Peut-on recatégoriser son parent « toxique » ?
Anatomie d’une renomination en contexte socionumérique Can one recategorise their “toxic” parent?
Anatomy of a renaming in a socio-digital context

Rose MOREAU RAGUENES 
et Julien LONGHI 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.550

Dans un contexte de redéfinition des normes sociétales autour des violences interpersonnelles et des rôles familiaux, cet article questionne la possibilité et les modalités d’une recatégorisation du parent maltraitant dans des témoignages anonymes publiés sur le compte Instagram francophone Parents toxiques. L’utilisation de termes alternatifs tels que « génitrice » et « géniteur » est marginale dans les témoignages, ce qui suggère des freins à la renomination du parent maltraitant et interroge l’agentivité du sujet dans sa renégociation du rapport au parent ; il s’agit alors de caractériser les dynamiques linguistiques de déstabilisation de la dénomination mère/père/parents. L’étude est organisée en trois parties : nous rendons compte des enjeux méthodologiques qui sous‑tendent la construction du corpus dans le cadre d’une sémantique située ; nous caractérisons ensuite le potentiel discursif des noms de parenté mère et père au moyen d’une analyse de leur argumentation interne ; enfin, nous proposons un continuum des procédés de déstabilisation de la catégorisation du parent par le biais d’une analyse sémantico‑discursive. Nous concevons la renomination comme un acte performatif qui déstabilise une dénomination établie et marque une renégociation du rapport à l’objet, mais n’est pas nécessairement voué à aboutir ou à se stabiliser.

In the context of a redefinition of social norms regarding interpersonal violence and family roles, this article examines the possibility and modalities of recategorising the abusive parent in anonymous testimonies published on a Francophone Instagram account, Parents toxiques. The use of alternative terms such as “génitrice” and “géniteur” (“biological mother/father”) is only marginal in the testimonies, which suggests obstacles to renaming one’s parent and questions the subject’s agency in renegotiating their relationship with the abusive parent. We therefore aim to characterise the linguistic dynamics involved in destabilising the denomination “mère/père/parent”. The study is organised in three parts : we discuss the methodological issues underlying the construction of a corpus within the framework of situated Semantics ; we then characterise the discursive potential of the kinship nouns mère and père by analysing their internal argumentation ; finally, we present a continuum of devices that destabilise the parent’s categorisation using a semantic-discursive analysis. We consider renaming to be a performative act that destabilises an established denomination and marks a renegotiation of the subject’s relationship to the object, but that is not necessarily bound to reach a full completion or to stabilise.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Ce texte s’inscrit dans les travaux du groupe de recherche international Draine, Haine et rupture sociale : discours et performativité (https://groupedraine.github.io/), qui travaille à l’étude du discours de haine et de ses caractéristiques spécifiques.

Introduction1

1Paul Siblot (dans Détrie, Siblot & Vérine, 2001, p. 205) définit la nomination comme « l’acte par lequel un sujet nomme en discours, autrement dit catégorise un référent en l’insérant dans une classe d’objets identifiée dans le lexique, à moins qu’il ne veuille innover avec un néologisme  ». Il existe une abondante littérature sur son opposition à la dénomination. Parmi celles et ceux qui se distancient de cette dernière ou la critiquent, citons les tenants de la praxématique tels que Catherine Détrie, Paul Siblot et Bertrand Vérine (2001, p. 76) : « La dénomination est de la sorte du côté de la langue entendue comme une nomenclature d’étiquettes, celle dont les dictionnaires dressent l’inventaire et recensent les sens véhiculés par les discours ». Si les frontières ne sont pas hermétiques, force est de constater une faible porosité entre ces deux notions et les domaines dans lesquels elles sont mobilisées, qui sont pourtant très proches du point de vue de leurs préoccupations. En effet, les travaux sur la dénomination s’inscrivent davantage dans le champ de la sémantique ou de la lexicologie, alors que la nomination, attachée à la sémantique discursive, s’inscrit dans celui de l’analyse du discours. Dans le cadre de cette étude, c’est l’interaction entre le caractère institué et consensuel de la dénomination et l’engagement du sujet dans la nomination d’un objet qui nous intéresse, pour interroger la possibilité et les modalités d’une renomination du parent maltraitant dans des témoignages publiés sur un compte Instagram intitulé Parents toxiques : peut‑on renommer, et donc recatégoriser son parent ?

2Notre point de départ est double. D’une part, cette réflexion s’ancre dans un contexte de redéfinition de normes sociétales autour des violences interpersonnelles et des rôles familiaux. En France, l’article 371‑1 du Code Civil précise en effet que « l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques » depuis la promulgation de la loi 2019‑721 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires. Dans le même temps, un contexte de croissance des espaces numériques a permis l’émergence de prises de paroles citoyennes, et parfois de discours issus de terrains dits « sensibles » (Garric, Longhi, Pugnière-Saavreda et Rochaix 2023). La visibilisation des expériences de violence interpersonnelle et/ou discrimination a pris une ampleur internationale en 2017 avec le mouvement #MeToo, et a souvent été qualifiée de « libération de la parole ».

3Si les espaces socionumériques facilitent une contribution de l’expérience individuelle à la critique voire à la redéfinition des normes sociétales, parler de points de vue et de savoirs expérientiels situés requiert, au sein d’une réflexion sur la mise en discours de l’expérience, de prendre en considération la perméabilité entre les sujets et leur extérieur. Dans une perspective discursive, la notion de dénomination nous intéresse alors en ce qu’elle matérialise un « déjà‑là » avec lequel le sujet compose dans son rapport au parent maltraitant. En repérant la dimension instable, relationnelle, subjective, et performative du choix des termes employés pour désigner le parent maltraitant, nous proposons donc d’inscrire cette recherche sémantique appliquée dans le cadre d’une sémantique discursive, enrichie de réflexions sur les dynamiques linguistiques et grammaticales de déstabilisation de la dénomination parent.

Note de bas de page 2 :

La constitution du corpus de témoignages de Parents toxiques a eu lieu dans le cadre d’une thèse de doctorat dirigée par Julien Longhi et Laurence Rosier, et a été amorcée dans un mémoire de Master 2 dirigé par Claudine Moïse. Nous remercions Lise Pernet et Jérémy Demange pour leur aide précieuse lors de l’extraction et construction de ce corpus.

4Notre propos est organisé en trois temps. Dans un premier temps, nous présentons le contexte de production de nos données, explicitons la circonscription du corpus d’étude2, et caractérisons les mises en discours du parent qui en émergent. Nous questionnons dans un deuxième temps, d’un point de vue argumentatif, le potentiel discursif des noms de parenté mère et père. Ceci nous mène dans un troisième volet, au moyen d’une analyse sémantico‑discursive, à rendre compte des procédés par lesquels la catégorisation comme parent est déstabilisée sur Parents toxiques.

1. Appréhender l’environnement technodiscursif Parents toxiques comme corpus discursif situé

5Afin de rendre compte des enjeux qui sous‑tendent la catégorisation du parent construite sur Parents toxiques, nous interrogeons dans un premier temps le traitement et statut du corpus d’étude.

1.1. Présentation du compte et construction du corpus

Note de bas de page 3 :

Nous n’évoquerons pas les stories, qui sont des publications éphémères visualisables pendant vingt‑quatre heures ; la créatrice les utilise surtout pour relayer du contenu lié à l’actualité ou issu d’autres comptes, ou donner davantage de visibilité à du contenu déjà publié sur le compte.

6Le corpus d’étude est issu du compte Instagram Parents toxiques, qui est un compte public ; il est donc possible d’accéder à ses contenus sans être abonné∙e au compte. Il a été créé en juillet 2019 et comporte plusieurs types de publications3, que nous divisons en deux catégories principales. D’une part, il comporte du contenu créé ou relayé par la créatrice du compte ; il s’agit là de contenus qui concernent l’expérience de maltraitance parentale et parfois plus largement les violences interpersonnelles et discriminations (e.g. harcèlement scolaire) ainsi que la résilience. De façon non exhaustive, on trouve des publications en collaboration avec des professionnel∙les (avocate, psychologue) qui répondent aux questions soumises par des internautes, des citations, ou des illustrations de notions en lien avec la maltraitance (e.g. « violence psychologique », « adultisme »).

Note de bas de page 4 :

Le compte a repris son activité en mars 2023 ; il nous semble toutefois, pour pouvoir prendre en considération le contenu publié après l’interruption d’un an et demi, qu’une réflexion serait nécessaire sur ce qu’il convient de faire de cette différence de temporalité au sein du corpus. Nous nous limiterons donc aux témoignages publiés jusqu’à septembre 2021.

Note de bas de page 5 :

Instagram permet d’ajouter jusqu’à dix images dans ces publications, appelées carrousels. Par ailleurs, la mise en page des témoignages a changé plusieurs fois entre juillet 2019 et septembre 2021 ; à part pour les premiers témoignages, la créatrice sélectionne une phrase du témoignage et la fait apparaître sur la page de couverture de la publication.

7La seconde catégorie de contenu correspond à des témoignages invités par la créatrice du compte dans l’espace de description (« Envoyez‑moi vos témoignages en privé »). Nous nous intéressons ici aux témoignages anonymes publiés sur le compte entre sa création, en juillet 2019 et l’interruption de son activité en septembre 20214. Sur cette période, ils représentent 350 publications sur 560 au total, c’est-à-dire 62.5 % du contenu permanent de la page. Ils se présentent sous forme d’images à faire défiler, rassemblées dans une même publication5 ; les internautes peuvent réagir avec la mention « j’aime » ainsi que dans l’espace de commentaires :

Figure 1 : Témoignage anonyme publié le 6 septembre 2021 sur Parents toxiques

image

Note de bas de page 6 :

Pour Patrick Charaudeau (2011, en ligne), « par un jeu de régulation des pratiques sociales qu’instaurent les individus qui essayent de vivre en communauté et par les discours de représentation qu’ils produisent pour justifier ces mêmes pratiques afin de les fonder en valeur […] se construisent les conventions et les normes des comportements langagiers sans lesquelles ne pourrait s’établir la communication humaine ».

8Si l’objet des témoignages invités n’est pas explicité, l’intitulé du compte, Parents toxiques institue une unité thématique et le statut des textes soumis est prédéterminé (« témoignages ») ; les règles implicites qui s’appliquent, telles qu’un principe de pertinence, s’apparentent à un « contrat de communication »6.

Note de bas de page 7 :

Nous avons régulièrement recours à un féminin de majorité voire un féminin générique, car la majorité des témoignages sont écrits par des femmes selon les marques grammaticales et lexicales de genre.

9Les comportements parentaux représentés sont toutefois très hétérogènes : il peut s’agir de violences physiques, verbales, sexuelles, de négligences, mais aussi de comportements jugés inappropriés tels que traiter son enfant comme un∙e confident∙e. En outre, les locutrices7 partagent souvent – et parfois exclusivement – des comportements parentaux survenus lorsqu’elles avaient atteint l’âge adulte. L’expérience représentée sur Parents toxiques déborde alors de la définition de la maltraitance formulée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) :

Note de bas de page 8 :

Voir en ligne la page Child maltreatment : https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/child-maltreatment#:~:text=It%20includes%20all%20types%20of,of%20responsibility%2C%20trust%20or%20power. Consultée le 15 juin 2023. La mise en évidence de mots ou segments (en gras) est toujours de notre fait.

Child maltreatment is the abuse and neglect that occurs to children under 18 years of age. It includes all types of physical and/or emotional ill-treatment, sexual abuse, neglect, negligence and commercial or other exploitation, which results in actual or potential harm to the child’s health, survival, development or dignity in the context of a relationship of responsibility, trust or power.8

10Il nous semblait problématique de circonscrire le corpus de Parents toxiques selon les définitions de la maltraitance parentale proposées dans les textes institutionnels tels que ceux de la loi française ou de l’OMS : le corpus se réduirait à un « observatoire » (Mayaffre 2005a) des expériences qui correspondent aux comportements définis comme maltraitants dans des textes institutionnels. Si nous acceptons que « [t]out texte placé dans un corpus en reçoit des déterminations sémantiques, et modifie potentiellement le sens de chacun des textes qui le composent » (Rastier 2001, p. 92 cité par Mayaffre 2005a, p. 11), nous avons choisi de ne pas subordonner la circonscription du corpus à un jugement évaluateur porté sur l’âge qu’avait la locutrice au moment des comportements parentaux représentés ni sur le degré de gravité de ces derniers. Plutôt que des critères de contenu, nous avons alors déterminé un cadre de production des témoignages qui constituent le corpus :

Note de bas de page 9 :

Il est impossible d’affirmer que le texte publié n’est pas une réécriture ou resoumission ; nous entendons par là que le texte est publié sur le compte selon les normes d’éditorialisation utilisées par la créatrice du compte, et qu’il ne s’agit pas d’un témoignage repris d’un autre média (e.g. interview télévisée relayée par le compte).

Note de bas de page 10 :

Les témoignages dont l’autrice ou auteur est identifié∙e par la créatrice du compte sont exclus. Il s’agit dans ces cas de témoignages produits par d’autres créatrices et créateurs de contenu sur Instagram, ce qui ouvre la possibilité que les témoignages n’aient pas été publiés selon le même processus de soumission et sélection.  

Note de bas de page 11 :

Les témoignages qui dénoncent la victimisation (Charaudeau 2019) ne sont pas inclus dans le corpus. Il s’agit par exemple des témoignages qui focalisent les comportements d’un parent de quelqu’un∙e d’autre (e.g. le parent de son parent, les parents d’un∙e conjoint∙e) et des témoignages dont l’autrice ou auteur dénonce des comportements parentaux observés ou soupçonnés en tant que professionnel∙le (e.g. institutrice, éducateur). Les témoignages dont l’autrice se présente comme un parent maltraitant sont également écartés.

  • Le texte est un témoignage natif du compte Parents toxiques9

  • Le texte est un témoignage anonyme10

  • La locutrice « [exprime] la victimisation » (Charaudeau 2019) présente ou passée dans le cadre de la relation avec son parent biologique ou adoptif11

Note de bas de page 12 :

Nous nous sommes notamment interrogé‧es sur le fait de défocaliser la figure du beau‑parent ; parce que la relation avec le parent peut avoir eu lieu pendant l’enfance de la locutrice aussi bien que dans sa vie d’adulte, il reviendrait à l’analyste d’évaluer au cas par cas si ce beau‑parent s’apparente ou non à une figure parentale. Il nous semble qu’il faudrait une étude distincte pour étudier la figure du beau‑parent.

Note de bas de page 13 :

Les italiques proviennent du texte d’origine.

11Si ceci n’empêche pas une homogénéisation du corpus12, cette dernière ne repose pas sur une sélection de ce qui serait maltraitant ou non mais sur la définition d’un « lieu linguistique où se construit et s’appréhende le sens »13 (Mayaffre 2005b : §9). Le « lieu linguistique » que nous définissons ici est intriqué au contexte de production : il correspond à l’expression anonyme facilitée par un site technodiscursif, Parents toxiques, qui thématise le parent dans sa possible « toxicité ».

1.2. Dimension argumentative et pragmatique des témoignages

Note de bas de page 14 :

Nous ne prenons pas à notre compte l’adjectif « toxique », non dérivé d’un verbe (à la différence de « maltraitant »), car il nous semble présenter le trait comme inhérent au parent.

12En effet, dans un travail exploratoire mené sur un échantillon de dix témoignages (Moreau Raguenes 2022), il est apparu que la catégorisation du parent, et plus largement de l’expérience vécue, est centrale dans ce contexte de production. Le témoignage déploie et étaye ensuite la catégorisation comme « toxique »14 en la questionnant ou l’affirmant, comme c’est le cas dans les extraits ci‑dessous :

Note de bas de page 15 :

L’orthographe et la ponctuation ne seront pas modifiées dans les extraits de corpus cités.

[1] Bonsoir, je voudrais témoigner anonymement de mon expérience. A vrai dire, je ne sais même pas si je suis une victime, ni si ce que j’ai vécu est grave ou normal15 (T337)

[2] Le terme parents toxiques résonne fort en moi. Ma mère l’est.
[…] Je suis l’enfant d’une mère atteinte d’une pathologie psychiatrique, une mère toxique. (T333)

13Avec des degrés variés de certitude et de prise en charge, les locutrices manient implicitement ou explicitement la catégorisation du parent comme « toxique ». Ceci est important car les textes sont tendus vers la catégorisation du parent et de l’expérience racontée. On trouve là ce que Serge Tisseron (2011 notamment) a identifié, en psychologie sociale, comme l’extimité, c’est‑à‑dire le partage de fragments du soi intime en vue d’une validation par autrui. La mise en discours extime est tendue par l’objet de la validation, ce qui se réalise par la mobilisation de procédés discursifs et linguistiques tels que l’expression des conséquences négatives attribuées à l’expérience de maltraitance (en [3]) et le marquage de l’anormalité des comportements parentaux représentés (en [4] particulièrement, avec des commentaires énonciatifs).

[3] Très sympa avec ses collègues et notre entourage, il l’était beaucoup moins chez nous. Il nous disait souvent « t’es vraiment bon.ne à rien ! T’arriveras jamais à quoi que ce soit dans la vie.. Tu pourras peut-être nettoyer les chiottes à mon boulot ! ». Aujourd’hui j’ai un cruel manque de confiance en moi. J’ai toujours peur de ne pas y arriver. / Je m’auto-diminue par habitude… (T316)

[4] Un soir, vers 6 7 ans, nous étions assis sur le canapé et elle a prit une poignée de cachets en me disant « Adieu ». Forcément j’ai paniqué et lorsque j’ai voulu appeler les pompiers elle m’a disputé, car « ce n’était qu’une blague pour voir si je l’aimais ». (T284)

14Les témoignages revêtent alors une dimension argumentative (Amossy 2008, 2018). Sur le plan pragmatique, l’acte de témoigner ne constitue pas une constatation non axiologisée de ce que le parent faisait ou ne faisait pas, mais actualise une critique de comportements parentaux jugés inappropriés. Dans la perspective d’une sémantique située, il nous faudra prendre en considération cette dimension argumentative et pragmatique des témoignages car la critique rejoue les enjeux langagiers afférents au rapport au parent.

2. De la référenciation au sens commun : saisir le rapport au parent en sémantique argumentative

2.1. Fonctionnement et caractéristiques des noms relationnels

15Il nous faut maintenant rendre compte du fonctionnement des formes mobilisées pour référer au parent maltraitant ou « toxique » afin de pouvoir analyser la manière dont elles manient sa (re)catégorisation et, plus largement, la construction du sens dans ce contexte de production. Nous nous intéressons aux syntagmes nominaux (désormais SN) qui dénotent le parent, et plus particulièrement à leur mode de référenciation. Parmi les trois types de syntagmes que nous trouvons, nous traitons principalement du troisième type dans le cadre de cet article :

  • des SN composés d’un pronom personnel (elle/la, il/le/lui, ils/les/eux)  ;

  • des SN dont la tête est un nom autre qu’un nom de parenté, e.g. cette femme  ;

  • des SN dont la tête syntaxique est un nom de parenté : mère, père, parents, papa, maman, génitrice, géniteur(s).

16Les noms de parenté ont la particularité d’être des noms relationnels, c’est‑à‑dire des unités lexicales » dont la référence virtuelle implique une mise en relation » (Milner 1982, p. 28 cité par Barque 2015, §9). La prise en compte de ce fonctionnement est cruciale pour proposer une sémantique située de ces termes, car il influe sur ses conditions d’énonciation et les aspects déictiques de son utilisation. En effet, père réfère différemment de homme en ce que « le premier présuppose la présence d’un autre individu, ce qui n’est pas le cas du second » (Barque 2015, §14). Mathilde Salles (2018, §2‑4) note à propos des emplois nus des termes papa et maman qu’ils sont « des formes de noms propres », « des noms propres “égocentriques” […] utilisés pour désigner celui ou celle que moi et parfois toi avons l’habitude d’appeler papa, maman, père, mère ». Il faut selon elle distinguer « la valeur déictique des emplois nus de papa, maman, et aussi de père, mère, et la valeur émotionnelle des noms papa, maman, qui se manifeste dans la plupart de leurs emplois, déterminés ou non ».

17Si les emplois de ces deux termes pour référer au parent maltraitant semblent bien présenter la valeur émotionnelle évoquée par M. Salles (e.g. « J’ai une maman toxique. Je sais qu’elle m’aime mais tellement mal. », T174), ils sont rares dans les témoignages publiés sur Parents toxiques – l’emploi des noms mère, père et parents leur est très largement supérieur. Ces noms relationnels semblent de prime abord être des formes stabilisées et consensuelles, notamment en raison de la relation filiale a priori factuelle qui sous‑tend la catégorisation du référent ; ceci suggère que l’usage de ces trois noms relève de la dénomination, entendue comme « une relation qui engage l’extra‑linguistique, en ce qu’elle établit une relation entre une expression linguistique X […] et un ou des éléments de la réalité x » et « a pour conséquence l’établissement d’une association référentielle durable ou stable, qui se manifeste par une compétence référentielle, celle de pouvoir utiliser ensuite X pour x » (Kleiber 2001, en ligne). Toutefois, le rapport émotionnel au parent cristallisé par l’utilisation de maman et papa nous semble aussi, bien que de manière moins évidente, caractériser l’usage de mère et père. Leur utilisation pour référer à son parent présuppose en effet une reconnaissance du lien filial entre le parent et soi : en désignant un individu comme mère ou père, une locutrice s’inscrit dans un lien filial vis‑à‑vis d’elle ou lui et se catégorise, en retour, comme son enfant.

18Ceci est d’ailleurs confirmé par les travaux de Jean Lassègue (2003, p. 114) qui interroge, sur le plan anthropologique, la terminologie de la parenté et la performativité de la catégorisation qui la sous‑tend. Selon lui, elle pose une difficulté spécifique puisque, « de prime abord, on ne voit pas comment les règles de parenté ne feraient pas référence explicite à des catégories d’individus clairement spécifiés, si on veut qu’elles permettent de faire la différence entre partenaires permis, obligés ou interdits. […] [O]n doit pouvoir retrouver au moins trace de la logique de conformité ». Il y aurait donc une dimension catégorielle conventionnelle nécessaire dans les rapports de parenté. Nous retenons de son analyse, qui présente l’intérêt de faire le lien entre le choix du lexique, la signification et la catégorisation, que la catégorie de la parentalité est hétérogène voire n’est pas une catégorie : si on voit « l’entité lexicale comme un nom presque propre qui s’incorpore au référent » (ibid., p. 118), la diversité des entités qui composent la catégorie de la parentalité rend compte de l’instabilité du processus qui consiste à désigner ce qui devrait a priori être un même référent. Il évoque en outre les conditions que les « entités du monde doivent remplir pour satisfaire à une description donnée » (ibid.), ce qui revient à considérer ce qu’un parent « devrait » être pour correspondre à sa catégorisation.

19Plus avant, la grande productivité des proverbes qui comportent les noms père ou mère est un indicateur de traits sémantiques stéréotypiques qui leur sont attribués :

Tableau 1 : Proverbes et traits sémantiques saillants de mère/père

Tableau 1 : Proverbes et traits sémantiques saillants de mère/père

20Si notre propos n’est pas de les analyser, ces proverbes présentent l’intérêt de pointer une abondance de normes sémantiques, c’est‑à‑dire un arrière‑plan doxique autour de ces termes et des rôles qu’ils distribuent – notamment en lien avec le respect, la protection, l’amour, et leur degré d’intensité. Comme nous l’avons montré dans la section précédente, les locutrices insèrent leur expérience singulière dans le discours en témoignant sur le compte Parents toxiques, négociant la normalité ou l’anormalité de leur expérience – une insertion qui s’accompagne d’une réflexivité sur la catégorie parent. Il nous faut alors tenter de caractériser le « déjà‑là » de la catégorie parent, c’est‑à‑dire les normes issues du sens commun (Sarfati 2021) qui pourraient constituer un socle, ou arrière‑plan doxique.

2.2. De l’argumentation interne au potentiel discursif de « mère » et « père »

Note de bas de page 16 :

Par exemple, la distinction entre argumentation interne et externe a récemment été abandonnée par Marion Carel.

21Pour observer cela, et avant d’étudier la manière dont les unités analysées se réalisent en syntagme, nous proposons dans un premier temps un traitement lexical, inspiré des méthodes issues des sémantiques argumentatives, pour caractériser le potentiel argumentatif de père/mère et géniteur/génitrice. Afin de nous centrer sur les mots eux‑mêmes, nous cherchons à rendre compte des différentes formes d’argumentation, décrites selon différentes terminologies, dans la Théorie des blocs sémantiques (TBS). Nous avons (Longhi 2016) proposé une synthèse des principaux enjeux de cette théorie, en particulier pour une exploitation dans une sémantique discursive appliquée à l’analyse de corpus situés. Ce cadre théorique évoluant régulièrement16, nous nous référons davantage à l’esprit du cadre argumentatif – en particulier, l’examen des enchaînements argumentatifs, le relevé des enchaînements en DONC (DC) ou POURTANT (PT), et les tests, notamment celui de la négation – et la synthèse qui avait été faite en 2011 par Marion Carel. 

22D’une manière générale, dans la TBS, un terme peut se décrire par au moins cinq aspects, comme Carel (2011, p. 70) l’indique à propos de prudent 

En résumé, la signification de prudent contiendra au moins cinq aspects : danger DC précaution, prudent DC sécurité, prudent PT NEG sécurité, responsable DC prudent et enfin NEG responsable PT prudent. Tous ces aspects argumentatifs n’auront cependant pas le même statut dans la signification de prudent. Non que certains soient plus liés au mot que d’autres. J’insiste sur ce point : tous les aspects argumentatifs précédents sont associés par la langue au mot prudent, avec la même force […] je distinguerai trois parties dans la signification d’un prédicat : son argumentation interne, son argumentation externe droite et son argumentation externe gauche. 

23Pour plus de clarté, nous distinguerons néanmoins toujours, dans nos analyses et tests, les enchaînements dans lesquels le terme est matériellement présent, et ceux où il ne l’est pas. Pour comparer le couple père et géniteur, mère et génitrice, par exemple, nous proposons le recours à l’argumentation interne. Précisons aussi que des distinctions peuvent être entre père et mère, géniteur et génitrice. Pour cet article, nous choisissons l’analyse par binômes, étant entendu que des raffinements ultérieurs pourront être formulés.

Note de bas de page 17 :

Voir l’entrée mère du TLFi : [https://www.cnrtl.fr/definition/m%C3%A8re]. Consultée le 15 juin 2023.

Note de bas de page 18 :

Voir l’entrée père du TLFi : [https://www.cnrtl.fr/definition/p%C3%A8re]. Consultée le 15 juin 2023.

Note de bas de page 19 :

Dans la suite du texte nous utilisons engendrer pour signifier le fait de donner vie à un enfant, en tant que femme ou homme.

24Une première manière de préciser le sémantisme de père/mère est de consulter les définitions du dictionnaire, en partant également de leurs propriétés linguistiques. Le TLFi définit une mère comme « [f]emme qui a mis au monde, élève ou a élevé un ou plusieurs enfants »17, et un père comme « [h]omme qui a engendré, qui a un ou plusieurs enfants »18. Dans les deux cas, l’engendrement19 d’un autre être est pointé, et pour la mère, le fait d’élever l’enfant est ajouté ; si notre propos n’est pas de contraster les rôles parentaux dans une perspective genrée, cette asymétrie – que nous attribuons à la non mise à jour du TLFi – nous montre que les rôles parentaux ne sont pas fixes, mais sont perméables aux évolutions sociétales. Toujours selon le TLFi, les noms mère et père peuvent en outre être utilisés sans qu’il y ait de lien filial, pour désigner ou qualifier respectivement « [c]elui qui joue le rôle d’un père ou un rôle comparable à celui d’un père ; celui qui a le comportement, les attributions, les responsabilités d’un père » ou « [t]oute femme ou jeune fille remplissant un rôle maternel ». Il est alors possible d’engendrer sans jouer un rôle de parent, mais aussi de jouer un rôle de parent envers une personne que l’on n’a pas engendrée. En nous fondant sur ces définitions, nous identifions donc engendrer et élever comme deux composantes saillantes de la signification de père et mère, et dont il faut caractériser la mise en relation dans le sens commun.

25Pour cela, nous avons repéré des échanges sur des forums sur lesquels des internautes posent des questions et discutent la dénomination des parents et beaux‑parents dans le cadre de familles recomposées – et par là, interrogent le rôle à accorder au beau-parent (en [5]) ou à adopter vis‑à‑vis des enfants du conjoint (en [6]) : 

[5] [Titre du post] Question : appeler le beau père papa... 
[post][...] Bébé a aujourd’hui 3 ans et n’a eu aucune nouvelle de son père biologique depuis plus de 2 ans, tout naturellement il commence a appeller son beau père : papa ! Çà vous choque ou pas ? 
[Réponses

[5a] [...] et même si au final ce petit garçon appelle son bp papa, c’est important de nommer son père, le « vrai » et qu’il se construise avec « mon père biologique X » et « Y que je nomme mon papa »

[5b] Personnellement, je n’ai jamais appelé mon beau‑père « papa » et cela ne me serait jamais venu à l’esprit. J’adore mon beau‑père, c’est lui qui m’a élevé avec ma mère depuis toutes ses années et il a fait beaucoup plus pour moi que mon propre « père » (je devrais plutôt dire « mon géniteur » car il n’a été que cela hélas pour moi). Je pense qu’il ne faut pas tout mélanger et j’estime que le mot « papa » appartient à celui qui a donné la vie à un enfant même si ensuite il n’a rien fait pour lui. 

[5c] Non bien au contraire. Surtout si plus aucun contact avec son « vrai père » 
(…) bang oui il a bien des parents biologiques ce petit ! ! ! Le fait de porter ou mettre la graine ne fait pas devenir obligatoirement parent 

Note de bas de page 20 :

Voir https://bebes.aufeminin.com/forum/question-appeler-le-beau-pere-papa-fd4539424. Consulté le 15 juin 2023.

[5d] Moi aussi j’ai eu un bp, que je n’ai jamais pu appeler papa car j’avais toujours des contacts avec mon vrai père. Je pense qu’au delà des liens du sang, un enfant considère comme parent celui qui s’occupe de lui, qui est là la nuit lors de cauchemars, qui le soutien chaque jour . . . père de sang non, mais père de coeur oui ! ! !20

Note de bas de page 21 :

Voir http://forum.magicmaman.com/votrevie/Famillesrecomposeesetmonoparentales/vilaines-maratres-sujet-3663712-1.htm. Consulté le 15 juin 2023. 

[6] [titre du post] Sommes nous de vilaines marâtres ? 
[post] Bonjour, je suis nouvelle sur le forum. 
[…]
Je suis dans une situation difficile, depuis 3 ans avec mon homme, mariés depuis un an ; nous avons un delicieux bébé de 4 mois et... lui a deux grands, un garon et une fille. 
Mes relations avec eux sont, polies, voilà, et euh, le minimum syndical en fait ! 
[…] Suis je une belle mère mechante et pourrie ? C’est ce que je pense, puisque je n’arrive pas a les aimer, ni même a simplement les apprécier... […] Dur.21

26Dans ces échanges, il est question du statut de la belle‑mère ou du beau‑père, et les questions posées mettent en évidence deux oppositions. La première est articulée autour du caractère véritable ou non du père, en opposant le père biologique (plusieurs fois qualifié de « vrai » père par les internautes, avec ou sans guillemets, auquel on peut rattacher l’expression « père de sang ») au beau père en [5]. La seconde concerne les liens affectifs tissés ou non (« Suis je une belle mère mechante et pourrie ? C’est ce que je pense, puisque je n’arrive pas a les aimer, ni même a simplement les apprécier.. » en [6], « père de cœur » en [5d]). En [6], remarquons que l’interrogation de la locutrice sur son statut de « vilaine marâtre » se fonde aussi sur une gradualité, mise en valeur par « ni même », qui pointe vers le type de sentiments qu’elle ne parvient pas à ressentir. Nous proposons alors de formuler l’argumentation interne de mère et père comme suit : Engendre DC élève – élever étant ici entendu comme un ensemble de comportements et attitudes parentales vis‑à‑vis de l’enfant.

27Ces échanges nous permettent également de relever des termes en tension : père biologique, papa, père de cœur, père de sang, géniteur, belle‑mère, marâtre, etc. Tous ces termes désignent des référents liés à un processus de parentalité, mais dont le sens diffère en fonction de l’argumentation interne qui les définit. À partir de père et mère, nous proposons alors la modélisation suivante :

Figure 2 : Carré argumentatif relatif à « père/mère » et leurs converses/réciproques/transposés

Figure 2 : Carré argumentatif relatif à « père/mère » et leurs converses/réciproques/transposés

28Carel et Ducrot (1999) appellent cette représentation le « carré argumentatif ». Un rapport qui nous intéresse particulièrement est celui de la conversion, car les aspects converses se caractérisent par leur capacité à intégrer l’argumentation interne (AI) de deux termes opposés. Ainsi, si un aspect A1 est postulé comme l’argumentation interne d’un terme T, son aspect converse A2 doit pouvoir être mobilisé par la négation de T. Aussi, selon cette représentation, père/mère et géniteur/génitrice s’opposent, ce qui met en valeur les enjeux et le potentiel discursif de notre analyse. Géniteur/génitrice, avec le « PT NEG », confère possiblement aux locutrices du corpus la mise en valeur d’un paradoxe, d’une opposition à certaines normes, car l’enchaînement contrevient à l’enchaînement doxique en DC. Pour aller plus en détails dans le sémantisme de père, un test intéressant sur les différentes valeurs est celui de la négation :

  •  « je suis ton père » : l’AI est donc « engendré X DC élève X » ; 

  • « je ne suis pas ton père » devrait avoir comme AI « engendré X PT NEG élève X ».

Note de bas de page 22 :

Selon le TLFi, le suffixe ‑âtre exprime « l’atténuation, et, corrélativement, l’approximation et la dépréciation » : en discours, il semble jouer sur ces différents registres, de l’atténuation à la dépréciation, en fonction des contextes et de l’axiologie conférée, marâtre/parâtre pouvant être une approximation de père/mère (avec une atténuation des propriétés du noyau), ou une dépréciation (qui peut même être accentuée avec un adjectif comme « vilaine »).

Note de bas de page 23 :

Ce qui expliquerait que a) Ce n’est pas mon « vrai père » = il ne m’a pas engendré ; alors que b) Ce n’est pas un « vrai père » = il n’élève pas. Ceci retranscrit encore la dualité de « père » évoquée plus haut.

29Or, l’AI pour « je ne suis pas ton père » serait plutôt le réciproque (qui est le résultat que donne la négation des argumentations externes) : NEG engendré X DC NEG s’occupe de X. Néanmoins, NEG engendré X DC NEG s’occupe de X peut aussi se lexicaliser, selon nous, en parâtre/marâtre22 car, en contexte, quelqu’un qui serait impliqué dans une famille recomposée, n’aurait pas engendré et n’élèverait pas, rejoindrait l’exemple [6]. À l’inverse, sur cette dualité de « père »23, cette distinction est probablement liée au fait qu’un non-père dans ce cas est plutôt considéré comme un « mauvais père » (parâtre), ce qui est une autre forme de nier « père ». On observe donc une « conversion » possible de père/mère en géniteur/génitrice, par la perte « para‑doxale » de la partie droite de l’enchaînement « DC élève ».

Note de bas de page 24 :

Cela implique une dimension affective dans le noyau de /élève/, qui nécessitera un approfondissement dans des travaux ultérieurs, afin de mieux caractériser sa représentation sémantique, et l’entrelacement des blocs sémantiques mobilisés dans la description sémantique complète.

30Pour résumer, notre binôme père/mère fait jouer l’argumentation interne Engendre DC élève et introduit une dimension affective qui peut aller jusqu’à la nomination papa/maman. Avec son enchaînement Engendre PT NEG élève, géniteur/génitrice semble resserrer vers une signification plus restreinte d’où a été enlevée toute affectivité, en plus de contrevenir à l’enchaînement doxique24. Cette tension entre père/mère et géniteur/génitrice procéderait, si on s’en tient aux acquis de l’analyse argumentative, à deux dimensions :

  • la « réduction » du référent par « perte » d’une dimension sémantique (NEG élève) ;

  • la dimension para‑doxale de cette perte, avec l’enchaînement en PT.

31Ceci nous intéresse, car nous observons dans certains témoignages de Parents toxiques une concurrence du nom relationnel géniteur/génitrice pour référer à son parent maltraitant. C’est donc sur la base de ce potentiel argumentatif et discursif que nous proposons, dans le troisième volet de cet article, une analyse des procédés linguistiques et discursifs qui rendent compte de la tension argumentative entre les deux pôles.

3. Renommer le parent : entre altérisation et recatégorisation

32Il est apparu dans la première section que le parent maltraitant, ou « toxique », est thématisé dans les témoignages publiés sur Parents toxiques, notamment en raison du contrat communicationnel que configure cet espace technodiscursif (Paveau 2015). Du point de vue des locutrices, nommer le parent suppose de se positionner envers le référent mais aussi envers un ensemble de normes et discours préexistants sur la parentalité. Pour Danièle Dubois (2008, p. 53, à propos des catégories du sensible), « les locuteurs jouent à la fois sur les significations de sens commun en français standard, et sur des registres de discours spécialisés restreints à des communautés d’experts » et « c’est la conjonction des sens des mots du français standard et des “néologismes sémantiques” qui créent en discours la possibilité d’interprétations diverses, communes ou expertes » ; dans notre cas d’étude, en écrivant sur le compte Parents toxiques, les locutrices entrent d’une certaine manière dans un registre « expert » en ce qu’elles rejouent, au regard de leurs savoirs expérientiels, le sens commun autour de père/mère.

Note de bas de page 25 :

Ceci inclut la relation parent/enfant dans le cadre d’une adoption.

33Nous interrogeons la manière dont les locutrices appréhendent la catégorisation de leur mère ou père en tant que parent, c’est‑à‑dire dans le lien filial25 ; dans cette section, il s’agit d’interroger si la dimension argumentative et pragmatique des témoignages mise en évidence dans la section 1 va jusqu’à une renomination du parent. Notre point de départ est que la catégorie père/mère/parents est première, en ce qu’elle correspond à une dénomination, et que la catégorie génitrice/géniteur(s) est seconde. Manier génitrice/géniteur(s) se ferait sur fond d’une inadéquation, ou « défaillance », pour reprendre le terme de Sonia Branca‑Rosoff (2016), du terme premier pour dire l’entité visée.

3.1. Utilisation de « génitrice » et « géniteur(s) » dans les témoignages

34Parmi les 350 témoignages anonymes publiés sur Parents toxiques, nous en trouvons 42 occurrences dont 14 occurrences de génitrice, 18 occurrences de géniteur, et 10 occurrences de géniteurs. Elles sont réparties sur 22 témoignages : 

Tableau 2 : Répartition des occurrences de » génitrice », « géniteur » ou « géniteurs »
dans les témoignages du compte Instagram Parents toxiques

Tableau 2 : Répartition des occurrences de » génitrice », « géniteur » ou « géniteurs » dans les témoignages du compte Instagram Parents toxiques

35Ce relevé montre que l’emploi de « géniteur » ou « génitrice » pour référer à son ou ses parents est marginal sur Parents toxiques, puisque seuls 6.3 % des témoignages publiés entre juillet 2019 et septembre 2021 en présentent au moins une occurrence ; parmi les 22 témoignages concernés, 15 témoignages comportent seulement une occurrence de génitrice ou géniteur(s)

Note de bas de page 26 :

Voir l’entrée géniteur, -trice du TLFi : [https://www.cnrtl.fr/definition/g%C3%A9niteur]. Consultée le 15 juin 2023.

36Considérons les définitions suivantes pour géniteur, -trice (TLFi)26 :

A.– Littér. ou p. plaisant. Celui, celle qui a engendré ; père, mère.
– En partic., au masc. plur. Père et mère. 
B.– ÉLEVAGE. (au masc. seulement). Animal mâle sélectionné pour la reproduction ».

Note de bas de page 27 :

Voir l’entrée géniteur, génitrice du Larousse en ligne :
[https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/g%C3%A9niteur/36581]. Consultée le 15 juin 2023.

37L’indication « littéraire » ou « par plaisanterie » suggère qu’utiliser géniteur ou génitrice pour référer à ses parents est un choix lexical marqué ; toutefois, ces définitions ne comportent pas de connotation péjorative. Le Larousse en ligne ajoute un usage non mentionné par le TLFi : « Le père ou la mère physiologique (par opposition au père ou à la mère légal) »27. Ceci est intéressant car l’opposition est explicitée entre le fait d’être dépositaire du rôle de parent (« légal ») versus le fait d’être seulement parent biologique.

38Or, comme il est apparu dans la section précédente, le potentiel argumentatif de géniteur ou génitrice consiste en un paradoxe : le référent humain engendre l’enfant, mais ne l’élève pas – élever étant entendu comme un ensemble de comportements et attitudes parentales vis‑à‑vis de l’enfant. Dans ce contexte de production, parler de géniteur ou génitrice pour dénoter son parent comporte une dimension réflexive qui nous semble s’apparenter au marquage d’une « anti‑catégorie » par un∙e locutrice ou locuteur : il s’agit de « récuser complètement une nomination que l’on considère comme définitivement inadéquate » (Branca-Rosoff 2016, p. 107). Si la recatégorisation de père/mère/parents en génitrice/géniteur(s) marque une renégociation de la relation au parent, cette renégociation se fait ici publiquement, devant des tiers qui pourront réagir au témoignage ; dans cette expression extime, la manière dont l’allocutaire est pris∙e en compte voire utilisé∙e par la locutrice est alors centrale, en ce qu’elle montre ce qui requiert, ou non, d’être justifié.

3.2. Déstabilisation du statut dénominatif : étude d’un exemple emblématique

39Pour étudier la tension entre ces deux catégories, nous visons à mettre en évidence des procédés qui rendent compte d’une déstabilisation explicite ou implicite des noms père/mère/parents. Le témoignage ci‑dessous présente des marques de rejet de la dénomination « père » ; nous le reproduisons intégralement pour montrer l’évolution du référent dans l’écologie du texte :

Note de bas de page 28 :

Les barres obliques marquent le début d’une nouvelle page dans la mise en page effectuée par la créatrice du compte.

[7] Alors déjà ma mère est noire et mon père est blanc. Quand la mère de mon père a su qu’il allait avoir un enfant avec une noire, elle l’a tout de suite empêché de voir ma mère. Quand je suis né, mon père n’était pas là et a tout de suite regretté d’avoir eu un gosse mais par contre il était et est toujours à fond sur ma mère. Donc de temps en temps il passe chez moi mais ne souhaite pas me voir. /28 Ma mère lui ferme la porte à la gueule. Il y à 4 ans j’ai pris contact avec mon arrière grand-mère, mon oncle, ma tante et mes cousins du côté de mon père car eux ont toujours voulu me voir. C’était à la période de Noël, mon arrière grand-mère m’invite chez elle et je rencontre mes cousins et elle. J’ai reçu tellement d’amour c’était si beau et j’étais si heureux… / Jusqu’à ce que je revois cet homme, il m’a dévisagé du regard et ne m’a pas adressé un mot, ça faisait 5 ans que je ne l’avais pas vu et il s’en foutait. Depuis je suis très proche de ma famille à part ma grand-mère et mon père. Maintenant quand il me voit, il me dis que je suis un fils de sale arabe (alors que je ne suis pas du tout arabe) pour faire croire que je ne suis pas son fils et ma grand‑mère me dis que j’ai été mal éduqué et que j’ai rien à faire ici. / Maintenant quand je croise mon « père » dans la rue, il me fixe et change de trottoir, c’est hyper blessant pour un enfant… Quand je parle de lui avec ma mère, je parle de géniteur car c’est la seule chose qu’il a fait. (T178)

40Notons tout d’abord que le père du locuteur est thématisé dans ce témoignage : parmi les 13 phrases qui composent le texte, 11 comprennent au moins un SN qui le dénote. Les SN qui dénotent le père du locuteur comprennent 12 SN dont la tête est un pronom personnel, et 8 SN dont la tête est un nom (« père », « homme », « géniteur ») ; parmi ces derniers, 7 syntagmes ont une détermination définie, avec 6 SN déterminés par « mon » et un par « cet ». Au total, tous les SN qui réfèrent au père du locuteur ont une référence définie à l’exception du dernier (« ø géniteur »), et la référence est définie dès la première mention du référent avec le possessif mon.

41Pierre Cotte (2000, p. 396) caractérise la référence définie comme marqueur d’un « rappel », et d’une « reconnaissance » du référent – là où l’indéfini se situe davantage du côté de l’analyse et de la connaissance :

Le défini indique un rappel. Certaines théories parlent de familiarité. Le référent est « familier » parce qu’il est observable en situation (Please pass the bread), connu en général (the sun, the Queen) ou parce qu’il a été mentionné dans le texte en cours, dans celui construit par les interlocuteurs lors d’un précédent échange ou dans un des textes de la culture commune, forcément connu des participants de l’actuel dialogue. […] Le rappel n’est pas un moment de connaissance mais de reconnaissance. […] À la focalisation et à la vision rapprochée de l’analyse succèdent un retrait momentané ou définitif et une vision en extériorité dans une totalité (Hewson) (Cotte 2000, p. 396)

Note de bas de page 29 :

Rappelons que les témoignages sont anonymes ; le genre est inféré à partir des marques lexicales et/ou grammaticales de genre utilisées, ici « fils ».

42En effet, avoir un père est » prévisible », et le locuteur29 n’a qu’un père ; il le repère par rapport à lui en recourant au nom relationnel père et au déterminant possessif mon. Le référent est défini parce qu’il est repéré par le biais du lien filial avec le locuteur : c’est la sélection de l’aspect « père » de son identité ainsi que le repérage effectué par le déterminant qui le rend identifiable et pertinent dans cette situation d’énonciation. Nous nous attardons sur trois SN qui déstabilisent la catégorie père dans la suite du témoignage.

43Le premier est le SN « cet homme » (« Jusqu’à ce que je revois cet homme, il m’a dévisagé du regard et ne m’a pas adressé un mot, ça faisait 5 ans que je ne l’avais pas vu et il s’en foutait »). Si le démonstratif cet signale que le référent est retrouvable dans le cotexte ou contexte, le passage à un nom non relationnel et au déterminant démonstratif produit ici un léger doute dans l’identification du référent à la lecture. À la différence de » mon père », ce SN axiologise le référent qu’il dénote en ce que l’anaphore, un mouvement de reconnaissance et rappel (Cotte 2000), verse ici dans la défamiliarisation : le locuteur défocalise le lien filial qui médiait la référenciation dans les SN précédents et montre le référent de manière presque nue, avec les seuls traits [+animé] et [+humain]. Par ce mouvement altérisant, le locuteur thématise et construit son parent comme un objet de discours axiologisé. L’axiologisation émane également des procès dans lesquels le référent est inscrit comme participant : revoir « cet homme » met fin à une situation représentée avec une axiologie positive (« c’était si beau et j’étais si heureux… / Jusqu’à ce que je revois cet homme ») ; le SN est repris anaphoriquement par le pronom « il », sujet des trois prédicats « dévisager [le locuteur] du regard », « ne pas adresser un mot [au locuteur] » et « se foutre [de ne pas avoir vu le locuteur pendant 5 ans] ». Au niveau pragmatique, les relations prédicatives proposées actualisent une critique du comportement du parent, voire une plainte, en s’adossant sur un présupposé normatif : un parent ne devrait pas ignorer son enfant après ne pas l’avoir vu pendant cinq ans. De façon intéressante, ce premier SN altérisant est suivi d’un retour au mode de référence initial avec « mon père », où l’entité est là encore reconnue dans le lien filial entretenu avec le locuteur.

44Nous trouvons ensuite un deuxième SN qui déstabilise la dénomination père : « mon “père” » (« Maintenant quand je croise mon « père » dans la rue, il me fixe et change de trottoir, c’est hyper blessant pour un enfant… »). La présence de guillemets autour de « père » signale un commentaire métaénonciatif émis par le locuteur : les guillemets marquent une rupture dans l’énonciation en « bloqu[ant] l’interprétation littérale de l’élément qu’ils entourent », mais sans toutefois expliciter comment l’allocutaire doit interpréter cette rupture (Rinck & Tutin 2007, §4). Dans notre cas, ils marquent d’un « commentaire réflexif opacifiant » (Authier‑Revuz 1998, p. 25) émis par le locuteur, qui signale une « non‑coïncidence » (ibid.) entre le terme « père » et l’entité visée. Or, à ce point de la progression textuelle le référent a déjà été reconnu comme père du locuteur, avec quatre occurrences de « mon père ». La « défaillance » de la nomination (Branca‑Rosoff 2016) pointée par le locuteur ne porte donc pas sur le lien biologique, mais sur la conclusion du potentiel argumentatif de « père », engendre donc élèvec’est-à-dire, sur le rôle rempli ou non vis-à-vis de lui. Cette réflexivité sur les catégories parent et enfant, et plus particulièrement sur comment un parent devrait agir et comment un∙e enfant devrait être traité∙e, se déploie dans la proposition qui suit (« c’est hyper blessant pour un enfant »). Ce commentaire à axiologie négative est notable car il dit un effet préjudiciable du comportement parental, et c’est l’expression de cet effet qui étaye et légitime la catégorisation des comportements parentaux représentés comme anormaux. Remarquons en outre, avec le SN générique « un enfant » et un présent à valeur de vérité générale (« est »), que la portée de cette proposition s’étend au‑delà de la situation spécifique ; l’énoncé générique résultant a ceci d’intéressant qu’il présente un rapport de causalité (ignorer son enfant a pour conséquence de le blesser) comme relevant du sens commun – celui relatif à l’institution éducative (cf. Sarfati 2012 notamment). Il apparait ici que la déstabilisation de la dénomination père est sous‑tendue par la construction d’une connivence avec l’allocutaire : l’axiologisation du parent, et l’altérisation qui en découle, se fondent sur des normes expérientielles interpartagées.

45La déstabilisation de la dénomination aboutit ici, avec la recatégorisation du référent en « géniteur » (« Quand je parle de lui avec ma mère, je parle de géniteur car c’est la seule chose qu’il a fait »). Si l’existence de l’individu n’est pas niée, cette recatégorisation relève d’une négation partielle du référent : la justification « car c’est la seule chose qu’il a fait » nie que le référent a rempli un rôle paternel hormis avoir engendré le locuteur et, ce faisant, le réduit. Remarquons toutefois que ce processus de renomination s’arrête au métalangage, avec un SN à détermination nue ; bien que le locuteur recatégorise le référent, il ne prend pas en charge la référence à son parent recatégorisé depuis la situation d’énonciation.

46Cette microanalyse a mis en évidence que la déstabilisation de la dénomination père s’actualise par une altérisation du référent de la part du locuteur. Parmi les choix lexicaux qui s’offrent, les sélections, hésitations, ou « approximations » peuvent être liées au point de vue de l’énonciatrice ou énonciateur, puisque les contenus propositionnels « ne font pas que référer au monde de façon vériconditionnelle, ils indiquent aussi la position de l’énonciateur sur les objets du discours » (Rabatel 2012, p. 24). Le choix du terme pour nommer n’efface pas l’existence des autres, et ce processus est à considérer comme une prise de position vis‑à‑vis du référent, où se joue une tension entre un rapport direct, sensible et affectif, au référent, et le sens commun. Il faut donc considérer la référenciation adéquate « comme un processus de construction d’un chemin liant différentes dénominations approximatives qui ne sont pas effacées par le dernier choix » (Mondada et Dubois 1995, p. 285). 

47À partir de la reconnaissance initiale du référent comme parent, nous identifions trois leviers interreliés mobilisés pour déstabiliser la dénomination mère, père ou parents : la détermination du nom et de ses postmodifications, la catégorisation, et l’axiologisation. Nous visons maintenant à rendre compte de la manière dont ces trois leviers s’articulent et des niveaux d’altérisation du parent qu’ils actualisent.

3.3. Vers la renomination du parent : continuum des procédés altérisants

48Le continuum que nous proposons ci‑dessous concerne les SN qui dénotent le parent « toxique » et dont la tête est un nom commun. Précisons qu’il ne suit pas nécessairement la progression des textes ; il s’agit ici de mettre en évidence les différentes modalités de référenciation du parent, et plus précisément la manière dont il est altérisé par le biais de la détermination, catégorisation et axiologisation.

Tableau 3 : Procédés d’altérisation du parent dans les SN qui le désignent (Versant 1)

Tableau 3 : Procédés d’altérisation du parent dans les SN qui le désignent (Versant 1)

49Le premier versant part de l’usage dénominatif de père ou mère, avec une reconnaissance du référent dans son existence et son repérage par rapport à la locutrice par le biais du lien filial avec le déterminant démonstratif. Il progresse ensuite par paliers d’altérisation du référent, avec une saisie analytique et axiologisée en (2), puis une altérisation par la détermination en (3) qui s’exacerbe avec la défocalisation du lien filial en (4). Les formes repérées dans ce premier versant participent d’un double mouvement : d’une part, elles creusent l’écart entre la catégorie générique mère/père/parent et le référent particulier reconstruit en discours, en mettant en évidence des traits non‑congruents avec le rôle prototypique ou attendu ; en outre, elles construisent un surplomb énonciatif entre la locutrice et le parent, construit comme objet de discours thématisé et axiologisé. Si ces SN altérisent le référent en le repoussant aux marges de la catégorie parent, ils ne nient pas encore son rôle de parent ; c’est là que nous situons le point de rupture avec le second versant.

Tableau 4 : Procédés d’altérisation du parent dans les SN qui le désignent (Versant 2)

Tableau 4 : Procédés d’altérisation du parent dans les SN qui le désignent (Versant 2)

50Ce second versant voit apparaître des marques typiques de la nomination, avec des marques de non‑coïncidence entre signifiant et signifié en (5), puis en (6) des commentaires métadiscursifs qui explicitent ou justifient la réduction et recatégorisation du référent. Dans une trajectoire de renomination, après la déstabilisation de la dénomination mère/père/parents, génitrice et géniteur remplaceraient mère et père pour se stabiliser dans la référence ; leur utilisation sans commentaires métadiscursifs au palier (7) semble tendre vers cela. Toutefois, des marques d’instabilité subsistent dans les témoignages – notamment, un retour à mère, père ou parents dans la suite du texte (e.g. « Aujourd’hui j’ai 20 ans et je suis heureuse sans eux, sans mes parents. » T211), un recours exclusif au pronom personnel qui s’apparente à un évitement du nom de parenté, ou en (8), l’utilisation de l’article défini qui exacerbe l’altérisation du référent.

Conclusion : peut-on renommer son parent ?

51L’étude que nous avons proposée interrogeait une possible recatégorisation, et renomination du parent lorsqu’il est thématisé comme maltraitant ou « toxique ». Nous nous sommes intéressé∙es aux témoignages qui ont recours à un terme alternatif, génitrice/géniteur ; il réduit le référent en niant le rôle parental rempli, que ce soit par des manquements (e.g. présence, amour) ou par des transgressions (e.g. d’ordre sexuel) dans la relation parent‑enfant. Ces caractéristiques ont pu être mises en évidence dans une analyse sémantique d’inspiration argumentative, afin de dégager le potentiel discursif de la paire père/mère. Si l’utilisation de génitrice et géniteur est une pratique marginale dans notre corpus (ce qui est notable puisque le contexte de production est un espace où les locutrices adoptent une posture critique envers le parent et le mode d’éducation utilisé, et parfois dans la relation continuée à l’âge adulte), elle pointe des freins et contraintes à la renomination du parent, et, dans le cadre de relations avec un parent jugé nocif, questionne l’agentivité du sujet dans sa renégociation du rapport au parent.

52Nous avons toutefois identifié un continuum de procédés qui déstabilisent la dénomination mère/père/parents selon des paliers d’altérisation que nous organisons en deux versants ; le point de rupture est la négation partielle du référent, avec un marquage de sa non‑coïncidence avec la dénomination mère/père/parents puis une recatégorisation. De façon intéressante, la renomination en génitrice/géniteur(s) conserve une saillance par son frottement avec la dénomination mère/père. Selon nous, dire « ma génitrice » ou « mon géniteur » pour référer à son parent « toxique » revient à dire l’anti‑catégorie (Branca‑Rosoff 2016) de mère et père, et pourrait être glosé par « ce parent que je ne considère ou n’estime pas, ou plus, comme parent ». Nous considérons alors la déstabilisation opérée comme un acte performatif : il s’agit là d’un geste d’altérisation et de renégociation du rapport à l’objet qui n’est pas nécessairement voué à aboutir ou à se stabiliser. En ce sens, et bien qu’ils se situent en amont de la recatégorisation, les SN de type article indéfini + mère/père/parent [+ postmodification]) méritent un examen plus approfondi car ils spécifient et sous‑catégorisent le référent.

53En somme, il nous semble que la renomination requiert d’être examinée dans ses tentatives et amorces, en tant qu’elle met en tension une dénomination instituée et un référent renégocié ; en cela, elle cristallise les dynamiques complexes qui sous‑tendent l’institution du sens par les sujets, entre expérience, langue, et discours.

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Pour citer ce document

MOREAU RAGUENES, R. et LONGHI, J. (2023). Peut-on recatégoriser son parent « toxique » ? Anatomie d’une renomination en contexte socionumérique. Espaces Linguistiques, (6). https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.550

Auteurs
Rose MOREAU RAGUENES
Rose Moreau Raguenes est doctorante contractuelle en Sciences du langage à CY Cergy Paris Université (Laboratoire AGORA/Institut des Humanités Numériques) sous la direction de Julien Longhi et Laurence Rosier. Elle est titulaire d’un Master en Sciences du langage (Université Grenoble Alpes) ainsi qu’en Études anglophones (Sorbonne Université), et est certifiée d’anglais. En s’inscrivant en analyse du discours, argumentation et sociolinguistique, Rose étudie la mise en discours de l’expérience de maltraitance parentale en contexte socionumérique. Elle a récemment publié « (Dé)montrer la maltraitance parentale sur Instagram : Étude argumentative du récit extime catégorisant » dans Cahiers de Narratologie (n°42, 2022). Rose Moreau Raguenes is a PhD candidate in Linguistics at CY Cergy Paris Université (AGORA Lab/Institute for Digital Humanities) working under the supervision of Julien Longhi and Laurence Rosier. She holds a Master's degree in Linguistics (Université Grenoble Alpes) and in English Studies (Sorbonne Université) as well as a teaching qualification in English. Using discourse analysis, argumentation and sociolinguistics, Rose studies how the experience of child abuse is represented in discourse on social media. She recently published “(Dé)montrer la maltraitance parentale sur Instagram : Étude argumentative du récit extime catégorisant” in Cahiers de Narratologie (n°42, 2022).
CY Cergy Paris Université (AGORA/IDHN)
https://orcid.org/0000-0003-2740-3216
rose.moreau-raguenes@cyu.fr
Julien LONGHI
Julien Longhi est linguiste, professeur des universités à CY Cergy Paris université, et membre honoraire de l'institut universitaire de France (IUF 2018). Ses domaines d'expertise sont l'analyse du discours, la sémantique, les humanités numériques, et la linguistique de corpus. Il est co‑fondateur et directeur du réseau de recherche sur les discours institutionnels et politiques (R2DIP), et directeur de l'Institut des humanités numériques (IDHN) de CY. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages comme Du discours comme champ au corpus comme terrain (2018), ou de numéros de revues comme Stabilité et instabilité dans la production du sens : la nomination en discours, dans Langages (2015). Il a récemment co‑dirigé, avec N. Garric, F. Pugnière‑Saavedra et V. Rochaix, Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention aux PUFC. Il est le porteur de plusieurs projets de recherche, comme le projet ANR TALAD (Traitement automatique des langues et analyse du discours, 2017), ou le projet Horizon Europe ARENAS (Analysis of and Responses to Extremist Narratives, 2023). Julien Longhi is a Full Professor of Linguistics at CY Cergy Paris University and an honorary member of the Institut Universitaire de France (IUF 2018). His areas of expertise are discourse analysis, semantics, digital humanities, and corpus linguistics. He is the co-founder and director of the Research Network on Institutional and Political Discourses (R2DIP) and of the Institute for Digital Humanities (IDHN) at CY. He is the author of several books and journal issues such as Du discours comme champ au corpus comme terrain (2018) and Stabilité et instabilité dans la production du sens : la nomination en discours (Langages, 2015). He recently co-directed, with N. Garric, F. Pugnière‑Saavedra and V. Rochaix, Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention at the PUFC. He has led several large-scale research projects such as the ANR TALAD project (Automatic language processing and discourse analysis, 2017) or the Horizon Europe ARENAS project (Analysis of and Responses to Extremist Narratives, 2023).
CY Cergy Paris Université (AGORA/IDHN)
julien.longhi@cyu.fr
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