PIE BWA – ARBRE - Luz Severino (République Dominicaine)

5- Ar/ART/bres de vie et liberté

https://doi.org/10.25965/ebooks.336

p. 101-110

Texte

Il n’y a rien de purement humain, il y a du végétal dans tout ce qui est humain,
il y a de l’arbre à l’origine de toute expérience.

Emanuele Coccia, Théorie de la métamorphose1

Le fruit est aveugle. C’est l’arbre qui voit.
René Char, Anthologie. Poèmes en archipel

 

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Note de bas de page 2 :

À écouter : https://www.youtube.com/watch ?v =uWYQJ_b7uCY

L’artiste haïtiano-canadienne Mélissa Laveaux chante Pie bwa2/L’arbre. Elle explique :

Note de bas de page 3 :

À écouter : https://www.youtube.com/watch ?v =pD2evtQP8ps

Note de bas de page 4 :

In : « Entretien de Aminata Aidara avec Mélissa Laveaux », Africultures, 12 décembre 2017, https://africultures.com/radyo-siwel-lalbum-plus-haitien-de-melissa-laveaux/

Pie Bwa est une suite à Strange Fruit3 de Billie Holiday. Cette chanson, je l’ai écrite en créole parce que c’est un idiome qui a une forte connexion au monde de la nature. L’arbre représente vraiment le lien aux ancêtres. Ici, je parle de l’arbre qui a servi au lynchage, et qui raconte que les feuilles accrochées sont encore tâchées par le sang…4.

L’arbre est alors lieu de supplice et mémoire de vie arrachées.

Note de bas de page 5 :

Voir à ce propos Dominique Aurélia, « La poétique du paysage chez Derek Walcott », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 14 septembre 2012, http://journals.openedition.org/vertigo/12327, consulté le 6 avril 2020.

Pour le saint-lucien Derek Walcott, « There is too much nothing here » (« Il y a trop de rien ici ») car la nature et la forêt en particulier est reliée à l’amnésie des mémoires. La forêt dévore l’histoire, celle des Amérindiens et des Africains esclavisés5.

Note de bas de page 6 :

Voir par exemple « Le groupe de quatre arbres » placé au pied du One Chase Manhattan Plaza (1972, New York) ou encore « Le boqueteau des sept arbres », https://www.centredartdeflaine.com/oeuvres/boqueteau-dubuffet

Note de bas de page 7 :

http://www.voir-et-dire.net/?Nous-les-arbres-La-Fondation-Cartier-leur-donne-la-parole, consulté le 03 mars 2023.

Ainsi, la vision la plus commune de l’arbre renvoie à la vie, dont la mort fait partie... L’Arbre, par sa croissance mesurable à l’échelle humaine, est aisément associé au cycle de vie, notamment dans les régions tempérées où il change d’aspect de façon marquée selon les saisons. L’arbre a toujours été de fait un sujet de création artistique, à la dimension esthétique et aussi symbolique. De simple « fond », cadre, il devient progressivement sujet. Les peintures de paysage se développent ainsi au XIXe siècle où l’on cherche encore à rendre de façon photographique la nature avant que l’impressionnisme ne vienne rompre cette approche. Les réalisations du XXe siècle sont souvent tout autre, comme celles de Jean Dubuffet (1901-1985) dont les monumentaux arbres noirs et blancs6 en résine d’époxy, fichés dans le béton des villes, tranchent avec les couleurs et matières naturelles des arbres. En cette époque de conscientisation écologique, on s’intéresse aux arbres. Pour preuve, l’exposition de 2019 de la fondation Cartier intitulée : « Nous les arbres »7 où ont été réunis non seulement des artistes, mais aussi des botanistes et des philosophes.

Autrement dit, la réalité concrète des arbres, qu’ils soient représentés de façon naturelle ou artificielle, continue de transcrire nos attentes intérieures, lesquelles, on l’a rappelé, sont fortement liées à nos identités culturelles.

Point surprenant alors que Luz Severino, issue de la Caraïbe, ait été en 2016 commissaire d’exposition à l’Habitation Clément (à la Martinique) pour une exposition intitulée : « De lo real a lo imaginario/Du réel à l’imaginaire ». Elle a choisi d’y réunir trois artistes de la République Dominicaine dont les œuvres questionnent l’opacité des liens entre mort et vie.

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Note de bas de page 8 :

Cf. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975.

Il faut en effet être vivant pour mourir, soit la mort comme signe de vie. Si la mort convoque le franchissement de la frontière corporelle, elle en est d’autant plus dépassement des limites et non pas fin. Le mot « trépas » renforce d’ailleurs l’idée de « passage » et donc de continuation, de processus. Soit le rapport AR(T)S MORIENDI/AR(T)S VIVIENDI, art vivant, art fondé sur le dialogue constant entre l’artiste et le.la spectateur.trice, avec au centre une œuvre qui cherche à capter la lumière d’une vie relevant d’un autre plan, d’une vie transcendée, voire transcendantale. Si à une époque on se préparait toute sa vie à mourir selon un ars moriendi (art de bien mourir), la mort est dorénavant reléguée dans nos sociétés modernes au rang d’inconcevable scandale8. Ce rejet d’une mort désormais vue comme immorale et non plus normale, dont l’inscription génétique est par voie de conséquence hystériquement niée, est sous-tendu par le développement d’un véritable ars viviendi (art de bien vivre… et longtemps…).

La mort, une limite à franchir, une frontière corporelle à dépasser, une insularité en somme en quête de solaire archipélisation, mais pas une sombre fin… La mort, d’UNE vie peut-être, n’est donc pas la fin de LA vie comme le montrent, chacun à leur façon, les trois artistes réunis par Luz Severino pour cette exposition à l’Habitation Clément. La mort, preuve pour l’homme de sa nature humaine et par là même testament de vie, devient chez ces artistes dominicains – qui vibrent des multiples cultures et spiritualités hybrides de la Caraïbe, hymnes à la vie et éloge d’une certaine forme de beauté, par-delà le miroir du prévisible, dans la caducité du monde sensible et de l’homme. Il s’agit d’une mort présentée comme une élévation, une lumineuse ascension de la singularité corporelle vers l’universel de l’Esprit, qui permet en fin de compte de se perpétuer, librement, dans une autre vie.

Note de bas de page 9 :

Thanatos (mort)+vita (vie)+phile (aimer)

On notera la présence chez les artistes sélectionnés par Luz Severino du recours aux fils, concrets ou symboliques. Ces fils que l’on qualifiera de « thanatovitaphiles »9 sont alors tissés comme autant d’espérances. C’est pourquoi ils semblent reprendre les mots du poète « national » dominicain Pedro Mir :

L’espérance, c’est la mort

De ce qui aurait été vieux

Et a été éternel.

L’espérance, c’est la mort de la mort.

L’espérance, c’est l’espoir

Note de bas de page 10 :

“La esperanza es la muerte

De renouer avec la jeunesse du peuple10.

Trois ans plus tard, Luz Severino expose ses propres fils, sylvestres, aux cimes obscures ou lumineuses.

Árbol de vida, 162 cm x 135 cm, 2019 (Photo Luz Severino)

Árbol de vida, 162 cm x 135 cm, 2019 (Photo Luz Severino)

Note de bas de page 11 :

Cf. Laura Gil, « Belkis Ramírez, de la misma madera », Arte contemporáneo dominicano, Madrid, Casa de América, Turner, 2002, p. 133-139.

Les arbres de Luz Severino, bien que stylisés et hautement symboliques, sont vivants. Il ne s’agit pas par conséquent de la même approche que chez sa compatriote Belkis Ramírez (1957-2019) qui a proposé des installations avec des arbres ou plus exactement des morceaux d’arbres en fin de vie. En effet, Belkis Ramírez a expliqué que cette idée lui était venue alors que le président Joaquín Balaguer (1906-2002) développait de grands projets urbanistiques. Quand ces constructions nouvelles ont été réalisées devant sa propre maison, l’abattage des arbres pour préparer le terrain à construire lui a alors inspiré l’installation intitulée « De la misma madera »/ » Du même bois » qui reçut le premier prix à la XIXe biennale nationale dominicaine des Arts plastiques en 199411. Le.la spectateur·trice y est invité·e à réagir face à cette violence faite aux arbres qui est aussi violence contre les êtres humains dont le cadre de vie est transformé, durcifié, bétonisé, minéralisé.

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In : Carlos Garrido Castellano, « Imágenes deseantes y responsabilidades compartidas. “De la Misma Madera” de Belkis Ramírez », Miradas, 2/2015, p. 32-35, https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/miradas/article/view/22429/16189.

Note de bas de page 12 :

Cf. Stefano Mancuso.

Note de bas de page 13 :

http://habitation.fondation-clement.org/en/discover-the-exhibitions/luz-severino-dentro-del-bosque/cine-expo-carte-blanche-a-luz-severino, consulté le 16/10/2020.

L’artiste Henrique Oliveira (1973-) travaille pour sa part au Brésil les troncs comme des squelettes fantastiques aux structures gigantesques, jouant avec le végétal et l’organique et leurs diverses excroissances. En utilisant les éléments des palissades de chantier - les « tapumes »/ bardages - il rend l’effet des rhytidomes, ces crevasses naturelles des écorces. C’est cette recherche de relief des écorces des arbres qui a sans doute aussi poussé Luz Severino à tendre et à insérer des fils sur les troncs végétaux de ses réalisations sur toile et sur tubes. Ces fils de diverses couleurs et épaisseurs rendent alors compte des jeux de lumière sur les écorces qui peuvent apparaitre comme des tissus vivants. On a même parfois l’impression que se développent de véritables synapses. Ce serait une façon de nous inviter à réfléchir aux capacités sensorielles des arbres, à l’intelligence des arbres et ce à l’heure de la neurobiologie végétale12. Ne soyons donc point surpris.e.s que Luz Severino ait choisi pour accompagner son exposition Detrás del árbol le film documentaire L’intelligence des arbres. Comment les arbres communiquent et prennent soin les uns des autres13 de Julia Dordel et Guido Tölke (Jupiter Films, 2017). 

Note de bas de page 14 :

Artiste brésilien d’origine polonaise (1921-2017).

Note de bas de page 15 :

Cf. https://www.espacekrajcberg.fr/nouveau-manifeste-du-naturalisme-in, consulté le 30/12/2022.

Luz Severino ne serait donc pas insensible aux arguments du critique d’art Pierre Restany (1930-2003) qui affirma dès 1978 : « À vouloir imposer sa loi à la nature, à vouloir créer contre la nature, l’homme se condamne lui-même ». Avec Frans Krajcberg14 et Claude Mollard, il proposa en effet un « Manifeste du Naturalisme intégral », renouvelé par Frans Krajcberg et Claude Mollard le 1er janvier 2013 sous le titre : « Nouveau Manifeste du Naturalisme Intégral »15

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Note de bas de page 16 :

Définition du CNRTL : « Fibre végétale soyeuse et légère, constituant le feutre qui tapisse les fruits du kapokier (infra dér.), et que l'on utilise pour son élasticité et son imperméabilité à la chaleur ».

Note de bas de page 17 :

Précisons également que la pollinisation de ses fleurs est assurée par les chauves-souris.

À chaque région ses formes naturelles et culturelles. Dans la nature tropicale, un arbre se distingue des autres, tant par sa taille que sa dimension sacrée. Il s’agit du fromager/ceiba pentandra, encore appelé kapokier, car donnant du kapok16, ce qui le relie à une dimension textile, à l’idée de fils. Doté d’un tronc (parfois épineux) gigantesque, axe du monde pour les Mayas, et de racines qui telles des pans de murs se dressent aussi à la verticale, sa cime en parasol est source d’un ombrage important qui facilite son association avec des pratiques occultes17.

Note de bas de page 18 :

Nicole Cage-Florentiny, C’est vole que je vole, Paris, Les oiseaux de papier, 2006.

Note de bas de page 19 :

Voir la thèse de Patricia Conflon-Gros-désir : L’œuvre de Nicole Cage-Florentiny : de l’Antillanité à la Caribéanité via l’Hispanité : une poétique de la Relation, sous la direction de Cécile Bertin-Elisabeth, soutenue à l’université des Antilles en 2018.

L’écrivain martiniquais Xavier Orville (1932) dans Délice et le fromager (Grasset, 1977) propose un narrateur qui n’est autre qu’un vieux fromager pour faire le récit de la vie de Délice, une femme antillaise. Nicole Cage-Florentiny (1955) reprendra cet actant du vieux fromager protecteur d’un personnage féminin dans C’est vole que je vole (1998, puis 2006)18. La protagoniste Malaïka de ce roman s’échappe des difficultés quotidiennes par la folie. C’est en somme l’axe du fromager, présenté comme « arbre-mémoire », qui l’aide à se (re)trouver, individuellement et collectivement19. Car la voix du fromager exhorte tout un peuple à une prise de conscience active.

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Note de bas de page 20 :

Voir pour la Martinique les pages 48-51 de Cécile Bertin-Elisabeth et Léo Elisabeth Le grand livre de ma commune mon histoire, vol. I : Le sud de la Martinique, op. cit.

Note de bas de page 21 :

L’orthographe utilisée par Placoly est celle de pie bois. L’émérite créoliste Jean Bernabé proposera une graphie éloignée du français. Voir Jean Bernabé, La graphie créole, Guide Capes Créole, Matouba, Ibis Rouge Éditions, 2001.

Note de bas de page 22 :

Groupe dont est issu le narrateur.

Note de bas de page 23 :

Voir https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/esclave-vs-esclavagise-esclavage-et-esclavagisation/

La verticalité de l’arbre qui grandit transcrit donc divers espoirs, comme celui de la liberté, quelles que soient ses formes. On rappellera à cet égard le choix à l’époque révolutionnaire en France de planter divers arbres dit « de la Fraternité » ou « de liberté »20. Les espérances de vie meilleure, symboliquement associées à l’arbre comme élément vital par excellence, et les agitations-ébullitions pleines de sève qui les accompagnent, ont aussi été mises en valeur par l’écrivain martiniquais Vincent Placoly dans Frères Volcans avec les « frondaisons de la Montagne » Pelée en arrière-plan. La symbolique de l’arbre, dénommé en créole - rappelons-le - pié bwa/bois21, s’entremêle aux aspirations de changement, entre liberté octroyée et liberté arrachée, entre positionnements des colons22 et des esclavagisés23 :

J’arrête ici volontairement le journal. D’autres verront mieux que moi l’importance des faits qui vont suivre. Passé le tourbillon des événements imprévisibles, la politique reprend ses droits ; avec elle la morgue des puissants, l’organisation militaire des ateliers, la chasse aux marginaux, et l’étouffement de tous ceux dont le cerveau est encore parcouru d’illuminations.

La liberté s’organise, dit-on, dans l’illusion, disais-je, qu’elle peut tenir entre nos mains.
Plantation de l’Arbre de la Fraternité. La foule, animée de mouvements contradictoires, interrompit la cérémonie. Des coups de poings, des lèvres ensanglantées, le déchirement du drapeau tricolore, une race affrontant l’autre, la déroute des autorités.

Note de bas de page 24 :

Vincent Placoly, Frères Volcans. Chronique de l’abolition de l’esclavage, Caen, Passage(s) (coll. Classiques francophones), 2017 (1983), p. 127-128.

Je suis rentré péniblement chez moi, non sans avoir remonté lentement le boulevard qui, en longeant la mer, mène aux premières frondaisons de la Montagne. Des drapeaux rouges flottaient dans l’air ; j’ai entendu quelqu’un crier : « Pié bois là ça pa ké pôté ! faut nous raché li ! » L’arbre ne portera pas ! Nous allons l’arracher !24.

Note de bas de page 25 :

« Essai Historique et Patriotique sur les arbres de la liberté » publié en l’an II (1794). Voir par exemple sur l’importance accordée à ces arbres l’article de Yvonne Letouzey, « Les arbres de la liberté en l’an II. Revue forestière française », 1961, 11, p. 685-692, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03386217/document, consulté le 03 mars 2022.

L’abbé Grégoire, en chantre de la Révolution française et dans le même temps très actif pour la libération des esclaves, avait affirmé que ces arbres magnifiques plantés en l’honneur de la liberté élevaient leurs têtes pour défier les tyrans25.

Luz Severino n’arrache pas les arbres, mais en plante et en coud dans ses toiles. Ils s’élèvent en un véritable idéal de fraternité et de sororité, à la recherche d’harmonie entre tous.tes. Ces arbres chantent la vie et la nature libre.

Déjà Victor Hugo clamait :

Note de bas de page 26 :

Victor Hugo, Discours lors de la plantation d'un arbre de la liberté sur la place des Vosges (2 mars 1848).

C’est un beau et vrai symbole pour la liberté qu'un arbre ! La liberté a ses racines dans le cœur du peuple, comme l'arbre dans le cœur de la terre ; comme l'arbre elle élève et déploie ses rameaux dans le ciel ; comme l'arbre, elle grandit sans cesse et couvre les générations de son ombre. Le premier arbre de la liberté a été planté, il y a dix-huit cents ans, par Dieu même sur le Golgotha. Le premier arbre de la liberté, c'est cette croix sur laquelle Jésus-Christ s’est offert en sacrifice pour la liberté, l'égalité et la fraternité du genre humain26.

Note de bas de page 27 :

Il importe de souligner l’engagement de cette artiste pour les Noirs et les homosexuels.

Note de bas de page 28 :

https://lestetardsarboricoles.fr/wordpress/2014/09/17/larbre-loeuvre-niki-saint-phalle/niki-saint-phalle-l-arbre-de-la-liberte/

Note de bas de page 29 :

https://www.catawiki.com/fr/l/43141649-niki-de-saint-phalle-vive-l-amour

On ne saurait manquer d’associer les arbres vitalistes de Luz Severino à ceux de l’artiste franco-américaine Niki de Saint-Phalle27 (1930-2002). Celle-ci a en effet réalisé des arbres étonnants, peints et ou sculptés, colorés et aux multiples entrelacs, en recourant par exemple au titre Arbre de la liberté28 ou encore Vive l’amour29.

Note de bas de page 30 :

Non mise en eau.

Niki Saint-Phalle a aussi créé des arbres aux serpents comme cette sculpture-fontaine30 (en résine de polyester) de 1992 pour le musée des Beaux-Arts d’Angers. Elle invitait à voir dans cette hydre-totem monumentale un clair message de résilience, d’hymne à la joie pour dépasser les douleurs antérieures :

Dans ces arbres, les branches et les feuilles se fondent de façon inextricable en une vivante et vibrante recomposition des traces de son passé. Car Niki Saint-Phalle a clairement expliqué combien ces arbres étaient pour elle salvateurs quant à ses traumatismes antérieurs. Une fois encore l’arbre sert d’axe à ceux.celle qui ont perdu leurs repères, de façon temporelle ou durable, à ceux.celles qui ont foudroyé.e.s par les aléas de la vie. L’AR(T)bre accompagne alors les métamorphoses comme le rappelle l’artiste guadeloupéen Michel Rovélas :

Note de bas de page 31 :

Michel Rovélas, Mythologies créoles : les anciens, toujours existants, et bien vivants, Catalogue d’exposition 2013, p. 7.

Ce que l’histoire fait subir à l’homme, et à la nature, sans cesse, ce sont des modifications, des métamorphoses. Certaines sont effroyables. En ouvrant les yeux pour apprendre le monde, l’homme apprend à le transformer. C’est en ce sens (parmi d’autres) que l’art est nécessaire à la société des hommes31.

Note de bas de page 32 :

Patrick Chamoiseau, L’esclave-vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997, p. 94.

Niki Saint-Phalle recherche la résilience de son histoire personnelle ; d’autres celle de leur histoire collective. Dans la Caraïbe, le destin tragique de tant d’esclavagisé.e.s a fait naître des espoirs de liberté trouvant parfois une concrétisation dans le marronnage. Patrick Chamoiseau propose ainsi dans L’esclave-vieil homme et le molosse que son Nègre marron se réfugie dans de « Grands-Bois »32 protecteurs où il prend vie :

Note de bas de page 33 :

L’esclave-vieil homme et le molosse, op. cit. , p. 89.

Les choses autour de lui étaient informes, mouvantes, comme exposées derrière une eau très claire, j’écarquillai les yeux pour mieux voir, et le monde naquit sans un voile de pudeur. Un total végétal d’un serein impérieux. Je. Les feuilles étaient nombreuses, vertes en manière infinie, ocre aussi, jaunes, marron, froissées, éclatantes, elles se livraient à de sacrés désordres. Je. Les lianes allaient chercher le sol pour s’emmêler encore, tenter souche ; bourgeonner. Je pus lever les yeux et voir ces arbres qui m’avaient paru si effrayants dans leurs grands-robes nocturnes. Je pus les contempler enfin33.

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Note de bas de page 34 :

Fabienne Kanor choisit pour sa part dans Humus, Paris, Gallimard (Continents noirs), 2006, le cadre de la montagne comme espace protecteur.

L’essence spirituelle du protagoniste se mêle aux éléments végétaux et liquides. Il prend dès lors conscience de lui-même et du monde qui l’entoure, ce qui le rend véritablement libre34. Comme l’indique Clara Dauler :

Note de bas de page 35 :

Clara Dauler, » Les réécritures du passé en Martinique à travers le roman historique postmoderne : un défi identitaire », Études caribéennes, n° 1, juillet 2018, http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/12120. Clara Dauler est l’auteure d’une thèse intitulée « Entre hispanité et américanité : les enjeux du roman historique », soutenue en 2018 et réalisée sous la direction de Cécile Bertin-Elisabeth. 

La Nature est donc dotée d’un puissant pouvoir d’action qui renverse la place du vainqueur et du vaincu dans la dialectique Maître/esclave, faisant du nègre marron un héros victorieux35.

Note de bas de page 36 :

Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.

À la suite de Félix Guattari qui nous avait proposé de prendre conscience de l’interaction entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale36, Luz Severino, fil après fil, fil relié à chaque fil, nous offre son éco-esthétique. Elle questionne nos façons de vivre et d’être, en société, sur la Planète Terre, et nous invite à relier nos subjectivités individuelles et collectives.

Les couleurs sont bien présentes dans son œuvre pour signifier vie et espérance durable.

Note de bas de page 37 :

Bernard d’Espagnat, Le réel voilé – Analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994.

Note de bas de page 38 :

Écouter par exemple à ce sujet l’interview de Bernard d’Espagnat par Etienne Klein : https://www.babelio.com/livres/dEspagnat-A-la-recherche-du-reel/1194345. Cet ouvrage a remporté un grand succès auprès du public.

Luz Severino les enroule sur les ramures et troncs de blanc plâtrés de son installation dans l’exposition Detrás del bosque. Il n’empêche que persiste dans ses toiles comme un flou, un aspect voilé. Bernard d’Espagnat, dans Le réel voilé37, montre combien on peut révéler une part du réel tout en le voilant. Un autre de ses ouvrages, toujours alliant physique et philosophie, s’intitule d’ailleurs À la recherche du réel (1979) et montre combien rien de ce que nous voyons n’est évident38.

Note de bas de page 39 :

Avec une majuscule !

C’est bien sûr d’abord un travail sur la matière que propose Luz Severino, mais il fait ressortir un idéal de recherche de Vérité39, laquelle ne saurait être homogène, n’est qu’une construction du regard humain et, de ce fait, ne saurait être transparente. L’opacité si chère à Édouard Glissant pénètre en quelque sorte les bosquets sévériens. On pourrait d’ailleurs ajouter que Luz Severino semble répéter dans ses œuvres où toujours domine une part de caché, que ce soit sous des sous-couches ou sous une brume voilée, qu’il y a une part autre, non directement identifiable, indicible, à rechercher. Faut-il y voir la part de Dieu/des Dieux ? En tous les cas, cette approche emplie de spiritualité, quelle que soit ses orientations, est une ouverture au « mystère » à entendre dans ses divers sens.

Note de bas de page 40 :

René Guénon, Le symbolisme de la croix (1931).

Note de bas de page 41 :

Cette croix, de symbole positif de source de vie, deviendra la croix gammée mortifère des Nazis….

C’est ainsi que nous sommes invité.e.s, de façon incessante, à réévaluer notre rapport au monde. Conscience du monde ou d’un monde ou d’une approche parmi d’autres ? Point d’approche mécaniciste, mais une démarche en fin de compte philosophique qui questionne les chemins de la vie en nous rappelant que nous sommes des fils.filles d’hommes et de femmes et autant de fils.filles d’un tissage sur des siècles d’humanité. Nous serions tou.te.s, selon Guénon, structuré.e.s (et déterminé.e.s…) à l’image d’une croix40. Il fait ainsi référence, par exemple, au swastika sanskrit41, croix à branches coudées, entre forces ascendantes et descendantes.

Cette image de la croix, que l’on imagine en bois, concentre toutes les possibilités de l’être humain, dit le multiple dans l’unité. L’arbre est là pour nous le rappeler. Car Luz Severino nous invite assurément à raviver le sens des symboles, à dépasser les visions premières, et à avoir une certaine perception métaphysique du réel et de ses possibles.

Note de bas de page 42 :

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993 (1989), p. 13.

Ces arbres de l’élan vers la connaissance de soi et du monde sont revisités par Luz Severino. Ils nous rappellent avec force, dans le contexte américano-caraïbe, les propos introducteurs de l’Éloge de la Créolité, porteurs d’une espérance identitaire visant à « participer à l’émergence, ici et là, de verticalités (...) qui se soutiendraient de l’identité créole tout en élucidant cette dernière, nous ouvrant, de ce fait, les tracés du monde et de la liberté42.

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Luz Severino lors de la préparation de l’exposition Detrás del bosque (Photo d’Alain Piraud)

Luz Severino lors de la préparation de l’exposition Detrás del bosque
(Photo d’Alain Piraud)

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Pour citer ce document

Bertin-Elisabeth, C. (2023). 5- Ar/ART/bres de vie et liberté. Dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.336

Bertin-Elisabeth, Cécile. « 5- Ar/ART/bres de vie et liberté ». L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE. Limoges : Université de Limoges, 2023. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.336

Bertin-Elisabeth Cécile, « 5- Ar/ART/bres de vie et liberté » dans L’art mangrove caribéen : DLO*PIE BWA*EN-VILLE, Limoges, Université de Limoges, 2023, p. 101-110

Auteur

Cécile Bertin-Elisabeth
Agrégée d’espagnol et professeure des universités à Limoges (EHIC) où elle a co-créé la revue FLAMME, Cécile BERTIN-ELISABETH a œuvré pendant plus d’une vingtaine d’années au sein de l’université des Antilles(-Guyane) au développement de la recherche entre mondes américano-caraïbes et Europe, à la reconnaissance de l’apport de la pensée d’Édouard Glissant et à son inscription dans les enseignements universitaires ainsi qu’au développement de nouvelles formations comme le Master Arts caribéens, la licence d’Art et le Master Études culturelles. Spécialiste de la représentation des Noir·e·s et des picaro·a·s et des questions de marginalisation et de transferts culturels, elle a écrit et dirigé différents ouvrages sur le patrimoine artistique, historique et littéraire de la Martinique et de la Caraïbe comme Le grand livre de ma commune mon histoire, vol. I : Le sud de la Martinique, Orphie-Canopé Éditions, 2017, avec Léo ELISABETH ;  Histoire et mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie – Libres de couleur, n° 8, Hommage à Léo ELISABETH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, février 2019, avec Érick NOËL ;  Zobel’ ami – Lettres de Joseph Zobel, Éditions Ibis Rouge, 2020 ; L’Atlantique, machine à rêves ou cauchemar sans trêve ?, La Crèche, Presses Universitaires de Nouvelle Aquitaine, La Geste, 2021, avec Érick Noël ; Méditerranée-Caraïbe. Deux archipélités de pensées ?, Garnier, 2022, avec Franck COLLIN et  L’œuvre de Raphaël Confiant avant et après L’Éloge de la créolité, Scitep Éditions, 2023, avec Patricia CONFLON et Corinne MENCÉ-CASTER.
EHIC – Université de Limoges
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