PIE BWA – ARBRE - Luz Severino (République Dominicaine)

4- De la verticalité comme recherche de vérité identitaire

https://doi.org/10.25965/ebooks.342

p. 97-100

Texte

Note de bas de page 1 :

Aimé Césaire, « Une arme miraculeuse contre le monde bâillonné », Le courrier de l’Unesco, Les paysages habités. Lorsque la société dialogue avec son environnement, mai 1997, p. 5.

L’identité est enracinement. Mais c’est aussi passage. Passage universel1
Aimé Césaire, 1997

Note de bas de page 2 :

Lionel-Edouard Martin, Zones d’arpentage et d’abornement, Encres de Marc Bregère, Brèches, I-Végétal, Saint-Etienne, Éditions Le Réalgar, 2017, p. 56.

Les arbres dorment debout grands échassiers pied replié contre abdomen ;
dorment de toute éternité, recrus d’une lassitude sans âge.
Rien jamais ne les éveille, ni canicule, ni pluie, ni automne oiseleur :
au plus gros de la bourrasque, c’est à peine s’ils oscillent d’une bascule de bateau
sur la houle, aspirant vers la roue de leurs hanches, en geste de marée
gonflant ses plumes, la rumeur de la terre (…)
2.
Lionel-Édouard Martin, Zones d’arpentage et d’abornement, 2017

La verticalité des arbres, les pieds dans la terre et la tête dans les nuages, a inspiré divers artistes d’aires culturelles variées ; preuve s’il en fallait d’une commune recherche humaine liée à cette axialité, tant dans ses dimensions physiques, symboliques qu’identitaires. Prendre appui pour se redresser et refuser la domination du poids de la pesanteur peut aussi se lire comme savoir se dresser face aux injustices et résister aux dominations, quelles qu’elles soient.

Note de bas de page 3 :

Cf. Lesage, B. (2012), Jalons pour une pratique psychocorporelle (L’ailleurs du corps), Eres, 2012.

Note de bas de page 4 :

Cf. Bernard Meurin, « L’axe corporel : Un appui postural, émotionnel et représentatif », Motricité Cérébrale, vol. 39, n°2, 2018, p. 66-70.

Le processus de la verticalisation a pris des millions d’années à l’humanité, mais aujourd’hui une année suffit au petit d’homme pour y parvenir3. Il importe toutefois de rappeler que l’axe est un appui certes physique, mais aussi psychique qui nous permet de nous situer dans le monde en tant qu’être humain singulier et unique4 comme le souligne le psychomotricien Bernard Meurin. Notre perception est en effet liée à notre subjectivité. Autrement dit, l’axe corporel est relié à l’axe psychique et on ne saurait être vertical physiquement si on ne s’affirme pas dans le même temps en tant que Sujet – sujet distinct certes, mais pas séparé pour autant du monde environnant. Une grande part de notre axialité dépendra donc des rencontres et des rapports avec l’Autre.

Note de bas de page 5 :

Suzanne Robert-Ouvray, L'enfant tonique et sa mère, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 195.

Se verticaliser renvoie aussi à une dynamique identitaire, à un processus de prise de conscience. Suzanne Robert-Ouvray évoque plus précisément la question d’un « axe psychique » 5. Être soi, c’est être « différent d’autrui tout en étant en relation avec lui » explique-t-elle. Ne dit-on pas qu’un.e « désaxé.e » est une personne qui a perdu ses repères ? Ne le.la perçoit-on pas comme déséquilibré.e mentalement ? De même, les blessures identitaires fragilisent nos axialités quotidiennes.

Lam et Severino nous alertent à ce sujet en proposant de renforcer nos verticalités. L’importance de cette position individuelle rejoint par conséquent l’approche collective. D’ailleurs, autour de cette position centrale de tout axe s’organise une périphérie. Or, la Caraïbe a longtemps été considérée par l’Europe et l’Amérique du Nord comme périphérique. Ce rejet est sans nul doute renforcé entre : par l’opposition îles et continents. Mettre en exergue par un travail plastique l’importance de l’axe revient dès lors à refuser la périphérisation.

Note de bas de page 6 :

Des réalisations humaines peuvent rendre compte de cette symbolique de la verticalité comme les pyramides, les menhirs, les cathédrales, les minarets…

Note de bas de page 7 :

Très connu pour sa fameuse vague…

Dans cette affirmation d’identité forte, arbres et montagnes6 sont souvent associés comme c’était déjà le cas dans les estampes de Katsushika Hokuzai (1760-1849)7.

Katsushika Hokuzai, Pin-coussin à Aoyama

Katsushika Hokuzai, Pin-coussin à Aoyama

Note de bas de page 8 :

Cf. https://lestetardsarboricoles.fr/wordpress/2014/12/14/larbre-loeuvre-katsushika-hokuzai-1760-1849/

Note de bas de page 9 :

Sur l’importance interculturelle chez Fuentes, voir par exemple Estelle Patoyt et Andrea Cabezas Vargas, « Entretien avec Carlos Fuentes », Essais, 1, 2012, mis en ligne le 31 janvier 2022, http://journals.openedition.org/essais/10630, consulté le 30 mai 2022.

On notera dans l’œuvre « Pin-coussin à Aoyama » combien ce pin, dont on ne voit principalement que l’imposant tronc, est marqué de lignes qui participent au rendu de l’idée d’élévation. Rappeler que le coussin pique-aiguilles est utilisé par les couturières8 constitue alors un autre lien possible, toutes proportions gardées et malgré des conceptions identitaires différentes – prévalence de l’Un face au multiple –, avec les œuvres de Luz Severino qui suit les fils de nos trajets vitaux en surfilant ses toiles peintes de vrais fils aux couleurs du Tout-Monde. Elle semble ainsi aller dans le sens de l’écrivain et penseur mexicain Carlos Fuentes qui nous a alerté.e.s en soulignant que seules les cultures en communication avec d’autres cultures restent en vie9.

Il n’en demeure pas moins que face à l’horizontalité sans limites de nos fermetures humaines et du système socio-économique – notamment de rendement capitaliste – qui l’accompagne, cet éloge de la verticalité résonne comme une soif d’éthique. Le philosophe allemand Slolterdijk y voit même la voix du retour au goût de l’effort :

Note de bas de page 10 :

Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Paris, Libella-Maren Sell, 2011, traduit de l’allemand par Olivier Manonni, cité dans https://www.letemps.ch/culture/plaidoyer-verticalite, consulté le 09 mai 2020.

L’image d’Hercule à la croisée des chemins représente la scène éthique originelle de l’Europe : ce héros de la capacité à faire quelque chose incarne le principe selon lequel on devient un être humain en choisissant le chemin difficile10.

Dans la symbolique des formes et des directions, la verticalité représente la force, d’où souvent son association genrée avec une mâle virilité opposée traditionnellement à une molle horizontalité qui serait femelle. Mais la verticalité est avant tout une dimension qui permet de rechercher l’équilibre, demandant indéniablement effort, détermination et rigueur. 

Note de bas de page 11 :

Précisons que ce philosophe est proche de l’avant-garde de l’art contemporain allemand.

Note de bas de page 12 :

Emmanuel Nardon, L’immunologie générale de Peter Sloterdijk : contribution à une théorie psychoculturelle de l’immunité, Université de Picardie Jules Verne, 2021, https://theses.hal.science/tel-03775587/document., p. 12-13 : « Par l’usage du néologisme « psychoculturel », nous cherchons donc à désigner un projet philosophique qui postule une corrélation entre les mutations de la réalité culturelle et les mutations de la réalité psychique. Pour éclairer rétrospectivement le sens de son projet, Sloterdijk ira même jusqu’à proposer une nouvelle définition métaphilosophique qui assigne à la philosophie la tâche de se transformer en une véritable « immunologie générale », c’est-à-dire en une théorie générale des stratégies ubiquitaires (coopératives, technologiques et symboliques) de sécurisation psychoculturelle ».

Note de bas de page 13 :

Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie !, tr. fr. par O. Mannoni, Paris, Maren Sell éditeur, 2011 [Du mußt dein Leben ändern, Suhrkamp Verlag, Francfurt/M., 2009], p. 24.

D’où la prégnance chez Luz Severino d’une nécessaire envolée vers le haut, non seulement pour se tenir debout physiquement, mais aussi psychiquement et plus généralement identitairement, loin des recherches de performances égoïstes, loin des sur-consommations et sur-exploitations répétées. En somme, cette plasticienne nous invite à changer nos vies et à les préserver en développant une sorte d’écosystème immunitaire sylvestre, relationnel, fraternel et ascensionnel. Car la verticalité, en convoquant le lien entre terre et ciel, comprend une tension intrinsèque vers un principe supérieur, et ce par un travail intérieur. Peter Sloterdijk11 développe justement une théorie de « l’immunité psychoculturelle »12 et évoque alors des « procédés d’exercices mentaux et physiques avec lesquels les hommes des cultures les plus diverses ont tenté d’optimiser leur statut immunitaire cosmique et social »13. La perte de spiritualité rime selon lui avec la somatisation à outrance, ce qui met le système immunitaire humain en péril :

Note de bas de page 14 :

Tu dois changer ta vie !, op. cit. , p. 23.

Dans la sphère humaine, n’existent pas moins de trois systèmes immunitaires (Immunsysteme) qui travaillent empilés les uns sur les autres, dans une forte imbrication coopérative et une forte complémentarité fonctionnelle : au-dessus du substrat biologique, largement automatisé et indépendant de la conscience, se sont constitués chez l’être humain, au cours de son évolution mentale et socio-culturelle, deux systèmes complémentaires visant à traiter les blessures par anticipation : d’une part, les pratiques socio-immunologiques (sozio-immunologischen Praktiken), notamment juridiques et solidaristes, mais aussi les militaires, avec lesquelles les hommes règlent dans la société leurs confrontations avec des agresseurs lointains et étrangers et des êtres qui, pour être leurs voisins, n’en sont pas moins causes d’offenses ou de nuisances ; d’autre part les pratiques symboliques ou psychoimmunologiques (psycho-immunologischen Praktiken) à l’aide desquelles les hommes sont depuis toujours parvenus à maîtriser, plus ou moins bien, la vulnérabilité que leur vaut le destin, y compris la mortalité, sous forme d’anticipations imaginaires et d’armements mentaux14.

Contre ces dangers et pour aider les hommes et les femmes de la planète Terre à survivre en prenant mieux soin d’Elle et donc d’eux.elles-mêmes, Luz Severino nous propose des verticalités spiritualisées, aux répétitions bienfaisantes, comme autant de barrières de sécurité psychoculturelles verticales.

Note de bas de page 15 :

Voir par exemple : René Guénon, Le symbolisme de la croix (1931), https://electrodes.files.wordpress.com/2008/12/guenon_le-symbolisme-de-la-croix.pdf

Cette dimension verticale est communément associée au divin et a été très souvent utilisée par les artistes classiques. Elle est déjà mise en exergue dans l’Ancien Testament avec l’échelle de Jacob (Genèse, XXVIII, 11-19). On la retrouve d’ailleurs depuis des siècles dans diverses symboliques comme celle de la croix15, forme simplifiée pour dire la complexité des choses, que ce soit chez les peuples celtiques, chez les chrétiens ou dans le langage védantique. L’homme est facilement associé à cette croix archétypique. Rappelons avec le théologien Jérôme Alexandre les significations des arbres bibliques de la Genèse à l’Apocalypse :

Note de bas de page 16 :

http://www.voir-et-dire.net/?L-arbre-de-vie-College-des-Bernardins

L’arbre, dès le commencement de la Bible, est l’élément par excellence où va se jouer la relation du Créateur à la créature. L’arbre planté au milieu du jardin dans le livre de la Genèse est appelé « arbre de vie ». Il symbolise la vie en tant que réunion des quatre éléments primordiaux : la terre, l’air, l’eau, le feu. Les trois premiers sont en lui l’enracinement, la croissance, le mouvement, la fécondité. Le quatrième est ce qui fait mourir ou ce qui advient quand, une fois mort, il communique sa chaleur ou la clarté de sa flamme. Symbole de vie et signe de mort, l’arbre est aussi appelé dans le récit des commencements « arbre de la connaissance du bien et du mal ». L’injonction de Dieu : « Vous ne mangerez pas… » place l’arbre au centre de la question du bien et du mal, autrement dit de la vie et de la mort. L’une et l’autre sont donc moins une fatalité naturelle qu’un choix que pose l’homme vis-à-vis du créateur et vis-à-vis de l’autre créature. […] On retrouve l’arbre de vie, qui est aussi arbre de mort, au terme final de l’histoire, à la fin de l’Apocalypse, et en son centre, sur la colline du Golgotha. […] Vie, mort, est-il un sujet plus important, plus décisif ? C’est le sujet de la foi et c’est aussi sujet de l’art, il me semble16.

Note de bas de page 17 :

On pense à cet égard à la façon de travailler de Serge Goudin-Thébia qui insérait des poèmes dissimulés dans ses œuvres réunissant végétaux (bois flottés, feuilles sèches, gousses de flamboyant, fibre de coco…) et éléments disparates récupérés souvent en bord de mer. Il rappelait ainsi son ancrage dans un lieu précis, la presqu’île de Caravelle à la Martinique : « Il m’est impossible de parler de mon travail sans parler du lieu où je vis : un lieu où j’habite, mais aussi un lieu qui m’habite, un lieu sur lequel flotte encore l’incrédulité des Caraïbes lorsque les voiles occidentales sont venues s’afficher sur le bleu de la mer (…). C’est mon point d’appartenance à l’univers », in Serge Goudin-Thébia, Là où nous allons tous, Fort-de-France, Désormeaux, 2011, p. 9.

À l’instar de l’approche du jésuite et explorateur – notamment en Chine – Theillard de Chardin, Luz Severino paraît associer anthropogenèse et biogenèse. Le vertical, axis mundi, traverse en somme plusieurs mondes et autant de strates d’énergie permettant de comprendre l’univers. Paléontologue, Theillard de Chardin a recherché du sens dans les couches de l’Histoire comme Luz Severino, plasticienne, sonde les couches et sous-couches de peinture17 et, ce faisant, la dualité humaine, entre corps et esprit.

Note de bas de page 18 :

Cf. https://www.galerie-montmartre.com/artiste/severino-luz/, consulté le 03 mars 2023.

L’homme, homo sapiens sapiens peut aussi être comme le dénonçait Edgar Morin un homo demens. Et c’est contre toutes ces dérives tragiques que Luz Severino s’élève avec ses arbres de paix et d’amour, meurtris certes de cicatrices, mutilés par les égoïsmes et les violences, mais aussi comme tatoués d’enfilades colorées qui sont autant de liens possibles, même s’ils sont difficiles, avec les Autres. Ce choix – utopique ? – de parier sur la victoire du Bien ou plus exactement de l’Harmonie, sans nier la présence du Mal ou des différentes formes de violence et de rejet, est omniprésent dans l’œuvre de Luz Severino et semble avoir atteint une profonde maturité dans sa série Árboles. Elle poursuit d’ailleurs son engagement pour la défense de la nature dans les œuvres qu’elle expose à la galerie Montmartre18.

Note de bas de page 19 :

De ma terre natale à ma terre intérieure.

Les conceptions de Theillard de Chardin et de Luz Severino convergent donc vers un monde plus solidaire et plus respectueux où désormais les dérives de la mondialisation et les bouleversements écologiques inquiètent. Il n’empêche que leur foi en la capacité humaine à réagir demeure prégnante. En tant que paléontologue, Theillard de Chardin avait d’ailleurs conclu en 1947 l’une de ses conférences en affirmant que l’esprit n’a qu’un seul sommet et que tout ce qui monte converge19, soit une forme d’éloge à la vie.

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Pour citer ce document

Bertin-Elisabeth, C. (2023). 4- De la verticalité comme recherche de vérité identitaire. Dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.342

Bertin-Elisabeth, Cécile. « 4- De la verticalité comme recherche de vérité identitaire ». L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Limoges : Université de Limoges, 2023. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.342

Bertin-Elisabeth Cécile, « 4- De la verticalité comme recherche de vérité identitaire » dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE, Limoges, Université de Limoges, 2023, p. 97-100

Auteur

Cécile Bertin-Elisabeth
Agrégée d’espagnol et professeure des universités à Limoges (EHIC) où elle a co-créé la revue FLAMME, Cécile BERTIN-ELISABETH a œuvré pendant plus d’une vingtaine d’années au sein de l’université des Antilles(-Guyane) au développement de la recherche entre mondes américano-caraïbes et Europe, à la reconnaissance de l’apport de la pensée d’Édouard Glissant et à son inscription dans les enseignements universitaires ainsi qu’au développement de nouvelles formations comme le Master Arts caribéens, la licence d’Art et le Master Études culturelles. Spécialiste de la représentation des Noir·e·s et des picaro·a·s et des questions de marginalisation et de transferts culturels, elle a écrit et dirigé différents ouvrages sur le patrimoine artistique, historique et littéraire de la Martinique et de la Caraïbe comme Le grand livre de ma commune mon histoire, vol. I : Le sud de la Martinique, Orphie-Canopé Éditions, 2017, avec Léo ELISABETH ;  Histoire et mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie – Libres de couleur, n° 8, Hommage à Léo ELISABETH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, février 2019, avec Érick NOËL ;  Zobel’ ami – Lettres de Joseph Zobel, Éditions Ibis Rouge, 2020 ; L’Atlantique, machine à rêves ou cauchemar sans trêve ?, La Crèche, Presses Universitaires de Nouvelle Aquitaine, La Geste, 2021, avec Érick Noël ; Méditerranée-Caraïbe. Deux archipélités de pensées ?, Garnier, 2022, avec Franck COLLIN et  L’œuvre de Raphaël Confiant avant et après L’Éloge de la créolité, Scitep Éditions, 2023, avec Patricia CONFLON et Corinne MENCÉ-CASTER.
EHIC – Université de Limoges
cecile.bertin@unilim.fr
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