La vieillesse et la dépendance en tant que faits institutionnels qui construisent l’aidance ?
Analyse de leur représentation sémantique dans le discours des aidants familiaux de malades d’Alzheimer dans le corpus Accmadial Old age and dependency as institutional facts that construct care?
Analysis of their semantic representation in the discourse of family caregivers of Alzheimer's patients in the Accmadial corpus

Valérie ROCHAIX 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.541

L’âge est le premier facteur de risque de la maladie d’Alzheimer, les aidants des malades diagnostiqués ont donc affaire à des personnes en perte progressive de leurs capacités en raison, à la fois, de la vieillesse et de la maladie. À partir de l’hypothèse que la perception de ces deux faits ontologiques peut avoir un effet sur le vécu de leur expérience, nous explorons ici la construction discursive de la dépendance en lien avec la vieillesse et la maladie telle qu’elle est déployée dans le corpus Accmadial (MSH, IRESP), constitué d’entretiens semi-directifs avec des proches aidants en associant à l’analyse textométrique une approche sémantique dans le cadre de la Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2018) qui précise la dimension discursive des mécanismes en œuvre.

Age is the first risk factor for Alzheimer's disease, so caregivers of diagnosed patients have to deal with people who are gradually losing their abilities due to old age and illness. Based on the hypothesis that the perception of these two ontological facts can have an effect on their experience, we explore here the discursive construction of dependency in relation to old age and illness as it is deployed in the Accmadial corpus (MSH, IRESP), consisting of semi-directive interviews with caregivers by combining textometric analysis with a semantic approach within the framework of the Semantics of Argumentative Probabilities (Galatanu, 2018) which specifies the discursive dimension of the implemented mechanisms.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

En France, en 2021, 9,3 millions de personnes déclarent apporter une aide régulière à un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie, que cette personne vive dans le même logement ou ailleurs (source : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/article/au-coeur-du-debat-public)

1Dans le contexte du vieillissement de la population et de débats sur le financement de la protection sociale, la vieillesse – « dernière période de la vie normale, caractérisée par un ralentissement des fonctions (…) une diminution des forces physiques et un fléchissement des facultés mentales qui accompagnent habituellement cette période » (larousse.fr) est objet d’études en sciences de la santé mais aussi en sciences humaines et sociales notamment, quand cet état et la dépendance1 qu’il peut instaurer progressivement sont appréhendés au regard des institutions sur lesquelles repose leur prise en charge telle que la famille, l’état ou l’argent. C’est avec cette complexité inhérente qu’elle est également objet de discours institutionnels, juridiques et médiatiques qui peuvent donner « toute l’apparence de l’objectivité » au traitement d’un enjeu pourtant également profondément sociétal. Les représentations qui s’y construisent auront des conséquences pratiques sur ce que peut (pourra) ou doit (devra) être le rôle de chacune de ces institutions dans l’accompagnement des personnes âgées et dépendantes, et notamment celui exercé par leurs proches. Les questions sémantiques n’y sont donc aucunement subsidiaires d’un point de vue sociétal. De notre capacité à identifier les propriétés sémantiques qui les singularisent, et donc à distinguer dans ces discours ce qui relève ou non de nos croyances collectives dépend aussi notre capacité à distinguer ce sur quoi nous pouvons collectivement agir.

Note de bas de page 2 :

Etude HCK/EREMA « Alzheimer & dépendance » pour L’Espace nationale de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer 21 septembre 2011

2Parmi les enjeux à relever, la dépendance liée à la maladie d’Alzheimer, pathologie neurodégénérative contre laquelle il n’existe pour l’heure ni remède ni traitement susceptible de bloquer la progression est un fait de société majeur, porteur d’enjeux pragmatiques humains et sociétaux (suivi, accueil et financement) mais aussi représentationnels, Alzheimer incarnant aujourd’hui, l’angoisse ou la réalisation du mal vieillir2.

3C’est avec l’objectif, situé, de mieux le cerner, que nous proposons d’explorer le lien entre l’expérience de l’aidance, la vieillesse et la maladie dans ce contexte particulier de la maladie d’Alzheimer dont l’âge est le premier facteur de risque, et ce à partir du discours d’aidants sur leur expérience d’aidance. Par discours d’aidants, nous entendons un ensemble de 174 entretiens semi‑directifs menés entre 2018 et 2021 (étude longitudinale) auprès de 87 aidants familiaux (conjoints ou enfants principalement) de l’Ouest de la France, recueillis dans le cadre du projet Accmadial (AAP « handicap et autonomie, IRESP 2020‑2022, CPER DI2L2S MSH 2018) sur la construction discursive de la figure de l’aidant du malade Alzheimer, soit un corpus de 1 028 479 mots. Ces discours donnent notamment accès à la vieillesse et à la maladie en tant qu’entités linguistiques produites dans des espaces sociaux ayant leurs propriétés mais également peuplés des paroles qui viennent les informer. Ils peuvent à ce titre être considérés comme une forme de résultante des discours institutionnels comme pratique sociale et donner à voir quelle marge de manœuvre s’autorisent les aidants familiaux, en fonction de leur représentation sémantico‑discursive de ces notions et de l’articulation qu’ils restituent entre vieillissement, maladie, dépendance et aidance.

4Nous commencerons ici par décrire, dans une perspective interdisciplinaire, à l’interface de la science, des SHS et de la philosophie du langage le contexte d’appréhension de la vieillesse qui justifie notre positionnement. Nous présenterons ensuite les premiers résultats qu’apporte, à ce propos, une analyse textométrique de l’expérience de l’aidance telle qu’elle est mise en mots ici. Puis nous éclairerons certaines pistes ouvertes en adoptant une approche sémantique, dans le cadre de la Sémantique des Possibles Argumentatifs (désormais SPA, Galatanu, 2017) en lien avec la Théorie de la construction de la réalité sociale (Searle, 1995, traduit en français en 1998). Les mécanismes sémantico‑ et pragmatico‑discursifs de production et d’interprétation du sens ainsi mis au jour étant, selon nous, en capacité d’amener vers une problématisation alternative des enjeux du vieillissement et de ses conséquences.

1. Contexte : de nouveaux modes d’appréhension de la vieillesse dans une société vieillissante 

5Envisageables en termes de discours dominants dans la mesure où ils restituent la représentation sémantique la plus largement partagée au sein d’une communauté linguistique à un instant T, les dictionnaires de langue rendent prioritairement compte de la vieillesse comme période biologique de la vie humaine. Le Grand Robert (2001) la définit comme :

1. Dernière période de la vie normale, qui succède à la maturité, caractérisée par un affaiblissement global des fonctions physiologiques et des facultés mentales et par des modifications atrophiques des tissus et des organes.

6Dans le TLFi [en ligne], c’est la :

1. Période de la vie succédant à l'âge mûr que l'on situe actuellement chez l'homme à partir de l'âge de soixante‑cinq, soixante‑dix ans ; 2. période ultime de la vie plus ou moins bien vécue par une personne en fonction de son état physique ou mental.

Note de bas de page 3 :

Définition Inserm (2019). Consultable sur : https://www.inserm.fr/dossier/alzheimer-maladie/

7La définition du Lexis (2009) est « le dernier âge de la vie, période pendant laquelle les fonctions se ralentissent avant de s’arrêter ». On note que ces définitions intègrent une dimension relative, à la norme ou à l’époque et à l’individu. Les exemples d’associations rendent par ailleurs compte des représentations de cette période de la vie, avec une explicitation axiologique dans le TLF-i : « "aspects positifs" (aimable, sage, belle, etc. vieillesse) ou "aspects négatifs" (amère, douloureuse, lugubre, etc. vieillesse) ». Les deux pôles axiologiques sont également restitués dans le Petit Robert (2023), « vieillesse heureuse, vieillesse malheureuse ». L’encyclopédie Universalis, sans entrée pour « vieillesse » fournit, en revanche, pour « vieillissement » trois trajectoires (Rowe et Khan, 1987) : celle d’un vieillissement « réussi », avec une altération modérée des capacités fonctionnelles, « usuel » ou, enfin, « avec morbidités » concernant les sphères affective (dépression), cognitive (démence), locomotrice, sensorielle et cardiovasculaire. La maladie d’Alzheimer, qui « résulte d’une lente dégénérescence des neurones […] caractérisée par des troubles de la mémoire récente, des fonctions exécutives et de l’orientation dans le temps et l’espace [qui provoque une perte progressive] des facultés cognitives et de son autonomie » (source Inserm)3 concerne cette 3e trajectoire et, en relation, plusieurs de ces sphères.

8D’après nos recherches, la dimension interactionnelle – dans laquelle s’inscrivent la dépendance et donc l’aidance – n’est qu’exceptionnellement abordée dans le discours lexicographique (collocation « aide à la vieillesse », www.lerobert.com)

1.1. La vieillesse comme processus naturel : définition dans le champ de pratique de la santé

9Sur le modèle de ce dont rend compte l’encyclopédie Universalis, les sciences de la santé parlent plus volontiers du processus de « vieillissement », caractérisé par la « transformation liée à l'âge ; processus naturel, universel, irréversible et complexe, correspondant à l’action du temps qui modifie la structure et les fonctions biologiques, physiologiques et psychologiques de tout organisme vivant » (Dictionnaire de l’Académie de Médecine [en ligne]). Elles lui préfèrent le terme de « sénescence », qui désigne la 3e phase de la vie, qui, après celles de la croissance et de la fertilité, correspond au « temps physiologique aboutissant à la mort non-accidentelle » (Le Gall, Ardaillou, 2009 [en ligne]). Y cohabitent une conception physiologique et une autre, évolutionniste, qui l’envisage, plus positivement, comme « une conséquence indirecte de la sélection naturelle ».

Note de bas de page 4 :

Sans ignorer la dimension collective de la santé et de la maladie, postulée par les sociologue et prise en compte en médecine expérimentale et en santé publique. Voir en particulier Vassy, Derbez (2019, p. 17‑44)

10La dépendance repose, elle aussi, principalement sur un critère biologique d’incapacité, dont l’objectivité scientifique est garantie par la grille AGGIR (Autonomie Gérontologie Groupe Iso‑Ressources) d’après laquelle est déterminé le GIR (Groupe iso‑ressources) correspondant au niveau de perte d’autonomie d’une personne âgée, qui peut déclencher l’attribution d’une aide financière telle que l’Allocation personnalisée d’autonomie, institutionnalisant l’aidance. Contrairement à la vieillesse, processus individuel4, la dépendance est envisagée en sciences comme ancrée, résultant de :

l’interaction entre une déficience ou trouble de la santé, cause d’incapacités et de limitations d’activités avec un environnement au sens large, composé de facteurs personnels (habitudes de vie, genre, éducation, culture, profession, etc.) et de facteurs contextuels (normes, institutions, géographie, climat, habitat, environnement humain, etc.) (Définition de l’Académie Nationale de Médecine, citée dans l’article de l’encyclopédie Universalis).

11L’appréhension biologique de la vieillesse ou plutôt du vieillissement et de sa prise en charge intègre donc la prise en compte du contexte social de ces phénomènes.

1.2. La vieillesse comme représentation culturelle : définitions en SHS

12Une requête avec le mot « vieillesse » sur theses.fr confirme que, sous cette dénomination, c’est avant tout une question en sociologie (222 thèses soutenues ou en cours), en histoire (173) ou en psychologie (152) plutôt qu’en neuro‑sciences (18) ou en sciences de la vie et de la santé (14). Une partie des travaux en SHS se situe dans une mise en perspective (Feller, 2017) ou dans la description régénérée de cette étape de la vie à l’heure des « sociétés de longévité » (Guillemard, 2011). Le processus est lui aussi bien présent, en lien avec les solidarités générationnelles intra‑familiales (Caradec, 2005, 2008, 2014 ; Lefebvre, 2013, Torres, 2020) ou encore les politiques publiques (Philipona, 2019 ; Broussard, 2020). La dimension contextuelle, discursive et représentationnelle est, elle aussi, problématisée, comme en témoigne le projet « vieillesse et vieillissement : discours et représentations » 2020‑2024, porté par D. Jamet) dans une perspective contrastive qui proposera à terme un corpus interdisciplinaire et multilingue. Dans l’article « vieillesse » du Dictionnaire des Inégalités, en sociologie, Caradec distingue le vieillissement biologique de celui, différentiel, des organes et des fonctions dont l’évolution varie notamment en fonction des individus et de leurs histoires de vie, ce qui va à l’encontre du concept de déclin universel. Il le distingue encore du vieillissement social, défini comme « une manière particulière d’envisager le vieillissement des individus qui prend soin de l’inscrire dans le contexte social dans lequel il se déroule » (Caradec, 2014, p. 417) appréhendable en fonction là encore des histoires de vie mais aussi par un angle générationnel ou par rapport aux supports dont disposent les personnes vieillissantes (en lien avec leur passé – enfants ou pas – et son actualisation – enfants présents ou pas – qualité des équipements individuels ou collectifs, etc.). Cette dernière entrée de Caradec permet une approche non biologique individuelle et collective, à différentes échelles, qui reposent à la fois sur des institutions politiques, économiques et affectives et pose ainsi un lien entre vieillesse, dépendance et aidance.

1.3. Vieillesse et réalité sociale ? De l’utilité de distinguer fait brut, fait institutionnel et les règles sur lesquelles ils s’appuient

13Dans la construction de la réalité sociale, Searle distingue trois concepts fondamentaux dans une perspective descriptive des rapports de force en œuvre :

L’intentionnalité collective, c’est-à-dire la capacité que nous avons (ainsi que de nombreux animaux) de penser et d’agir en coopération ; l’assignation de fonctions, c’est-à-dire notre capacité à assigner diverses fonctions aux objets et aux autres personnes ; et des règles constitutives, qui définissent ou constituent certains types d’activités, en ce sens que l’activité ne saurait exister que si ce système de règles est donné (Searle, 2004 [en ligne]).

14Pour le cas qui nous concerne ici, à savoir l’aidance dans le cadre de la maladie d’Alzheimer en hausse dans une société vieillissante, le fait d’accompagner ces personnes dans leur fin de vie « avec morbidités » est une intention collective fondée sur des désirs, croyances partagées (gestion pragmatique, devoir affectif, éthique, etc.). Pour que cet accompagnement soit possible, nous nous reposons sur des instruments dotés d’un certain statut, notamment une certaine forme d’appréhension des âges de la vie (l’âge d’apprendre, l’âge de produire, et le grand âge, qui est notamment celui de la déperdition), de la vieillesse et de la famille.

15Pour éclaircir ces fonctions‑statuts, Searle distingue les règles constitutives des règles normatives. La première, selon laquelle « dans un contexte C, X compte comme Y », donne à X des propriétés qu’il ne possède pas intrinsèquement. En tant qu’Y, C est « quelque chose d’autre que les pures caractéristiques physiques de l’objet nommé par la variable X » (Searle, 1998, p. 44). Attribuées par niveau, ce sont ces règles qui peuvent donner à une personne par le mariage la fonction d’époux ou d’épouse, puis dans le contexte de la maladie d’Alzheimer, fixer les obligations d’assistance ou encore les règles d’attribution de droits (droit au répit etc.) à cette personne si elle prend en charge son proche.

16Arrêtons‑nous plus précisément sur la distinction que propose Searle entre faits bruts et faits institutionnels. Les premiers peuvent exister en dehors de toute institution humaine. C’est le cas de la vie et de la mort en tant que phénomènes naturels. Les faits institutionnels requièrent, eux, une institution humaine pour exister. Une part de ces faits repose sur des « règles régulatives », qui en effet régulent des faits bruts. C’est notamment le cas de l’accompagnement de l’émergence (naissance) et de la fin de la vie. Une autre relève des « règles constitutives », que nous avons déjà définies et qui créent ou définissent une forme d’activité.

L’élément clef dans le passage du brut à l’institutionnel, et corrélativement dans le passage des fonctions physiques aux fonctions de statut, est le changement exprimé par la règle constitutive (…) En d’autres termes, l’élément clef qui nous fait passer de la simple assignation animale de fonction (et de l’intentionnalité collective animale) à l’imposition de fonctions de statut est donc notre capacité à suivre un ensemble de règles, de procédures ou de pratiques, qui nous font compter certaines choses comme dotées d’un statut déterminé (Searle, 2004 [en ligne]).

17Cette proposition fournit un élément de compréhension de ce qui est imposé biologiquement et relève en partie d’une description médicale de la vieillesse et de ce qui relève des règles mises en place et partagées pour faire avec « la dégradation progressive des cellules » et les éventuelles incapacités qui s’en suivent. « Tous les faits institutionnels sont créés par la même opération logique : la création d’une réalité en la représentant comme existante. (Searle, 2010, p. 93)

1.4. Dans une perspective de recherche impliquée

Note de bas de page 5 :

http://www.alzheimer-conseil.fr/plus-d-articles-alzheimer-conseil/vieillesse-et-dependance-les-maux-du-siecle-a2456.html

18Une courte exploration textuelle montre que le rapport entre vieillesse et dépendance est déjà bien ancré dans les discours surplombants : « Ces deux mots sont sur toutes les bouches comme si vieillesse et dépendance étaient les deux nouvelles maladies du siècle ! », peut‑on ainsi lire sur un site de promotion de maisons de retraite5. Le NGram pour les associations de la dépendance associée à vieillesse, maladie et handicap sur la période 1800‑2019, date limite de requête possible mi‑2023, amène néanmoins à relativiser la relation entre les deux et montre que la dépendance est avant tout liée, dans les discours, à la maladie et au handicap, et ceci de longue date.

Figure 1 : NGram obtenu à partir de la base de données GoogleBooks

Figure 1 : NGram obtenu à partir de la base de données GoogleBooks

19Une rapide recherche dans le corpus intégral presse quotidienne nationale de la base de données médiatique Europresse avec « vieillesse » & « dépendance » indique par ailleurs que la collocation n’est que très marginale et liée à des histoires particulières avant 1995 et une circulation entre discours politique/juridique et discours médiatique lors de la proposition d’une « allocation dépendance » proposée par E. Balladur, alors candidat à l’élection présidentielle. Avec « dépendance » et « âgé|s|es », les premières associations significatives remontent à 1994 : « aide à domicile, assistance spécialisée, services liés à la dépendance, le poids des seniors va s’amplifiant », du point de vue des politiques et finances publiques, qui s’est maintenu ensuite : la notion de dépendance « polarise l’essentiel de la politique vieillesse en France, définie comme l’ensemble des interventions publiques structurant les rapports entre vieillesse et société [« assurance dépendance vieillesse »] (Frinault, 2006).

Note de bas de page 6 :

« En 2016, l'espérance de vie en bonne santé, c'est-à-dire le nombre d'années qu'une personne peut compter vivre sans souffrir d'incapacité dans les gestes de la vie quotidienne, s'élève en France à 64,1 ans pour les femmes et à 62,7 ans pour les hommes. Elle est stable depuis dix ans ». (Etudes et Résultats DRESS, n°1046, 16 janvier 2018)

Note de bas de page 7 :

La Fondation Médéric Alzheimer estimait, en 2016, à 14 milliards d'euros/an le coût global de l'aide informelle pour la société française.

Note de bas de page 8 :

Nous reprenons ici l’approche de ces faits comme faits bruts, existant indépendamment des institutions. Notons cependant que la sociologie en particulier souligne désormais que santé et maladie ont une dimension collective.  Pour exemple, « les causes des pathologies peuvent avoir une origine sociale, et non strictement individuelle, car elles peuvent être liées à l’environnement du malade, comme ses conditions de vie et de travail » (Vassy, Derbez, 2019)

20Dans cette perspective, la dépendance consécutive d’une vieillesse « avec morbidités »6, pour reprendre la typologie de Rowe et Khan, comme la maladie d’Alzheimer, est construite comme problématique d’un point de vue macro‑économique. Ce n’est pas la vieillesse qui est envisagée comme une question sociétale et économique mais les risques qu’elle représente en termes de maladie, de soin et d’accompagnement. Dans ce contexte, les proches des personnes malades, plutôt âgés eux-mêmes – l’âge moyen d’un aidant d’un malade d’Alzheimer étant de 58 ans et de 75 ans si le malade est un conjoint (Santé Publique France, 2006) – subissent une injonction/imposition sociétale (Garric et al. 2020) à les prendre en charge, notamment pour alléger le coût social7 de l’augmentation de la durée de vie et plus directement de la perte d’autonomie des sujets âgés et malades. Ils doivent le faire dans un contexte où cohabitent deux faits ontologiques : l’avancée en âge et la maladie8 mais aussi un contexte institutionnel en reconstruction avec des normes en évolution concernant l’Etat‑providence ou encore la famille : qu’est-ce qui doit être pris en charge par la collectivité et par la famille ? Quelles solidarités familiales sont « normales » ? Pour des raisons éthiques ou déontiques ? (Garric, Pugnière-Saavedra, Rochaix, 2021) et enfin, et c’est sur quoi nous tenterons de proposer des pistes ici, la prise en charge par l’aidant est‑elle dite en lien avec le vieillissement ou bien avec la maladie, et ces modes d’appréhension ont‑ils un effet sur la construction de la représentation de cette prise en charge ?

1.5. Contribution d’une approche à l’interface de la sémantique et de l’analyse du discours : problématique

21Une telle question s’inscrit dans le cadre d’une analyse de discours critique qui « questionne le statu quo ou les évidences sociopolitiques, telles que l’ordre établi, les structures de pouvoir, les rapports sociaux de domination » (Canut et al. 2019, p. 7) et part de questionnements interdisciplinaires. Elle s’inscrit aussi dans une perspective disciplinaire dans la mesure où elle entend rendre compte du lien entre la représentation sémantique de la prise en charge de la dépendance liée à la maladie d’Alzheimer chez des personnes âgées, la maladie et la vieillesse à travers la construction discursive de la figure de l’aidance.

22Nous faisons l’hypothèse que les aidants interrogés dans le cadre du projet Accmadial nous renseignent sur / en même temps qu’ils construisent cette relation : la nomination de leur proche, au sens d’« acte par lequel un sujet nomme en discours, autrement dit catégorise un référent en l’insérant dans une classe identifiée dans le lexique » (Détrie, Siblot, Vérine, 2001, p. 205) en contexte d’aidance privilégie‑t‑elle la vieillesse ou la maladie ? La désignation comme « vieux », « âgé » ou « malade » peut‑elle être mise en relation avec certaines variations dans la représentation sémantico‑pragmatique de leur expérience auprès de leur proche ?

23Pour l’explorer, nous choisissons des entretiens avec des aidants de malades d’Alzheimer comme observables et nous inscrivons dans une analyse du discours qui se fixe pour objectif de « repérer dans les textes un certain nombre d’indicateurs significatifs permett[ant] d’accéder à des représentations ou des conjonctures socio‑historiques » (Maingueneau, 2012 [en ligne]), indicateurs lexicaux et syntaxiques. Elle est avant tout sémasiologique mais l’exploitation des indices récoltés est enrichie par une démarche complémentaire, onomasiologique, puisqu’elle interroge aussi le vieillissement et la dépendance comme fait brut ou institutionnel et propose une représentation conceptuelle de leur dénomination. L’analyse linguistique du discours, qui l’aborde comme « l’étude des mécanismes sémantico‑discursifs et pragmatico‑discursifs de production du sens discursif et de régénération, voire de reconstruction de la signification des mots mobilisés par le discours » (Galatanu, 2018, p. 38) rend compte ainsi du sens collectivement construit en tant que résultat mais aussi que processus. Elle participe, à notre sens, à illustrer une « dimension applicative que peut trouver la sémantique dans l’analyse de discours réels, étudiés pour leur intérêt pratique ».

2. Le corpus Accmadial : le discours des aidants sur l’expérience de l’aidance face à la dépendance des malades d’Alzheimer

2.1. Présentation du corpus

24Le projet Accmadial, initié en 2017, envisage l’hétérogénéité des données comme « un moyen d’étudier la langue en usages par le biais de méthodologies en corpus » (Garric, Longhi, 2012, p. 3). Il a donc adopté une procédure de triangulation méthodologique qui croise plusieurs corpus, incluant notamment un corpus d’entretiens semi‑directifs menés auprès de proches-aidants de malades diagnostiqués Alzheimer. Dans une perspective longitudinale, ces parents de malades (enfant et conjoint principalement) ont été interrogés tous les 6 mois. Le premier entretien, d’une heure à 1h30 portait sur a) la relation avant la maladie et les premiers signes, b) la vie avec la personne aidée c) expression libre. Les entretiens suivants ont porté sur les évolutions et changements avec l’évolution de la maladie et éventuellement, un placement en ehpad. L’analyse présentée ici se fonde sur un corpus de 102 textes, soit 1 026 781 occurrences, 18 421 formes et 7577 hapax.

2.2. Représentation discursive de « dépendance » en lien avec « vieillesse » et « maladie »

2.2.1. Univers lexicaux : la famille vs. la prise en charge

25Les aidants de malades d’Alzheimer, bien qu’en première ligne, mettent en mots leur expérience d’aidance en distinguant la maladie en relation avec la parenté et ce qui relève de la prise en charge de la dépendance qu’elle implique.

Figure 2 : CHD effectuée sur le corpus d’entretiens Accmadial

Figure 2 : CHD effectuée sur le corpus d’entretiens Accmadial

Note de bas de page 9 :

Logiciel libre d’analyse statistique sur des corpus texte développé par P. Ratinaud et P. Marchand (LERASS) (www.iramuteq.org)

26Le dendogramme résultant d’une classification hiérarchique descendante produite avec Iramuteq9 donne en effet à voir la construction discursive de 10 univers lexicaux. Une première fourche (classes 10, 9, 5 et 6) associe la maladie, les impressions et sensations qu’elle suscite chez les aidants en tant qu’individus ou parents. Une seconde articule la manifestation concrète de la prise en charge (les tâches et leur dimension temporelle) aux institutions médicales, sociales et économiques liées à cette prise en charge. Les deux fourches couvrent l’ensemble des segments du texte, à part à peu près égale (49 vs 51%). Avec ce découpage, « dépendance » et « vieillesse » appartiennent à la classe 5, univers lexical des impressions et sensations suscitées par la maladie, « maladie » est dans la classe 6, significativement associée à Alzheimer et à ses formes de manifestation.

2.2.2. Analyse contextuelle de « vieillesse », « maladie » et « dépendance »

Note de bas de page 10 :

Logiciel libre développé par SYLED‑CLA2T (Sorbonne nouvelle – Paris 3) (http://lexi-co.com)

27Interrogés sur leur expérience d’aidant d’un proche diagnostiqué Alzheimer, les informateurs interviennent auprès de malades âgés. Seul l’un de ces derniers est considéré comme précoce (moins de 65 ans). Une requête du mot « vieillesse » avec le logiciel Lexico510 montre pourtant qu’il ne compte que 12 occurrences, dont une (barrée), dans la question du chercheur, a été exclue de l’analyse.

Figure 3 : Concordancier de « vieillesse » dans le corpus Accmadial

Figure 3 : Concordancier de « vieillesse » dans le corpus Accmadial

28Les 11 occurrences prises en compte montrent une convocation de « vieillesse » associée, en contexte droit, à des mots porteurs de valeurs épistémiques mais surtout affectives/hédoniques, négatives exclusivement, tel que :

Vieillesse

DC risque

DC difficile

"

DC difficile à expliquer (la vieillesse et la dépendance)

"

DC difficile

DC déchéance

DC dépendance

"

DC problème

"

DC terrible

"

DC insupportable

"

DC pas attirant (ça risque pas de me brancher)

"

DC indifférence

29L’examen du contexte gauche montre que les locuteurs réfèrent à cette étape/état en général (précédé par un article défini et généralisateur), qui dit la valeur ontologique véhiculée par le mot, mais aussi à celle de l’aidant : « sacrifier ma vieillesse », « j’avais pas envie que ma vieillesse se passe comme ça quoi ». Elle est à la fois la cause (risque/problème) et l’espace‑temps de la dépendance ou de la prise en charge de la dépendance.

30Le lemme « vieux » a 106 occurrences (dont 18 qualifient un objet, « canapé » etc.). Qualificatifs d’une personne, ils sont construits en grande majorité avec un article indéfini pluriel « c’est une maladie de vieux », « on ne s’occupe pas des vieux » ou un article défini généralisant « c’est rien, c’est tous les vieux, c’est comme ça (ils oublient) » ou pour décrire un tiers en établissement ou dans la rue, ou encore leur proche avec un processus de dépersonnalisation ou de catégorisation : « elle déambulait dehors enfin [ e ] quand même à parfois à 5 heures du matin une fois c’est pas terrible [ rire ] pour une vieille dame », « elle commence à avoir la démarche d’une entre guillemets d’une petite vieille ».

31La convocation des mots « maladie » et « malade » ne rend pas compte d’une telle relativisation. Sous ses différentes formes, il apparait 1764 fois dans le corpus. En tant que nom – la collocation « malade d’Alzheimer » n’ayant que 25 occurrences – « malade » est utilisé comme générique en association avec son entourage comme deux catégories d’individus distincts : « c’est du harcèlement du malade envers le proche », « l’aidant est différent suivant sa position vis‑à‑vis du malade », deux catégories associées « un lieu de vacances ça ferait du bien à l’aidant et au malade », « le diagnostic est posé à la famille et au malade » , voire assimilables : « quand on devient malade ou conjoint de malade ». L’examen de l’adjectif dans le concordancier montre que la convocation de la maladie peut, elle aussi, participer à l’acceptabilité de la situation, et à rétablir une forme de normalité : « je dis "non il est pas fou, il est malade" », « il est malade il est pas c’est pas son comportement » ou de soutenabilité « elle est malade quoi elle n’y peut rien ».

32Une analyse de spécificités par fréquence relative de formes avec Iramuteq confirme la sur‑spécificité de « malade » et « maladie » par rapport à « vieux » et « vieillesse », et ce quelle que soit la relation entre aidant et aidé. C’est bien la morbidité qui accompagne la vieillesse qui est la cause de la dépendance et non la vieillesse.

Figure 4 : Analyse de spécificités sur le corpus d’entretiens Accmadial

Figure 4 : Analyse de spécificités sur le corpus d’entretiens Accmadial

Note de bas de page 11 :

Le verbe dépendre étant par ailleurs quasiment exclusivement convoqué pour construire le syntagme « ça dépend » sans lien avec la notion de dépendance telle qu’elle nous importe ici.

33Elle montre cependant une variation de l’explicitation de la « dépendance » en fonction de cette relation. Dite, même faiblement11, dans le discours des conjoints et surtout des enfants aidants, elle n’est pas significative, sous cette forme, dans celui des autres informateurs. Contrairement à notre attente, sur 36 occurrences de « dépendance », seules 6 apparaissent dans des entités lexicales administratives « assurance‑dépendance » (5 occ.), « rente dépendance » (1). Elle est marquée comme progressive avec des segments tels que « une certaine dépendance » (2), « l’entrée dans » ou encore le « degré de dépendance » (1), « au début de la dépendance » (3), éventuellement contestée « il n’y a pas de début de la dépendance, c’est vraiment une continuité ». Un examen qualitatif montre que celle‑ci est physique en lien avec la maladie mais aussi affective « il est d’une dépendance par rapport à ma mère [aidante principale dans un contexte d’organisation familiale de l’aidance], dès qu’il la voit il la cherche ». C’est uniquement dans ce cas où elle ne désigne pas l’accomplissement de tâches à effectuer par substitution qu’elle n’est pas dite comme absolue, mais relative à l’institution qui la prend en charge.

La linguistique de corpus et la logométrie n’ont plus à montrer, notamment, que le sens des mots – i.e. le sens en usage ou en discours et non la signification en langue ou en dictionnaire – est en grande partie qualifiable par le calcul de ses co‑occurrents statistiques privilégiés. (Mayaffre, 2012, p. 96)

34La confrontation entre ces déploiements en discours et la représentation fondée sur les définitions dictionnairiques et les exemples associés permet néanmoins de mettre au jour le sens construit en usage en relation avec la signification en langue.

3. Le recours à une analyse linguistique du discours pour rendre compte des mécanismes sémantico‑ et pragmatico‑discursifs mis en œuvre.

3.1. La Sémantique des Possibles Argumentatifs pour localiser l’instabilité de la signification de la vieillesse et du lien entre vieillesse, maladie, dépendance et aidance

35Dans la filiation de la sémantique argumentative qui appréhende la signification comme un ensemble d’instructions pour la construction du sens en discours, la Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2018) propose une interface entre ces :

deux formes de manifestation : le sens produit par l’usage situé de la langue, ou sens discursif, et le sens stabilisé de manière durable dans une communauté linguistique et culturelle, appris par les membres de cette communauté linguistique, mais qui reste susceptible de subir des modifications par la mise en œuvre dans les occurrences de parole. (Galatanu, 2022, p. 99)

36Son rapprochement à la perspective développée par Searle en philosophie du langage ordinaire n’est pas inédit. Il se fait notamment à travers le statut constructiviste de la SPA (Galatanu, 2021 ; Bellachhab, 2021). À partir de l’hypothèse que tous les éléments qui forment la signification lexicale ne possèdent pas le même degré de stabilité (notamment en termes de saillance) et de durabilité et que cette stabilisation « est le fruit du croisement d’inter‑discours dans cette communauté » (Galatanu, 2018, p. 190), la SPA distingue différentes « strates » pour décrire la représentation conceptuelle d’un mot, ses déploiements en discours et les mécanismes qui conduisent à la dé/reconstruction du sens discursif et éventuellement, à terme, à régénérer la signification lexicale. Les deux premières sont :

[le noyau :]  configuration stable, dans une langue-culture donnée, d’associations argumentatives d’éléments correspondants à des propriétés essentielles identitaires de la signification du mot, apprise et partagée par les membres de la communauté linguistique (Galatanu, 2022, p. 107) 

[les stéréotypes :] ensemble ouvert d’associations argumentatives des éléments du noyau avec des représentations conceptuelles et sémantiques portées par des mots du lexique de la langue concernée, ancrées culturellement, et de ce fait, cinétiques (ibid, p. 108).

37Les deux autres étant les possibles argumentatifs, formés du noyau et de l’ensemble ouvert d’associations stéréotypiques, qui formalise le dispositif génératif de sens discursif, et enfin, les déploiements argumentatifs, les séquences discursives réalisées en contexte.

38La Sémantique des Possibles Argumentatifs, en tant que théorie des potentialités du sens linguistique à l’interface de la signification lexicale et du sens discursif permet de décrire comment, à partir de la convocation du mot en discours, les aidants appréhendent, voire reconstruisent les règles qui régissent la vieillesse, la dépendance et l’accompagnement, c’est‑à‑dire comme ils « font avec » l’institution. Confronter le noyau et les stéréotypes de « vieillesse » et « dépendance » au stade lexical à leur déploiement par les aidants dans le corpus d’analyse est à même de fournir des clés de compréhension de la portée de la convocation du mot en discours, en fonction de son exploitation et de son éventuelle reconfiguration sémantico‑discursive, et de repérer une éventuelle saillance accordée à ces éléments comme faits ontologiques, très objectivants, des éléments plus subjectifs.

3.1.1. Représentations du noyau de signification du mot « vieillesse »

39Nous ne conservons pas ici, à raison, « sénescence », terme rattaché au champ de pratique de la didactique (physiologie et pathologie) dans les dictionnaires de langue et lié à « vieillesse » comme à « vieillissement », mais absent de notre corpus.

Note de bas de page 12 :

Pour ces définitions, voir également 1. Contexte.

40À partir des définitions12 du Grand Robert de la langue française (2009), du Grand dictionnaire des Lettres Larousse (1989), du Petit Larousse (2023), du dictionnaire érudit de la langue française Lexis (2014), du dictionnaire Quillet (1990) et du TLF‑i, nous proposons ici une description de la représentation lexicale de « vieillesse » selon une organisation syntaxique, sous forme d’un enchainement argumentatif des différentes propriétés, additif, normatif (donc, DC) ou transgressif (pourtant, PT).

41Ce noyau, du point de la vue du modèle :

garantit le partage de l’usage du mot par la communauté linguistique et culturelle, selon le principe d’obligation énoncé par Putnam [1975], et ensuite […] le recours à ce partage lorsque les déploiements des PA bloquent ou rendent difficile la lecture argumentative  du mot].(Galatanu, 2018, p. 198)

42Représentation du noyau de « vieillesse » en tant que fait brut (naturel)

Vie humaine limitée
ET
Modifications atrophiques des tissus et des organes
DC
Affaiblissement global des fonctions physiologiques (nutrition, reproduction, locomotion) et des facultés mentales (intellectuelles et psychiques)
DC
Eventuelles difficultés à accomplir les tâches relevant de ces fonctions et de ces facultés

43On note que les morphèmes du processus sont présents dès le stade lexical pour « vieillesse ». Il est admis pour un animal ou un végétal par analogie seulement, contrairement à « vieillissement », en première acception pour tout être vivant. Les propriétés identifiées, en tant que lois naturelles, existent en dehors de toute institution humaine.

44La représentation de « vieillesse » en tant que fait institutionnel possède, selon nous, les mêmes propriétés essentielles, auxquelles sont articulées les règles qui régulent leur prise en compte.

45Représentation du noyau de « vieillesse » en tant que fait institutionnel

Vie humaine limitée
ET
Modifications atrophiques des tissus et des organes
DC
Affaiblissement global des fonctions physiologiques (nutrition, reproduction, locomotion) et des facultés mentales (intellectuelles et psychiques)
DC
Difficultés à accomplir les tâches relevant de ces fonctions et de ses facultés
DC
Nécessité d’accompagnement ou de substitution pour la réalisation de ces tâches
(et mise en place de règles régulatives)

Note de bas de page 13 :

Ce sont ces stéréotypes qui permettent des enchainements tels que : A : Mon mari est vieux et malade / Alzheimer B1 : Il est encore autonome ? ou B2 : Tu as mis en place des services pour ses repas ? ou B3 : Tu arrives encore à garder du temps pour toi ?

46Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, « affection neurologique caractérisée par une altération progressive et irréversible » (Grand Robert, 2017 ; voir description sémantique de « Alzheimer », « aidant » et « aidant d’Alzheimer » dans Garric, Pugnière-Saavedra, et Rochaix, 2020), la nécessité d’accompagnement est croissante jusqu’à la substitution. Les institutions sur lesquelles reposent l’accompagnement nécessaire (état, famille essentiellement) appartiennent, elles, à la strate des stéréotypes13.

Note de bas de page 14 :

A titre d’exemple, « perdre la mémoire en vieillissant, c'est normal », https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Nouvelles/Fiche.aspx?doc=2007121244

Note de bas de page 15 :

En 2020, l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans est de 12,1 ans pour les femmes et de 10,6 ans pour les hommes. DREES, Études et Résultats, 1213)

47Décrites ainsi, et comme les dispositifs de diagnostic le notent régulièrement auprès du grand public14, les propriétés de la vieillesse et du vieillissement15 sont proches de celle de la maladie d’Alzheimer. La mise en relation entre dépendance et aidance peut donc être construite par rapport à la vieillesse et/ou à la maladie dans le discours des aidants.

48La formalisation de la représentation sémantique et conceptuelle de « vieillesse » avec le dictionnaire médical de l’Académie Nationale de Médecine donne accès aux potentialités contenues par le mot au stade lexical, éventuellement déployables dans le discours.

49Représentation sémantique et conceptuelle de « vieillesse » en tant que fait institutionnel

Noyau

Stéréotypes

Possibles Argumentatifs

Vie humaine limitée ET

Vieillesse DC fin

Modifications atrophiques …






DC

Concerne le tissu épithélial (voies respiratoires, tube digestif, etc.), le tissu conjonctif et donc la liaison des tissus (les os, les cellules graisseuses, etc.), les tissus musculaires, les tissus nerveux ; le cœur, le cerveau, les poumons, le fois, l’estomac, etc.
Moins de barrières et de protection contre les intrusions, les lésions et les pertes de liquides
Modification de la taille et du fonctionnement

Vieillesse DC moins de résistance respiratoire
Vieillesse DC moins de résistance musculaire etc.

Affaiblissement

global …




DC

Concerne l’appétit, la transformation des éléments en énergie, les organes sensoriels (œil, oreille), les récepteurs sensitifs, la position du corps, déplacements, la tension des muscles (DC chute, moins bonne capacité de préhension des objets etc.), la cognition et la perception et la production, etc., la maladie

Vieillesse DC moins d’appétit

Vieillesse DC moins de précision dans les gestes etc.

Difficultés à accomplir des tâches
DC

Difficultés pour se nourrir, se déplacer, se laver, s’organiser etc.

Vieillesse DC difficultés à se nourrir
Vieillesse DC difficultés pour se déplacer etc.

Nécessité d’accompagnement ou de substitution pour la réalisation de ces tâches (et mise en place de règles régulatives)

DC devoir d’aide pour se nourrir, se laver, se déplacer, s’organiser etc.
Donc devoir d’aide‑soignant, donc devoir de soutien financier, etc.

Vieillesse DC assistance pour se nourrir
Vieillesse DC assistance pour se déplacer etc.

50La troisième ligne du tableau nous amène à proposer la maladie comme un stéréotype de la vieillesse, comme le confirme un enchainement tel que A : « Ma grand-mère est très vieille » B : « Et elle est en bonne santé ? ». C’est la dernière ligne et propriété sémantique de la vieillesse qui peut justifier l’association de vieillesse et dépendance (en cas de nécessité de substitution), avec un élargissement des institutions mises à contribution.

3.1.2. Représentation du noyau de « dépendance »

51Au stade lexical, la dépendance est :

1. le rapport qui fait qu’une chose dépend d’une autre ; 3. Le fait pour une personne d’être sous l’autorité, l’influence de quelqu’un, de dépendre de quelqu’un [être sous la dépendance de] ; le fait, pour quelqu’un de ne pas être autonome ; le fait d’être tributaire (d’obligations, de charges, de besoins. (Le Grand Robert, 2001)

52Représentation du noyau de « dépendance » (avec agentivité)

Note de bas de page 16 :

Le fait d’être tributaire est au sens propre une conséquence de la dépendance, qui peut autoriser des stéréotypes relatifs à la soumission ou la redevabilité d’où la possibilité d’un enchainement tel que : A : Paul n’était plus capable de manger. Je devais le nourrir moi‑même ; B : Et il t’a retiré de son testament, quel scandale !

X veut/doit réaliser une action P
PT
X ne peut pas réaliser cette action P seul
DC
X doit avoir l’action ou l’intervention de Y pour réaliser P16

53La dépendance, ontologique, donne lieu à des règles régulatives de prise en charge mais aussi à des règles constitutives pour désigner Y. Le handicap ou la maladie appartiennent à la strate des stéréotypes : on peut être dépendant pour des motifs physiques, juridiques, financiers, etc. comme de maladie.

3.2. Le pouvoir qu’a la parole d’agir

54La confrontation du sens construit en discours à la représentation sémantique et conceptuelle du mot donne accès aux mécanismes de reconstruction mis en œuvre par les locuteurs et, donc, à voir la fonction régénératrice du discours.

3.2.1. Sur la dépendance

55L’analyse de la convocation du mot en discours donne accès à sa représentation dans le contexte singulier de l’accompagnement de la maladie d’Alzheimer. La mise en relation de la description sémantique de la « dépendance » avec la CHD permet de l’amender telle que :

Note de bas de page 17 :

Le fait d’être tributaire est au sens propre une conséquence de la dépendance, qui peut autoriser des stéréotypes relatifs à la soumission ou la redevabilité d’où la possibilité d’un enchainement tel que : A : Paul n’était plus capable de manger. Je devais le nourrir moi-même ; B : Et il t’a retiré de son testament, quel scandale !

X veut/doit réaliser une action P (déployée dans les classes 3 et 4 et dans la classe 2)
PT
X ne peut pas réaliser cette action P seul
DC
X doit avoir l’action ou l’intervention de Y (déployés dans la classe 9 et la classe 7) pour réaliser P17

56Les déploiements nourrissent la strate des stéréotypes, sur le modèle des éléments exposés ici. Ils nous renseignent sur les activités relatives à l’aidance, qui bien au‑delà du soin au sens hygiénique du terme, concerne aussi la surveillance et l’interface avec les autres acteurs. La confrontation entre le résultat extrait de l’analyse textométrique et ceux produits par la SPA donne également à interroger la construction de Y dans le discours des aidants : les partenaires institutionnels de l’aidant familial (classe 9, seulement 5,8% des segments) interviennent en lien avec des structures et des modalités d’accueil (classes 1 et 2) et des contraintes financières (classe 8). Les contraintes à la vie naturelles (manger, dormir, être en sécurité) sont construites en lien avec les institutions qui encadrent la santé et sa prise en charge. L’aidant, bien qu’en charge de nombreuses tâches quotidiennes, inscrit, lui, son action en relation avec la compréhension de la maladie et la relation familiale et intime.

3.2.2. Sur la vieillesse

57La vieillesse est convoquée dans le corpus en lien avec des pertes cognitives et fonctionnelles. La description sémantique souligne qu’elles peuvent aussi bien être associées à la vieillesse qu’à la maladie d’Alzheimer. Mais la vieillesse participe aussi à l’acceptation de ces pertes. L’affaiblissement global des fonctions physiologiques et des facultés mentales et les difficultés à accomplir les tâches relevant de ces fonctions et de ces facultés sont alors minimisées par leur relation non pas à une situation exceptionnelle mais à un devenir normal du proche sur lequel les aidants ne peuvent avoir prise.

58Les associations à « vieillesse » disent son caractère ontologique. Elle est en ce sens appréhendée en tant que fait brut. Le caractère bivalent indiqué par les dictionnaires et qui relève selon nous des stéréotypes et non du noyau n’est pas retenu pour la personne malade au moins par la convocation du mot mais elle n’est pas désactivée pour la vieillesse de l’aidant : « sacrifier ma vieillesse » n’est possible que si « ma vieillesse » est porteur de valeurs axiologiques positives. Nous faisons par conséquent l’hypothèse que la modalisation affective négative de « vieillesse » indique un positionnement des locuteurs et interroge les suffisances des règles régulatives mises en œuvre et donc la prise en charge institutionnelle de la dépendance.

3.2.3. Sur la maladie

59L’AD indique que l’aidant qui prend en charge la dépendance progressive de son proche malade d’Alzheimer l’inscrit principalement en lien avec la maladie. Si la vieillesse, fait ontologique, est dite comme porteuse de valeurs très négatives, qui subjectivent sa mise en mots, elle est aussi convoquée pour atténuer la gravité de la manifestation des symptômes de la maladie, minimiser le comportement « anormal » du malade en raison de sa maladie. La description de la représentation sémantique de la dénomination d’un fait brut, ontologique, amène à distinguer ce qui, dans l’analyse du discours, peut apporter des éléments de réponse sur le rapport entre les liens argumentatifs construits par les locuteurs et leurs capacités d’adhésion.

Conclusion et Perspectives

60Ces premiers résultats posent donc en effet une relation argumentative construite discursivement par l’aidant tel que :

Vieillesse DC perte normale d’autonomie DC acceptable
VS
Maladie DC perte d’autonomie DC inacceptable

61Or, la durée limitée de la vie comme la morbidité associée peuvent toutes les deux être considérées comme des faits ontologiques, éloignées des zones d’opinion et de jugement.

62Dans une perspective interdisciplinaire et applicative, ils posent la question de la pertinence pour les aidants à les accompagner dans l’appréhension de la dépendance en lien avec ces deux éléments et de ce que potentiellement cela peut apporter en termes d’acceptabilité et donc de bien‑être. Nous n’avons pas abordé ici l’expression des émotions en lien avec ce qui est construit comme normal et donc acceptable ou bien anormal et donc inacceptable. Du point de vue des réalisations, cela concerne la gradualité de la qualification de la vieillesse, de la maladie ou de la prise en charge de la dépendance de type : risque > problème > terrible > insupportable telle que nous l’avons relevé pour « vieillesse ».

63Faite à partir du corpus Accmadial, cette analyse propose une confrontation entre une approche linguistique et une approche discursive sur un ensemble de données dont la finalité n’est pas de décrire la vieillesse et la maladie ou la dépendance mais l’expérience d’accompagnement d’une maladie dégénérative qui ne peut, pour l’instant conduire qu’à la dépendance. Cela questionne notamment sur la sous-représentation de vieillesse par rapport à la maladie et invite à la précaution sur l’interprétation des résultats obtenus.

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ROCHAIX, V. (2023). La vieillesse et la dépendance en tant que faits institutionnels qui construisent l’aidance ? Analyse de leur représentation sémantique dans le discours des aidants familiaux de malades d’Alzheimer dans le corpus Accmadial. Espaces Linguistiques, (6). https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.541

Auteur
Valérie ROCHAIX
Maitre de conférences en sciences du langage à l’Université de Tours, membre du Laboratoire Ligérien de Linguistique (UMR 7270) et membre associée du PREFICS (EA 7469), Valérie Rochaix s’intéresse en particulier à la construction discursive de la représentation lexicale en lien avec les discours institutionnels et de la santé et aux terrains sensibles. Elle a récemment co-dirigé, avec N. Garric, J. Longhi et F. Pugnière‑Saavedra, Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention aux PUFC.
Lecturer in Linguistics at the University of Tours, member of the Laboratoire Ligérien de Linguistique (UMR 7270) and associate member of PREFICS (EA 7469), Valérie Rochaix is particularly interested in the discursive construction of lexical representation in institutional and health discourses and sensitive areas. She recently co-directed, with N. Garric, J. Longhi and F. Pugnière‑Saavedra, Discourse on sensitive areas: collection, analysis, intervention at the PUFC.
Université de Tours, Laboratoire Ligérien de Linguistique (UMR-CNRS 7270)
valerie.rochaix@univ-tours.fr
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