Le picaro est-il un (vrai1) « Méchant » ? Is the Picaro a (true) “Villain”?

Cécile BERTIN-ÉLISABETH 

https://doi.org/10.25965/flamme.1063

Au Siècle d’Or, se développe en Espagne un type de littérature qui prendra ensuite le nom de littérature picaresque où apparaît un nouveau type de héros que d’aucuns qualifient d’anti-héros ou de parvenu. Les caractéristiques du picaro, protagoniste aux origines viles et aux actes peu recommandables, tranchent assurément sur celles des héros des romans de chevalerie, précédents best-sellers. Peut-on pour autant qualifier le picaro de « méchant » et qu’entendait-on alors par ce terme, à cette époque, en Espagne ? Le picaro commet-il d’ailleurs volontairement le Mal ? Quels sont les enjeux de ce changement de modèle héroïque ? Cet article retiendra un corpus allant de La vie de Lazare de Tormes (1554) à La vie d’Estebanillo Gonzalez (1646).

During the Spanish Golden Age, a type of literature that would later be referred to as picaresque literature was developed, in which a new kind of hero appeared, one which some would rather label anti-hero, or upstart. The characteristics of the picaro, their vile origins and disreputable acts, put them in stark contrast with the heroes of the best-selling chivalry novels of the time. Could this type of protagonist be called villainous, and what did that term entail in Spain at the time? Does the picaro commit acts of evil voluntarily? What were the consequences of this shift in protagonist archetypes? This article will examine a corpus ranging from The Life of Lazarus de Tormes (1554) to The Life of Estebanillo Gonzalez (1646).

Contents
Text

Introduction

Note de bas de page 2 :

«El mundo es malo. Guerras, hambres y pestes, crueldades, violencias y engaños, dominan la sociedad de los hombres y amenazan por todas partes». Les traductions sont réalisées par l’auteure de cet article.

Note de bas de page 3 :

«[…] la situación social, intensamente conflictiva, de fines del siglo XVI y de los dos primeros tercios del XVII  […]».

1Antonio Maravall (1975) dans La culture du baroque. Analyse d’une structure historique affirme : «El mundo es malo». Une difficulté se pose d’emblée : faut-il traduire : « le monde est méchant » ou « le monde est mauvais » ? À la différence du français, le castillan ne permet pas de distinguer entre le mauvais et le méchant, ce qui complexifie la problématique de cette journée d’étude pour les hispanistes. Ce fameux spécialiste du Siècle d’or poursuit : « Guerres, famines et pestes, cruautés, violences et tromperies dominent la société humaine et la menacent de toutes parts » (1975, p. 318)2. On ne peut manquer alors de se poser une autre question : la notion de méchanceté recouvre-t-elle celle du Mal ? Relever une « situation sociale, intensément conflictuelle pour la fin du XVIe siècle et les deux premiers tiers du XVIIe siècle » (p. 131)3 ne revient pas à considérer d’office que la société de cette époque est dominée par des hommes « méchants ». Penser le Bien et le Mal n’équivaut pas en effet obligatoirement à rendre compte des bons et mauvais penchants de chacun, d’autant que ces conceptions sont à relier aux approches idéologiques, philosophiques et religieuses de leur temps.

2Le courant littéraire qui émerge en tous les cas à cette époque en Espagne est celui de la littérature picaresque, laquelle supplante auprès du lectorat les romans de chevalerie et propose un nouveau type de héros, que d’aucuns qualifient d’anti-héros de par ses origines viles, ses défauts et ses actes peu recommandables.

3Si la littérature permet de questionner nos diverses approches et peut interroger aussi la persistance du Mal – Georges Bataille (1957) ne considère-t-il pas que c’est la littérature et non le discours religieux qui permet d’exprimer au mieux le (vrai) Mal ? –, jusqu’à quel point la littérature picaresque livre-t-elle une représentation du méchant ? Le picaro est-il un méchant ? Commet-il le Mal volontairement ou est-il conduit à le faire pour survivre ? Autrement dit, la littérature picaresque présente-t-elle des protagonistes qui font le Mal parce qu’ils le veulent ou est-ce leur mauvaise fortune, les conditions de leur naissance et les rejets attenants qui les conduisent à agir mal ?

4On proposera en premier lieu une analyse des définitions du « méchant », entre français et espagnol, et des divers vocables employés pour désigner les protagonistes picaresques. On questionnera en second lieu ce nouveau modèle héroïque, entre modèles premiers et variations ultérieures, à partir des notions de « Mal volontaire » et de « Mal subi » (Ricœur, 1986).

1. Quelle(s) définition(s) du « méchant » et quel lien avec le picaro ?

Note de bas de page 4 :

« […] il est intéressant de souligner que, étymologiquement, le terme vient de « mescheant », qui veut dire « mal chu », c’est-à-dire « mal tombé ». Autrement dit, le méchant désignait avant tout un malchanceux, quelqu’un de malheureux parce qu’il n’a pas été touché par la grâce : il agit mal, mais la responsabilité de ses actes est reportée sur une entité divine. Ce n’est qu’à partir du xvie siècle que le méchant désigne plus précisément « celui qui est porté à faire du mal ».

Note de bas de page 5 :

«MALO : 1. Lo que es contrario a bueno […]. 2. Malo se toma muchas veces por el enfermo. 3. Y mal por la enfermedad» : « MÉCHANT : 1. Ce qui est contraire à bon […]. 2. Méchant s’emploie très souvent pour désigner le malade ; 3. Et le mal désigne la maladie ».

Note de bas de page 6 :

Diccionario de Autoridades (1990).

5En français, le terme « méchant » renvoie étymologiquement à l’idée d’être « mal tombé » (Chevalier, 20184). Le mot « méchant », au XIIe siècle « mescheant », est en effet à l’origine le participe présent du verbe « meschoir », ce qui permet de comprendre comment en ancien français le méchant est celui qui « tombe mal » et est donc ensuite le « malheureux », le « misérable ». Le terme « méchant », du fait de son suffixe en « -ant », suppose une agentivité, une capacité à agir. Le méchant est par conséquent celui qui commet le Mal volontairement. Il importe également de prendre en considération le fait que le français « méchant » et l’espagnol «malo» n’ont pas la même étymologie. «Malo» vient du latin malus et se voit donc pour sa part directement lié au mot « mal ». Le Trésor de la langue castillane ou espagnole de Covarrubias qui nous offre l’état de la langue castillane au XVIe siècle définit en premier lieu ce terme en l’opposant à ce qui est bon5. Le Dictionnaire des Autorités6, publié au début du XVIIIe siècle, rappelle tout d’abord le manque de perfection lié à ce terme «malo» et l’étymologie latine le reliant au Mal.

6On ne manquera pas de noter que ces dictionnaires présentent une augmentation des variétés d’emplois du terme «malo» entre la langue du XVIe et celle de la fin du XVIIe siècle. Il est à remarquer également l’utilisation privilégiée de ce vocable comme adjectif ainsi que l’association entre «malo» et «enfermo» (malade), comme si la méchanceté était perçue alors comme une maladie, héritage de la polysémie du mot « mal » (que l’on retrouve aussi en français dans « avoir mal »).

7Il est important de rappeler l’existence en espagnol de deux verbes « être » et la distinction qui en découle entre «ser malo» : être méchant/mauvais et «estar malo» : être malade ; laquelle distinction nous permet de mieux appréhender l’introduction dans ces définitions du lien avec la maladie, moins prégnante semble-t-il au XVIIe siècle, car repoussée en sixième définition sur sept tandis qu’au XVIe siècle ce lien «malo / maladie » était positionné en tant que deuxième item sur trois (Autoridades, 1990, II, p. 465-466).

Note de bas de page 7 :

Locution latine faussement attribuée à Sénèque, et sans doute plus ancienne.

8Il ressort également que ce n’est qu’au XVIIe siècle que la dimension religieuse apparaît clairement dans ces définitions avec l’introduction du synonyme « pécheur ». La question morale est dès lors bien présente avec la notion de faute commise. Précisons néanmoins qu’un acte répréhensible, pour relever de la méchanceté, doit se répéter – selon l’adage « Errare humanum est, perseverare diabolicum »7. C’est pourquoi le philosophe Vladimir Jankélévitch invite à distinguer le « commettre » et l’« être » dans son ouvrage L’Innocence et la méchanceté (1986).

9À l’heure de proposer des définitions du «malo», sont introduits les termes «perverso» et «bellaco», lesquels sont d’ailleurs ceux que l’on retrouve fréquemment dans la littérature picaresque. «Perverso» possède une très forte connotation négative, étant défini comme «sumamente malo» / « extrêmement mauvais/méchant » par le Dictionnaire des Autorités. Il sert donc à désigner celui qui aime le Mal. Or le terme «perverso» n’est guère usité pour désigner le picaro. Étant plus proche du français « pervers », issu lui aussi du latin perversus, on lui substituera ici la définition de «b/vellaco», présenté notamment dans le Trésor de la langue castillane ou espagnole comme lié au monde juif et à l’une des désignations du diable en hébreu, outre les sens d’apostat et de rebelle (tant vis-à-vis de Dieu que des hommes).

10Cette particularité nous invite à prendre en considération le contexte religieux propre à l’Espagne classique qui se ferme à l’altérité sémite (juive et musulmane). La notion de « souillure » et plus précisément de « tache » («mancha») converse constitue alors une problématique centrale qui s’étend avec le développement des fameux statuts de pureté de sang, entérinés officiellement par le roi Philippe II en 1556 (Carrasco et Milhou, 1998), et qui mettent à jour une radicale opposition entre Vieux chrétiens (se considérant de sang « pur ») – et de ce fait légitimes pour occuper la position de dominants dans la société des XVIe et XVIIe siècles – et Nouveaux chrétiens (issus de convertis de Juifs et de Musulmans) – lesquels ont souvent fait partie d’une bourgeoisie espagnole (difficilement) émergente. Évoquer les Juifs et en même temps la notion d’insoumission dans une telle définition ne saurait être anodin.

11Le Mal a en effet pu prendre dans la péninsule Ibérique la forme de l’altérité religieuse, entre un « Je » chrétien et un « Autre » juif ou musulman. Il y a sans nul doute toujours aussi crainte du désordre en tant que Mal social. Dans la Segunda Partida, Alphonse X – qui propose au XIIIe siècle l’un des premiers codes de droit royal de l’Occident médiéval – décrit un système de valeurs où le Bien est ce qui est conforme aux lois qu’il édicte lui-même. Autrement dit, le Mal peut être défini en tant que ce qui est contraire à ce que lui, représentant du pouvoir, a décidé.

12Il n’empêche que le méchant n’est pas nécessairement l’incarnation du Mal (et du Diable), mais rappelons-le encore une fois celui qui commet volontairement (et régulièrement) le Mal. Ne pas avoir la « bonne » origine ne revient pas à commettre le Mal, mais plutôt à subir diverses exactions dans l’Espagne moderne.

13Revenons-en au terme «bellaco». Le Dictionnaire des Autorités en propose de nombreuses définitions, preuve que son usage et ses valeurs se développent. C’était déjà le cas pour «malo», ce qui confirme pour le XVIIsiècle une plus grande utilisation et variation à propos de cette thématique de la méchanceté. Le «bellaco» est ainsi d’abord défini comme un homme vil, réalisant de mauvaises actions et issu d’une condition pervertie ; puis comme quelqu’un d’astucieux et de difficile à tromper, avant d’être présenté comme un synonyme du « méchant » (Autoridades, 1990, I, p. 589).

Note de bas de page 8 :

«Y, mientras estaba malo, siempre me daban alguna limosna; mas, después que estuve sano, todos me decían: –Tú, bellaco y gallofero eres. Busca, busca un buen amo a quien sirvas» (Lazarillo de Tormes, 1998, 3e traité, p. 71). Le «gallofero» est un mendiant qui vient manger aux portes des couvents la «gallofa», soit du pain.

14Il nous semble opportun de rappeler que le titre complet du récit matriciel de la littérature picaresque est La vie de Lazare de Tormes et de ses fortunes et adversités. L’idée du Mal subi s’impose donc d’emblée, «fortunas» étant à entendre comme malheurs, synonyme d’adversité. Dans cette œuvre anonyme publiée en 1554, le terme «malo» n’est pas utilisé dans le sens de « méchant » lorsqu’il s’agit de désigner le protagoniste éponyme Lazare. Il a en revanche le sens de « malade », comme nous le voyons dans cette citation tirée du troisième traité de cet ouvrage : « Tandis que j’étais malade, toujours on me donnait quelque aumône. Mais sitôt que je fus guéri, on me disait : “Bélître, écornifleur que tu es, cherche, cherche donc un bon maître à qui servir !” » (Molho, 1968, p. 278).

Note de bas de page 9 :

«[…] criado en Sevilla sin castigo de padre, la madre viuda […] cebado a torreznos, molletes y mantequillas y sopas de miel rosada, mirado y adorado, más que hijo de mercader de Toledo o tanto» (Alemán, 1994, p. 163).

15Dans l’autre œuvre qui servira de moule au genre picaresque, à savoir le Guzmán d’Alfarache de Mateo Alemán, dont la première partie a été publiée en 1599, prédomine une approche moraliste (Cavillac, 1983) – développant la notion de vigie / «atalaya» (Cros, 1967 et Cavillac, 2004) – avec l’emploi des termes vice / «vicio» et vicieux / «vicioso». Le protagoniste s’auto-présente alors comme un jeune homme «muchacho vicioso y regalado» (Alemán, 1994, I, I, 3, p. 163), formulation qui, du fait du fonctionnement en doublon propre à la langue de cette époque, invite à considérer les deux adjectifs employés comme plus ou moins synonymes et introduit un lien de ressemblance entre l’idée de vice et celle de confort (source de faiblesse), ce que confirme la suite de la phrase : « […] nourri dedans Séville sans crainte de père, la mère veuve […], gavé de lardons rôtis, de pain mollet, de beurre fin et de soupes au miel rosat, plus adoré et choyé que fils de marchand de Tolède, ou autant »9 (Molho et Reille, 1968, p. 93). Le personnage étant donc élevé initialement dans l’oisiveté et la méconnaissance de la dureté du monde, sa perversion liée à de mauvaises fréquentations et à la nécessité de survivre ne pourra en être que plus forte. Guzmán va ainsi être amené par les circonstances à agir mal, ce qui n’est pas stricto sensu faire le Mal… La « Brève déclaration pour l’intelligence de ce livre » qui introduit et résume ce récit explicite d’ailleurs cette problématique de la non volonté de faire le Mal :

Note de bas de page 10 :

«Declaración para el entendimiento deste libro» (Alemán, 1994, p. 114) : «Va dividido este libro en tres. En el primero se trata de la salida que hizo Guzmán de Alfarache de casa de su madre y poca consideración de los mozos e las obras que intentan, y cómo, teniendo claros ojos, no quieren ver, precipitados de sus falsos gustos. En el segundo, la vida de pícaro que tuvo, y resabios malos que cobró con las malas compañías y ocioso tiempo que tuvo. En el tercero, las calamidades y pobreza en que vino, y desatinos que hizo por no quererse reducir ni dejarse gobernar de quien podía y deseaba honrarlo».

Ce livre en comprend trois. Le premier traite le départ de Guzman de chez sa mère et l’inconsidération des jeunes gens en leurs entreprises, lesquels ont des yeux pour ne point voir et se précipitent sous l’effet de leurs illusoires inclinations. Le second, la vie de gueux qu’il mena et les mauvaises habitudes qui lui vinrent de mauvaises compagnies et désœuvrement. Le troisième, les malheurs et misères où il se vit réduit, et les sottises qu’il fit pour ne point se laisser ramener et instruire de celui qui voulait et pouvait lui donner honneur (Molho et Reille, 1968, p. 6310).

Note de bas de page 11 :

Le terme espagnol «malicia» est très péjoratif à l’époque classique. Selon le Dictionnaire des Autorités (1990, II, p. 464), il renvoie au « vice » et à la « perversité ».

16Dans le Buscón (littéralement : celui qui cherche) de Francisco de Quevedo, troisième œuvre majeure de la littérature picaresque, publiée en 1626 – mais circulant de façon manuscrite plusieurs années auparavant –, outre le mot «buscón» défini par le Dictionnaire des Autorités (1990, I, p. 722) comme la personne qui vole et fait preuve de «malicia11» pour tromper les autres, c’est le terme «bellaco» qui apparaît de façon répétitive pour désigner le protagoniste Pablos avec 17 occurrences pour «bellaco» et 6 pour le substantif «bellaquería». L’emploi du terme «pícaro», utilisé 19 fois au singulier et 7 fois au pluriel, l’emporte toutefois.

Note de bas de page 12 :

Fort connu est le De subventione pauperum. Sive de humanis necessitatibus (1526) de Vives.

17Absent du Lazarillo et introduit à partir des pièces liminaires du Guzmán, le terme «pícaro» dont l’explicitation des origines continue d’agiter les spécialistes, s’impose. Il est certain qu’une dimension péjorative imprègne ce terme, longtemps traduit en français par « gueux », soit celui qui, comme le rappelle le Dictionnaire CNRTL, est réduit par la plus grande pauvreté à mendier pour subsister. Sa conduite vile le relie au « coquin », autre traduction possible du picaro en tant que filou, mais cela n’en fait pas pour autant un méchant doté d’une volonté de faire le Mal. Le terme «pícaro» est d’abord lié à l’infra-monde des cuisines, puis se voit utilisé dans le débat sur la bienfaisance (Soubeyroux, 1972 et Cavillac, 197912) dans la péninsule Ibérique. Or, Mateo Alemán est un ami du réformateur et médecin Miguel de Giginta qui utilise le mot «pícaro» dans son traité pour aider les pauvres (Tratado de remedio de pobres, Coimbra, 1579). L’utilisation en tant que substantif du mot «pícaro» permet donc à cette époque de distinguer entre vrai et faux pauvre, mais pas entre bon et méchant…

18Précisons que dans l’une des continuations de ces récits, les Aventures du Bachiller Trapaza, on trouve le choix d’un renforcement dépréciatif de ces désignations avec les formes augmentatives «bellacón» et «picarón». Y aurait-il par conséquent des variations au sein du genre picaresque quant à la perception de la méchanceté, et pourquoi ?

2. Nouveau modèle héroïque et caractéristiques majeures d’un apprentissage de la survie : le « mal subi » induit-il le « mal volontaire » ?

Note de bas de page 13 :

Rappelons l’anglicisme « villain » qui désigne le méchant de fiction.

19En littérature, Philipe Hamon présente les héros comme de possibles « discriminateur(s) idéologique(s) », entre norme et déviation (Hamon, 1984, p. 45). Mi-homme, mi-dieu dans l’Antiquité, le héros médiéval, chevalier chrétien, défend son idéal religieux et fait le don de sa personne jusqu’à l’extrême. On le voit ainsi se battre pour les valeurs du Bien alors que le vilain, son adversaire, ne peut que représenter le Mal. Traditionnellement, dans la littérature espagnole antérieure à l’époque moderne, face au héros doté de multiples qualités solaires, se trouve aussi le « vilain13 », « méchant » davantage par opposition, du fait de son statut d’adversaire et par la place qui lui est ainsi accordée dans la littérature du Moyen Âge, que par une profondeur maligne propre à ses actes. En ancien français, le « vilain » est celui qui appartient à une catégorie inférieure de la population, celle du paysan libre (et non serf). Ce terme renverra ensuite à des traits physiques repoussants et des aspects moraux méprisables jusqu’à désigner une personne peu recommandable par ses mœurs.

Note de bas de page 14 :

Celui-ci est plutôt jusqu’ici, dans la littérature espagnole, un personnage secondaire.

20C’est dans cette période d’émergence de la modernité que l’attrait pour les exploits des preux chevaliers et leur monde merveilleux – si vif comme l’a très bien montré Miguel de Cervantès en présentant l’abus de telles lectures de romans de chevalerie comme cause de la folie de son célèbre protagoniste Don Quichotte (1605) – se voit supplanté par le goût pour un héros qui n’est point un héraut (Hamon, 1984, p. 66), mais un protagoniste couard et aux origines viles14. Protagoniste toujours errant certes, mais sans honneur, voleur, menteur, voire tueur, et contant lui-même ses mésaventures une fois plus âgé, comme si aucun narrateur digne de ce nom ne pouvait prendre en charge le récit des vilénies de cet infâme personnage dénué de véritable patronyme et/ou d’honorable paternité. Le picaro, comme l’explicite Maurice Molho (1968), du fait de son dénuement initial, sert divers maîtres dans sa tentative toujours infructueuse de s’élever (Maravall, 1975a et Bertin-Elisabeth, 2009), dans une société innéiste qui semble lui asséner à l’envi : « On est ce que l’on naît » (Bertin-Elisabeth, 2018).

21Mais peut-on naître « méchant » ? Faut-il penser au poids d’un déterminisme particulier ? De nombreux critiques ont voulu mettre en avant le déterminisme des origines des picaros afin d’expliquer cet obstacle à toute réussite. Serait-il lié à une forme de méchanceté reprochée aux picaros, induisant leur rejet ? Didier Souiller (1989, p. 25) définit pour sa part le picaro comme « un snob, qui ne rêve que de s’intégrer à cette société dont il est fatalement exclu par la ‘tache’ de sa naissance ». Les premiers chapitres de ces récits picaresques évoquent toujours des origines particulières, entre un père voleur et une mère de petite vertu. À la bassesse de son extraction (et/ou à l’immoralité de sa conception), s’ajoutent des origines converses. Autrement dit, l’accent est mis sur le caractère de Nouveau chrétien de ce personnage déviant, dont la famille a maille à partir tant avec la justice civile qu’avec celle de l’Inquisition. La littérature picaresque dit une résistance à ce rejet du groupe dominant et exprime une tension au cœur de la société espagnole : par ses efforts répétés, le picaro fait entendre une autre voix/voie possible.

Note de bas de page 15 :

«Bueno es tener padre, bueno es tener madre; pero el comer todo lo rapa» (Guzmán de Alfarache, I, II, 1, p. 263).

22Mais être marginal(isé) n’est pas être méchant, d’autant que les mésaventures et mauvaises actions des picaros sont induites par la nécessité de subsister dans un monde impitoyable. Guzmán l’avait clairement indiqué : « Avoir un père est un grand bien ; aussi est-il d’avoir sa mère ; mais manger fait passer toute chose » (Molho et Reille, 1968, p. 18015).

Note de bas de page 16 :

«–Hijo, ya sé que no te veré más. Procura ser bueno, y Dios te guíe. Criado te he y con buen amo te he puesto ; válete por ti» (Lazarillo de Tormes, 1er traité, p. 22).

Note de bas de page 17 :

«La carrera de vivir» (Lazarillo de Tormes, 1ertraité, p. 24).

Note de bas de page 18 :

«Necio, aprende, que el mozo del ciego un punto ha de saber más que el diablo» (1er traité, p. 23).

23Ces jeunes protagonistes subissent en réalité la méchanceté des autres, notamment de leurs maîtres. Ainsi, alors que la mère de Lazare le confie à un mendiant aveugle et lui indique la « bonne » voie qu’elle souhaite qu’il suive : « –Mon fils, je sais que je ne te verrai plus. Tâche d’être homme de bien, et Dieu soit en ton aide. Je t’ai nourri, si t’ai donné bon maître : songe à toi » (Molho et Reille, 1968, p. 716), cet enfant de huit ans découvre la dureté de la survie sur le « chemin de la vie » (Molho et Reille, 1968, p. 817). Le vieux mendiant lui dévoile à l’heure de quitter la ville de Salamanque les risques de la naïveté (faudrait-il dire de la bonté ?) en lui frappant la tête avec une extrême violence contre une statue de taureau et en lui assénant : « Apprends, nigaud : un garçon d’aveugle doit en savoir un point plus que le diable » (Molho et Reille, 1968, p. 718).

Note de bas de page 19 :

«[…] por su maldad me venían tantas persecuciones» (Lazarillo de Tormes, 1er traité, p. 15. Lazare confirme par deux fois (premier et septième traités) son souhait de se joindre aux personnes bonnes et donc aux gens de bien : «arrimarse a los buenos».

Note de bas de page 20 :

«Pues en este tiempo estaba en mi prosperidad y en la cumbre de toda buena fortuna» (7ème traité, p. 135).

24Dès le premier traité, un portrait de méchant est effectivement dressé, mais c’est celui du maître de Lazare, qualifié de pervers aveugle / «perverso ciego» ou de mauvais ou maudit aveugle / «mal ciego». Le protagoniste dénonce « […] sa méchanceté dont me venaient tant d’afflictions » (Molho, 1968, p. 1419). Malgré ces violences de toutes sortes, Lazare conserve une approche positive à l’heure de conclure la narration de sa vie : « C’était le temps de ma prospérité, et j’étais au comble de toute bonne fortune » (Molho, 1968, p. 5220).

25Dans les pièces liminaires du Guzmán d’Alfarache, c’est le lecteur qui est d’emblée présenté comme « méchant ». Ce récit propose en effet une double adresse aux lecteurs, dont la première s’intitule «Al vulgo» / « Au vulgaire » et débute de la façon suivante :

Note de bas de page 21 :

«No es nuevo para mí, aunque lo seas para ti, oh enemigo vulgo, los muchos malos amigos que tienes, lo poco que vales y sabes, cuán mordaz, envidioso y avariento eres; qué presto en difamar, qué tardo en honrar, qué cierto a los daños, qué incierto en los bienes, qué fácil de moverte, qué difícil en corregirte» (Al vulgo, I, p. 108).

Ce n’est point pour moi chose nouvelle, quand bien même elle le serait pour toi, ô Vulgaire ennemi, que la foule d’amis perfides que tu comptes dans tes rangs, le peu que tu sais et que tu vaux, ni jusques où vont en toi la médisance, l’envie et l’avarice. Prompt à diffamer (ô combien !), quelle n’est pas ta lenteur à rendre hommage ! Qu’il est aisé de t’entraîner, et malaisé de t’amender ! (Molho et Reille, 1968, p. 5921).

Note de bas de page 22 :

«Todos mienten» (I, 5, p. 191).

26Ce lecteur est alors comparé, entre autres, à une mouche (Alemán, 1994, p. 109). On rappellera également que les premières personnes – en dehors de sa famille – que Guzmán est amené à côtoyer pour survivre sont des aubergistes malhonnêtes qui trompent l’innocence de ce jeune homme de douze ans, en lui faisant avaler omelette de poussins et viande infâme, soit de mauvais produits qui génèrent chez lui la conscience de la nécessité de réagir dans un monde de méchants et l’amènent à conclure que tout le monde ment22.

Note de bas de page 23 :

«Quien no hurta en el mundo, no vive» (Quevedo, 1995, I, 1, p. 101).

Note de bas de page 24 :

«Metílos en paz, diciendo que yo quería aprender virtud resueltamente, y ir con mis buenos pensamientos adelante» (Quevedo, I, 2, p. 103).

Note de bas de page 25 :

L’une des dernières universités espagnoles à accepter des convertis.

Note de bas de page 26 :

«Pablo, abre el ojo que asan carne. Mira por ti, que aquí no tienes otro padre ni madre» (Quevedo, 1995, I, 5, p. 145).

Note de bas de page 27 :

«[…] que me cumple avivar el ojo y avisar, pues solo soy y pensar cómo me sepa valer» (Lazarillo, 1er traité, p. 23).

Note de bas de page 28 :

«Propuse hacer nueva vida […]» (Quevedo, 1995, I, 5, p. 148).

Note de bas de page 29 :

«“Haz como vieres” dice el refrán, y dice bien. De puro considerar en él, vine a resolverme de ser bellaco con los bellacos, y más si pudiese, que todos» (Quevedo, 1995, I, 6, p. 149).

27Même Pablos, le protagoniste du Buscón que l’on peut considérer comme un contre-modèle picaresque créé par un Vieux chrétien, Francisco de Quevedo y Villegas, est présenté avec l’ambition initiale d’étudier pour s’élever dans la société, ce qui le pousse à rejeter le credo paternel : « Qui ne vole pas ne vit pas, en ce monde » (Molho et Reille, 1968, p. 76223). Pablos choisit de s’opposer à la volonté de ses parents pour privilégier vertu et bonnes pensées : « Pour ramener la concorde je leur dis que je voulais apprendre la vertu, résolument et suivre mes bonnes inclinations » (Molho et Reille, 1968, p. 76324). Il part pour l’université avec son maître don Diego, lequel le laissera subir diverses vilénies scatologiques perpétrées par ses camarades d’Alcalá de Henares25. Don Diego lui indique alors : « Pablos, aie l’œil au grain ; il te faut t’efforcer de toi-même, car tu n’as ici ni père ni mère » (Molho et Reille, 1968, p. 784). Et Pablos se dit à lui-même qu’il doit « ouvrir l’œil » (Molho et Reille, 1968, p. 78626), phrase qui fait écho au célèbre réveil pour la survie du jeune Lazare : « […] il me faut ouvrir l’œil, aviser et voir à ne compter qu’avec moi » (Molho et Reille, 1968, p. 727). Ayant subi ces méchancetés de façon répétée, le protagoniste quévédien affirme qu’il changera d’attitude et de vie (Molho et Reille, 1968, p. 78628). Les termes utilisés sont dès lors ceux de «travesuras» et «bellaquerías» – que Jean-François Reille traduit par la résolution d’être fripon et la filouterie –  et non par les termes «malo» ou «maldad». La méchanceté est étrangère au protagoniste picaresque, comme le confirme l’affirmation suivante où le verbe « se résoudre à » souligne les conséquences du Mal subi : « “Fais selon la mode”, dit le proverbe, et il dit bien. Y songeant, je me résolus d’être fripon avec les fripons et le plus fripon de tous si je le pouvais » (Molho et Reille, 1968, p. 78729).

Note de bas de page 30 :

«Viéndome perdido, comencé a tratar el oficio de la florida picardía […] nunca pudieron ser amigos la hambre y la vergüenza» (Alemán, 1994, I, II, 2, p. 275).

Note de bas de page 31 :

«[…] lo que llamas honra, más propiamente se llama soberbia o loca estimación, que trae los hombres éticos y tísicos, con hambre canina […]» (Alemán, 1994, I, II, 2, p. 279).

28Pas de Mal intrinsèque, pas de déterminisme donc malgré des origines douteuses et un apprentissage de la filouterie comme mode de survie dans le sillage de Guzmán qui « s’est fait/est devenu picaro » (Alemán, 1994, p. 274) – et n’est donc pas né picaro et encore moins méchant –, ne trouvant aucun maître à servir en cette année de famine : « Me voyant perdu, je me pris à faire le métier de noble gueuserie […]. La vergogne et la faim n’ont jamais fait bon ménage » (Molho et Reille, 1968, p. 18930). Ce protagoniste avait d’ailleurs dès l’incipit indiqué que son dessein n’était point de paraître méchant (Molho et Reille, 1968, p. 65). Plus avant, le protagoniste alémanien explicite la situation des démunis : « […] ce que tu appelles honneur, son vrai nom est orgueil ou folle opinion de soi, qui rend les hommes pulmoniques et faméliques, outrés qu’ils sont de la faim canine […] » (Molho et Reille, 1968, p. 19231). Une fois repoussé à cause de son apparence de pauvre (Alemán, 1994, I, III, 1, p. 383) par sa famille génoise qui met en scène une nuit de cauchemar, il pourra survivre grâce à la tromperie jusqu’à sa conversion finale, alors qu’il est galérien, prouvant la possibilité d’un retour à la morale chez un personnage frappé par la vie.

Note de bas de page 32 :

Selon Augustin Redondo (1977), la famille des Coronel est une famille de convertis de longue date.

Note de bas de page 33 :

Il est dit à Pablos, alors qu’il est précisé qu’il a laissé sa cape de façon innocente / «inocentemente» (p. 270), que c’est ainsi que payent les picaros trompeurs mal nés : «¡Así pagan los pícaros embustidores mal nacidos!» (Quevedo, 1995, III, 7, p. 271).

29Comment ne pas noter également qu’il n’y a pas de fatalité manichéenne entre un maître noble qui serait d’office bon et un serviteur pauvre qui serait quant à lui méchant ? Ainsi, dans le Buscón, le maître de Pablos va non seulement à la même école que son valet, et semble de ce fait résider dans un quartier de convertis32, mais de surcroît il n’a pas une conduite honorable. Il prend en effet la précaution d’échanger sa cape avec celle de Pablos qui reçoit, à sa place, une terrible volée pour une affaire amoureuse peu licite. Pablos a donc été battu deux fois : pour avoir essayé de se faire passer pour noble33, et parce que son maître n’est peut-être pas aussi noble (tant par ses origines que ses actes) qu’il veut le faire croire.

30Le picaro n’est pas un méchant tant qu’il subit et agit de façon involontaire. Une distinction se dessine toutefois entre les récits premiers et certaines réécritures picaresques suivantes, comme si une fracture représentationnelle intervenait au XVIIe siècle (Maravall, 1975b, p. 76).

Note de bas de page 34 :

Le Guzmán proposait déjà un type d’écriture s’inspirant d’éléments médicaux.

31On en prend pour preuve les agissements du héros du Guitón Onofre (1995), écrit par Gregorio González aux alentours de 1604 (mais publié 300 ans plus tard, après avoir transité par Lima et avoir été retrouvé en 1927 et publié enfin… en 1973), qui aborde la question du Mal à partir d’une réflexion sur les passions, nourrie de la théorie des humeurs34. Onofre est issu d’une famille d’honnêtes gens (morts prématurément), mais peut être vu comme contaminé par le tempérament bilieux d’Inés, une gouvernante colérique, décrite comme «mal acondicionada» (González, Guitón Onofre, 1995, II, p. 76), c’est-à-dire mauvaise (Le Gal-Grasset, 2016).

Note de bas de page 35 :

Dans El Corbacho est aussi évoquée la colère comme liée à certains hommes : «la calidad del onbre colórico» (Martínez de Toledo, 1990, III, 3, p. 234).

Note de bas de page 36 :

«[…] Onofre no perdona. Mientras que Lázaro cae en las mentiras, maltratos y embauques del ciego una vez tras otra, el Guitón es víctima una vez, pero no más».

Note de bas de page 37 :

«La sangre se hereda y el vicio se apega» (Alemán, I, I, 1, p. 130).

Note de bas de page 38 :

«quien fuere cual debe, será como tal premiado y no purgará las culpas de sus padres» (p. 130).

32Ce personnage de « gueux colérique » (González, (Guitón Onofre,) 1995, I, p. 2035) avide de vengeance, souvent dit «desordenado» et qui ne reconnaît donc pas d’ordre, n’accepte pas les mauvais traitements, comme le remarque Felipe Moraga (2015, p. 36) : « […] Onofre ne pardonne pas. Lui n’est victime qu’une seule fois alors que Lazare subit à chaque fois les mensonges, les mauvais traitements et les tromperies de l’aveugle36 ». En somme, on a l’impression qu’à force de souffrir, le héros picaresque et la partie de la société qu’il représente réagissent plus violemment et surtout plus rapidement, reproduisant le modèle qui leur est présenté tout en contestant le déterminisme des origines, car ce sang colérique n’est pas lié à une impureté religieuse. La violence d’Onofre n’exprime-t-elle pas le rejet de la détermination sociobiologique des non-Vieux chrétiens si prégnante dans l’Espagne classique ? Ce n’est plus en tous les cas la même approche que dans le Guzmán, où l’on peut lire qu’on hérite du sang, mais non du vice37. S’y ajoute que l’on ne purge pas les peines de ses parents38. Remarquons, comme un clin d’œil à cette problématique de la tache converse, qu’Onofre porte une marque sur son visage…

Note de bas de page 39 :

«Pusiéronle por nombre Hernando, que hijo de padres, uno Trampa en apellido y otro Tramoya, hubo contemplación que debía llamarse Trapaza, como cosa muy propincua a ser efecto de los apellidos: así le llamaron con este supuesto nombre mientras vivió» (Castillo Solórzano, 1989, p. 66).

Note de bas de page 40 :

«un cierto modo ilícito de comprar y vender, en que siempre va leso el comprador».

Note de bas de page 41 :

«cualquier tipo de engaño, con que se damnifica a otro».

33Le genre picaresque perdure : ainsi en 1637 paraissent les Aventures du Bachiller Trapaza, personnage annoncé par la dimension cratylienne, programmatrice, de son nom, combinant celui de son père Trampa (littéralement « tromperie ») et celui de sa mère : Tramoya (équivalant à « machinations et ruses »), d’où le choix onomastique « logique » de Trapaza (« tromperie ou artifice illicite39 »). On n’avait d’ailleurs jamais vu un tel niveau de tromperie («travesura»). Ce terme, exprimant d’abord une certaine vivacité d’intelligence, désigne également selon le Dictionnaire des Autorités (II, p. 345) un type d’action coupable méritant châtiment. Une traduction possible en est l’« espièglerie » du fait du jeune âge du protagoniste, ou la « malice ». L’un de ses synonymes, «traza», induit l’idée d’artifice, d’où le jeu sur le nom du protagoniste Trapaza (selon le Trésor de la langue…, p. 933) : « une certaine façon illicite d’acheter et de vendre, dont l’acheteur ressort toujours lésé40 ». Le Dictionnaire des Autorités propose pour sa part la définition suivante : « tout type de tromperie qui cause un grave préjudice à autrui41 ». Il est d’ailleurs dit de ce protagoniste :

Note de bas de page 42 :

«Desde niño comenzó Hernando a dar muestras de lo que había de ser cuando mayor, porque tal travesura de muchacho no se vio jamás […]. Con las travesuras que hacía se le confirmó a Hernando el nombre de Trapaza […]».

Dès l’enfance, Hernando commença à donner des signes de ce qu’il devait devenir une fois adulte, car une telle conduite illicite jamais ne s’était vue chez un jeune […]. Avec les tromperies qu’il accomplissait, Trapaza devint définitivement le nom d’Hernando […] (Castillo Solórzano, 1989, p. 6642).

Note de bas de page 43 :

On retrouve cependant une forte récurrence du verbe « malograr » (gâcher), à connotation négative.

Note de bas de page 44 :

L’approche humaniste est notamment rappelée dans le Lazarillo où il est annoncé d’emblée : «Huelgo de contar a Vuestra Merced estas niñerías, para mostrar cuánta virtud sea saber los hombres subir siendo bajos, y dejarse bajar siendo altos cuánto vicio» (Lazarillo, 1998, p. 24). Dans la note 48 (p. 24-25), Francisco Rico souligne qu’à cette époque ont été publiées en castillan les Flores de Sénèque qui indiquent que le noble est celui qui pratique la vertu. Il rappelle aussi la remarque de Cervantès tirée du Persilès qui précise que si le pauvre peut atteindre la vertu et ainsi être reconnu, le noble peut, du fait de ses vices, devenir infâme.

34Il n’empêche que le terme «malo» n’est toujours pas utilisé pour désigner ce picaro43. Un autre protagoniste confirme un changement de représentation du picaro au XVIIe siècle, dans Estebanillo González, œuvre communément affichée comme clôturant ce genre dans la péninsule en 1646. Son héros Estebanillo affirme, dans la pièce liminaire dédiée au lecteur (Estebanillo González, 1990, p. 13) vouloir divertir, cette dimension humoristique affichant dès le titre un héros éponyme « homme de bonne humeur » / humour (La vida y hechos de Estebanillo González, hombre de buen humor) prêt à tous les excès, car rien ne lui est épargné : il faillit même être émasculé. Estebanillo cherche à faire rire tel un bouffon, mais dépasse l’intentionnalité de ce dernier. C’est pourquoi il est qualifié par Antonio Maravall (1986, p. 240) de « désintégrateur » alors que le bouffon est dit « intégrateur » (p. 221). On rappellera la scène de Carnaval où Estebanillo arrache les dents d’un Juif, épisode qui fait frémir par sa cruauté : Estebanillo fait mal et fait le Mal, et ce pour divertir ses Majestés et le peuple (Estebanillo González, II, I, 7, p. 94). Cependant, ne s’agit-il pas encore une fois de survivre ? Faire rire les Grands de ce monde, ne revient-il pas à critiquer ces derniers lorsque leur attitude et leur moralité laissent à désirer44 ? Le picaro est cruel parce que ces Grands comme son maître le sont et le poussent à l’être : subissant le Mal avant de le commettre, peut-on le qualifier de véritable méchant ?

35Américo Castro (1948) avait déjà montré que, sous couvert de «burlas» (tromperies) et de divertissement, la critique sociale était amère dans les récits picaresques. Le picaro paraît en effet proposer un écart, un autre positionnement sociétal (Parker, 1967 et Bertin-Elisabeth, 2012 et 2015). Aristote indiquait déjà, dans l’Éthique à Nicomaque, que chacun de nous se doit d’agir pour choisir le vice ou la vertu :

[…] l’activité vertueuse a rapport aux moyens ; par conséquent, la vertu dépend aussi de nous. Mais il en est également ainsi pour le vice. […] par conséquent, si agir, quand l’action est bonne, dépend de nous, ne pas agir, quand l’action est honteuse, dépendra aussi de nous […]. Mais s’il dépend de nous d’accomplir les actions bonnes et les actions honteuses, et pareillement encore de ne pas les accomplir, et si c’est là essentiellement, disions-nous, être bons ou mauvais, il en résulte qu’il est également en notre pouvoir d’être intrinsèquement vertueux ou vicieux (Aristote, 1959, p. 66, 1113b-1114b).

Conclusion

Note de bas de page 45 :

Paul Ricœur (1960) a souligné l’opacité du Mal et la capacité symbolique à parler du Mal.

Note de bas de page 46 :

Pierre Savy les oppose aux « expulsions intérieures » que sont les établissements de ghettos ou les expulsions proprement dites comme celle des Juifs en 1492.

Note de bas de page 47 :

L’agentivité est la capacité à agir (Fornel, 2010).

36À l’heure de conclure, on en vient à s’interroger : si le chevalier et le vilain sont communément présentés comme des héros édifiants, quel type de héros est donc le picaro ? Celui de l’apprentissage d’une nouvelle forme de liberté ? Dans son rapport au Mal45, il dit assurément une forme d’écart et donc de liberté (Henrique da Costa, 2020), d’utopie, de libre-arbitre, via son impossibilité, vu ses circonstances de naissance et de vie, de suivre la vertu et les normes officielles de l’honneur. Il est dès lors contraint de commettre le Mal. C’est pourquoi est importante la différence rappelée par Kant dans La Critique de la raison pratique, entre Mal subi et Mal perpétré. On a indiqué dans cette étude combien la notion de volonté est au cœur de toute réflexion sur le méchant, d’autant que le terme «malo» – difficile à traduire en français comme on l’a rappelé – n’est pas privilégié dans les récits picaresques de cette époque, qui présentent plutôt un mécréant social marqué par l’anomie et l’origine converse, pauvre et « mal né ». Le picaro subit divers rejets qui l’amènent à réagir, voire à sur-réagir lorsque prime la survie tant physique que sociale. La nouvelle « héroïsation » picaresque n’exprime pas de méchanceté choisie ni de jouissance à faire le Mal à proprement parler (sauf cas exceptionnel qui, comme toute exception, confirme la règle). Ces récits ne véhiculent-ils pas en revanche une forme de résistance, chez ces héros de la marge, face à ce que l’historien Pierre Savy (2017) présente comme des « expulsions imaginaires »46. Ils exprimeraient alors ce que Michel Foucault désigne comme « lutte pour une nouvelle subjectivité » (1982), soit l’agentivité47 d’un « résistant », et non d’un « méchant »…