une sédentarité. Plus clairement, c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis ». Si l’on admet cette idée que, dans une expérience esthétique, il existe, non pas simplement un mouvement de réception allant de l’œuvre – en tant qu’elle s’adresse à – vers le spectateur, mais également un mouvement de participation du spectateur vers l’œuvre25, alors la non traduction des autoréférences ne semble finalement pas un problème. Elle serait même essentielle : nous pensions d’abord que la traduction des coplas devait permettre de faire passer le flamenco d’une culture à l’autre, alors qu’en réalité, on peut davantage penser qu’elle permet de déclencher chez le spectateur-auditeur un travail de déterritorialisation.

35La traduction de copla n’a ainsi pas vocation à remplacer une langue par une autre, mais justement à préserver et faire connaître la diversité des langues, diversité qui semble la

condition immédiate d’une croissance pour nous de la richesse du monde et de la diversité de ce que nous connaissons en lui ; par-là s’élargit en même temps pour nous l’aire de l’existence humaine, et de nouvelles manières de penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits déterminés et réels (Humbolt, 1996, p. 443).

36De la même manière, penser l’objet artistique à l’aune de l’universalité consisterait alors moins à affirmer que l’objet d’art serait partout et toujours accessible à tous, indépendamment de tout contexte culturel, qu’à inviter à se rendre accessible tel ou tel objet, par une déterritorialisation, par un élargissement de son aire.

Conclusion

37La traduction du chant flamenco ne serait donc que partiellement possible, du fait notamment de ces autoréférences qui forment une langue dans la langue, un monde à part. Traduire les coplas revient à mettre en scène certains personnages tels que la soleá, la bulería, ou le compás, et à nous inviter à les rencontrer, par un geste de déterritorialisation, afin de saisir toutes les subtilités de l’expérience artistique flamenca.

38Ces autoréférences, symptômes d’une dimension réflexive caractéristique d’un genre artistique constitué, ne semblent pas sans lien avec un statut ontologique particulier qui serait celui des productions flamencas : elles nous conduisent à penser le flamenco comme un genre musical et chorégraphique extrêmement codifié au sein duquel l’on pourrait, peut-être, distinguer des œuvres, et ce, malgré le caractère oral et performatif qui le caractérisent.