L’espace urbain chez Rodrigo Sorogoyen : un décadrage politique du regard Urban Space in Sorogoyen cinema: a Political Deframing of the Gaze

Natacha LEVET 

https://doi.org/10.25965/flamme.1202

La production de Rodrigo Sorogoyen investit l’espace urbain madrilène dans un cinéma de genre – le néo-noir espagnol – qui en fait non seulement un terrain d’exploration de la criminalité contemporaine mais aussi une métonymie des dysfonctionnements sociaux et politiques de l’Espagne. Le réalisateur use de la tension entre cadrages et décadrages pour déplacer l’attention du spectateur, et charger l’intrigue criminelle de ses films d’une analyse politique, les deux se rejoignant finalement dans le cadre urbain de la caméra. Trois films ou séries seront le support de cette étude : Que Dios nos perdone, El Reino, deux longs-métrages, et Antidisturbios, série en six épisodes.

La producción de Rodrigo Sorogoyen se apropia del espacio urbano madrileño en un cine de género –el neonoir español– que lo enfoca no solo como un campo de exploración de la criminalidad contemporánea sino también como una metonimia de los disfunctionamientos sociales y políticos de España. El director se vale de la tensión entre encuadre y desencuadre para desplazar la atencion del espectador e inyectar en la intriga criminal de sus cintas un análisis político, ya que ambas dimensiones acaban reuniéndose en el campo urbano de la cámara. Tres películas o series servirán de soporte a este estudio: Que Dios nos perdone, El Reino, dos largometrajes, y Antidisturbios, serie de seis capítulos.

Rodrigo Sorogoyen’s production invests Madrid’s urban space in a genre cinema –Spanish neo-noir– which makes it not only a field for the exploration of contemporary crime but also a metonymy for the social and political dysfunctions of Spain. Sorogoyen uses the tension between framing and unframing to shift the viewer’s attention, and to invest the criminal plot of his films with a political analysis, the two finally coming together in the urban setting of the camera. Three films or series will support this study: Que Dios nos perdone, El Reino, two feature films, and Antidisturbios, a six-part series.

Sommaire
Texte

Introduction

Note de bas de page 1 :

Escuela de Cinematografía del Audiovisual de la Comunidad de Madrid.

1Le xxie siècle a vu émerger une nouvelle génération de cinéastes en Espagne et une manière renouvelée d’investir le genre cinématographique du thriller et du film noir, deux formes qui s’hybrident dans des films qui explorent la réalité sociale, politique, économique de l’Espagne et qui sont qualifiés de « néo-noirs ». Des réalisateurs comme Alberto Rodríguez, Raúl Arévalo, Oriol Paulo ou bien encore Rodrigo Sorogoyen, manifestent à la fois leur maîtrise des codes cinématographiques internationaux, notamment étatsuniens, et leur capacité à mettre ces codes à distance en explorant différents espaces de l’Espagne contemporaine, parmi lesquels l’espace urbain. On pourrait y voir le juste tribut payé à une forme de fiction criminelle qui de longue date a pris la ville comme cadre, mais ici, cette dernière n’est pas seulement un élément générique convenu et doté de sa propre mythologie cinématographique, selon un modèle hérité du film noir américain (Esquenazi, 2012 ; Tadié, 2006). L’espace urbain y est redevenu un élément diégétique qui se déploie dans l’espace filmique à travers une grammaire cinématographique renouvelée, investie de significations sociales, historiques et politiques. Barcelone continue d’occuper une place de choix dans le néo-noir espagnol, comme dans le domaine littéraire, mais Rodrigo Sorogoyen fait un choix différent, en situant ses intrigues urbaines à Madrid, ville où il est né et a étudié le cinéma à l’ECAM (École de Cinéma et d’Audiovisuel de la Communauté de Madrid1). Pourtant, ce cadre n’est pas seulement le résultat d’une affinité personnelle : Madrid est le siège du pouvoir en Espagne, la capitale du pays, et la ville la plus peuplée d’Espagne. Or, la ville est dans plusieurs de ses œuvres un terrain d’exploration de la criminalité contemporaine, mais aussi et surtout un lieu central, géographiquement et politiquement. Madrid offre un espace urbain polymorphe qui, dans ses différentes déclinaisons, est un marqueur social, caractérise les personnages et imprime leurs actes. Ainsi, ce n’est pas seulement le théâtre urbain du crime, c’est un espace qui concentre les dysfonctionnements de la société espagnole et de l’économie de marché. Au sein de cet espace, le réalisateur opère évidemment des cadrages, au sens où il porte l’attention, par la caméra, sur des lieux précis, métonymiques de l’espace social et d’une question politique, et il opère aussi des décadrages, parce qu’il amène le spectateur à déporter son regard vers l’arrière-plan – cinématographique et politique, ou vers un hors-cadre urbain qui se superpose à l’intrigue criminelle et dévoile les enjeux politiques du film. Sorogoyen joue volontiers d’une tension entre le cadre et le hors-cadre, par un travail sur l’enchaînement des plans et le son, et il les fait dialoguer pour construire le récit et ses significations politiques.

2Trois œuvres de Rodrigo Sorogoyen seront abordées ici et ont été retenues à la fois pour leur appartenance au genre de la fiction criminelle et pour leur cadre urbain – madrilène. Que Dios nos perdone est le troisième long métrage du réalisateur, qui le propulse en 2016 vers la reconnaissance internationale en étant sélectionné au Festival de Cannes. Madrid y est le théâtre d’une série de viols et de meurtres particulièrement brutaux dont sont victimes des femmes âgées et qui font l’objet d’une enquête menée par Javier Alfaro et Luis Velarde, deux officiers de police que tout oppose. El Reino, réalisé en 2018, relate la chute de Manuel López Vidal, un cadre du parti au pouvoir que tout désignait comme le successeur du Président du Conseil régional. Ce thriller politique aborde la question de la corruption politique et de l’amoralité d’un système tout entier. Enfin, la mini-série en six épisodes Antidisturbios, diffusée en 2020, s’attache aux pas d’une brigade anti-émeute mise en cause dans la mort d’un jeune homme lors d’une expulsion et à l’enquête de l’agente des affaires internes qui suit, avec des collègues, cette affaire. Sorogoyen y poursuit son exploration du politique, de la corruption et des dysfonctionnements de la société espagnole.

1. Des personnages liés au cadre urbain

3Les personnages de Rodrigo Sorogoyen ne sont en aucun cas des marginaux, bien au contraire : ils sont parfaitement insérés dans la société et dans un milieu professionnel, et leur statut social est lié à la Cité, à l’espace urbain et social. Pourtant, ils sont aussi des individus qui se caractérisent par une tendance à dépasser les limites au fil du récit. Le réalisateur va user du cadrage pour signifier visuellement cette aptitude à entrer dans les cadres symboliques et professionnels qui leur sont assignés, ou pour montrer leur rejet hors-cadre, lorsque la chute s’amorce.

● Entre cadre social et cadrage générique

4Les deux enquêteurs de Que Dios nos perdone sont des officiers de police rattachés à la Crime, la Brigade criminelle : leur statut leur confère une forme d’autorité dans la cité madrilène, dont ils usent parfois sans retenue. Dans El Reino, la fonction de Manuel n’est pas explicitement mentionnée mais il est de toute évidence l’un des cadres régionaux du parti politique au pouvoir, qui doit être propulsé sans tarder à la tête du Conseil régional. Son implication dans diverses affaires montre qu’il a un pouvoir manifeste dans la gestion de la Ville et de la Région. Enfin, dans Antidisturbios, il faut distinguer deux groupes de personnages qui cependant sont à leur manière des forces agissantes au sein de Madrid : Laia Urquijo est une enquêtrice des affaires internes, qui gère aussi bien des questions de contraventions que des affaires de plus grande envergure ; les membres de la brigade d’intervention sont quant à eux des agents représentant la force et l’autorité dans la ville. Comme le dit l’un d’entre eux, Diego López, leur mission est de « faire en sorte que les choses aillent mieux et d’être utiles ».

5Mais il y a plus que cette simple et apparente fonction ou intégration sociale à la Cité, comme le montrent les plans d’ouverture ou de présentation des personnages dans les trois œuvres. El Reino s’ouvre ainsi sur un plan large, une vue sur l’océan et une plage – nous ne sommes donc pas à Madrid. Un personnage apparaît rapidement dans le cadre, sur la gauche, et il semble peu à sa place dans ce décor ensoleillé et maritime : en costume, un téléphone portable à l’oreille, il ne tarde pas à raccrocher et à se mettre en mouvement. La caméra le suit, de plus en plus vite à mesure que son pas s’accélère, avec à la fois un travelling latéral et un zoom avant. Le regard du spectateur le suit de près alors que l’homme rejoint énergiquement une tablée d’amis. Ce n’est qu’au bout de deux minutes que nous avons le premier plan de face de ce personnage, Manuel. Le spectateur ignore presque tout de lui, mais par ces deux minutes et le travail du cadrage et du mouvement de caméra, il comprend qu’il s’agit d’un homme de décision, de pouvoir, déplacé le temps d’un repas de son espace habituel, urbain et politique : un homme pressé, en somme, à tous égards. Laia Urquijo, enquêtrice des affaires internes, est, dans la scène d’ouverture d’Antidisturbios, saisie hors de son contexte professionnel : l’introduisant dans une scène d’intimité familiale, sans la présenter, le premier plan du premier épisode est un plan rapproché de trente-deux secondes sur le personnage, alors qu’elle joue à un jeu de société avec ses parents et son frère, qui restent d’abord hors-cadre. Cette scène paisible devient en quelques secondes une scène de dispute. Cette tension entre le père et sa fille, qui accuse le premier d’avoir triché, permet une première caractérisation de Laia : entière et obstinée, elle attend des autres une intégrité morale avec laquelle elle ne transige pas. Cet élément de caractérisation du personnage revêt une valeur programmatique car Laia sera celle qui, contre vents et marées, traquera la « triche », la corruption, les infractions aux règles. La relative longueur du plan, le cadrage serré sur la jeune femme, tout concourt à indiquer qu’elle sera dans la série un personnage essentiel, alors qu’elle ne reviendra dans le champ et dans l’intrigue – et c’est seulement alors que nous saurons qui elle est – que trente minutes plus tard dans l’épisode. Génériquement, elle semble reprendre le motif du héros seul contre tous, capable de faire vaciller un système par la force de sa volonté et sa rigueur morale. Femme de dossiers plus qu’officier de terrain, elle s’inscrit dans la longue lignée, fictionnelle ou non mais prenant place dans les représentations collectives, des Elliot Ness, Joseph Turner alias Condor, Woodward et Bernstein. Enfin, dans Que Dios nos perdone, si Velarde est introduit par une scène muette d’intimité (il se recueille devant la tombe de sa mère), son équipier Javier Alfaro fait une apparition surprenante : des images de vidéo-surveillance, prises dans le commissariat même, montrent la vie ordinaire du service, avant que, au bout de dix secondes, ne surgisse dans le champ un corps manifestement jeté au sol par un individu, qui s’acharne ensuite sur sa victime. Telle est la première apparition de Javier, que ses collègues ont du mal à maîtriser. Le plan suivant est un plan rapproché sur le visage de Javier, confronté par un supérieur à ces images. Là encore, la scène vaut pour caractérisation du personnage : Alfaro est impulsif, violent et tourmenté. Un tel motif peut sembler stéréotypé : le polar fourmille de personnages de policiers prompts à frapper. Le personnage de Javier est « cadré » génériquement, inscrit lui aussi dans une lignée de personnages codés.

6Dans ces trois apparitions de personnages, plusieurs traits de la réalisation de Sorogoyen sont présents. Il y manifeste son goût des plans rapprochés, qui cadrent de très près les personnages, de face ou de dos, et des scènes d’introduction qui caractérisent les êtres sans nous dévoiler grand-chose de leur identité ou statut. Homme de pouvoir (Manuel), agente intègre et obstinée (Laia) ou flic borderline (Javier), tout est suggéré par le cadrage et le mouvement – ou la fixité – de la caméra. Par ailleurs, Sorogoyen pose ainsi le cadre générique de ses films ou de la série : thriller politique tout en rapidité, nervosité (El Reino), polar teinté de noir avec son dur-à-cuire en butte à sa hiérarchie (Que Dios nos perdone), polar très tendu aux relations conflictuelles (Antidisturbios). Il est intéressant de noter que ces personnages sont présentés dans des situations de tension : certes, elle est peu perceptible dans El Reino, même s’il est raisonnable de penser que le personnage s’est éloigné pour une conversation téléphonique importante. Mais dans les deux autres œuvres, les personnages de Laia et d’Alfaro sont présentés dans des situations conflictuelles, dans leur (in)capacité à générer ou affronter le conflit. Dans les deux cas, situation professionnelle pour Alfaro, familiale pour Laia, les protagonistes apparaissent comme aptes à franchir les limites de la bienséance sociale. Cette capacité à « sortir des cadres » va trouver un écho dans le travail du cinéaste sur les cadrages.

● Des personnages entre cadre et hors-cadre

7Dans chacune des trois œuvres, les protagonistes vont être poussés, symboliquement et visuellement, hors-cadre. Laia en fait plusieurs fois l’expérience dans Antidisturbios, jusqu’à basculer hors du cadre de ses missions et même de son éthique. Dans cette œuvre noire et politique, l’enquête sur la responsabilité de la brigade dans la mort du jeune homme va sortir du cadre attendu : c’est une affaire de corruption sur fonds de malversations immobilières qui est peu à peu exhumée par Laia, au lieu d’une simple présomption de violences policières. Son obstination est à la fois une qualité et un problème : elle l’amène à enquêter malgré le veto de son supérieur direct, Moreno, à constituer un dossier où elle court-circuite ce dernier, et ce faisant, compromet l’enquête d’envergure menée depuis trois ans par une juge, avec la collaboration de Moreno. Au nom des valeurs qui l’animent, Laia outrepasse donc ses fonctions, brise les règles : elle est hors-cadre. Et à l’enquête première – y a-t-il eu usage démesuré de la force ? – s’ajoute une autre affaire, qui reste d’abord hors-cadre, celle des malversations immobilières.

8Mais Sorogoyen n’entend pas céder à la facilité, qui consisterait à faire de Laia une version féminine du chevalier blanc qui, seul contre tous, défait la corruption et les « méchants ». Tout d’abord, par un retournement de situation, Sorogoyen et Peña, coscénaristes, entreprennent de faire tomber les masques (la complicité de Diana, supérieure de Laia et de Moreno, la fausse passivité de Moreno). Ensuite, ils font sortir Laia des cadres par deux fois : dans un premier temps en lui faisant intégrer la commission spéciale pour enquêter aux côtés de Moreno, dans un second temps en la contraignant à pactiser avec Revilla, donc les corrupteurs, pour faire chuter les institutionnels et policiers corrompus. Dans Que Dios nos perdone, les deux enquêteurs, Alfaro et Velarde, vont eux aussi être poussés hors des limites de leurs fonctions : après une poursuite du suspect dans les rues de Madrid et un incident dans le métro, ils sont dessaisis de l’affaire. Cependant, alors qu’un nouveau meurtre est commis, Velarde est réintégré dans l’enquête officieusement, puis Alfaro. Dans les deux œuvres, les enquêteurs agissent donc hors-cadre. Mais c’est surtout dans El Reino que le cadre symbolique rencontre le travail sur le cadrage de Sorogoyen. Ce film relate une chute, la chute du poulain du parti, un homme à qui tout semble réussir. Il est de tous les plans ou presque, occupe le champ en homme de pouvoir. Manuel va pourtant rapidement être mis en cause et avant d’être poursuivi en justice, il est répudié par les siens. Alors qu’une réunion importante doit se tenir, où il sera notamment question du budget, Manuel, non invité, s’installe à la table. Il en est d’abord chassé par un collègue dont c’est, dit-il, la place. Le plan embrasse l’ensemble des personnages, au nombre de huit. Manuel se lève et part chercher une autre chaise : il sort alors du cadre avant d’y revenir, sans que sa présence soit souhaitée. De même, un peu plus tard, Manuel s’efforcera de parler à l’un des nouveaux décideurs du parti, Alvarado, qu’il suit dans la rue. Dans ce plan large, avec travelling latéral, Alvarado refuse de s’arrêter quand Manuel l’interpelle (59’26), et ce n’est que lorsqu’il consent à s’arrêter que le plan devient fixe et que Manuel entre dans le champ (59’35). C’est la disgrâce du personnage de Manuel qui est affirmée dans cette présence/absence du cadre. La scène finale, l’affrontement avec la journaliste devant les caméras, semble pourtant marquer son retour dans le jeu (politique). La scène se compose en effet d’une série de champs et de contre-champs des plus classique, soulignant l’affrontement. Manuel croit tenir le moment de son retour sur le devant de la scène grâce aux révélations qu’il va pouvoir faire devant les citoyens, documents à l’appui, mais il se retrouve violemment mis en cause, dans son positionnement éthique, par la journaliste. La fin est abrupte, puisque le film se clôt sans que les documents soient montrés, sans même que Manuel ne réponde à la question : « Avez-vous pensé, ne serait-ce qu’une seconde, pendant ces années, à ce que vous faisiez ? » Après un plan rapproché de quatre secondes sur le visage de Manuel, le film se termine dans le silence, avec un plan rapproché du visage de la journaliste. Le retour dans le cadre de Manuel n’a rien de triomphal, il est une mise en accusation définitive, non celle de la justice mais celle de la presse, et partant, peut-être, de la société civile espagnole. Le retour dans les médias vaut – probablement – pour expulsion définitive du cadre de la Cité, du cadre politique.

● L’espace urbain comme cadre générique

9Par ailleurs, Sorogoyen s’attache à utiliser les espaces urbains pour caractériser génériquement ses œuvres. Les trois, on l’a dit, se déroulent à Madrid, majoritairement. Alors que Que Dios nos perdone est sans doute le plus conforme aux codes du polar cinématographique (par la thématique du tueur en série, la structure de l’enquête, les personnages au premier rang desquels le duo d’enquêteurs mal assortis), c’est le film qui exploite le moins l’espace urbain en tant qu’espace public, somme toute peu présent dans le cadre, avec peu de scènes en extérieur. Madrid y est cependant perçue comme une ville d’oppositions, entre les quartiers aisés où les vieilles dames ou les cadres du clergé ont les moyens de s’attacher les services d’une domestique philippine (ce qui les met à l’abri du tueur), et le centre de Madrid, en pleine transformation mais encore populaire. Le cadrage générique se fait essentiellement par des lieux en intérieur, des lieux de travail et d’intimité, les deux se mêlant parfois. En effet, les enquêteurs, hommes de terrain, restent peu au commissariat : ils sont sur les scènes de crime, dans des immeubles du Vieux Madrid, espaces d’exercice professionnel pour eux, espaces d’intimité pour les victimes, sur des lieux annexes (la cafétéria où se retrouvent les vieilles dames, l’Église), ou chez eux. Javier est saisi dans une intimité familiale compliquée, Luis dans la solitude de son appartement. Somme toute, les personnages font l’essentiel de leur travail hors cadre professionnel : dans les cafés, notamment, lieux masculins récurrents chez Sorogoyen, chez Velarde après leur éviction officielle de l’enquête. Ainsi, si l’espace urbain est présent, il l’est de façon métonymique et symbolique. Le centre populaire de Madrid en voie de disparition fait l’objet d’un discours politique, qui décadre le propos du film. Lorsque Sorogoyen filme ses personnages dans les rues de Madrid, c’est plutôt pour montrer leur insertion – ou leur non-insertion – dans l’espace urbain et au sein de la population. Sans surprise, Javier Alfaro, homme de terrain dans Que Dios nos perdone, est à l’aise dans les rues de Madrid, familier de ces quartiers et des groupes sociaux qui les habitent : on le voit ainsi échanger avec bonhommie et familiarité avec des prostituées. Cette complicité rappelle des personnages comme Pepe Carvalho dans les romans de Manuel Vázquez Montalbán, et au-delà de l’Espagne, celle de Fabio Montale avec les habitants des quartiers populaires de Marseille. Dans El Reino, Manuel est rarement dans les rues de Madrid : faut-il y voir une déconnexion avec les réalités de la Cité qu’il administre en tant que cadre du parti ? De fait, il fréquente les lieux de pouvoir ou ceux où se prennent, hors-cadre officiel, les décisions, où se nouent les complicités et les affiliations : restaurants, cafés, lieux de prise de parole. Les espaces urbains sont ici ceux d’un thriller politique : la topographie est pour ainsi dire anonyme, interchangeable.

10Sorogoyen s’empare également, en particulier dans El Reino, d’espaces urbains appartenant à la mythologie du polar cinématographique. Il use alors du cadre et du hors-cadre pour le cadrage générique des scènes. Certains lieux sont particulièrement intéressants : les bureaux que visite Manuel la nuit, pour s’emparer de documents compromettants ; le parking souterrain ; la station-service, qui est ici un cas-limite. Sentant la nécessité de se protéger, Manuel s’introduit de nuit dans les bureaux qu’il fréquente tous les jours, afin de dérober des documents sensibles à la trésorerie. Sorogoyen se souvient ici des ambiances de films noirs de l’âge d’or hollywoodien, quand des cinéastes – pour beaucoup immigrés d’Europe dans l’entre-deux guerres – jouaient des contrastes entre ombres et lumières, influencés par l’esthétique expressionniste. Il compose ainsi un plan en clair-obscur, quasiment en bichromie, ce qui rappelle la sobriété du noir et blanc des films noirs. Les stores ont beau être, conformément aux choix d’ameublement contemporains, des stores à lamelles verticales, ils rappellent bel et bien les stores vénitiens des bureaux des privés des années 1940, dont l’ombre portée sur le mur, face au rectangle clair de la fenêtre, accentue la composition géométrique du plan. Le personnage entre alors dans le cadre et se dirige vers la lampe : son ombre portée le projette sur des lignes verticales qui évoquent les barreaux d’une prison.

Figure 1. Un plan de film noir.

Figure 1. Un plan de film noir.

R. Sorogoyen, El Reino, 39:59.

11Quelques minutes plus tard, El Reino s’empare d’un autre lieu emblématique des films noirs, plus tardifs, un lieu anxiogène dans le cinéma des années 1970 et 1980 : le parking souterrain (Socquet, 2018). Les parkings publics, souterrains ou non d’ailleurs, sont des lieux anonymes et discrets, où les criminels et délinquants peuvent échanger dans l’espace protégé de leur véhicule, ou se livrer à des agressions. Le spectateur s’attend donc à une scène intense lorsque Manuel s’engage dans le parking pour rejoindre sa voiture : la caméra est au plus près du personnage, juste derrière lui, mais à ce premier plan se superpose la profondeur de champ, et toute l’attention du spectateur est tendue vers l’arrière-plan et vers le hors-cadre, sur la gauche, d’où pourrait surgir le danger. En réalité, Sorogoyen « déçoit » cette attente, joue avec les codes du polar qu’il reprend pour les mettre à distance.

Figure 2. Les codes du polar.

Figure 2. Les codes du polar.

R. Sorogoyen, El Reino, 44:06.

Note de bas de page 2 :

LaChapelle David, Gas Stations, Edward Hopper House, New York, Edward Hopper House Museum and Study Center, 9 juillet–11 septembre 2016.

Note de bas de page 3 :

Wenders Wim, Two or Three Things I Know about Edward Hopper, Riehen/Bâle, Fondation Beyeler, Exposition Edward Hopper, 26 janvier – 20 septembre 2020.

12Enfin, un autre lieu est intéressant dans ce jeu avec les codes mais c’est un cas-limite puisqu’à proprement parler, il ne s’agit pas spécifiquement d’un lieu urbain. La station-service dans laquelle Manuel s’arrête à la demande de Fernando, l’avocat, ne se situe pas en ville mais elle représente un de ces lieux périphériques attachés à la modernité urbaine et à la civilisation de l’automobile, ou de ces non-lieux, espaces anonymes, qui ne sont, comme le dit l’anthropologue Marc Augé (1992), ni identitaires, ni relationnels, ni même historiques : à l’égal des voies rapides, des chambres d’hôtel (présentes dans le film), la station-service est un espace de transit et d’anonymat, où Manuel n’est personne et où tout peut lui arriver. Le plan large embrasse un lieu désert, où Fernando semble purement et simplement disparaître. Sorogoyen compose un plan esthétisé de la station-service, la nuit, avec ses lumières et ses néons : ici, autant que cinématographique, la référence semble picturale et photographique. Edward Hopper a peint à plusieurs reprises des stations-services de jour ou de nuit, et les codes chromatiques de Sorogoyen en sont l’écho, le rouge en particulier. Ces tableaux ont d’ailleurs été maintes fois revisités, notamment par David LaChapelle lors d’une exposition photographique intitulée Gas Stations2, ou par le cinéaste Wim Wenders, qui donne vie à ces tableaux dans Two or Three Things I Know about Edward Hopper3, réalisé à l’occasion de l’exposition consacrée à Edward Hopper qui s’est tenue à la Fondation Beyeler (Suisse) en 2020. Sorogoyen reprend plus largement une iconographie nocturne de la station-service fréquente dans l’art et dans la photographie, comme en témoigne la présence de ce type de représentation dans les banques de données d’images. Il en reprend les traits : scène nocturne, plan large, présence humaine limitée ou nulle, utilisation des néons, récurrence de la couleur rouge.

Figure 3. La station-service.

Figure 3. La station-service.

R. Sorogoyen, El Reino, 1:49:24.

13Ce plan est remarquable, précisément parce qu’il est un plan large, et par son esthétisme. Il semble bien résulter d’une volonté de cadrer génériquement l’espace filmé, de créer une atmosphère de polar.

14Le réalisateur va explorer cet espace : le personnage, inquiet de ne pas voir revenir son comparse, part à sa recherche dans la boutique-café de la station-service. Ne trouvant pas Fernando, il commande un café au comptoir. Alors que nul véhicule ne s’est fait entendre, un individu entre à son tour. Ici, Sorogoyen instille une atmosphère de danger qui repose sur le hors-cadre. Il choisit en effet un plan rapproché qui montre, au premier plan, Manuel tourner la tête vers l’entrée, alerté par le bruit, en arrière-plan, le même mouvement de l’employé présent dans le cadre.

Figure 4. Hors-cadre et danger.

Figure 4. Hors-cadre et danger.

R. Sorogoyen, El Reino, 1:50:58.

15Dans la suite de la scène, l’impression de danger imminent sera soulignée par ce travail sur le hors-cadre : l’individu sera donné à voir brièvement, mais surtout à entendre, comme une présente menaçante.

16Ici, Rodrigo Sorogoyen se livre à un jeu de conformité ou d’écart avec les codes du film noir des années 1940 ou du polar des années 1970 et 1980. Cependant, à ce jeu de références se superpose une dimension politique qui va en partie reposer sur la tension entre le cadre et le hors-cadre.

2. Décadrer l’attention et le propos : un (dé)cadrage politique de l’urbain

17Madrid est le centre du pouvoir en Espagne et le lieu des tensions de la société espagnole contemporaine. Sorogoyen privilégie toujours les espaces précisément délimités, les lieux métonymiques de l’action et de la société, et lorsqu’il filme en extérieur, il intègre au cadre des éléments qui vont décentrer l’attention du spectateur de l’intrigue, pour investir l’action d’une dimension politique.

● Espace urbain et métonymie politique

18Dans le choix des espaces urbains, Sorogoyen affectionne donc peu les plans larges, qui embrasseraient la cité madrilène dans des vues surplombantes. Au contraire, il resserre le cadre sur des lieux précis, emblématiques des bouleversements sociaux et politiques, ou fait le choix de lieux métonymiques. Ainsi, dans Antidisturbios, le fourgon de la brigade au cœur de la série vaut pour métonymie de la société espagnole ou madrilène, de ses tensions. Lieu de cohésion avant et après les interventions, il est aussi le lieu des affrontements entre ces hommes au bord de la rupture. Les cafés et les restaurants sont un autre espace métonymique, où se nouent et se dénouent les tensions : El Reino s’ouvre sur un repas qui scelle la complicité des hommes et femmes politiques à un moment où le triomphe de Manuel semble assuré. Antidisturbios propose deux scènes de repas très importantes : la scène d’ouverture du premier épisode, qui vaut pour caractérisation du personnage de Laia, et la scène de repas entre les membres de la brigade reconstituée pour l’occasion (le jeune Rubén a été licencié), filmée en un long plan-séquence dans l’épisode final (14’45-30’28), d’une durée de près de seize minutes. La complexité des personnalités de ces hommes et de leurs relations s’y exprime, de l’amour fraternel à la tension virile qui peut aller jusqu’à la violence physique. Les cafés sont un autre lieu récurrent du cinéma de Sorogoyen : cafés populaires pour les policiers de Que Dios nos perdone et Antidisturbios, bars de luxe pour les hommes politiques dans El Reino. Les enjeux sont les mêmes, sceller des alliances, sonder les partenaires, prendre la mesure des ennemis. Dans tous les cas, ces espaces clos, cafés, fourgons, sont percutés par la violence du monde extérieur.

19Si les plans larges sont peu nombreux, ils sont néanmoins présents et composés dans les moindres détails. Que Dios nos perdone s’ouvre d’ailleurs sur un plan large, en légère plongée sur la Puerta del Sol et la statue équestre de Charles III d’Espagne. Si ce choix a le mérite de situer l’action de manière reconnaissable, il revêt une signification qui va au-delà de la dimension référentielle, comme le montre un examen plus attentif des éléments présents dans le cadre. En effet, la place est filmée alors que des équipes de nettoyage sont à l’œuvre, balayant d’un jet d’eau puissant les nombreux détritus qui jonchent le sol. La scène semble anodine mais retient l’attention en même temps que s’amorce un déplacement latéral : ce qui était alors resté dans le hors-cadre donne une autre signification au plan. Le film ne prend pas simplement place à Madrid, lieu touristique dont la Puerta del Sol est un emblème : ce que les équipes nettoient, ce sont les traces laissées par un rassemblement qui a nécessité la mobilisation de la police, comme le révèle bientôt la présence d’un véhicule de police resté hors champ, à droite du cadre. Au moment où ce véhicule démarre pour quitter le cadre, arrivent par la droite deux femmes, qui tiennent des banderoles repliées de manifestations. Ce n’est donc pas n’importe quel rassemblement qui est suggéré ici, mais une manifestation, ce n’est pas seulement une ville et une place qui attirent les touristes mais une Cité en proie à des tensions sociales. Si le regard est d’abord porté sur la statue, sur les éléments qui permettent d’identifier un lieu connu de Madrid, tout se passe comme si cet élément profilmique n’était qu’un leurre, l’attention du spectateur étant rapidement portée vers les éléments en mouvement dans le cadre et qui permettent de construire un autre sens, de poser un enjeu politique au film. Sorogoyen poursuivra ce travail sur le hors-cadre urbain dans Que Dios nos perdone lors de la poursuite qui intervient vers la moitié du film. Les deux enquêteurs arrivent dans un immeuble où le tueur vient de suivre l’une de ses proies et le dérangent dans ses desseins criminels. L’homme, après avoir frappé Velarde, s’enfuit, poursuivi par les deux hommes dans des rues bondées à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ) et de la venue du pape. Dans cette scène d’extrême tension narrative, en lien direct avec l’intrigue criminelle, réapparaissent les enjeux politiques du film, dans une tension entre le cadre et le hors-cadre, entre le premier et le second plan, avec un travail sur les cadrages et les plans successifs ainsi que sur le son, avec une musique qui souligne la tension, sans que les bruits de la rue – et de la foule – soient supprimés ou assourdis. La caméra suit principalement Alfaro, qui heurte dans sa course des personnes elles-mêmes en mouvement, parfois en train de courir, sans qu’il soit possible d’abord de savoir pourquoi. Les plans épousent brièvement le point de vue d’Alfaro, reproduisant en caméra subjective sa désorientation alors qu’il cherche du regard l’homme en fuite, qui n’apparaît que brièvement dans le cadre. C’est au tour de Velarde d’entrer dans le champ et comme pour Alfaro, les plans moyens ou rapprochés cadrent le policier de face, de côté, de dos, accentuant la confusion de la scène. À ce moment précis, le suspect en fuite ne réapparaît plus dans le cadre : il a échappé à ses poursuivants qui vont pourtant tenter de le retrouver dans le métro, dans une scène qui leur vaudra d’être écartés de l’affaire. Tout au long de la scène, alors que la tension narrative est a priori orientée sur cette poursuite, le réalisateur fait des choix de cadrage qui non seulement exposent les raisons de la difficulté de la recherche, mais déplacent l’intérêt du spectateur vers les manifestations et le sens de leur présence dans le cadre. La foule est un obstacle pour Alfaro et Velarde, et ici aussi, le profilmique, résultat d’une prise de vue quasi-documentaire, restitue la violence à l’œuvre dans les rues de Madrid et retient tout autant l’attention que la poursuite.

● Violences urbaines, violences politiques : décadrages

Note de bas de page 4 :

Ces propos sont extraits d’un entretien accordé à la revue L’Avant-scène cinéma, en préambule au dossier consacré à Que Dios nos perdone, dans le numéro 685 (septembre 2021).

20Évoquant Que Dios nos perdone quelques années après sa réalisation, Rodrigo Sorogoyen en résume le projet : « Je voulais en fait évoquer la violence, que ce soit dans l’humain, l’individu, mais également dans la société, les institutions »4. À la brutalité des meurtres perpétrés par Andrés se superpose l’agitation sociale qui agite Madrid : les deux ne sont pas séparées, la première est une expression individuelle de la violence subie et exercée dans une Espagne encore profondément catholique, la seconde est une violence institutionnalisée, par laquelle l’État défend ses propres intérêts et une certaine idée de l’ordre social en place. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : la police lutte contre le tueur en perpétrant elle-même des actes brutaux. Dans la première partie du film, la caméra de Sorogoyen emprunte souvent au style documentaire, en particulier dans les scènes en extérieur, filmées caméra à l’épaule. Le film mêle les images d’archive des JMJ, de la venue du pape et des manifestations anticapitalistes de la jeunesse madrilène, durement réprimées par les forces de l’ordre. Dans la seconde partie du film, l’intrigue se resserre sur Andrés, le tueur, sur sa traque et sa trajectoire. Il est issu d’une famille catholique et est victime durant son enfance des violences de sa mère, dont toute l’existence semble régie par l’Église. Le choix de situer la vague de meurtres durant l’été 2011 ne doit donc rien au hasard : tout comme les valeurs catholiques de la mère d’Andrés sont entrées en profonde contradiction avec les violences perpétrées sur son enfant, qui deviendra un tueur sans pour autant renoncer à sa place au sein de la communauté catholique, les propos du très conservateur Benoît XVI se heurtent à la volonté de changement profond de la jeunesse madrilène, exaspérée par la crise économique et l’inertie politique. La réaction violente de l’État, qui fait réprimer par la force les manifestations, est montrée sans fards, de façon documentaire, caméra à l’épaule. Le film intègre des images d’archives qui montrent le pape souriant face à une foule en liesse, puis, quelques secondes plus tard, les images de la contestation et de la répression policière. Lors des scènes en extérieur, Sorogoyen montre les tensions et les paradoxes exacerbés par la venue du pape : cet événement religieux et spirituel est dévoyé de sa signification et rabaissé à sa dimension marchande et médiatique, tandis que croît la misère. Dans une série de plans de rue, le réalisateur enchaîne les plans de la foule en visite à Madrid, des boutiques de souvenirs où se déploie le merchandising papal des JMJ, et des mendiants : les deux aspects de l’intrigue se rejoignent lorsqu’une femme s’approche de Velarde la main tendue. Les tensions sociales et politiques de la société espagnole percutent ainsi l’intrigue criminelle à plusieurs titres.

21Ces tensions sont formulées par le supérieur des policiers, lors d’un repas de réconciliation entre ses hommes qui se sont affrontés physiquement pour garder le contrôle de l’enquête. L’homme y évoque la police et en particulier la brigade criminelle à laquelle tous appartiennent, comme le dernier rempart contre le chaos, alors que les banques, les politiciens, le FMI, l’ONU sont impuissants à protéger la population : « Les brigades qui patrouillent, les anti-émeutes qui se démènent dehors, les unités spéciales, tous ! Mais avant tous ceux-là, il y a vous. La Crime. Et avant vous quatre, il y a moi » (Que Dios nos perdone, 33’33). Ici, ce sont donc les institutions qui sont désignées comme responsables par leur impuissance dans un monde incertain, même si la police est le paradoxal rempart contre ce délitement, paradoxal puisqu’il retourne la violence physique contre ceux qui contestent la violence économique et politique du système.

22Sorogoyen et Peña, coscénaristes, poursuivront et approfondiront cette réflexion dans la série Antidisturbios, où l’espace urbain montrera les mêmes tensions à l’œuvre. Le réalisateur y exprime à nouveau sa maîtrise de la technique du profilmique, soutenue par le choix de tourner caméra à l’épaule. La longue séquence de l’expulsion, dans le premier épisode, est ainsi tournée en large part, ce qui permet au spectateur d’être au plus près des personnages. Cette scène place l’ensemble de la série sous le signe de la violence, la violence policière exprimant la réponse institutionnelle à la résistance de la population face à des mesures économiques qui broient les plus fragiles en période de crise. La scène atteint son paroxysme alors que l’expulsion est presque terminée : les policiers rassemblent les individus extirpés violemment de l’appartement sur la coursive du premier étage. La tension croît entre les deux policiers chargés de les contenir et le groupe qui leur fait face, jusqu’à l’affrontement physique. Les plans rapprochés et la rapidité de leur succession ajoutent à la tension et à la rapidité de la scène. L’attention du spectateur est mobilisée par le premier plan, par le point de confrontation physique entre les forces en présence. Pourtant, tout se joue à l’arrière-plan : un des voisins du couple expulsé, un jeune homme immigré du Sénégal, monte sur la rambarde pour échapper à la pression du mouvement du groupe, tombe et se blesse grièvement (il décède peu après à l’hôpital). Sorogoyen introduit une rupture brutale : après la longue scène de l’expulsion, toute de bruit et de fureur, le calme se fait en une seconde. Le premier plan qui accaparait tant l’attention relève finalement du profilmique : l’essentiel est ailleurs dans le cadre, au fond et à droite, à peine perceptible. C’est l’aboutissement logique de la violence policière : la mort d’un homme.

23Tout au long des six épisodes, Sorogoyen introduira divers éléments de lecture politique, en insérant dans le cadre un autre cadre, celui de l’écran de télévision ou du son de la radio. Dans cette série qui privilégie les plans rapprochés, les espaces intérieurs, à l’exception des terrains d’intervention de la brigade, c’est l’information médiatique qui amène l’espace urbain au sein du cadre, en insertion, et qui déporte, décadre l’attention du spectateur. Ainsi, dans le premier épisode, Osorio écoute le bulletin d’informations à la télévision, qui rapporte que des casseurs ont violemment perturbé une manifestation qualifiée de pacifique. Dans le deuxième épisode, un bulletin d’informations fait état d’un climat de violence en Catalogne : Osorio ne réagit pas, sans doute parce que l’événement lui semble fort éloigné de ses préoccupations, mais il est fait mention de violences policières. La radio des policiers, lorsqu’ils sont en patrouille, laisse entendre, cette fois par voie interne, la rumeur des violences en cours dans la ville : elles sont hors-cadre, mais s’ajoutent au climat de tension de la série.

● De la violence urbaine à la violence comme système social et anthropologique : recadrage

24Si Sorogoyen s’applique à démonter les mécanismes de la violence d’État dans le contexte de la crise morale et économique de l’Espagne de ce début de xxie siècle, il élargit aussi la réflexion en articulant violence individuelle et institutionnelle. Il en expose les cercles concentriques, aussi bien en termes de niveaux d’assomption que de degrés d’intensité.

25Les formes de violence se répondent, notamment dans un espace urbain filmé à de nombreuses reprises comme un espace hostile. Dans Que Dios nos perdone, la ville est un territoire de violence qui frappe au niveau individuel et collectif : individuel par les meurtres de ces vieilles femmes des quartiers populaires, collectif par les violences économiques et par les violences policières qui répondent aux velléités de résistance de la population. Dans Antidisturbios, l’espace urbain est en pleine effervescence, toujours susceptible de laisser libre cours à la violence, à laquelle la brigade anti-émeutes est formée. Pourtant, Sorogoyen montre que l’exercice de leur métier, de manière plus nette que celui des enquêteurs de Que Dios nos perdone, est fait de contrastes, entre des moments d’attente – et d’ennui – et des moments d’actions et de tensions, toujours montrés comme violents. Ainsi, dans le deuxième épisode, la manifestation spontanée en hommage au disparu se mue rapidement en protestation contre la violence policière et les expulsions. Au fur et à mesure que la tension monte, le cadre se resserre, au plus près des membres de la brigade, de leur perception, et de la confusion générale.

26Dans le cinquième épisode, la longue scène des émeutes en marge du match de football alterne plans moyens ou larges sur les violences des supporters et des policiers, et plans rapprochés dès lors que les personnages principaux sont en jeu. Sorogoyen reprend ici les codes esthétiques et chromatiques des scènes de violences urbaines telles qu’elles sont filmées par les médias d’information : plans nocturnes, fumigènes, fusées colorées, matraquage, poursuites. Lorsque l’attention sera focalisée sur l’agression par quatre supporters français de Úbeda, les couleurs froides mettront en exergue l’extrême violence de la scène. De manière quasi symétrique, Sorogoyen filme quelques minutes plus tard le pendant de cette agression : la poursuite, après le sauvetage d’Úbeda, des agresseurs, et l’inversion de la violence, la meute étant cette fois policière, en nombre face aux deux agresseurs traqués.

27Sorogoyen se livre donc à un travail qui mobilise aussi le cadre et le hors-cadre, le champ et le hors-champ, la violence et la violence qui lui répond. Dans sa façon de filmer les interventions de la brigade, il crée la tension narrative par le choix de plans rapprochés, qui montrent les agents comme des cibles au sein d’un espace public toujours hostile. C’est l’une des originalités de la série : ces hommes, qui sont formés à l’exercice de la violence, se retrouvent fréquemment en position de cible. Qu’ils encadrent les supporters d’un match de football à haut risque, qu’ils assurent la sécurité de citoyens venus manifester contre les banques ou qu’ils doivent faire face à des manifestants qui réclament justice pour la victime de l’expulsion, ils sont en butte à l’hostilité de la population et menacés, souvent physiquement. Chahutés, harcelés, voire poursuivis dans une inversion remarquable, ils sont désignés comme les authentiques criminels (la foule les traite d’assassins), bras armé d’un ordre social inique. Cette représentation est soutenue par les cadres très serrés sur les personnages, en particulier lors des moments d’affrontement : le cadrage caméra à l’épaule, les gros plans sur les personnages, souvent en caméra subjective, transcrivent la violence et la confusion de ces moments. Dans le cadre de leur intimité, par ailleurs, les policiers et les politiques manifestent la même violence, plus ou moins contenue.

28C’est que somme toute, dans la société espagnole, la violence n’est pas seulement le fait de l’État, des institutions : elle est inscrite en chaque individu, résultat d’une culture patriarcale et viriliste qui s’exprime particulièrement dans Que Dios nos perdone et Antidisturbios. Sorogoyen et Peña offrent une majorité de personnages masculins, même si les femmes ont des rôles symboliquement importants (juges, femmes politiques). Ces personnages sont très différents : de l’introverti Velarde au séduisant Álex, du hâbleur Alfaro au mystérieux Elías, ils incarnent des visages variés de la masculinité. Nombre d’entre deux ont du mal à réfréner leur violence et leur volonté d’exercer le pouvoir, notamment sur les femmes. Ce virilisme est lié au modèle bourgeois et catholique, inculqué par le biais de l’éducation (Noblet, 2019). Collectivement, ils cèdent volontiers à des effets de meute, plus ou moins protégés par leur statut social. Individuellement, ils ont du mal à ne pas exercer une autorité abusive, voire une violence physique, sur leur entourage. Diego, éloigné de sa femme et de ses enfants dans l’attente de sa mutation, est en mal d’autorité paternelle et conjugale : il est en proie à des réactions démesurées face à l’autre figure masculine de la famille, son beau-père. Elías a été muté après des soupçons de harcèlement sur une collègue : l’un des épisodes le montrera en train de harceler une autre collègue dont il est l’amant, en proie à une jalousie pathologique qui le conduit au bord de la violence physique lors d’une confrontation avec la jeune femme. Même le timide Velarde se montre enclin à la violence avec la jeune femme qui entretient son immeuble et se montre séduite par cet homme solitaire. Alors qu’il l’invite chez lui, il se montre incapable de réfréner ses pulsions sexuelles et la blesse, dans une scène de séduction qui dégénère en agression sexuelle. Quant à la scène d’ouverture d’Antidisturbios, centrée sur la dispute familiale entre Laia et son père, elle peut être revue à la faveur de cette lecture : le père de Laia triche et ment, accusant ensuite sa fille d’avoir une réaction excessive, « hystérique », à cette « taquinerie ». Sorogoyen ne fait pas la part belle, en termes de présence à l’écran, aux hommes par souci de réalisme (place des hommes dans la police ou dans les cadres des partis politiques, par exemple) : il montre les fondements patriarcaux d’une société encore très marquée par le virilisme, héritage de la culture catholique et latine. Cette violence masculine s’exprime collectivement dans des effets de meute, et il est à ce titre remarquable que les membres de la brigade d’Antidisturbios soient encouragés lors des briefings à la démonstration de force, à grands renforts de cris et slogans de ralliement. Leur façon de cultiver à la fois leurs amitiés viriles et leurs interactions professionnelles sont elles aussi marquées du sceau du virilisme et du machisme : ils s’invectivent souvent à grands renforts de « coño », d’insultes homophobes et autres « hijos de puta », parfois en toute bonhommie mais à plusieurs reprises dans un débordement de testostérone qui les mène à l’affrontement. Leur violence s’exerce d’autant plus facilement qu’ils sont remis en cause dans leur masculinité, qui à leurs yeux est synonyme de contrôle, de pouvoir sur autrui (les proches, les femmes) : ainsi Elías quand sa petite amie refuse son contrôle, ou Úbeda quand sa femme suggère qu’il est dépressif et a besoin d’aide.

29Sorogoyen fait par conséquent une lecture politique à un autre niveau, culturel et anthropologique : la société espagnole ne peut se départir de la violence sans se départir de la culture patriarcale héritée du catholicisme. Il propose à travers la fiction criminelle urbaine une vision en cercles concentriques de la violence : la violence urbaine, qu’elle soit le fait d’individus ou de professionnels formés à l’exercer et à y répondre, renvoie à un cercle plus large, celui de la violence des institutions – police, justice, politique et donc instances de l’État. Celle-ci a enfin pour cadre une violence viriliste, inculquée à toutes les échelles sociales, et qui s’exprime aussi bien dans la sphère privée, familiale, que dans la sphère professionnelle et politique. C’est une violence sûre de son bon droit, qui ne questionne jamais ses actes et leurs fondements, comme le montre la scène finale d’El Reino et l’affrontement entre Manuel et la journaliste.

Conclusions

Note de bas de page 5 :

Le cinéma quinqui, qui s’est développé en Espagne au moment de la Transition démocratique, relate les trajectoires criminelles de marginaux et de jeunes délinquants, saisissant les mutations sociales de l’Espagne.

30Le cinéma de Rodrigo Sorogoyen et sa façon de filmer Madrid semblent bien éloignés du cinéma quinqui5 qui s’intéressait davantage aux trajectoires de marginaux et des exclus qu’aux forces de l’ordre. Les espaces urbains madrilènes sont renouvelés : aux terrains vagues, aux paysages post-industriels, aux quartiers délabrés se substituent des espaces plus centraux, en pleine transformation immobilière, symptômes des évolutions considérables subies par les grandes cités espagnoles ou les espaces périphériques emblématiques des non-lieux de la modernité urbaine. Mais les espaces madrilènes représentés par Sorogoyen, par le travail sur le cadrage et le décadrage (cinématographique et générique), héritent de plusieurs principes esthétiques du cinéma quinqui : une certaine dimension documentaire, soulignée par des séquences filmées caméra à l’épaule et l’intégration d’images d’archives (informations télévisées), et une conception de l’espace urbain comme espace producteur de sens, dans lequel les valeurs des personnages et de la modernité urbaine se heurtent ou se complètent. Cette représentation établit constamment un lien entre ville et violence. Sorogoyen choisit, en liant ses intrigues criminelles à une mise en perspective sociale et politique, de faire des différents niveaux ou types de violence montrés le symptôme de la crise sociale, politique et économique traversée par l’Espagne. En faisant le pari de lier, dans le cadre, une intrigue criminelle et un contexte politique, il en donne à voir au spectateur le principe commun : celui de la violence exercée sur les individus par l’organisation sociale, politique, économique et spirituelle de l’Espagne du début du xxie siècle.

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Pour citer ce document

LEVET, N. (2024). L’espace urbain chez Rodrigo Sorogoyen : un décadrage politique du regard. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (4). https://doi.org/10.25965/flamme.1202

Auteur
Natacha LEVET
Natacha Levet est enseignante-chercheuse en littérature française à l’Université de Limoges. Ses recherches portent sur la fiction criminelle, plus spécifiquement le roman noir français contemporain et sur ses déclinaisons médiatiques. Elle s’intéresse plus particulièrement à la socio-poétique du genre, en lien avec les questions de légitimation, de traduction et de diffusion. Ses travaux portent également sur la circulation des fictions criminelles en Europe du xixe au xxie siècle.
Université de Limoges
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