Chapitre XVI – Épluchures de Pétain

https://doi.org/10.25965/ebooks.194

p. 243-251

Sommaire

Texte

Nous sommes en guerre, les armes crachent. Armes de poudre et aussi de papier, propagande contre propagande. À Vichy un ministère dit de l'information éditera une quantité de papier considérable, qu'on ne s'étonne pas de trouver bien représentée dans le fonds Jeanjean. Omniprésence du Maréchal et du programme de Vichy. Scoutisme aussi, et Chantiers de jeunesse, un maillon important de ma propre « préhistoire ».

Presse et propagande de tous bords

Revenons aux archives Jeanjean. Il s'y trouve un ensemble abondant de documents de ces années-là, tracts, brochures, coupures de presse, soigneusement classés, constituant une anthologie instructive de la propagande de tous bords. Les coupures de presse sont les pièces les plus intéressantes, en tant qu'elles furent par lui soigneusement découpées et donc sélectionnées. Ainsi, par exemple, de cet extrait du quotidien Les Nouveaux temps paru le 6 mai 1943. La date a été ajoutée au crayon gras, avec le titre du journal, au verso de l'article soigneusement découpé aux ciseaux. Celui-ci, sous le titre Le partage du pouvoir (sous-titre : Révolution nationale), est signé par Jean Luchaire. Lisons :

Certes, le Dr Goebbels le rappelait très opportunément il y a quelques semaines, national-socialisme et fascisme "ne sont pas des articles d’exportation". Et ceci est d'ailleurs démontré par le fait que ces deux formes d'organisation politico-sociale sont loin d'être identiques, tout en appartenant à la même famille et tout en coopérant très étroitement depuis longtemps. Tout grand État européen associé ou s'associant avec l'Axe peut donc lui aussi, selon ses propres traditions et selon surtout ses propres particularités psychologiques nationales, s'organiser à sa manière. Et l'Espagne du Caudillo nous en a donné un brillant exemple... (3609)

Surprenant ! Que le Docteur Goebbels puisse se prononcer « très opportunément » quant à la future organisation politico-sociale de la France, en comparaison avec celles de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste, et tout naturellement ensuite de l'Espagne franquiste... cela paraît violent. C'est probablement un éditorial de première page. Jean Luchaire était le rédacteur en chef de ce journal notoirement collaborationniste. Les Nouveaux temps a les honneurs d'un dossier consacré par Jeanjean au régime de Vichy, sous la forme d'une chemise cartonnée regroupant quatre sous-chemises de papier kraft : [1] Vichy – Charte du travail – La révolution nationale et l'Ordre nouveau ; [2] L'Allemagne et les Alliés ; [3] La Relève ; [4] L'Église et l'Ordre Nouveau. On trouve en effet pas moins de cinq coupures tirées des Nouveaux temps en tête de la première partie, puis deux numéros complets ensuite. La Révolution nationale en vue d'un Ordre nouveau (ou de « nouveaux temps » pour reprendre le titre du journal), la Charte du travail (loi du 4 octobre 1941 relative à l'organisation sociale des professions, épluchée en détail par Simon Jeanjean dans La Vie industrielle), ou encore La Relève (relève ou remplacement des travailleurs allemands éloignés par la guerre, par des volontaires français envoyés en Allemagne), tels sont les mots à l'ordre du jour, véhiculés par la propagande officielle et qui se trouvent rassemblés ensuite. Autre extrait :

La révolution nationale signifie la volonté de renaître affirmée soudain du fond de notre être un jour d’épouvante et de remords. Elle marque la résolution ardente de rassembler tous les éléments du passé et du présent qui sont sains et de bonne volonté pour faire un État fort, de recomposer l’âme nationale dissoute par la discorde des partis et de lui rendre la confiance aiguë et lucide des grandes générations privilégiées de notre histoire qui furent souvent des générations de lendemain de guerre civile ou de guerre étrangère (3614).

C’est beau comme du Pétain. D’ailleurs c’est du Pétain : discours prononcé le 8 juillet 1941, cité dans la brochure Qu’est-ce que la Révolution nationale éditée par le Secrétariat général de la Jeunesse – Direction de la Propagande, page 3. Quand ce n’est pas Pétain qui s’adresse aux Français dans ces termes pompeux, ce sont ses sbires, ses ministres ou ses secrétariats qui citent les messages du Maréchal, et ainsi va-t-on de message en message, mis en scène et en pages par la Propagande du régime...

Note de bas de page 1 :

Pseudonyme de Robert Brasillach.

Si la presse de collaboration n'obtint pas une audience énorme, elle fut au moins épluchée attentivement par Simon Jeanjean. J'ai d'abord eu un peu de mal à comprendre la logique de sa sélection. Il y a quelques torchons odieux – comme la plaquette antisémite Un bon français déjà citée plus haut (3600), ou encore comme l'article intitulé Épluchures de mandarins (3613) tiré de Je suis partout, consacré à la culture et à l'éducation des jeunes sous Vichy, notamment aux Chantiers de Jeunesse, et signé Jean Servière1, pour ne citer que ceux-ci – qui le firent sans doute hurler, mais aussi quelques autres dont je ne peux m'empêcher de penser qu'ils aient recueilli au moins partiellement son approbation. Ainsi de Guy Crouzet déplorant – dans un article des Nouveaux Temps, encore, daté du 16 juillet 43 (3607) – que l'on vît l'injustice sociale se faire d'année en année, de mois en mois, de jour en jour plus scandaleuse, ou encore que, alors que nous avions besoin d'hommes neufs, on [ait] récupéré les plus funestes ganaches civiles et militaires aux leviers de commande de la régénération française. Cette prose lui ressemble assez, à Jeanjean. On voit, dans ces temps plus que troubles, aussi bien des vestes qui se retournent que des prises de positions à première vue choquantes, mais qui ne font que refléter, pour certaines d'entre elles, simplement la dérive d'esprits déboussolés faisant de mauvais choix au regard de l'histoire. Ainsi de Jean Luchaire, justement, qui fut d'abord pacifiste et socialiste, proche d'Otto Abetz puis collaborationniste décidé, finalement fusillé en février 46 au Fort de Châtillon. Ou encore de Georges Suarez, rédacteur en chef de Aujourd'hui (3003 et autres), ami de Joseph Kessel et de Robert Desnos, mais fusillé, lui, dès 44 au Fort de Montrouge...

Que peuvent nous dire ces archives au sujet de Simon Jeanjean ? Quoi d'autre que ce qui s'y raconte ? On ne peut prétendre en extraire une image de ses positions politiques. Une fois de plus je me demande comment il pouvait lire un aussi grand nombre de journaux quotidiens ou hebdomadaires, et les dépouiller ainsi à la façon d'un documentaliste (Les Nouveaux Temps, Aujourd'hui, Au pilori, Je suis partout, La Vie industrielle, La Vie économique et financière, L'Aurore, L'Œuvre, Paris-soir, etc.). Y était-il abonné ? Les recevait-il au titre de son appartenance politique antérieure ? L'un et l'autre sans doute. Ainsi, cette lettre personnelle datée d'octobre 41, émanant du Secrétariat National Corporatif du PPF de Jacques Doriot (un des rares partis politiques autorisés de 1940 à 1944) :

Monsieur, – Nous avons l'honneur de vous adresser inclus une brochure éditée (...) à l'intention des Travailleurs français (...) Cette brochure n'a pas la prétention de traiter à fond les questions sociale et économique. Elle n'est qu'une brochure de vulgarisation destinée à faire connaître en quelques brefs paragraphes, la doctrine sociale du PPF. – Cette brochure sera diffusée très largement, le personnel de votre entreprise la connaîtra, nous avons tenu à ce que vous-même ne l'ignoriez pas... (2352).

La dernière phrase citée semble indiquer que cette lettre fut adressée à la Société des Becs Visseaux, ou à lui-même en tant que sous-directeur. Il faut croire que le PPF ne lésinait pas sur la communication pour « arroser » de la sorte toutes les entreprises de France et de Navarre, ou au moins de Paris ou des grandes villes. Il ne nous reste d'ailleurs que la lettre, mais non pas la brochure en question.

Un affligeant festival de papier

Deux documents enfin, entre autres, attirent mon attention. Le premier est un numéro spécial de Au pilori (hebdomadaire de combat pour la défense des intérêts français) (3002), paru le 4 mai 1944 et consacré à Édouard Drumont pour le centenaire de sa naissance. Dois-je y voir l'indice d'un attachement persistant de Simon Jeanjean pour le fondateur, jadis, de La Libre Parole ("Drumont socialiste", comme le rappelle le titre central à la une de ce numéro spécial), ou, au contraire, d'une répulsion grandissante envers son antisémitisme outrancier ? La plupart des lois anti-juives avaient été votées dès 1940, et le port de l'étoile jaune rendu obligatoire en mai 42.

Un encart à droite du titre affiche en gros caractère cette citation de Drumont : « Chaque fois qu'un Juif se convertit, il y a un chrétien de plus, mais il n'y a pas un Juif de moins ». Je ne sais que penser de la présence de ce journal ici, bien que, à le comparer aux documents clandestins qu'il a collationnés par ailleurs et qu'on verra ensuite, sûrement plus représentatifs de ses idées, je pencherais plutôt pour la répulsion, voire l'horreur.

L'autre document, également de grand format, sur feuillet double, est aussi un numéro spécial. Il s'agit d'un pastiche de L'Humanité, intitulé L'Humanité sans roubles, clairement édité à des fins de propagande anti-communiste (3611). D'entrée, en première colonne à la une, un éditorial de présentation est adressé « Aux travailleurs français » : Travailleurs de France, c'est à vous que nous nous adressons (on ne cesse, décidément, de s'adresser aux travailleurs de France). Nous vous demandons de lire avec la plus grande attention ce numéro spécial consacré au communisme ou plus exactement à ce qu'il est devenu en Russie et en France... Le ton est plus sérieux que le titre « sans roubles » ne le laissait prévoir. Les titres à la une, ensuite, sont jetés en caractères de grosseur graduées :

Sur l'ordre de l'étranger – LES STALINIENS ONT TRAHI – la France et le socialisme – ILS DOIVENT PAYER ! // Voici l'acte d'accusation :... ... ...

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Une caricature, en pied de page à la une de cette Humanité sans roubles, juche la tête de Staline rayonnant au sommet d'une montagne de têtes de morts. Cette image, si elle reste horrifiante, ne nous surprend plus aujourd'hui, après révélation du Goulag, de l'Holodomor et autres massacres ou éliminations dues à ce régime. Elle est assortie d'un poème paru, lit-on, dans la Pravda en 1936 – O grand Staline, ô chef des peuples ! Soleil reflété par des millions de cœurs – ainsi que de la légende : S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là... Staline qui, tout le premier, a plus contribué que toute propagande de droite à l'anticommunisme et à la destruction des espoirs qu'avait pu inspirer aux gens de gauche la révolution prolétarienne soviétique.

On sait d'ailleurs que ce document est édité par la Jeunesse Française d'Outre-Mer (JFOM) en juillet 1942. L'opération, montée par le Secrétaire d'État à la Propagande, est subventionnée par l'État français. Propagande, on en verra ensuite issue d'un autre bord, utilisant des ressorts comparables. L'important est d'occuper le terrain. Simon Jeanjean possède une riche collection de ces documents de propagande, largement distribués

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(3618)

Note de bas de page 2 :

Plaquette intitulée Jeunes de France, éditée par le Secrétariat national de la Jeunesse, 1941, 32 pages.

Mais finissons-en ici avec cette accumulation de propagande officielle du régime de Vichy, confiée à la voix défaillante mais omniprésente du vieux Maréchal, Henri Philippe Bénoni Omer Pétain (84 ans en 1940), lequel occupe une place symbolique quelque peu envahissante. Tout est à sa botte alors qu'il commence à ne plus tenir debout et que le pays est au fond du trou. Le vieil homme adresse aux forces vives de la jeunesse et des travailleurs un discours en boucle. Le présent est sombre mais l'avenir sera clair si vous savez vous montrer dignes de votre destin... Vous apprendrez à préférer aux plaisirs faciles les joies des difficultés surmontées... Seul le don de soi donne un sens à la vie individuelle... Le premier devoir est aujourd'hui d'obéir... etcetera et blablabla (36152). C'est un affligeant festival de papier.

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(3615)

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Quand le Fonds Jeanjean me parle de mon père

Note de bas de page 3 :

On peut discuter sur ce qualificatif. Voir par exemple : Alain-Gérard Slama, Vichy était-il fasciste ? Vingtième siècle, 1986, 11, p. 41-54

Je feuillette cette littérature fascisante – on n'ira pas jusqu'à dire fasciste3 – et j'y fais sans cesse de nouvelles découvertes, parfois émouvantes. Ainsi suis-je tombé inopinément sur un détail qui m'a mis la puce à l'oreille et qui, depuis, n'a cessé de me démanger. J'aurais pu ne jamais le voir. J'étais passé à côté en raison d'un petit lapsus du classement. Était-ce le choix de Simon Jeanjean, si les trois ou quatre documents dont je vais parler maintenant n'étaient pas rangés au même endroit que les précédents ? Leur accordait-il une considération particulière ? Se sont-ils trouvés séparés des autres dès l'origine ou lorsque je les ai trouvés, ou de mon fait lors des transports ?...

Note de bas de page 4 :

Voir plus haut dans le précédent chapitre, l’évocation de l’Exode.

Note de bas de page 5 :

Jean Cocteau situe au Lavandou son roman Thomas l’imposteur, et Radiguet Le Bal du Comte d’Orgel.

Note de bas de page 6 :

Régis Jauffret, Papa, Grasset 2020, 200 pages.

Je me demandais ce que les Chantiers de la Jeunesse Française (CJF) avaient représenté pour mes parents. Je me demandais en quoi avait consisté le service militaire de mon père, chef scout et intellectuel de 21 ans, mobilisé en 40. J’avais appris ensuite, grâce au récit de ma Tante Élisabeth4, que son petit frère Jacques – né en août 18 et donc âgé de 21 ans en juin 40 – avait fait son service militaire en Vendée (ou du moins qu'il l'avait commencé ; il n'avait donc pas été mobilisé) lorsque survint la Débâcle. Cela déjà me semblait mystérieux, comme l'est globalement à mes yeux l'histoire de mes parents à cette époque, vu qu'ils ne nous l'ont jamais racontée. Nous savions vaguement, mes frère et sœurs et moi, que nos parents avaient appartenu aux CJF. Nous savions aussi que notre père avait séjourné au Lavandou. Légende floue, sans nulle consistance, que ce nom de « Lavandou » planté là dans le flou de son histoire. J'imaginais un massif du Lavandou, j'aurais aimé que la montagne du Lavandou fût un haut lieu de la Résistance comme le plateau des Glières ou le Mont Gargan. Mais non, le Lavandou n'est pas un massif, c'est un petit port de la Côte d'Azur adossé au massif des Maures et apprécié des artistes – Renoir, Matisse, Cocteau et Radiguet5 dans les années 20, Utrillo jusqu'en 1940 et j'en passe. Je séparais, dans la vie de mon père, les Chantiers de jeunesse et le service militaire. Je mettais les CJF, maudits de l'histoire, dans le même sac que le Maréchal. Les résistants d'un côté, les collabos de l'autre. Et du côté des collabos, toutes les institutions nées sous Vichy, dont les CJF, c'était facile. Mais je ne pouvais pas m'en tenir là. Comme Régis Jauffret dans Papa6, il fallait que je me fasse une idée de ce qu'avait fait mon père dans ces années-là. Pourquoi imaginer là un secret inavouable ? Il y avait tant de choses que nous ne savions pas, que nous ne leur avions pas demandé de nous raconter. Je ne cessais de me poser la question, de me presser le citron comme on dit, comme si la réponse pouvait jaillir de moi...

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(3652)

Note de bas de page 7 :

Édités par les CJF, 12 x 16 cm, s.d. : Les Philosophes allemands : conférence faite à l’École des chefs de la province de Provence, Le Lavandou, par M. Berger, 24 p. ; L’Esprit de la révolution allemande..., par le même, 20 p. ; Individualisme totalitarisme et bien commun, par M. Trotabas, 32 p. ; La Famille : paroles officielles et mesures législatives sur le plan politique, 32 p.

Il a fallu le Fonds Jeanjean, ces quatre petits livrets édités par les Chantiers de Jeunesse, pour que cela m'apparaisse. Que faisaient-ils entre les mains de Simon Jeanjean, ces bouquins minuscules, franchement je me le demande encore. Il y en a quatre (3652 à 3655)7, présentés sous une même image de couverture, ornée du sigle des CJF d'une part – affreusement rigide, fascistoïde, déprimant, constitué de lignes droites comme des éclats de verre coupant, en toile de fond sur toute la hauteur en partie gauche – et d'autre part, en partie basse et en couleur, des armes et de la devise (Tu serviras) de la Province de Provence – École régionale des chefs, dont nous apprenons l'existence. Les trois premiers de ces quatre livrets portent en avant-titre la précision suivante : Conférence faite à l'École des Chefs de la Province de Provence – Le Lavandou.

Note de bas de page 8 :

Avec une faute d'orthographe sur le nom, écrit ici «Péchenard».

Il y avait donc au Lavandou une « École régionale des chefs » des Chantiers de Jeunesse. Les chefs, cela éveille un certain écho. D'un côté l'éloge des chefs, de la gagne, de la réussite et de la hiérarchie des individus (des « premiers de cordée », appelés à diriger). De l'autre, mon père chef scout, mon père dont je savais que d'une façon ou d'une autre il avait fait un stage au Lavandou. C'était donc cela. Mon père avait été responsable départemental des scouts dans les Ardennes, puis régional en région parisienne, comme en atteste une carte conservée dans nos maigres archives (maigres, c'est le moins que l'on puisse dire, au regard de celles conservées par Simon Jeanjean). Jacques Péchenart était entré chez les Scouts de France en 32, c'est-à-dire à l'âge de treize ou quatorze ans, en qualité de CP (chef de patrouille ?). C'est-ce que nous indique cette carte de scout8 datée d'octobre datée d'octobre 1944. En 44 il avait 26 ans, et était sans nul doute déjà fiancé avec ma mère qu'il épousa l'année suivante. Mais n'anticipons pas.

Cl. J. Péchenart

Cl. J. Péchenart

Je me suis penché sur l'histoire des Chantiers de Jeunesse. En juin 40 Pétain baisse les bras, alors que De Gaulle lève les siens et lance son appel depuis Londres (d'autres dont Daladier et Mendès-France, tentent de former un gouvernement de résistance au Maroc). Que va-t-on faire des jeunes récemment incorporés et maintenant démobilisés et errant en zone libre ? Pour mon père âgé de 21 ans – alors que ses sœurs tentaient de mettre leur couvée à l'abri en zone libre, que ses frères étaient exilés en captivité – pour mon père le service militaire interrompu allait se prolonger de droit et de fait dans les CJF. En juillet le Général de La Porte du Theil, un ancien scout, propose la création de groupements de jeunesse en zone Sud – puisque les Allemands les interdisent en zone Nord (car les nazis se méfient des scouts). Il s'agit de donner aux jeunes, en pleine nature et loin des villes, une formation morale et virile, toutes classes confondues, sur la base d'un système mi-civil, mi-militaire. Les CJF sont donc un compromis, susceptible de se traduire par des actions très diverses. De la Porte du Theil n'est pas un collabo. Encore moins le sera le Lieutenant Van Hecke, d'abord chef du groupement 22 des CJF dans le Puy-de-Dôme, puis nommé en 41 commissaire régional pour l'AFN (Afrique du Nord). Deux ans plus tard les Chantiers de Jeunesse d'AFN passeront à la résistance active. Un peu plus tard encore (en fin 42), Van Hecke sera déclaré traître à la Patrie par la radio de Vichy (et je ne sais pas où se trouvait alors son fils Pierre qui était alors âgé de 11 ans, le futur acteur Pierre Vaneck). Et un an plus tard encore les Allemands exigeront le renvoi du général de La Porte du Theil, qui sera ensuite arrêté par la Gestapo et interné en Autriche.

Alors, les CJF dans la Résistance ? Il ne faudrait peut-être pas exagérer. On va dire que je m'ingénie à les réhabiliter à tout prix. Sans doute, comme l'avoue Régis Jauffret lui-même, tout en traçant un portrait bien peu aimable de son Papa à lui – dont le passé trouble sous Vichy l'a amené à enquêter à son sujet – aimerions-nous tous pouvoir nous targuer d'un Mon-Père-Ce-Héros... Je me contenterai d'imaginer le mien, jeune appelé de 22 ans et quelques, assistant aux conférences faites à l'École des chefs du Lavandou. Ou plutôt, j'ose espérer qu'il put y échapper.

La première conférence, sur Les Philosophes allemands (2652), est donnée par un certain M. Berger. C'est d'une concision extraordinaire, ou plutôt scandaleusement expéditif. En première partie (je résume) : « Les caractères essentiels de la philosophie allemande ». C'est une philosophie de l'action, à l'opposé de la mentalité latine ou de la pensée cartésienne, identifiant le verbe à l'action. Primat à la volonté et nullement à l'intelligence. Figure majeure : Richard Wagner ; prévalence de l'action et du mouvement, goût du malheur, démesure. Mon père détestait Wagner. Seconde partie intitulée « Les philosophes et les systèmes » : Luther (irrationalisme, romantisme, germanisme), puis Leinbiz (encore un peu cartésien), enfin les « phares » allemands : Kant, Fichte, Hegel, Marx (qui s'est « complu dans le vertige de la catastrophe »), Schopenhauer (volonté qui renonce au lieu d'être une volonté qui triomphe)... pour aboutir enfin à Nietzsche : se durcir, renoncer à l'amour du prochain, précipiter la destruction de ce qui est faible et préparer l'avènement du surhomme. La conférence suivante du même Berger, L'Esprit de la révolution allemande (2653), suite directe de la précédente, est consacrée au National-socialisme, lequel se réclame de Nietzsche. Les mots-clés sont tirés de Mein Kampf : idéal héroïque, mépris de la jouissance, apologie de la guerre ; l'inégalité est non seulement un fait mais un bien ; supériorité de l'aryen (soldat) ; mépris du juif (commerçant) ; l'individu véritable c'est le peuple, réalité biologique, etc. Tout cela préparant l'entrée du prophète Hitler, l'Antéchrist. En conclusion une citation de Goebbels, encore lui : « Le National-socialisme, c'est un romantisme d'acier ». Je passe, ensuite, sur une troisième conférence, Individualisme, totalitarisme et bien-commun (2654) due à un certain M. Trotabas, qui va d'Aristote au Maréchal Pétain en passant par Saint Thomas d'Aquin ; et pareillement sur le quatrième livret, qui n'est pas une conférence (2655), mais un simple recueil de préconisations du Maréchal consacré à La famille.

Note de bas de page 9 :

Élève Officier de Réserve.

Au demeurant finissons-en ici avec la question posée au sujet de mon père – où, mais où diable était Jacques Péchenart dans ces années-là, que diable faisait-il ? Que faisait-il alors que les autres... Question où je me suis un peu englué. Après tout le mystère n'est pas si grand. Mon père, admettons-le, était scout et chrétien jusqu'au bout des ongles. Admettons que les scouts avaient un côté militaire, que Jacques était plus jeune que ses frères Antonin et Remi (plus jeune que Jeanjean ne l'était en quatorze), tous ayant déjà accompli leur service national au moment de la mobilisation – à laquelle il aurait donc échappé, restant en caserne en tant qu'EOR9 en Vendée, puis je ne sais où et comment le saurais-je, avant d'être appelé au Lavandou, à l'école des chefs. Admettons qu'il reste là comme un silence – une image qui ne colle guère, à première vue, avec celle du battant, du militant PSU qu'il serait plus tard. Un silence, mais sûrement pas une honte.

Une question, certes moins importante à mes yeux, reste troublante : à quel titre les quatre petites brochures provençales vinrent-elles entre les mains de Simon Jeanjean ? Collectionneur impénitent, se pourrait-il qu'il ait parlé du Lavandou avec mon père qui lui ne l'était pas, collectionneur, et qui les lui aurait données ? Plus vraisemblablement, elles ont dû être diffusées en assez grand nombre pour lui être venues entre les mains. Elles étaient gratuites, comme toutes les autres relevant de la propagande pétainiste, et Jeanjean attrapait tout ce qui passait. Pas plus que des autres documents nous ne pouvons savoir en détail quel cas il en fit et ce qu'il en pensa.

Autres versions

Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre XVI – Épluchures de Pétain. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.194

Péchenart, Jean. « Chapitre XVI – Épluchures de Pétain ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.194

Péchenart Jean, « Chapitre XVI – Épluchures de Pétain » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 243-251

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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