Compte rendu de lecture d’un roman du XVIIIe siècle : Jacques Charles Donze, La Fille séduite et heureuse, 1785 Eighteenth-century novel reading review: Jacques Charles Donze, La Fille séduite et heureuse, 1785

Amandine LACAZE 

La Fille séduite et heureuse, roman épistolaire de Jacques Charles Donze récemment exhumé des Archives nationales a été publié pour la première fois en 2023 depuis sa confiscation en 1785. Histoire d’amour dotée d’un happy-end, cette pièce à conviction mêle divertissement et philosophie et se présente comme un mode d’emploi à l’attention des jeunes couples. Le lecteur est invité à juger le comportement des amants et celui de leur société à travers des lettres qui ont elles aussi le rôle de preuves. Jouant le jeu de l’auteur, nous avons choisi de rendre compte d’une lecture qui questionne le consentement de Sophie, utilisant les lettres pour mener l’enquête et tâcher de découvrir si vraiment, Sophie est « séduite et heureuse ».

La Fille séduite et heureuse, an epistolary novel written by Jacques Charles Donze, was recently exhumed from the national Archives in Paris and published in 2023 for the first time since its confiscation in 1785. A love story with a happy ending, this exhibit mixes distraction and philosophy and presents itself like a guide to young couples. The reader is invited to judge the behaviour of the lovers and of their society through the use of letters which are considered evidence. Playing the game of the author, we chose to report a reading that questions Sophie’s consent, using letters to investigate and discover if really, Sophie is «seduced and happy».

Sommaire
Texte

Introduction

Note de bas de page 1 :

Les citations seront tirées de cette édition.

1La Fille séduite et heureuse, roman épistolaire de Jacques Charles Donze, ouvrier en joaillerie, est publié pour la première fois (Donze, 2023)1 d’après un manuscrit du 24 avril 1785, date à laquelle celui-ci est saisi par la justice lors d’une procédure criminelle accusant l’auteur « d’homicide de soi-même ». Plutôt court, le roman compte seize lettres distribuées équitablement entre les deux protagonistes Sophie et Valcour, et relate les péripéties qui séparent la déclaration d’amour du mariage. Étape cruciale de la vie au XVIIIe siècle, le choix d’un époux est bien souvent laissé à la discrétion du père de famille. Cette histoire, semblable à de nombreuses autres œuvres de la période (Paméla, Clarissa, Le Père de famille, La Nouvelle Héloïse) dépeint l’intériorité du couple tout au long de cette lutte pour « concilier aspirations personnelles et attentes familiales » (Minvielle, 2010).

Note de bas de page 2 :

Ce sont aussi les mots que la Maréchale de *** emploie pour interroger Diderot : « C’est donc vous qui ne croyez rien ? » (Diderot, 2018, p. 526). Le conservatisme chrétien de Donze placerait Diderot en la personne de Floricour.

2Valcour adresse une lettre à Sophie pour lui déclarer ses sentiments. Rapidement, elle lui propose de le retrouver chez son père à la campagne. La bonne les surprend alors qu’ils s’embrassent dans les buissons et les dénonce au père de Sophie. Ce dernier la menace de l’envoyer au couvent si elle ne se reprend pas et n’épouse pas l’homme qu’il a choisi pour elle, le rival Floricour, un homme fortuné sans mœurs « qui ne croit à rien » (p. 33)2. Par chance, Valcour parvient à mettre la main sur une lettre de Floricour à sa maîtresse secrète, preuve de dépravation qu’il compte porter à l’attention du père de Sophie. Lors d’une scène d’un comique libertin, les deux jeunes amants se retrouvent en secret et consomment leur amour dans l’étui d’une contrebasse. Valcour, transi, décrit l’extase sexuelle dans une lettre volée par Floricour à Sophie qui, malade d’amour, est trop faible pour l’en empêcher. Lorsque le père apprend par le rival ce que sa fille a fait, il la déshérite sur le champ. Sophie obtient cependant gain de cause grâce à la lettre-preuve contre Floricour et se marie avec Valcour.

3À la lecture de ce roman, et connaissant le contexte de vie des jeunes filles de la bourgeoisie au XVIIIe siècle, il est difficile pourtant de considérer ce happy-end comme véritablement heureux. Le regard d’un homme suffit à déshonorer une femme d’une façon irréversible, elle est la propriété de son père et à ce titre ne sera pas protégée contre les agressions sexuelles (Bernard, 2017). Nous souhaitons donc rendre compte d’une lecture qui questionne le consentement de Sophie. En suivant le titre de l’ouvrage, nous examinerons tout d’abord la séduction de Sophie par Valcour, puis la représentation du bonheur marital.

1. « Séduction » au XVIIIe siècle

● Premiers émois

4Les deux premières lettres sont une déclaration d’amour de Valcour à Sophie et la réponse de Sophie à cette déclaration. Le lyrisme de Valcour contraste avec la réaction de Sophie. Il l’apostrophe affectueusement « oh ! ma douce amie », « ô ma bien aimée ! » (p. 29), mais elle ne lui rend son amitié qu’à partir de sa deuxième lettre (p. 32) : au contraire, elle lui demande ce qu’elle doit « répondre » et « penser de [lui] » (p. 29).

5Elle poursuit en opposant formellement la légèreté de ses interactions avec lui d’une part et le sérieux de sa déclaration d’autre part, mettant en avant un décalage dans leurs sentiments : « je vois que vous vous êtes enhardi auprès de moi, et que vous avez pris trop sérieusement la naïveté avec laquelle j’ai quelques fois badiné autour de vous » (p. 29). Elle qualifie ses interventions de « petites plaisanteries » qui n’appellent pas « tant de conséquences » (p. 30). Sophie exprime un problème courant encore aujourd’hui dans nos sociétés modernes : la politesse des femmes à l’égard des hommes est souvent perçue par eux comme de l’intérêt amoureux (Abbey, 1982, 1987). Sophie s’est « attachée par habitude » (p. 30) tandis que, sur un ton élégiaque, Valcour témoigne de la grandeur de ses sentiments en les associant au « génie » (p. 29). Sophie n’écrit pas directement qu’elle ne ressent pas l’amour qu’il lui voue, ce qui s’exprime dans les espoirs qu’elle formule au subjonctif : « vous vous rendrez digne dans tous les temps de l’estime que vous exigez de moi, ainsi que de l’attachement que vous désirez que j’aie pour vous » (p. 30).

6Valcour lui décrit ses sentiments avec un tel emportement qu’il en oublie des conventions qui le tenaient alors en « respect » (p. 31), et se met à tutoyer Sophie. Elle maintient le vouvoiement dans sa réponse et lui demande de faire de même :

Si quelqu’un, par hasard, avait ouvert cette lettre au lieu de moi – car c’est mon jardinier qui me l’a remise et à qui j’ai donné une petite récompense en lui imposant le secret – si, dis-je, on eût découvert cette lettre où le « vous » et le « toi » sont mis sans distinction, on croirait peut-être que nous avons déjà eu ensemble quelques familiarités dangereuses qui altèrent le sentiment de la conscience et éloignent du véritable honneur. Je crois que vous ne me saurez pas mauvais gré de mes observations […] (p. 30).

7Valcour commence sa réponse à Sophie en la vouvoyant. Rapidement cependant, il repasse au tutoiement en prétendant faire « l’analyse » de son usage, ce afin d’éviter le « blâme » (p. 31) de Sophie :

Le « vous » est un terme dont on se sert pour témoigner la soumission et le respect. On emploie ce monosyllabe auprès des grands quand on les approche, et ce n’est presque jamais qu’avec un sentiment mêlé de crainte qu’on s’en sert, parce que tout autre terme de familiarité annoncerait entre les deux cœurs qui s’approchent quelque chose de plus agréable que la politique [la politesse] (p. 31).

Note de bas de page 3 :

Mansplaining : ce terme vient d’entrer dans l’Oxford English Dictionary avec la définition suivante : « action d’expliquer quelque chose à une femme alors que ce n’est pas nécessaire, de manière paternaliste et condescendante pour établir une position de domination ». Il peut être traduit par « mecsplication » en français.

8Le présent de vérité général qu’il utilise en début de citation met Valcour dans une position de maître envers Sophie. Lorsqu’il écrit que « tout autre terme de familiarité annoncerait entre les deux cœurs qui s’approchent quelque chose de plus agréable que la politique » (p. 31), il reprend l’idée que Sophie énonce plus tôt (p. 30). On y retrouve le conditionnel (« croirait » p. 30, « annoncerait » p. 31) et les « familiarités » (p. 30 ; p. 31), opposées ici à la politesse mondaine. Sophie exprime sa crainte qu’on ne soupçonne une relation plus longue qu’elle ne l’est réellement et que son père n’« interdi[se] l’entrée de sa maison » à Valcour (p. 31), mais Valcour ne comprend pas ces enjeux et recentre la conversation sur ses désirs. Il impose son jugement en utilisant le futur dans une formulation qui laisse peu de place à la contradiction : il estime que Sophie ne devrait pas être « fâchée » qu’il la tutoie si c’est « à la faveur » de son « envie d’aimer » (p. 31). Les enjeux autour du vouvoiement au XVIIIe siècle, exprimés par Sophie en des termes matériels, sont incompris de Valcour qui échoue à identifier les faits. De notre point de vue, il s’agit d’une forme de mansplaining3 épistolaire. La demande de Sophie est à mettre en lien avec les contraintes qui pèsent sur les filles de famille au XVIIIe siècle.

● Conséquences de la déclaration de Valcour

9Le premier impératif de Sophie est de garder secrète la correspondance. Pour cela, elle achète le silence de son jardinier (p. 30). Comme nous venons de le voir, elle ne peut pas compter sur son prétendant pour rester discret. Chaque détail de sa vie est susceptible d’être examiné et jugé. Ce « silence » imposé au jardinier l’est avant tout à Sophie, qui ne peut ni librement s’exprimer ni faire confiance à sa famille pour respecter ses choix. L’usage redoublé du conditionnel « si […], si, dis-je » (p. 30) encadre la mention du silence imposé, condition nécessaire à la sécurité de Sophie. Dès lors qu’il lui a déclaré sa flamme, Sophie dépend de la discrétion de Valcour. Le sexe hors mariage, désigné par la paraphrase euphémisante de « quelques familiarités dangereuses qui altèrent le sentiment de la conscience et éloignent du véritable honneur » (p. 30), porte atteinte à la vertu d’une femme de façon irréversible. Le concept d’honneur au XVIIIe siècle « s'applique plus particulièrement à deux sortes de vertus, à la vaillance pour les hommes, & à la chasteté pour les femmes » (Furetière). Un homme d’honneur est un « homme vertueux, probe, intègre, courageux, qui ne transige pas avec les lois les plus strictes de la morale » (Trévoux), tandis que l’honneur d’une femme dépend de la « dignité que confère une conduite sexuelle conforme à une norme valorisée socialement (chasteté, fidélité dans le mariage) », selon le Trévoux.

10C’est une autre employée de maison, une bonne, que Sophie regrette de ne pas avoir mise dans la « confidence (« elle aurait peut-être gardé le secret », p. 40), qui raconte tout au père et à la mère de Sophie. Quand le père de Sophie apprend que sa fille et Valcour entretiennent une « passion secrète », il lui fait des « remontrances » qu’elle prétend retranscrire fidèlement, citant son père avec des guillemets. Il lui expose ce que son « expérience » (p. 40) lui a appris de la nature du sentiment amoureux et lui reproche d’en avoir pris l’initiative. Sophie s’évanouit. L’annonce de la requête du père à son réveil n’est pas verbale :

Revenue à moi-même, mon père me fixa, mais avec des yeux qui exprimèrent bien plus que je ne pouvais dire, aussi pour toute réponse je ne fis qu’un mouvement de tête, qui fit dans son esprit tout l’effet que peut produire une volonté contrariée (p. 41).

11Sans parler, il lui demande d’épouser Floricour, et elle refuse. Son père explique alors à sa mère : « votre fille entretient dans son cœur une passion dangereuse, je veux l’en détourner, elle persiste, elle n’a plus de parti à prendre que le couvent » (p. 41).

La famille de la jeune femme et la communauté environnante ont le devoir de s’assurer que les jeunes gens ne franchissent pas certaines limites ; l’honneur de l’individu féminin doit rester intact jusqu’au mariage (Bernard, 2017).

12Les jeunes femmes de la bourgeoisie au XVIIIe siècle n’ont pas beaucoup de possibilités entre le mariage et le couvent. L’intrigue de la Clarisse de Richardson nous semble constituer le pendant négatif de l’histoire de La Fille séduite et heureuse : Lovelace est attiré par Clarisse mais celle-ci est promise à Solmes, homme qu’elle rejette. Elle ne veut pas non plus de Lovelace, mais le contrôle permanent de sa famille sur ses faits et gestes, sa solitude et son manque de ressources en tant que femme la poussent à organiser un rendez-vous avec lui pour qu’il la mette à l’abri auprès d’une femme de sa famille. Finalement, il la piège et l’emmène contre son gré dans une maison close, la rendant complice avec lui de ce crime de rapt. Dans le Père de famille, le personnage du fils et la Sophie de Diderot sont en danger car leur situation pourrait pousser le fils à enlever Sophie contre l’avis de son père, déshonorant sa famille et se rendant coupable d’un rapt lui aussi. La notion de rapt au XVIIIe siècle fait référence à l’enlèvement d’un membre de la famille, le plus souvent une jeune fille, soit par la violence, soit par la séduction. Il s’agit d’un crime commis contre le père de famille, possesseur de ses enfants, et dont la conséquence était souvent le déshéritement :

[…] à cette époque, il fallait avoir du courage pour oser braver le courroux parental et être en mesure d’imposer sa volonté. Au-delà du destin individuel, c’est la réputation de la famille, mais aussi la place des futurs époux en son sein, qui était en jeu. Comment ne vouloir en faire qu’à sa tête quand on s’exposait au risque de ne plus avoir de toit pour vivre et de perdre son héritage ? (Minvielle, 2010).

13Sophie n’a donc pas vraiment le choix. Si elle veut échapper à Floricour, elle doit aller au couvent, ou s’enfuir avec Valcour et se rendre coupable de crime de rapt, ou trouver un moyen de convaincre son père.

2. « Bonheur » au XVIIIe siècle

● Mariage chrétien

14Valcour interprète le rôle de l’amour en utilisant à nouveau un présent de vérité générale. Son propos est à mettre en rapport avec les attentes sociales à l’égard des femmes au XVIIIe siècle :

Oui, je te l’avoue, mon cœur souffre éloigné de ta présence et, s’il est impossible d’être parfaitement heureux sans la sagesse, il l’est de même d’être parfaitement heureux sans amour ; c’est l’objet aimé qui purifie l’âme en fixant ses désirs sur un seul et unique objet, et qui nous dégage des liens honteux de la frivolité et du caprice. Il purifie nos plaisirs, il concilie la vertu avec la volupté, talent précieux qui n’appartient qu’à la modestie et aux grâces d’une jeunesse aussi aimable que la tienne, dont la raison est si prématurée (p. 29).

15La « raison prématurée » de Sophie, caractéristique de sa « jeunesse », serait vectrice d’une « modestie » et de « grâces » capables de « concilie[r] la vertu avec la volupté » (p. 29). Selon Valcour donc, ce sont les femmes qui, dans le mariage, calment l’hédonisme masculin. L’amour d’un homme, si peu qu’il soit envers une femme vertueuse (modeste) le rendra fidèle (vertueux). On perçoit le double principe qui est à l’œuvre au XVIIIe siècle en matière de vertu : la vertu féminine et la vertu masculine ne sont pas les mêmes. La chasteté est regardée comme la vertu absolue des femmes, vertu que Geneviève Reynes qualifie d’« état d’innocence que la moindre altération viendrait souiller irrémédiablement, tandis que pour les hommes « la vertu est un combat dans lequel les défaites peuvent être suivies de victoires » (p. 125). La responsabilité des femmes nobles dans la société mondaine consiste à assagir les hommes, agir comme les uniques élues de leurs désirs et soigner en quelque sorte leurs mœurs dissolues en étouffant le libertinage dans le mariage, ou bien à aller elles-mêmes s’éteindre au couvent. Les attentes de Sophie à l’égard de Valcour sont exprimées autrement plus prosaïquement :

Je vous connais des qualités très estimables, et je vous rends la justice qui vous est due en vous accordant ma bienveillance ; je me persuade que vous n’abuserez jamais de la confiance que j’ai en vous, et je prierai mon père de vous laisser venir avec nous. Vous aurez soin de vous conduire avec tout le respect imaginable, parce que mon père et ma mère sont d’un scrupule inconcevable et que, si l’on apercevait la plus légère intelligence entre nous deux, mon père vous interdirait l’entrée de sa maison (p. 30).

16Sa « bienveillance » et sa « confiance » s’opposent au « scrupule inconcevable » de ses parents. Les instructions de Sophie fournissent en quelque sorte un argumentaire dans lequel elle tente de persuader Valcour de se « conduire avec tout le respect imaginable » pour éviter elle-même le danger. L’usage des verbes « crois », « désirez », « persuade », et « prierai » rend visible l’incertitude du futur. Les questions qu’elle pose ensuite témoigne de cette inquiétude :

[…] n’y a-t-il point dans votre caractère un peu trop de légèreté ? Votre cœur est-il bien ferme dans ses principes, dans les jugements qu’il adopte ? En un mot, êtes-vous vrai, pur et simple ? Jugez-vous, et répondez-moi (p. 30).

17Cette demande rappelle Clarisse, qui dans une de ses lettres demande la réforme de Lovelace en échange de son amour (Richardson). À la suite de cela, Valcour reproche à Sophie d’être « un peu trop réprimante » (p. 31), euphémisme qu’il justifie par une accumulation des qualités qu’elle attend de lui (« de la solidité dans le caractère, de la pureté, de la simplicité, de la vérité », p. 31-32) avant d’introduire son jugement lors de l’exclamation hyperbolique « voilà bien des qualités à la fois ! » (p. 32) par laquelle il exagère les attentes de Sophie à son égard. Au lieu de se « juge[r] » (p. 30), il se met à l’examiner elle, et lui trouve « une éducation honnête, un jugement sain, les grâces naturelles jointes aux charmes de l’humilité et de la modestie » (p. 31). Son éloge valorise des qualités précises : l’honnêteté, la santé du jugement, la grâce naturelle, l’humilité et la modestie de Sophie. Si les attentes de Sophie à l’égard de Valcour sont impossibles à combler, elle, cependant, semble combler celles de Valcour. Pourtant ces qualités nous semblent assez proches : « la solidité de caractère » rappelle « l’honnêteté », « la pureté » peut renvoyer à « un jugement sain », « la simplicité » aux « grâces naturelles » et à « la modestie ».

18Parlant d’elle à la troisième personne, Valcour explique à nouveau le rôle du sentiment qu’il éprouve pour Sophie dans sa réforme. Les deux conditionnels encadrent deux situations qui s’opposent formellement et moralement :

Si tous les mouvements de félicité et de joie qu’elle fait naître dans mon âme sont bien fondés, si aucune passion ne m’aveugle sur son compte, et si une raison bien éclairée applaudit par la suite à mon choix présent, je fais l’authentique aveu de n’en avoir jamais d’autre qu’elle pour mon épouse. Si, au contraire, le temps, la réflexion, d’autres lumières me prouvent que je me suis égaré, revenu alors de toutes les erreurs dangereuses qu’une passion amoureuse peut inspirer, j’éloignerai à jamais de mon esprit, à cet égard, toute idée étrangère afin qu’il ne soit plus victime d’une aussi dangereuse chimère […] (p. 32).

19Le parallélisme de construction entre les deux propositions opposées formellement met la future « épouse » qu’il aime, et la « dangereuse chimère » dont son « esprit » serait la « victime », au même niveau. On retrouve ici le motif du danger des passions qui était alors à la base du discours réprimant le roman au XVIIIe siècle en tant que vecteur de passions impures. L’effet de style associe Sophie à la source des passions dangereuses. Valcour termine sa lettre sur une condition qu’il annonce comme étant un ordre, avec l’usage de l’impératif : « Efforce-toi d’augmenter en mérite, et je ferai de mon côté tout ce qui dépendra de moi pour donner de la solidité à mon caractère ». Le démonstratif « voilà » qui commence la réponse de Sophie appuie sa circonspection : elle qualifie la passion de Valcour de « bien raisonnée » et demande (non sans une sorte d’espièglerie dans le ton) : « quand on aime véritablement […] fait-on de pareilles distinctions (p. 32) ? ». La passion aveuglante empêche de démêler chimères et amour vrai. Elle lui promet ensuite d’être un « juge sévère qui ne fermera les yeux sur aucun de [s]es défauts » (p. 32-33) s’il veut que « [s]es sentiments [à Valcour] soient la mesure de [s]on mérite [à Sophie] ». Il nous semble qu’elle répond à l’arrogance de Valcour sur le ton de la provocation. L’usage d’impératifs tels que « prépare-toi », « crois », et « tâche d’approcher » (p. 32) associés à un vocabulaire divin (« sort », « foi », « miraculeuse » p. 33) assurent à Sophie une place surplombante dans un conversation dominée par les attentes masculines. Sophie pose des conditions au rôle purificateur que Valcour veut qu’elle assure, indiquant à Valcour que sa réforme est nécessaire.

20À la fin du roman, dans sa dernière lettre qui annonce la victoire du couple sur la famille, Sophie retranscrit ce qu’elle a dit à Floricour lors de son chantage : « nous vivrons ensemble [Sophie et Valcour] avec honneur si les choses réussissent à notre gré, ou je vivrai seule sans lui » (p. 49). Le mot qui nous semble le plus important dans ce contexte est « honneur ». La possibilité de vivre avec lui dans le déshonneur n’est pas envisagée. Il faut trouver un moyen de concilier les exigences patriarcales et les envies de Sophie. Comme la situation morale est résolue, celle-ci fait enfin preuve de lyrisme amoureux, appelant son amant à la rejoindre pour le mariage, et rendant enfin à Valcour son apostrophe dans toute sa force : « viens donc, ah, mon doux ami ! » (p. 50). Le mariage est vu comme ce qui « donn[e] à [leurs] amours une consistance morale » (p. 50).

● Ambition de l’auteur

21Il s’agit d’accompagner la réforme des mœurs bourgeoises qui opposent les parents et les enfants : « Ton père et ta mère sont un peu dévots et c’est de leur âge, aussi ont-ils un peu de froid à tous les plaisirs de la vie » (p. 39-40). Cette remarque est interprétée dans les notes comme témoignant bien « du fossé qui se creuse entre les générations dans une société en pleine mutation » (p. 40) :

Les paroles de monsieur votre père sont si sages, vos réflexions sont si salutaires que je me trouve dans une perplexité inconcevable. Mais quel est l’homme qui pourrait avoir un jugement infaillible ? Il faudrait un mérite surnaturel pour donner des conseils dans des situations semblables ! (p. 42).

22Ce passage peut être interprété comme une flatterie que l’auteur se fait à lui-même. En effet, ce petit bout de roman aurait pu/dû jouer le rôle de manuel de bonnes mœurs à l’attention de la jeunesse du XVIIIe siècle.

23L’ambition de l’auteur se lit aussi dans le ton de comique libertin sur lequel les amants ont un rapport sexuel. Sophie demande à Valcour de la rejoindre chez son père en profitant de la confusion causée par l’arrivée de musiciens et leurs instruments :

Introduis-toi dans la maison à la faveur d’une fausse basse, tu te feras porter dans la boîte, et comme on doit de grand matin en faire venir quelques autres que des valets apportent, on ne saura pas de quel côté celle-là sera venue, et personne ne viendra la réclamer. Fais ce que je te dis, je brûle de te voir ! (p. 46).

24L’union des amants se produit lors d’une ellipse du récit, dans la boîte d’une contrebasse donc. Cette scène intervient à un moment critique du vécu du couple comme une soupape de décompression : les familles de Floricour et de Sophie se retrouvent, et cette dernière sent que c’est pour « machiner [s]a ruine » (p. 45) ; son père ne plie pas, et dans la lettre suivant directement la scène érotique, on apprend que le rival a pu voler à Sophie la lettre de Valcour portant sur ce qui s’est passé dans la boîte. Ce tableau comique s’impose au lecteur comme un divertissement secret au cœur d’un roman de mœurs.

25Lorsque Valcour reprend la plume après l’acte érotique, il se focalise tout d’abord sur ses « sensation[s] » (p. 46) ; le vocabulaire sensuel décrit une scène intense, les hyperboles sont nombreuses et l’enthousiasme de Valcour l’amène à s’interroger :

Quoi donc, l’homme vertueux n’est pas toujours son maître ? Cette même âme qui, dans de certains instants, est si forte, si énergique, si vigoureuse, est quelquefois sujette à des sensations étrangères inconnues ! (p. 46-47).

26L’ombre de l’auteur surgit en quelque sorte derrière son personnage. « L’humour de Donze » (p. 46) se manifeste « à l’insu de son personnage » (p. 46) et le propos sensuel se double d’un propos plus philosophique. « L’homme vertueux n’est pas toujours […] maître » de « cette […] âme […] vigoureuse » (p. 46). La vigueur et la vertu – plus loin la droiture – renvoyant au membre viril (p. 46), il s’agit ici de l’expression d’un de nos poncifs bien connus : le sexe d’un homme n’est quelquefois pas maître de ses actes. La cause de cette perte de contrôle, ce « plaisir » auquel « succombe » (p. 47) « l’intention la plus pure et la plus droite » (p. 48), c’est « la bonté suprême » de Sophie. Valcour l’accuse de l’avoir « trompé » (p. 47) : « Oui, c’est tromper son amant d’être aimable à ses yeux ! », mais il estime qu’elle n’est pas « coupable ». C’est en réalité lui qui est « séduit » naturellement. Dans la suite de sa lettre, Valcour déroule « une parodie de monologue délibératif tragique ». Comme galvanisé par les événements, il apostrophe la « raison sacrée » incapable de lui « procurer les mêmes plaisirs ». La raison personnifiée dénonce la séduction : « une fille séduite, voilà ton cri perçant ! », reprenant le titre de l’ouvrage. Pour « réparer » (p. 47), il faut que « Sophie [soit] [s]a femme » (p. 48), et ce « avec le consentement de la société ». L’amant résume les choses en ces termes : « l’enthousiasme m’avait égaré, la raison me réconcilie avec moi-même » (p. 47). Si l’euphémisme renvoie pudiquement au sexe de Valcour, restituant une image relativement claire, elle ne renvoie pas au sexe féminin et ne mentionne pas le plaisir de Sophie. Lorsqu’elle lui répond, elle « n’[a] pas eu le temps de réfléchir à [sa] dernière lettre » (p. 48). Elle est ainsi soigneusement dépossédée du propos sur le plaisir sexuel.

Conclusion

27C’est sur les épaules de Sophie que repose l’honneur de sa famille. C’est elle qui doit se plier à des contraintes mondaines et religieuses normatives pour satisfaire tout le monde. Elle doit se dépêtrer d’un mariage forcé, échapper au couvent, « introdui[re] » (p. 47 ; p. 48) Valcour dans la maison de son père, tout cela en maintenant les apparences de la normalité pour le bien du secret et des relations filiales. Si l’auteur semble accorder à Sophie le privilège de la décision, elle est en réalité prisonnière de sa situation : pour sauver son honneur, elle n’a d’autre choix que d’épouser Valcour. Tout en ayant l’air de diriger la plupart des situations, Sophie agit sous la contrainte. Comment consentir lorsqu’on est forcé ?

28Cette volonté de représenter des rôles genrés moraux au sein de la famille et du couple fut de même très marquée chez Richardson, inspirateur d’un « architexte » dont La Nouvelle Héloïse fait entre autres partie (Charles, 2013), et qui pourrait bien nous venir de Roméo et Juliette (Charles, 2020). Le roman richardsonnien, « ‘genre anglais’, synonyme de roman qui a réussi l’association improbable ‘du réalisme et de la morale’«  (Charles, 2013), permet d’envisager les unions que les pères de famille étaient les plus susceptibles d’approuver. L’intériorité des personnages est rendue par l’épistolarité. Les lettres sont comme des documents, des preuves juridiques. On peut les imaginer confisquées par les pères de famille, confiées aux directeurs de conscience, lues par des prêtres. Tout comme eux, l’auteur invite le lecteur à juger Valcour et Sophie à travers leurs échanges. Les réactions à Paméla témoignent de cet effet (Hartmann, 2002). C’est suivant la même démarche que Diderot, frustré d’un père compréhensif, créa un père compatissant et juste dans Le Père de famille. Il est curieux de trouver un tel roman dans les Archives nationales, parmi des preuves juridiques du jugement de l’auteur.