DLO – EAU - Marvin Fabien (Dominique)

2- « L’œuvre cachée dans les taches »

https://doi.org/10.25965/ebooks.378

p. 25-36

Texte

Note de bas de page 1 :

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 32.

Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de ‘devenirs’.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux1

Transformation series (2004, dimensions ?, technique ? MF : 270 cm x 180 cm : café et marc de café, acrylique sur papier)

Transformation series (2004, dimensions ?, technique ? MF : 270 cm x 180 cm : café et marc de café, acrylique sur papier)

Note de bas de page 2 :

Tropiques, n°2, juillet 1941.

Note de bas de page 3 :

Suzanne Césaire, Le grand camouflage – Écrits de dissidence (1941-1945), Édition établie par Daniel Maximin, Paris, Seuil, 2015 (2009), « Alain et l’esthétique », p. 42.

Note de bas de page 4 :

Le grand camouflage – Écrits de dissidence (1941-1945), op. cit. , p. 42.

Note de bas de page 5 :

Op. cit. , p. 43.

Note de bas de page 6 :

Idem.

Note de bas de page 7 :

Op. cit. , p. 46.

Suzanne Roussi-Césaire a célébré l’esthétique dans l’un de ses articles publiés dans Tropiques2 en questionnant l’approche du philosophe Alain, approche rationnelle, qu’elle fait notamment s’entrechoquer avec la conception du surréaliste André Breton. Elle rappelle tout d’abord combien Alain, qui fut son professeur et dont elle vante l’« esprit d’une logique et d’une clarté exceptionnelle »3, a cherché un système des beaux-arts en s’intéressant aussi bien au dessin, à la peinture, à l’architecture, à la sculpture, qu’à la musique et la poésie. Suzanne Roussi-Césaire souligne ainsi combien selon Alain il s’agit toujours de l’« histoire d’une conquête : conquête de l’homme sur cet ensemble de forces résistantes, têtues et dociles à la fois que nous appelons la nature »4. Il en ressort que « la démarche picturale est d’arrêter ainsi le temps »5 et que la peinture est dès lors considérée comme l’« expression de l’émotion totale, de la vie totale »6. Elle est beauté née de l’effort, de la lutte de l’Homme avec lui-même7 et contradiction, l’Homme voulant à la fois soumettre le monde et s’abandonner au monde. Ce manque d’abandon aux sensations et émotions est alors analysé comme autant de limitations d’une vision classicisante et traditionnelle. Vision sans abandon, sans inattendu ? Alors, quelle serait la solution ?

Note de bas de page 8 :

Op. cit., p. 19.

En privilégiant « l’art de détourner tout système pour atteindre ‘l’œuvre cachée dans les taches’ par l’accueil fertile du hasard et du mystère »8, Suzanne Roussi-Césaire propose une approche, voire une méthodologie, qui s’adapte fort aux productions caribéennes actuelles.

Note de bas de page 9 :

Cette notion se retrouve aussi bien chez Antonio Benítez Rojo que chez Édouard Glissant.

L’on peut dès lors relire l’œuvre de Marvin Fabien à l’aune de cette conception d’un art conçu entre des taches, en tant que production esthétique qui mêle matières solide et liquide (voire gazeuse) pour proposer de transcrire les possibilités insoupçonnées, et pourtant bien présentes, d’une production artistique qui avance entre visible et invisible ainsi qu’entre lisible et illisible, pour mieux transcrire les non-dits de la société caribéenne contemporaine et ses tracées, nourries d’un lourd passé… Marvin Fabien ne recherche-t-il pas cette beauté libérée, bouleversante de par sa dimension inespérée, spontanée, comme en communion avec le hasard et ses esthétiques mystères ? En effet, Marvin Fabien fait le choix lorsqu’il peint de travailler sur un matériau papier ou cartonné qu’il « baigne » d’abord d’eau ou de marc de café comme dans The first Taste of Madness/Le Premier goût de folie (2009). Dans cette œuvre, les trois pointes diaboliques de l’épine dorsale du personnage dominant font écho à celles du tourbillon d’ondes (aquatiques ou sonores ?), comme trois ailerons de squale, évoqués en premier plan. Le cerveau – rappel de la psyché ? – de ce personnage est comme en éveil, rendu visible par l’absorption nasale d’un flux qui pourrait être issu d’un être central de taille réduite maintenant une demi-sphère qui fait écho pour sa part à une sorte de petit miroir circulaire – écho de la psyché ?…– invitant à imaginer diverses mises en abîme de soi et du monde. La présence à gauche d’une forme serpentine descendant sur cet univers exprime une autre menace, tout en complétant les jeux de formes géométriques et de taches qui permettent de renforcer l’opposition ombre/lumière ainsi que la riche opacité ambiante d’un « chaos-monde »9 comme transcrit de façon quasiment schématique. L’œuvre cachée dans les taches est alors une façon de superposer divers mondes physiques et psychiques. L’eau, présente dans le support et sur le support, se voit rappelée par la présence d’ondes vibratoires créant un labyrinthe(s) à multiples entrées.

Cette transmission « à la buvard » peut figurer l’épaisseur, l’articulation du passage du temps et l’interaction entre les espaces. Il s’agit d’une capillarité interactive (descendante et ascendante) qui transcrit assurément un processus vital. Buvard, encre, écriture… réécriture de formes, taches non plus ratures ou ratés, mais taches vivantes, vivaces, validées. Ce travail sur la rétention d’eau, sur la succion et la diffusion de ce liquide s’entremêlant aux pigments colorés ou non, porte la marque de l’imprévisible et par là même semble en phase directe avec la pensée glissantienne de la créolisation et de la dispersion qui lui est inhérente.

The first taste of Madness (2009)

The first taste of Madness (2009)

Note de bas de page 10 :

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 27.

La remarque de Gilles Deleuze et Félix Guattari selon laquelle, pour ce qui relève du rhizome, « La question, c’est de produire de l’inconscient, et, avec lui, de nouveaux énoncés, d’autres désirs : le rhizome est cette production d’inconscient même »10 semble prendre ici tout son sens.

Ce choix d’une technique du « mouillage » vise à laisser l’imaginaire s’exprimer en divers aplats ou gouttes sans fin pour que l’œuvre s’extirpe de ces multiples couches comme une tache en strates dynamiques qui permet de donner vie à la matière du support. Deleuze et Guattai précisent :

Note de bas de page 11 :

Mille plateaux, op. cit. , p. 627.

Une strate est toujours capable de servir de substrate à une autre, ou d’en percuter une autre, indépendamment d’un ordre évolutif. Et surtout, entre deux strates ou entre deux divisions de strates, il y a des phénomènes d’interstrates : des transcodages et des passages de milieux, des brassages. Les rythmes renvoient à ces mouvements interstratiques, qui sont aussi bien des actes de stratification. La stratification est comme la création du monde à partir du chaos, une création continuée, renouvelée11.

Note de bas de page 12 :

Cf. Marie Blaise et Sylvie Triaire (dir.), Vanités, composition de la fin, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2019.

Note de bas de page 13 :

Époque ségrégationniste dans le sud des États-Unis.

Note de bas de page 14 :

En 2015-2016, cet artiste russe qui vit et travaille à Paris depuis 1991 a proposé une exposition intitulée Skin (Peau).

Création du monde ; création et vie ; vie qui annonce déjà la mort ; ô vanités12 ! « Vanitas vanitatum omnia vanitas » nous dit l’Ecclésiaste et répètent à l’envi les artistes de ce monde en proposant notamment des représentations de têtes de mort (la tête surprenante du personnage de The first Taste of Madness/Le Premier goût de folie serait-elle une nouvelle proposition chez Marvin Fabien de représentation de cette vanité du monde ?) et de miroirs. Les taches sont aussi des miroirs. La peau éclairée de l’intérieur des installations de Strange Fruits Triangle, comme de sang irriguée, accolée à la poussière d’où nous venons et où nous retournerons, pourrait aussi se lire comme une forme de MEMENTO MORI, notamment dans son lien avec la mort du père chantée par Billie Holliday13. Fréquente dans les arts pour souligner l’inévitable passage du temps, ce type particulier de natures mortes dit le caractère éphémère de l’existence et invite à questionner les futilités de nos vies narcissiques et de nos passions individuelles en soulignant les limites du corps et en invitant à transcender nos âmes. Dans l’une des Vanitas Series de Marvin Fabien, semblent être réunis deux symboles récurrents des vanités depuis le XVIe siècle, à savoir le miroir et la fleur, du fait de la forme arrondie dominante avec comme un manche de paillettes métallisées et un jeu de taches couleur sang séché en forme de pétales. L’artiste russe Dimitri Tsakylov (1963-)14 a proposé en 2011 une série intitulée Style Fruits où les fruits sont par exemple des pommes, choux ou pastèques, sculptés en forme de tête de mort, matérialisant entre leur matière naturelle et leur représentation de crânes ce lien entre vie et mort typique du genre de la vanité. Le titre de cette série pourrait avoir inspiré la Strange Fruits Triangle de 2017 de Marvin Fabien.

La coulée de particules noires, grises et argentées invite de surcroît à penser à une coulée de lave durcie, évoquant à la fois liquidité et chaleur et rappelant une forme de poudre d’aimant comme celle utilisée dans certaines pratiques magico-religieuses caribéennes visant à capturer les énergies négatives. Au final, cette œuvre acquiert presque la forme d’un animal, raie à la queue électrique, reliant dès lors divers règnes et approfondissant ainsi la profondeur créatrice de la tache.

Caribbean bodies : Vanitas Series (2017, techniques mixtes sur papier, 135 cm x 105 cm)

Caribbean bodies : Vanitas Series (2017, techniques mixtes sur papier, 135 cm x 105 cm)

Note de bas de page 15 :

Le grand camouflage, op. cit. , p. 51-52.

Note de bas de page 16 :

Op. cit. , p. 52.

Note de bas de page 17 :

Idem.

Suzanne Roussi-Césaire nous invite d’ailleurs dans l’article précédemment cité à réfléchir à l’importance conceptuelle de la tache, à partir du fait que tant Alain que Breton aient choisi en guise d’exemple d’interprétation esthétique le cas de Léonard de « Vinci conseillant à ses élèves de créer un tableau cohérent à partir de la contemplation des taches d’un vieux mur »15. Elle note alors la divergence d’approche entre l’écrivain-poète Breton et le philosophe Alain qui voit l’art avant tout comme technique et métier où, avec patience, il importe de faire ressortir le modèle caché dans les taches. En revanche, Breton, « poète authentique »16, considère en effet que l’œuvre cachée dans les taches est une réponse au moi secret de l’artiste et que cette réponse ne peut être entière que « si l’artiste, dans un volontaire abandon et un total oubli de soi, s’efface, en quelque sorte, pour qu’éclate le mystérieux message »17.

Note de bas de page 18 :

Mille plateaux, op. cit., p. 20.

Note de bas de page 19 :

Idem.

Marvin Fabien n’est ni à proprement parler philosophe ni poète même s’il pose via son œuvre des questions ontologiques et même s’il choisit d’inscrire des vers dans certaines œuvres comme Artistic Music Storytelling. Il n’en est pas moins avant tout artiste et même doublement de par son approche picturale et musicale. Sa conception de l’usage de la tache, si prégnante dans son œuvre et même « première » et « élémentaire » dans le sens où son utilisation est au fondement de son travail des matières (et des éléments à sa disposition), ne peut manquer de retenir l’attention. Il s’agit en quelque sorte de nous inviter à percevoir l’essence de sa démarche d’artiste peintre et de musicien où les jeux d’ombres sont autant de taches, de jeux de superpositions aléatoires aux magies saturées inattendues. Marvin Fabien efface-t-il pour autant toute référentialité ? Cherche-t-il à repousser toute transparence de sens ? En tous les cas, ces œuvres-taches peuvent se lire horizontalement et/ou verticalement ou plus exactement rhizomatiquement, c’est-à-dire telles que des « carte(s) et non pas calque(s) »18, « à entrées multiples »19 comme l’explicitent Gilles Deleuze et Félix Guattari qui inspireront Édouard Glissant. Or, dans le « chaos-monde » glissantien, l’homme est en étroite relation avec l’eau, le feu, la terre et le vent.

Note de bas de page 20 :

Op. cit., p. 53.

Après cette base de départ de la tache, Marvin Fabien peut ajouter – en conscience, mais peut-on y déceler alors une forme d’écriture automatique ? –, divers signes et lignes de son propre alphabet esthétique. Il n’empêche que l’on peut considérer que la recherche du miracle esthétique qu’évoque Suzanne Roussi-Césaire est bien là : « À une nouvelle conscience du monde, à une nouvelle conscience de l’humain répond un jeu nouveau, splendide »20.

Ce choix du « mouillage » – qui permet à Marvin Fabien d’arriver à bon port… –, met également en exergue la dimension granulaire des supports, leur corporéité en particules et permet ainsi d’interroger, tout en le travaillant, l’élément-matière de base de toute structure. Cette dimension granulaire est d’ailleurs sur-questionnée quand il y a ajout de paillettes, jeux de matières et d’irisations, symboliques « placages » de superficiels éléments que d’aucuns pourraient considérer comme premiers, oublieux de leur véritable base fondamentale. Ces paillettes apparaissent dans l’œuvre de Marvin Fabien après son insertion à la Martinique, île dont il ne peut manquer d’être frappé par la richesse économique, si nourrie d’apparences et de désirs d’apparat, laquelle contraste tant avec le type de rapports avec les éléments matériels à la Dominique. Glitters and sequins versus roots and foundations… Ce type de particules d’un autre genre participe néanmoins à créer d’imprévisibles taches…

Titre, année, taille, technique ? MF : Caribbean Bodies : Bouyon Series, 2019, 135 cm x 105 cm, Mixed Media

Titre, année, taille, technique ? MF : Caribbean Bodies : Bouyon Series, 2019,
135 cm x 105 cm, Mixed Media

Retenir cette technique de l’humidification et de la création via la tache attenante revient à interroger les propriétés de chaque corps, les interactions entre ceux-ci et les éléments naturels ainsi que les textures re-créées par ces mises en contact. Il s’agit d’introduire également un jeu d’échelles, d’inviter par exemple à questionner les interactions au niveau de toute particule, à l’échelle microscopique, comme pour mieux comprendre l’influence de chacun de ces petits éléments sur le matériau/corps/territoire macroscopique. N’est-ce pas, en somme, chercher à appréhender la partie pour mieux envisager le tout à travers ces dynamiques amalgames et/ou liquéfactions ?

De ce fait, la représentation quasiment complète du visage d’un personnage permet de mieux imaginer celle du personnage voisin ou la représentation d’un pantalon qui n’est qu’une série de taches invite à laisser percevoir la forme des jambes qui l’occupent et ainsi à réfléchir aux relations entre réalité et apparence comme dans cette œuvre des Bouyon Series de 2016 :

Caribbean bodies : Bouyon Series (2016, techniques mixtes sur toile, 135 cm x 105 cm)

Caribbean bodies : Bouyon Series (2016, techniques mixtes sur toile, 135 cm x 105 cm)

Maurice Merleau-Ponty nous dit à cet égard :

Note de bas de page 21 :

Op. cit. , p. 215-216. C’est nous qui soulignons.

La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. Le geste dont je suis le témoin dessine en pointillé un objet intentionnel. Cet objet devient actuel/et il est pleinement compris lorsque les pouvoirs de mon corps s’ajustent à lui et le recouvrent. Le geste est devant moi comme une question, il m’indique certains points sensibles du monde, il m’invite à l’y rejoindre. La communication s’accomplit lorsque ma conduite trouve dans ce chemin son propre chemin. Il y a confirmation d’autrui par moi et de moi par autrui21.

Le vide apparent, n’est pas vide. La matière non montrée est suggérée par divers types de particules et sources d’énergie comme au centre de ces personnages dont l’ossature symbolique (et pas celle des os), visible dans la jambe droite du personnage de gauche semble être constituée d’une racine intérieure, ô combien symbolique ! qui s’enfonce et se développe à la fois verticalement et horizontalement.

Accéder aux comportements microscopiques et macroscopiques d’un milieu ne permet-il pas de comprendre les constructions, les cohésions, les glissements et les effondrements qui interagissent entre eux et que la présence d’eau – eau encore suggérée dans cette œuvre de par les couleurs bleues dominantes – rend plus lisibles ? L’eau entraîne aussi la présence d’air, et ce faisant des bulles dont semblent rendre compte les chevelures et visages pailletés de ces deux hommes… États liquide, solide et gazeux entrent donc en synergie comme éléments physiques, psychiques et spirituels… Belle figuration des échanges au cœur de l’alchimie du monde qui nous entoure et qui nous constitue.

Peut-on considérer que ce type de représentations se nourrit d’une approche scientifique ? Comment ne pas être frappé.e.s dans tous les cas par cette approche fabienne qui nous renvoie à la dimension infinitésimale des éléments, jusqu’à même proposer des dessins qui ressemblent étrangement à des « coupes » minérales ou de tissus végétaux et/ou animaux ?

Note de bas de page 22 :

Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 27.

Gaston Bachelard dans sa Poétique de l’espace affirme : « Dans ces mille alvéoles l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à çà »22. Comme une réserve d’éternité contre le temps…

Note de bas de page 23 :

Extrait de la page 13 de la thèse de doctorat de Jean-Philippe Gras : « Approche micromécanique de la capillarité dans les milieux granulaires : rétention d’eau et comportement mécanique », Université de Montpellier2, 2011, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00821687/file/These-Gras2011.pdf, consulté le 15 avril 2020.

Comparons ainsi ce schéma d’un milieu granulaire humide23 avec le travail de Marvin Fabien des Draw inn Series de ces dernières années :

(b) FIGURE 1.1 – (a) Schéma d’un milieu granulaire humide avec une phase gazeuseoccluse. (b) Diagramme des phases pour un milieu granulaire humide.

(b) FIGURE 1.1 – (a) Schéma d’un milieu granulaire humide avec une phase gazeuse
occluse. (b) Diagramme des phases pour un milieu granulaire humide.

Draw inn Series (2003 -2019)

Draw inn Series (2003 -2019)

Souligner comment interagissent ces ponts liquides sur ces archipels de nos corps et de nos identités pourrait être la retranscription sociologique, artistique et éthico-durable de ce phénomène physique naturel que Marvin Fabien questionne à partir de son approche personnelle. L’élan artistique fabien permet assurément d’interroger la matière jusqu’au niveau sub-moléculaire, ce qui renvoie à un questionnement en profondeur de la Vie et de son fonctionnement ainsi que de celui de tous les organismes qui la constitue. Tout est à la fois vu comme lié et/ou délié, continentalisé et/ou archipélisé.

Se pose donc, de façon criante, la question de l’ARTICULATION. Qu’est-ce qui nous lie ? Comment sommes-nous reliés entre terre, eau et ciel, entre corps et esprit ? Quelle(s) force(s) physiques et spirituelles entrent dès lors en action ?

Caribbean bodies : Bouyon Series (2017, techniques mixtes sur toile, 200 cm x 170 cm)

Caribbean bodies : Bouyon Series (2017, techniques mixtes sur toile, 200 cm x 170 cm)

Pas de titre spécifique pour chaque œuvre des Bouyon Series ? MF : Oui pour cette série, les œuvres n’ont pas de titre.

Note de bas de page 24 :

Voir Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958.

Cette question semble posée de façon cruciale dans cette œuvre des Bouyon Series où trois figures masculines nous tournent le dos et s’enfoncent dans la nuit de ceux qui n’ont plus de liens avec la spiritualité de leurs ancêtres. Faut-il y lire une réminiscence des triplés de la tradition du vaudou haïtien24 (et caribéen), des trois marassas qui représentent la foi, la charité et l’espérance ?

Une sorte de cœur sacré/sacré cœur du Christ, surmonté d’une croix et encadré d’une couronne d’épines, forme dans le même temps, comme en superposition syncrétique, un masque cornu à la bouche triangulaire, forme qui est elle-même symbole du féminin par excellence. Point de jambes visibles pour ces trois êtres, mais quelques paillettes suggèrent des suites de formes dont seules quelques particules indiquent l’emplacement. Trois bouteilles et donc trois liquides enfermés semblent servir de colonnes vertébrales à ces êtres asservis par l’alcool ou le désir de consommation/consumérisme (quel qu’il soit). Trilogie revisitée d’une Trinité antillaise dont il convient de trouver des clés de lecture dans diverses strates qui génèrent flou et étonnement ?

Ce choix artistique de la tache et du « mouillage », en action sur le support ou suggéré par des éléments contenant des liquides, relève par conséquent non pas de la transparence, mais du trouble, en ce que le « trouble » est ce qui, du fait de la présence de diverses particules, n’est pas limpide. Cela ne veut aucunement dire, selon une visio-visière judéo-chrétienne, que ce serait un art « sale », « impur », « suspect ». Cette non limpidité est aussi, voire au contraire, richesse à explorer et non-dits à expliciter ; matière remarquable à laquelle Marvin Fabien propose un traitement particulier. Brume : trouble d’eau ; boue : trouble de terre ; confusions, agitations, désordres de nos êtres et de nos identités : troubles psychiques et autant d’espérances de nos psychés.

Suzanne Roussi-Césaire termine son article en affirmant :

Note de bas de page 25 :

Le grand camouflage, op. cit. , p. 53.

Et déjà de troublants chefs-d’œuvre sont le signe de cette reconnaissance et voici se lever sur ce monde transfiguré et retrouvé les promesses d’un art qui sera expression totale de la vie25.

Note de bas de page 26 :

Entretien entre Dominique Berthet et Marc Jimenez, « Pour une esthétique du trouble », Recherches en Esthétique : Le trouble, Revue du CEREAP, n°17, Décembre 2011, p. 7-16 (p. 7).

Dans le numéro de la revue Recherches en Esthétique dédiée au thème du trouble, il est rappelé qu’il existe un trouble plaisant et pas seulement inavouable ou bipolaire et que cette notion est plurielle, entre présence de particules dans un liquide et image floue. Relever de la confusion, de l’agitation n’est pas que dysfonctionnement et dérèglement. A tort, on n’a souvent, comme le rappelle Dominique Berthet, que peu tendance à associer le trouble aux domaines artistiques et esthétiques26. Pourquoi occulter ces frontières troublées et/ou d’hybridations et de créolisations, de coups de foudre créatifs, entre surréalisme et densité émotionnelle, salutaire ambivalence, de turbulentes pulsions de vie d’un individu (et de ses doubles) rendant compte aussi de prises de conscience et/ou d’étranges rituels collectifs ? La charge érotique de ce trouble est également bien présente dans l’œuvre de Marvin Fabien qui peint des corps parfois stéatopyges (et en cela bien caribéens), généralement incomplets comme si certaines parties, organes et membres étaient à découvrir sous l’apparente transparence de leur pseudo-absence, comme une invitation récurrente à prendre conscience de différentes strates dans leur présence-absence.

Note de bas de page 27 :

Cf. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942.

Dans une autre œuvre des Bouyon Series, c’est une sorte de nouvelle version de la femme girafe de Dali qui s’offre à nous, vu aux trois quarts de dos, ce qui souligne les formes d’un céans antillais en affriolante tenue dénudée… Entre ciel (petites étoiles étirées) en haut à droite, terre (avec petites feuilles) en bas à gauche et mer du fond bleu intense, cette femme aux formes stéatopyges qui semblent attirer regard et sexes masculins (triangles à pointe en haut) est bien le poteau mitan de cette île qu’elle pourrait personnifier dans la complétude de ses désirs ; île aux multiples mornes au cœur d’un océan-mer de bleu qui est aussi la couleur de l’eau vitale des rêves27.

Caribbean bodies : Bouyon Series (2016, techniques mixtes sur toile, 135 cm x 105 cm)

Caribbean bodies : Bouyon Series (2016, techniques mixtes sur toile, 135 cm x 105 cm)

Caribbean bodies : Bouyon Series (2018, techniques mixtes sur papier, 65 cm x 50 cm)

Caribbean bodies : Bouyon Series (2018, techniques mixtes sur papier, 65 cm x 50 cm)

Le trouble, avec ou sans dimension psychanalytique, sous-tend pour le moins l’idée qu’il y a plusieurs états possibles et qu’il peut exister une complémentarité des opposés/contraires comme le yin et le yang, l’homogène et l’hétérogène, le brillant et le mat ou le sec et le mouillé et que plusieurs facettes identitaires et corporelles peuvent se voir réunies, superposées, afin que domine l’impression de coexistence.

Macula en latin ; marque, trace, empreinte, souillure, saleté, flétrissure, honte, déshonneur en français… En anglais, « tache » se dit : « task », mais aussi : spot, stain, patch, blot, mark, blotch, spek, blob, splash, smear, blur, soil, cloud. On ajoutera dans ce champ lexical de la tache « bloodstain » et le verbe « to spread »..., autant d’éléments d’un patchwork qui se traduit en anglais par le terme « pattern », lequel a d’abord le sens de « modèle ». Motif graphique reproductible, le « pattern » est aussi en musique un motif rythmique de base. Usité en linguistique, sociologie et psychologie, « pattern » est une forme altérée du français « patron ». Il apparaît en informatique, en design ainsi que pour expliciter le fonctionnement des systèmes naturels, entre changements d’échelle et ruptures de linéarités.

Ces « patterns » interagissent entre eux et sont universels comme nous le rappelle Peter S. Stevens :

Note de bas de page 28 :

Citation proposée dans le site : https://permaculture-sans-frontieres.org/fr/pattern, in Préface de Patterns in Nature de Peter S. Stevens, Little Brown and Co, 1979, consulté le 14 avril 2020 : « Lorsque nous voyons comment les ramifications des arbres ressemblent à celle des artères et à celles des rivières, comment les grains de cristal ressemblent à des bulles de savon et aux écailles des carapaces de tortues, comment les têtes de fougères, les galaxies et l'eau qui se vide d'une baignoire font des spirales de manière identique, nous ne pouvons que nous demander pourquoi la nature utilise un si petit nombre de formes apparentées dans des contextes aussi nombreux... Il s'avère que ces motifs et ces formes sont en nombre particulièrement restreint, et que l'immense diversité que la nature crée émerge du travail et du re-travail de seulement un petit nombre de thèmes formels ».

When we see how the branching of trees resembles the branching of arteries and the branching of rivers, how cristal grains look like soap bubbles and the plates of tortoise's shell, how the fiddleheads of ferns, stellar galaxies, and water emptying from the bathtub spiral in a similar manner, then we cannot help but wonder why nature uses only a few kindred forms in so many contexts... It turns out that those patterns and forms are peculiarly restricted, that the immense variety that nature creates emerges from the working and reworking of only a few formal themes28.

La géophilosophie deleuzienne, approche spatialisante du monde, reprend ces strates, plateaux et territoires, pour inviter à penser les liens entre corps et lieux, en revitalisant les racines géographiques de la philosophie. Marvin Fabien semble mettre en pratique ces concepts post-modernes en produisant un art de l’hyper-complexité – et en cela très « mangrovien ». La quantité de ces liens questionne dispersion et articulation, transparence et opacité, et ce via un art de la strate/tache qui fonde, en fin de compte, un appel à une nouvelle écologie artistique et humaine.

Autres versions

Pour citer ce document

Bertin-Elisabeth, C. (2023). 2- « L’œuvre cachée dans les taches ». Dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.378

Bertin-Elisabeth, Cécile. « 2- « L’œuvre cachée dans les taches » ». L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Limoges : Université de Limoges, 2023. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.378

Bertin-Elisabeth Cécile, « 2- « L’œuvre cachée dans les taches » » dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE, Limoges, Université de Limoges, 2023, p. 25-36

Auteur

Cécile Bertin-Elisabeth
Agrégée d’espagnol et professeure des universités à Limoges (EHIC) où elle a co-créé la revue FLAMME, Cécile BERTIN-ELISABETH a œuvré pendant plus d’une vingtaine d’années au sein de l’université des Antilles(-Guyane) au développement de la recherche entre mondes américano-caraïbes et Europe, à la reconnaissance de l’apport de la pensée d’Édouard Glissant et à son inscription dans les enseignements universitaires ainsi qu’au développement de nouvelles formations comme le Master Arts caribéens, la licence d’Art et le Master Études culturelles. Spécialiste de la représentation des Noir·e·s et des picaro·a·s et des questions de marginalisation et de transferts culturels, elle a écrit et dirigé différents ouvrages sur le patrimoine artistique, historique et littéraire de la Martinique et de la Caraïbe comme Le grand livre de ma commune mon histoire, vol. I : Le sud de la Martinique, Orphie-Canopé Éditions, 2017, avec Léo ELISABETH ;  Histoire et mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie – Libres de couleur, n° 8, Hommage à Léo ELISABETH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, février 2019, avec Érick NOËL ;  Zobel’ ami – Lettres de Joseph Zobel, Éditions Ibis Rouge, 2020 ; L’Atlantique, machine à rêves ou cauchemar sans trêve ?, La Crèche, Presses Universitaires de Nouvelle Aquitaine, La Geste, 2021, avec Érick Noël ; Méditerranée-Caraïbe. Deux archipélités de pensées ?, Garnier, 2022, avec Franck COLLIN et  L’œuvre de Raphaël Confiant avant et après L’Éloge de la créolité, Scitep Éditions, 2023, avec Patricia CONFLON et Corinne MENCÉ-CASTER.
EHIC – Université de Limoges
cecile.bertin@unilim.fr
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