Édito : Autopsie du Méchant : de l’ombre à la lumière Autopsy of the Villain: from Shadow to Light

Odile Richard 

Ce dossier est issu d’une journée d’étude EHIC organisée en 2021 par le Master Lettres de l’Université de Limoges, consacrée au personnage du Méchant dans la fiction, personnage familier des cultures tant savantes que populaires, mais au succès contemporain grandissant.

We here publish the proceedings of an EHIC conference day organized in 2021 by the Master of Arts of the University of Limoges, focusing on the character of the Villain, famous in both scholarly and popular cultures, with growing contemporary success.

Sommaire
Texte

« Il faut convenir que s’il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes »
Diderot (Jacques le Fataliste)

1. ÉDITO : les Bons et les Méchants

1En cherchant un thème sur lequel bâtir leur journée d’étude, car tel était l’enjeu de l’exercice, les étudiants et les étudiantes du Master Lettres « Textes et Représentations du Monde » de l’Université de Limoges, à l’automne 2019, tombèrent vite d’accord sur un choix particulièrement réjouissant et consensuel : « le personnage du Méchant dans les arts de la représentation ».

Affiche de la journée d’étude du Master Lettres (2019-2021)

Affiche de la journée d’étude du Master Lettres (2019-2021)

Remerciements à sa créatrice, Marie Desselier, Directrice du Service Commun de Reprographie de l’Université de Limoges.

2Il est vrai que leurs lectures et leur approche de la culture et des produits culturels les confrontent abondamment à ces personnages tranchés, manichéens, parfois caricaturaux, toujours hauts en couleur. La culture populaire, en effet, que l’on s’y nourrisse de romans policiers, de séries TV, de mangas ou de bandes dessinées (genres précédés, jadis et naguère, des almanachs, des feuilles colportées, des journaux à deux sous, du Grand Guignol, des comics etc.), fait la part belle, à côté des surhommes grandioses venus sauver le monde, à des personnages ambigus, terrifiants ou fascinants (Eco, 1995 ; Letourneux, 2010 ; Artiaga et Letourneux, 2013). La question est de savoir pourquoi, plus encore que les anciens héros antiques, médiévaux ou classiques, ces Méchants persistent à fasciner la conscience, envahissant nos jours et nos nuits. Outre que l’on reste troublé par la leçon bi-millénaire de Socrate (« Nul n’est méchant volontairement », Platon, Gorgias, 499e), qui entend disculper l’homme prisonnier de ses passions, cette « hantise heureuse » en faveur du Mal se manifeste aujourd’hui plus que jamais au gré de différents phénomènes contemporains que nous tenterons d’analyser.

3Est-elle due, cette fascination, à la perte de nos valeurs morales, en quête desquelles se lancerait un lecteur-spectateur avide de confrontation avec le Mal pour y recueillir les fruits d’un combat en faveur du Bien (Simon, 1999) ? Nous rejouerions alors, depuis les théâtres de l’Antiquité jusqu’aux arènes contemporaines, une lutte cathartique contre nos démons intérieurs, cherchant dans la fiction et le spectacle vivant de quoi exorciser ces images tenaces, entre monstres archaïques grecs et Satans de nos églises désaffectées. Or ne s’agirait-il pas plutôt d’une fascination délibérée, voire assumée (ou « décomplexée », dans le vocabulaire du temps) pour la « beauté du Mal », en une époque où le Bien s’est affadi, plus guère récompensé par des « bons points », et où l’on tente en revanche plus volontiers, guidé par un humanisme devenu la norme, de repêcher les mauvais élèves de la société dont on connaît désormais mieux les héritages, les difficultés et les déterminismes ? Ce lissage des valeurs et des comportements expliquerait la résurgence et le succès des grands Méchants, la prévalence des caractères « horrifiques », faisant désormais paraître fades, naïfs et sots, voire carrément exaspérants, les personnages vertueux, les Astérix, Caliméro(s) et autres « Schtroumpfs à lunettes ». Cette tendance justifierait en revanche notre émotion toujours intacte devant les Méchants raciniens ou, plus près de nous, un Lovelace (Richardson, 1748), un Lorenzaccio (Musset, 1834), un Woyzeck (Büchner, 1836-1850) ou un Meursault (Camus, 1942) – personnages évoluant entre deux eaux, entre deux mondes aux références incertaines, désertant l’action héroïque, impropres à désigner une voie d’action ou de progrès.

4Le phénomène n’est pas récent. Flaubert fut condamné en 1857 pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », après avoir hissé au rang d’héroïne romanesque une Emma Bovary adultère et mauvaise mère. Le succès de son ouvrage, foudroyant, faisait d’un quasi inconnu un écrivain en vue. Il récidive en 1869 avec Frédéric, mou, poltron, lâche et indécis, anti-héros de son Éducation sentimentale, version laïque et bourgeoise du noble Hamlet shakespearien. Les cohortes de personnages hugoliens, balzaciens, baudelairiens, zoliens, se renforcent de figures ambiguës ou terrifiantes : Vautrin, Javert, Saccard… et la littérature regorge de titres exploitant frontalement, sans le trancher, ce combat titanesque de forces positives et négatives, illustrant nos désormais incessantes interrogations humaines : Est-il bon ? Est-il méchant ? (comédie de Diderot, 1775-1784) ; Crime et Châtiment (roman de Dostoïevski, 1866) ; Guerre et Paix (vaste fresque romanesque de Tolstoï, 1765-1769) ; Par-delà le bien et le mal (essai de Nietzsche, 1886) ; Le Diable et le Bon Dieu (pièce de Sartre, 1951) ; jusqu’au western macaronique de Sergio Leone, Le Bon, la Brute et le Truand (1966)… La liste est infinie.

5Toute la question d’une lecture critique sera d’identifier « à qui profite le crime », profit justifiant la mise en scène parfois outrancière d’un personnage dont il n’y a, en principe, rien de bon à tirer, gibier de potence, « de sac et de corde » : à l’auteur, ou au lecteur-spectateur ? La valeur cathartique discutable, mais aussi la prétendue vertu didactique de ces fictions « méchantes » ont fait l’objet depuis des siècles d’un débat inépuisable entre doctes et philosophes. Celui-ci prend place notamment dans ce que l’on a appelé la « querelle du théâtre », qui remonte, selon Marc Buffat,

aux premières décennies du XVIIe siècle et se prolongera jusqu’à la Révolution. Elle oppose, d’une part, les détracteurs du théâtre, qui l’estiment immoral dans la mesure où sa fin est un plaisir, d’autre part ses défenseurs, qui affirment sa fin morale et en effacent (ou mettent au second plan) tout ce qui est de l’ordre du plaisir. Mais les protagonistes de ce débat se situent finalement à l’intérieur du même système de valeurs, où moralité et plaisir sont antagonistes et où la première est valorisée et le second dévalorisé : dire que le théâtre est plaisir, c’est le condamner ; dire qu’il est moral, c’est en faire l’éloge (Rousseau, 1758, p. 24-27).

6C’est dans sa célèbre Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) que Rousseau reprend cette argumentation pour montrer que le théâtre est, pour des raisons commerciales, condamné à plaire. Il démonte les mécanismes d’une fausse catharsis et l’usage à contre-emploi, dans la comédie, de personnages vertueux pour faire rire à leurs dépens, comme Alceste le « misanthrope » : « Loin de choisir […] les passions qu’il [l’auteur dramatique] veut nous faire aimer, il est forcé de choisir celle que nous aimons » (p. 69). D’où la prolifération de ces personnages impurs, vicieux, plus séduisants que ces parangons de vertu qui nous ennuient. D’où l’abandon aussi, chez l’auteur genevois, du genre théâtral, jugé impropre à changer les cœurs, en faveur du roman, qui chemine en nous silencieusement (La Nouvelle Héloïse, les Confessions), et dans les méandres duquel infuseront plus subtilement l’émotion et la réflexion.

Note de bas de page 1 :

Voir encore, dans l’Encyclopédie, l’article *HOMME, dû à Diderot lui-même (1765, p. 256b) : « *HOMME, s. m. C’est un être sentant, réfléchissant, pensant, qui se promène librement sur la surface de la terre, qui paraît être à la tête de tous les autres animaux sur lesquels il domine, qui vit en société, qui a inventé des sciences & des arts, qui a une bonté & une méchanceté qui lui est propre, qui s’est donné des maîtres, qui s’est fait des lois, &c. […] On l’a considéré comme capable de différentes opérations intellectuelles qui le rendent bon ou méchant, utile ou nuisible, bien ou mal faisant. Voyez l’article Homme moral ». Voir aussi la série des contes moraux de Diderot (Entretien d’un père avec ses enfants, Madame de la Carlière, Ceci n’est pas un conte, mais également le récit dit de Mme de la Pommeraye inséré dans Jacques le Fataliste, et qui commence ainsi : « Il faut convenir que s’il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes » (Diderot, 1951, p. 595).

7L’un des motifs de Rousseau, il est vrai, pour effectuer cette « sortie » contre le théâtre, est de s’insurger contre l’article GENÈVE de l’Encyclopédie, dû à d’Alembert qui y tonnait contre l’absence dans la cité calviniste, de théâtres et de divertissements de bon ton ; de s’insurger aussi contre l’ambition de Diderot, qu’il juge vaine, de développer un théâtre vertueux et didactique (Le Fils naturel, 1757 ; Le Père de famille, 1758). Il s’agit enfin de régler un compte personnel. Diderot, dans Le Fils Naturel, aurait mis dans la bouche d’un de ses personnages la réplique : « Il n’y a que le méchant qui soit seul », réplique que Rousseau, devenu plus sauvage que jamais après une célébrité mal assumée, aurait prise pour lui-même. Dans la Lettre à d’Alembert, il répond à son tour : « Le plus méchant des hommes est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même ; le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. Il vaut mieux aimer une maîtresse que de s’aimer seul au monde » (1758, p. 173). On voit que la méchanceté, au cœur des Lumières, hante les deux moralistes pour des raisons tant personnelles, éthiques que philosophiques1 : car l’individu porte en soi une valeur expérimentale et démonstrative. L’habileté de Rousseau, dans le choix argumentatif d’Alceste, consiste à montrer comment un personnage de fiction peut susciter tant la haine que l’amitié, tant l’empathie que l’incompréhension, pour un gain moral presque nul. Ce faisant, il discrédite la comédie sérieuse, jetant un doute rédhibitoire sur la possibilité d’une littérature édifiante, posant la question ultime : peut-on changer l’homme ? La réponse, semble-t-il, est non.

Note de bas de page 2 :

Cette angoisse que génère cette « dialectique » est, selon le critique, proprement métaphysique et ne doit rien, en dépit de certaines analyses marxistes, à la seule inquiétude sociale du dramaturge « homme de robe, loyaliste et monarchiste, devant la liquidation de sa classe par la monarchie » (Doubrovsky, 1963, p. 14).

8L’ambiguïté d’Alceste est en effet, pour notre thématique, un mets de choix. Identifié par Rousseau comme le « Bon » véritable mais aussi l’incompris, cet atrabilaire fut présenté par Molière, à bien des égards, comme le « Méchant » … quoique. Au gré des mises en scène et des idéologies en vigueur (celles privilégiant l’honnêteté et la sociabilité, celles faisant l’éloge de la parrèsia et du retour à la nature…), Alceste incarne un enjeu majeur, une éthique de civilisation : la mobilisation du goût du public par-delà la morale, pour l’esthétique et le plaisir seuls. Il est celui pour qui, à l’âge classique et au-delà, l’on se passionne et se déchire, tandis qu’à pareille époque Corneille interroge, du côté de la tragédie et de façon à peine moins voilée, la capacité de l’homme incertain à se hisser au rang de héros. Doubrovsky (1963) l’a, en son temps, théorisé de façon magistrale : « Cette confrontation perpétuelle de l’attitude héroïque et des contradictions qu’elle engendre et qu’elle s’efforce de surmonter, tel est le libre et vivant principe qui anime, d’un bout à l’autre, ce théâtre2 » (1963, p. 29).

9Il serait alors prudent d’émettre l’idée qu’aucun mouvement, aucune époque littéraire, aucun genre n’a jamais imposé de personnage de fiction monolithique, ou qui ne pose à son public de véritables questions de jugement, d’identification, de réflexion, voire de conversion. Au siècle suivant, Diderot, après avoir renoncé (peut-être sous l’impulsion de Rousseau ?) à son théâtre vertueux, met en scène quinze ans plus tard dans Est-il bon ? Est-il méchant ? un personnage de poète doublé d’un arriviste, homme à tout faire et mouche du coche. Il s’agit en l’espèce de l’écrivain mondain Hardouin, double satirique de l’auteur et personnage émouvant, qui tourne en dérision la tendance profonde du public à se forger des modèles et des parangons. De façon plus clandestine, cynique et scandaleuse, Diderot conçoit encore, dans un texte mi-dialogue mi-roman, le personnage éponyme du Neveu de Rameau, bon et méchant à la fois, « composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison » (1951, p. 396), dont nous reparlerons. Cet individu ne fut mis au monde que pour égarer le système de valeurs trop simpliste qui gouverne, au goût de Diderot, celui de l’opinion, au regard d’une morale impossible à fonder (Richard et Stenger, 2022). Devant « l’impossible morale », cette enquête nous conduit à élucider les raisons qui font basculer le penchant du public du côté du Méchant, l’artiste assumant la double nécessité d’instruire mais surtout de plaire (docere et placere). La thèse de Claude Chabrol et Éric Rohmer sur Hitchcock demeure ici parfaitement valide :

L’art d’Hitchcock est de nous faire participer par la fascination qu’exerce sur chacun de nous toute figure épurée, quasi géométrique, au vertige qu’éprouvent les personnages, et au-delà du vertige nous faire découvrir la profondeur d’une idée morale. Le courant qui va du symbole à l’idée passe toujours par le condensateur de l’émotion […]. L’attitude criminelle de Bruno [dans L’Inconnu du Nord-Express, 1952] n’est que la dégradation d’une attitude fondamentale de l’être humain. Dans sa maladie, nous pouvons distinguer, altéré, perverti, mais paré d’une sorte de dignité esthétique, l’archétype même de tous nos désirs (Chabrol et Rohmer, 1957, p. 110-111). 

10Tandis que nous concevions cette journée d’étude, Jean-Jacques Normand, journaliste au Monde intéressé par notre problématique, vint solliciter certains de nos intervenants, et quelques autres, pour les besoins d’un article en cours. Ses conclusions à caractère résolument sociologique interrogent davantage encore notre monde que notre fiction, mettant en évidence une facette peu flatteuse de notre société. Dans le texte issu de sa réflexion (2020, p. 24), il pointe la tendance de toute une époque à plébisciter, dans l’actualité, les personnages de grands Méchants, « DSK, Harvey Weinstein, Roman Polanski, Gabriel Matzneff, Jeffrey Epstein » pour les crimes sexuels, « Patrick Balkany, François Fillon » pour les détournements de fonds, auxquels on pourrait ajouter quelques dictateurs (Poutine, Erdogan, la liste est abondante). En sous-titrant ce même article : « L’antihéros a pris du galon, dans la réalité comme la fiction. Une figure repoussoir que l’on adore détester », il précise que les « héros positifs, eux, sont fatigués ». Invité dans cet article à interroger ce que révèle au plan social ce type de personnage, Laurent de Sutter, professeur de théorie du droit, estime tout comme Rousseau que ce Méchant flatte le public, car il « nous installe dans la position de toute-puissance de celui qui juge et nous permet d’en jouir » – au lieu que le héros épique nous écrasait de sa superbe. « Les grandes histoires à succès [qui] racontent des parcours brutalement interrompus » sont d’autant plus efficaces lorsqu’elles mettent à mal une « figure d’autorité », choyant nos amours-propres en s’inscrivant « dans la spirale du discrédit des élites » (Christian Salmon, cité par Normand, 2020). Jean-Pierre Esquenazi, sociologue des arts et de la culture audio-visuelle, autre intellectuel interrogé par le journaliste, pointe derrière cette tendance « le délitement des grandes valeurs de la démocratie, avec son cortège de théories du complot et de scandale ». Le grand Méchant, paradoxalement, conforte notre besoin de valeurs, fait d’ordre et de punitions ; mais il dispense la fiction de générer de nouvelles figures vertueuses, si ce n’est celles de certains flics ambigus voire « ripoux ». Mariette Darrigand, sémiologue lui donnant la réplique, parle « d’un produit de la rencontre entre une société devenue très morale et l’avènement de la culture du clash ». Égoïste, le public aime être sécurisé sans qu’on lui fasse la leçon ; avoir des droits, non des devoirs. Ce que François Jost traduit, dans le même article, dans ces termes : « La société du spectacle s’est emparée de la figure du Méchant et elle porte sur lui un point de vue moral, avant toute autre considération – juridique, par exemple […]. Pour certaines personnes, trouver un souffre-douleur est une manière d’exister sous le couvert de l’anonymat ».

11Ainsi, la figure actuelle du Méchant, loin d’anoblir, par l’avènement de ces personnages sublimes qu’appelaient de leurs vœux les poètes romantiques, une fiction terne ou timorée, révèle par sa prolifération une société elle-même timorée, qui craint non pour son bien mais pour ses biens ; et redoute, dans la confrontation avec le Bien, la révélation de sa propre médiocrité. En favorisant l’émergence de ces « monstres », elle tente pathétiquement, à l’image du Joker ou de super-héros névrotiques « qui abusent sans vergogne de leur super-pouvoirs aux dépens de la population » (Normand, 2020), de nous doter d’un ennemi commun, propre à resolidariser une communauté. Comme le souligne la philosophe Peggy Sastre, concluant cette étude du Monde, « Nos environnements et nos modes de vie, parce qu’ils ont rondement gagné en santé, en confort, en sécurité et en paix ces trois cents dernières années, nous ont aussi privés du type d’ennemi commun qui soude la société ».

12On l’avait oublié en effet, mais ces héros épiques qui ont bercé nos lectures, d’Homère au Grand Siècle, sans oublier Chrétien de Troyes, Jules Verne et les romans d’espionnage du temps de la guerre froide, révèlent des sociétés guerrières, violentes, hautement militarisées, des populations décimées et souffrantes aspirant à des lendemains meilleurs. Si nous sommes privés de transcendance, c’est sans doute pour cause de confort et de satiété. Aussi le personnage du Méchant vient-il sporadiquement réveiller nos consciences assoupies, jouant à nous faire peur, et nous rappelant au caractère éphémère de notre bonheur.

2. Présentation des contributions

● Ambiguïté, réflexivité et réversibilité des valeurs héroïques

13On l’a vu, cette fascination à la fois enfantine et macabre pour le personnage du Méchant s’exprime probablement depuis toujours, et l’on en conserve des traces concrètes dans le langage dès l’Antiquité. Maxime Canin en fait la preuve dans une étude à la fois linguistique et anthropologique, à travers les noms donnés au « bourreau » en latin et dans les langues romanes – des noms marqués, sous leurs divers euphémismes, tant par l’effroi que la malice. Pour des raisons qui tiennent aussi à la politique, mais surtout à l’efficacité dramatique et romanesque, comme le montreront Muriel Cunin, spécialiste de Shakespeare, dans Richard III, et Cécile Bertin-Élisabeth, hispaniste, spécialiste du Siècle d’Or, en prenant l’exemple du picaro du roman espagnol, des Méchants de fiction émergent de plus en plus fréquemment dans la littérature moderne en position de héros. Ces derniers reflètent fidèlement en cela, non seulement les appétits peut-être dépravés d’un public plus divers, mais aussi une certaine cruauté de la vie politique et sociale. Ces personnages présentent des faiblesses et des infirmités susceptibles de nous les rendre sympathiques, nous vengeant d’une forme de pouvoir qui exclut habituellement les faibles – tandis que les héros classiques, trop sages ou moins crédibles, tendent à estomper, voire à nier la force de nuisance de ce même pouvoir. Diderot, on l’a vu, entérine dans Le Neveu de Rameau la dignité romanesque de ce parasite, de ce rebut de la société, dès lors qu’en littérature la dénonciation des abus l’emporte sur la promotion des idéaux. Abderramène Frourej dresse avec justesse un parallèle entre ce Rameau et d’autres personnages-repoussoirs incarnant l’hérésie, ce monstre toujours rampant, présents dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Les Lumières, ainsi que Goethe qui en est l’héritier, ne s’interdisent plus, pour des raisons esthétiques ou morales, la représentation de l’abjection : sa mise en spectacle peut tout aussi bien favoriser, chez un public éclairé, « l’avertissement » que le divertissement. Géraldine Ponsolle évoque ainsi avec finesse, dans trois œuvres peu connues du maître allemand, le surgissement du Mal comme figure à la fois de mort et de vitalité. Les Romantiques français sauront retenir la leçon esthétique de cette alliance féconde « du grotesque et du sublime ».

● L’ère du soupçon : différentes nuances de gris

14C’est sans doute Jean-Paul Sartre qui, en philosophe, dramaturge et romancier, sait reprendre avec le plus de génie, là où les Romantiques l’ont laissée, cette réflexion métafictionnelle sur l’usage du personnage méchant. Outre que le philosophe démontre radicalement, ainsi que le soulignent Yoann Malinge et Elisa Reato, comment la conscience malheureuse du Méchant est devenue, par la stigmatisation sociale et sa prise de conscience, un être pour-soi en voie de résilience et de consolidation, il met en scène sa force discriminante à travers des personnages tels Saint-Genet, voleur et poète, emblématique d’une société coloniale, raciste, engluée dans des positions politiques illisibles, pétrie de toujours plus de préjugés. Le personnage héroïque traditionnel ne se relèvera pas de cette analyse, comme le montre aussi le Nouveau roman. Le roman francophone, selon Ben Samuel Tra Bi Za, se situe dans le droit fil de l’analyse sartrienne, avec des auteurs comme Alain Mabanckou ou Maurice Bandaman, qui voient des avatars noirs de Jean Genet dans ces migrants candides échoués sur le sol français, poussés à l’inexorable délinquance.

15Benoît Kastler, tirant la thématique du côté du cinéma et s’appuyant sur le célèbre Joker de Todd Phillips, radicalise cette analyse en étudiant la technique qui fabrique à volonté des Méchants sympathiques : il s’agit pour les scénaristes de nous familiariser à eux en inversant le « temps d’image » en leur faveur, au détriment des Gentils. Succès garanti : le message axiologique en sortira renforcé. Nous aimons mieux ceux que nous connaissons le mieux.

16Outre que les derniers contributeurs de ce dossier, Thaïs Arias et Alban Benoît-Hambourg, nous font découvrir les univers fictionnels les plus contemporains, ils confirment le basculement définitif du héros dans la noirceur ou mieux, la grisaille complexe d’un ethos indifférencié. « Par de-là le Bien et le Mal », les personnages de mangas ou d’animé dans les jeux vidéo (ceux de la saga Persona, ou les antagonistes des animés PSYCHO-PASS et Terror in Resonance) font désormais l’objet de constructions quasi scientifiques, utilisant des bases de données selon le principe du character design afin de répondre toujours mieux aux attentes du public. Antagonistes contre protagonistes, ces derniers se mettent mutuellement en valeur. Ils ne cessent de changer d’identité pour mieux ravir ou dérouter les joueurs, manifestent au gré des scénarios des capacités de corruption ou de rachat, portent des masques labiles, évoluent du statut le plus banal, via des jeux de chassé-croisé, à celui d’espion ou de contre-espion, et ce de façon non pas gratuite, mais pour refléter les métamorphoses subtiles des grandes démocraties vers des totalitarismes qui ne disent pas leur nom.

Varia

17Il nous a semblé éclairant de convier une chercheuse africaine, Sylvie Coly, à participer aux Varia de ce numéro, grâce aux résonances subtiles que les personnages qu’elle évoque, de réalité ou de fiction, entretiennent avec ceux qui sont évoqués plus haut. La migration est en effet, on l’a vu, une composante essentielle des troubles humains que connaît notre planète et notamment le continent africain, quand il est soumis à pauvreté et à la violence sociale. Certains migrants s’en sortent, d’autres non, sombrant dans la « malchance », voire la « méchanceté ».

18Néanmoins, les Méchants ici ne sont-ils pas d’abord les exploiteurs de ces filières de misère ? Ce phénomène contemporain exige, de la part des populations occidentales que nous sommes, héritières de la colonisation, une inversion complète des valeurs. Dans la même veine que les romanciers francophones Alain Mabanckou ou Maurice Bandaman conviés par Ben Samuel Tra Biza pour évoquer l’arrivée en France, Sylvie Coly retrace ainsi l’odyssée des migrants de Gambie vus cette fois, depuis leur départ, par deux écrivains de ce pays anglophone, Kalilu Jammeh et Papa Jeng, auteurs respectifs de Journey of Misery: From The Gambia to Spain, et The Boat Boys: Barcelona or Barrsaxa. Ces derniers nous content le vertige de ces aventuriers du XXIe siècle aux prises avec la méchanceté du monde et la grandeur de leur destin.

● Entretien

19Eugénie Péron-Douté, dans un entretien sensible, évoque le parcours remarquable de l’artiste iranien Omid Dashti qui se dit « réfugié » plutôt qu’exilé, tout au long d’une odyssée terrestre, mais aussi spirituelle.

● Compte rendu

20Amandine Lacaze, en remontant le temps, propose le compte rendu d’un bref roman épistolaire écrit en 1785 et enfin publié (Jacques Charles Donze, La Fille séduite et heureuse. Exhumation du manuscrit d’un suicidaire, joint à une procédure criminelle de 1785, édité par Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou en 2023). Celui-ci offre la vision d’un autre Méchant de fiction, personnage topique de séducteur devenu gentil par la grâce de l’amour et du mariage, cette institution cache-misère de l’Ancien Régime. Elle montre comment le consentement et le plaisir amoureux féminins font beaucoup moins l’enjeu du roman que le succès rhétorique de l’amant, le comique des péripéties et la facilité du happy-end.

3. Remerciements

21Nous ne saurions trop remercier la Promotion du Master Lettres qui rassembla, sous ma direction et en présence de Frédérique Toudoire-Surlapierre, différents spécialistes d’art et de littérature (pour une large moitié de jeunes chercheurs et chercheuses) afin de participer à la journée d’étude L’Autopsie du Méchant le 28 janvier 2021, dont l’affiche fait partie des illustrations de ce dossier. Parce que cette journée se voulait interdisciplinaire, certains spécialistes du cinéma et des médias comme Jean-Pierre Esquenazi (de l’Université de Lyon 3), ou des artistes de la scène, comme Jean-Louis Costes, que nous saluons ici, firent des interventions remarquées. De même, les étudiants-poètes Antoine Lopes et Xavier Ruiz, dont nous avons retenu les textes pour compléter ce dossier de façon incarnée, vivante, parfois troublante, ont pu dire sans fard, devant un vrai public, ce que représente selon eux le fait d’« être méchant ».

22Enfin nos remerciements tout aussi sincères vont aux directrices de la Revue FLAMME, Cécile Bertin-Elisabeth et Vinciane Trancart, qui ont accepté avec enthousiasme de publier ce dossier interdisciplinaire et l’ont supervisé avec attention ; à Flavie Falais, doctorante contractuelle de l’U.R. EHIC 13334, actrice essentielle de l’organisation de la journée d’étude initiale (2019-2021) qui nous a aidée, avec constance et talent, à mettre en forme les articles de ce numéro ; et à Sofiane Estrade, angliciste, doctorant contractuel de la même unité, pour son aimable relecture des résumés en anglais. Que soit ici salué tout ce travail d’équipe !

4. Comité éditorial du numéro

23Nos plus chaleureux remerciements vont également aux relecteurs et relectrices scientifiques formant le comité éditorial de ce numéro, qui ont expertisé ces articles et contribué à en rehausser la qualité :

  • Loïc Artiaga, MCF HDR, Université de Limoges

  • Robert Bedon, PR émérite, Université de Limoges

  • Vivien Bessières, MCF HDR, Université de Limoges

  • Diane Bracco, MCF, Université de Limoges

  • Sylvie Coly, Associate Professor, The University of the Gambia (Gambie)

  • Fabien Desset, MCF, Université de Limoges

  • Jean-Michel Devésa, PR émérite, Université de Limoges

  • Roger Fopa, Associate Professor, Université de Maroua (Cameroun)

  • Till Kuhnle, PR, Université de Limoges

  • Marie-Caroline Leroux, MCF, Université de Limoges

  • Carmen Letz, Docteure, membre associée d’EHIC, Université de Limoges

  • Jean-Pierre Levet, PR émérite, Université de Limoges

  • Sylvie Lorenzo, MCF, Université de Limoges

  • Nathalie Martinière, PR, Université de Limoges

  • Ramon Marti-Solano, MCF HDR, Université de Limoges

  • Raymond Mbassi, PR, membre associé d’EHIC, Université de Maroua (Cameroun)

  • Chloé Ouaked, MCF, Université de Limoges

  • Anne-Sophie Riegler, PRAG, Paris

  • Angelika Schober, PR émérite, Université de Limoges

  • Frédérique Toudoire-Surlapierre, PR, Sorbonne Université

  • Salwa Taktak, MCF, membre associée d’EHIC, Université de Sfax (Tunisie)

  • Tomasz Wieslobocky, MCF, Université de Wroclaw (Pologne)

Autres versions
Pour citer ce document

Richard, O. (2023). Édito : Autopsie du Méchant : de l’ombre à la lumière. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (3). https://www.unilim.fr/flamme/1264

Auteur
Odile Richard
Odile Richard est Professeure à l’Université de Limoges en Littérature française de l’âge classique, spécialiste de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle en explore les écrits intimes, éthiques et esthétiques : correspondances de Diderot, de Rousseau, de Mme d’Épinay, romans épistolaires, autobiographiques, littérature de voyage. Directrice de l’équipe Espaces humains et Interactions Culturelles de l’Université de Limoges (EHIC, UR 13334), présidente du Prix 18e siècle de la SFEDS (Société Française d’Étude du Dix-Huitième siècle), vice-présidente de la Société Diderot, elle contribue aussi régulièrement à la revue Épistolaire (Honoré Champion). Co-auteure avec Gerhardt Stenger de l’ouvrage collectif Les Morales de Diderot (2022), elle travaille actuellement avec Laurence Vanoflen, de l’Université de Paris-Nanterre, sur Louise d’Épinay et l’édition de son roman épistolaire Histoire de Mme de Montbrillant. Elle publiera prochainement un essai sur les Formes de l’auto-représentation dans l’œuvre de Diderot.
EHIC, Université de Limoges
https://orcid.org/0000-0001-5373-9405
odile.richard@unilim.fr
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