Chapitre XV – Une amitié née aux Sables

https://doi.org/10.25965/ebooks.193

p. 233-242

Sommaire

Texte

Où advient au soleil d’un bel été, cependant que s’annoncent des temps épouvantables, la rencontre attendue de Geneviève et Monique Jeanjean avec quelques autres jeunes filles – prélude à une grande amitié et à une « grande famille ». L’on y fera connaissance avec Fernande, l’irremplaçable, et surtout avec une lumineuse Blanchette, deuxième du nom dans cette histoire mais du ventre de laquelle (sine qua non), quelques années plus tard je sortirai.

Une rencontre décisive

Note de bas de page 1 :

Voir au chapitre précédent ce qu’en dit Henri Amouroux.

Note de bas de page 2 :

On voudrait l'écrire avec une majuscule. Mais, outre que cet exode mémorable est loin d'être le seul à avoir marqué l'histoire (bien des guerres s'en déshonorent), ce fut un nom propre dès le deuxième livre de la Bible.

Et maintenant Mesdames Messieurs, attendez-vous à savoir… – comme disait Geneviève Tabouis en introduction de ses « Dernières nouvelles de demain »1 – attendez-vous à ce qu’on n’en reste pas à cette drôle de guerre. Attendez-vous à savoir – d’ailleurs vous le savez déjà très bien – que ce n’était qu’un début, que les vrais ennuis n’avaient pas encore commencé. Vous Gaulois insouciants, qui dites ne craindre qu’une chose c’est que le ciel vous tombe sur la tête, vous savez déjà que c’est cela qui va vous arriver. C’est arrivé dès l’aube, le 10 Mai 1940. Les Stukas au ciel, les Panzer sur la terre, partout ailleurs que sur la ligne Maginot vous sont tombés dessus. Et vous serez terrorisés, perdus sur les routes de l'exode2 : zone plus ou moins libre côté sud versus zone occupée – dont Paris – côté nord. Exit la Ligne Maginot, bonjour la Ligne de démarcation. Bien des réjouissances seront remises à plus tard, deux olympiades annulées (la dernière restant celle de Berlin, en 1936), trois années sans prix Nobel, scolarités perturbées ou bien pire, vies dévastées ou fauchées, déportations en masse et génocides épouvantables.

Pour ce qui est de mettre les gosses à l’abri vous savez déjà que les Jeanjean ont anticipé. Les gosses, c’est une façon de parler, Monique aura 16 ans le 4 février, Ginette 20 ans le 2 mars. Dès l’été 39, alors que Madeleine était à Nice chez son parrain Henri, elles ont été envoyées en colonie de vacances aux Sables d’Olonne. J’ai dit « colonie de vacances », c’est l’expression qu’a employée Geneviève pour me le raconter, confirmée par Monique dans l’interview. Cela aurait pu être un mauvais souvenir pour la grande sœur qui était « contre », comme elle dit. Je veux bien y rester quinze jours, mais pas plus...

Mais vous saurez – et même vous savez déjà – que c’est alors, en 1939, aux Sables d’Olonne, qu’eut lieu la rencontre initiale et décisive entre les sœurs Jeanjean et ma mère Blanchette Cointre, accompagnée de Fernande Castagnet qui était déjà son amie depuis l’âge de treize ans. Deux fois deux quatre, Fernande et Blanchette entrent en scène. Ici commence cette grande amitié.

La première fois, c’était en jouant à la balle au prisonnier. Vous souvenez-vous de la balle au prisonnier ? Oui sûrement, si vous avez grandi au siècle dernier. On pouvait y jouer à l’école dans les cours de récréation. Moi au lycée je me souviens plutôt des billes sous le préau, ou du football : on balisait les buts avec deux pull-overs, pour le reste il suffisait d’avoir un ballon. Même chose pour la balle au prisonnier (ou ballon prisonnier), qui reste pour moi un souvenir de vacances et de plage. On avait la pâssion de la balle au prisonnier ! dit Ginette. Un ballon, deux équipes, tirées au sort selon quelques coutumes en vigueur (pied dessus l’emporte et choisit). Le terrain, rectangulaire, séparé en deux par une ligne médiane sans filet, comporte une zone libre, de part et d’autre de la ligne médiane, et une prison de chaque côté derrière les lignes arrières. Tu es fait prisonnier si le ballon te touche et touche le sol ensuite (mais pas si un « ennemi » l’attrape), et tu n’as plus alors qu’à passer de l’autre côté, en sorte que l’équipe adverse se trouve prise en tenaille, à charge pour toi de te libérer en récupérant la balle et en faisant un prisonnier depuis l’arrière. C’est le seul jeu de balle ou de ballon, à ma connaissance, consistant à viser le corps de l’adversaire et à le frapper suffisamment fort pour le faire prisonnier. D’où l’importance du choix du ballon, ni trop léger ni trop dur.

Note de bas de page 3 :

Les Landes semblent un pays lointain et exotique vu du Limousin où je me trouve actuellement. Ce grand écart n’a pas empêché de réunir récemment ces deux pays au sein d’une même administration régionale, la « Nouvelle Aquitaine ».

Note de bas de page 4 :

J’apprends au passage, à propos du curé de Charonne, que les circonscriptions paroissiales étaient calquées (sans doute le sont-elles encore, comme les diocèses) sur un découpage territorial ancien puisque Charonne, comme Belleville ou Ménilmontant, était une des anciennes communes ou villages constituant la grande ville de Paris.

Le lieu en question, situé à La Chaume – quartier singulier et plaisant en forme de péninsule séparée du centre-ville des Sables d’Olonne par un chenal – était apparemment une colonie de vacances relevant du diocèse de Paris, réservée aux jeunes Parisiennes. Ma mère, Blanche Cointre – que tout le monde a toujours appelée Blanchette – habitait avec ses parents rue Henri Becque, Paris 13ème. Elle connaissait déjà Fernande, avec laquelle elle avait en commun le scoutisme ainsi que des origines du Sud-Ouest, puisque les parents de ma mère venaient des Pyrénées, et ceux de Fernande des Landes3. La colonie dont nous parlons n’était pas un camp scout. Ginette et Monique en ont fait un à Orbec dans le Calvados, quelques mois plus tôt (6539 à 6542). Il y avait quelques guides à la Chaume, comme il est noté au verso d’une photo représentant l’ensemble du groupe (5969), soit une bonne soixantaine de personnes, jeunes filles habillées de couleurs claires et femmes de service habillées de blanc entourant, tache noire au centre, un prêtre désigné comme le curé de Charonne4 et qui faisait sans doute fonction de directeur.

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Les annotations manuscrites au verso, très sélectives, reliées par une flèche à l’emplacement de chaque personne sur la photo, pointent quelques personnes et caractéristiques mémorables : Melle MadeleineOdetteFernande (☩)… Blanchette (☩)...Melle MarieMme Arnault (mère de Melle Marie)… Sans soin… Janine (☩)… tête de cochonGisèle Pérote, clown de la chambrée… Abbé Charmusy, curé à Charonne.

Trois noms – dont ceux de Fernande et Blanchette – sont suivis entre parenthèses de la croix potencée des scouts (☩) les désignant comme guides. Un point commun parmi d’autres qui les a rapprochées à la vie à la mort, au sein des « guides aînées » ensuite, puis d’un groupe d’anciennes très fidèle. D’autres sobriquets, plus ou moins aimables, n’ont rien à voir avec des totems scouts. Tout de même, quelle étrange affaire, que toutes ces femmes plus ou moins jeunes (Monique avec ses seize ans doit être la benjamine), regroupées autour de ce vieux bonhomme à lunettes, en soutane noire, elles presque toutes vêtues de couleurs claires à l’exception de la vieille dame. L’album est plein de ces assemblées de filles et de dames, des bernadettes, des guides, des jeunes femmes connues ou inconnues, presque toujours entre elles ou avec un homme qui est soit Simon Jeanjean soit un abbé en soutane. Pas de mixité. Elles, les deux sœurs Jeanjean, se plaignaient d’en avoir cruellement manqué, de mixité. Mais il y avait de la joie. Imaginons ces jeunes filles – au moins une partie d’entre elles, les plus énergiques, les « fans » de plein air et d’exercice physique – se livrant une guerre sans merci à coups de ballon, de rires et de cris. C’était le bon temps, ces beaux jours aux Sables d’Olonne.

Note de bas de page 5 :

Les Beaux jours, téléfilm de Jean-Pierre Sinapi, avec Clotilde Courau, diffusé pour la 1ère fois le 27 septembre 2003.

Note de bas de page 6 :

Les Jours heureux : au moins dans une de ses versions, le Programme du CNR, en mai 44, portera ce titre prometteur, inspiré du film éponyme réalisé en 1941 par Jean de Marguenat, lui-même tiré d’une pièce de théâtre de Claude-André Puget qui eut un grand succès en 1938.

(Les Beaux jours, ce sera le titre d’un joli film5 que j’ai vu à la télévision à Lardy, en compagnie de Geneviève et Monique, dans la période où je les interviewais sur leur vie passée. Elles venaient d’évoquer les Sables d’Olonne ; le rapprochement s’est imposé, bien que le film fût censé se passer quelques années plus tôt, vers 36. Il traitait des débuts des congés payés. On y voyait deux jeunes femmes profitant de cette aubaine pour partir en vacances sans leurs maris, retenus paradoxalement sur leurs lieux de travail au prétexte de priorités militantes. Parties d’une ville du Nord, elles s’y rendaient en vélo. C’était donc plus près de Fort-Mahon que des Sables d’Olonne. Et puis Les Beaux Jours nous amènent aux Jours heureux, qui sera le titre – ce n’est pas par hasard – dans quelques années du Programme du CNR / Conseil National de la Résistance6.)

La plus jolie est Blanchette, n’est-ce pas ? Ma propre mère, sans nulle vanité. Attitude réservée, toute en finesse, un Tanagra, ovale parfait du visage et toujours cette coiffure relevée en couronne au-dessus de la tête. Elle semble fragile alors qu’elle devait savoir courir, attraper les ballons et surtout les lancer vigoureusement. Je suppose que les copines devaient être contentes de faire partie de son équipe. Car elle fut, entre autres choses, monitrice d’éducation physique. On la voit sur une photo, dans ces mêmes années quarante, en compagnie de quelques vigoureuses camarades sportives, en uniforme, montrant de longues jambes bien galbées et un corps délié, en compagnie de deux jeunes hommes semblablement musclés (c’est là qu’elle aurait dû amener Monique et Geneviève). Elle n’en était pas moins fragile, effectivement. Sa mère – ma Mamie Cointre que j’ai peu connue, dont je garde un souvenir très vague – s’inquiétera, au dire de la légende familiale, de voir Blanchette enchaîner les maternités (à raison d’une tous les deux ans de 1946 à 56, soit un total de quatre filles et deux garçons), eu égard à des problèmes de santé antécédents. Elle avait été opérée à la gorge, ce dont il lui restait une cicatrice. Née le 3 février 1921, dernière de trois enfants – un frère aîné Roger qui fera carrière dans la police, et une sœur Lucienne qui fera la sienne dans la religion, dans l’Orne et en Angleterre sous le nom de Sœur Reine – ma mère Blanchette était une femme douce, attentive aux autres et très aimée à juste titre de ses nombreuses amies. Elle pratiqua et même enseigna non seulement la gymnastique mais aussi la dactylo, dans les temps où cela lui fut possible avant et après nous, ses six enfants à nourrir et à élever, changer les couches, soigner, conduire à l’école et tout ce qui s’ensuit d’inévitable dans ce métier tuant de mère de famille nombreuse, « sans profession » comme on dit, et comme je l’écrivais régulièrement sur les fiches demandées par les profs avant d’en faire remplir à mon tour, plus tard encore, par mes élèves à la rentrée des classes.

Note de bas de page 7 :

« Donc que je pense que votre séjour aux Sables a été bon et que le temps vous a favorisés... ». Cf. chapitre précédent (2323).

Note de bas de page 8 :

Et les autres aussi : Denise avec les Bernadettes, etc., comme on le voit sur les photos des albums.

Fernande, moins gracieuse de visage, était d’ailleurs une personne extraordinaire. Ma mère et elle se connaissaient déjà. Quant à leur présence aux Sables, j’imagine que leurs parents comme les Jeanjean voulurent les mettre à l’abri. Pour ce qui est des Jeanjean, Geneviève et Monique nous ont dit dans l’interview que leurs parents les avaient amenées aux Sables, et même qu’ils y étaient restés pendant un mois. Madeleine, dans sa lettre datée du 29 décembre, fait allusion à un « séjour aux Sables » assez récent7. Sachant avec quel dévouement Blanche et Simon suivirent et accompagnèrent toujours leurs deux filles cadettes8, depuis les camps de guides jusqu’à des périodes beaucoup plus tardives dont il sera question par la suite – c’étaient vraiment de bons parents – on peut être sûr qu’ils vinrent les voir le plus souvent possible. Mais était-ce possible en ces circonstances ?…

Et puis, « la guerre étant finie »...

Note de bas de page 9 :

Interview, chapitre 16 – Vacances 39 : Les Sables d’Olonne.

Note de bas de page 10 :

Ce parcours inattendu s’explique par le fait qu’il reste en zone occupée, ne pouvant passer la ligne de démarcation.

Geneviève et Monique sont restées aux Sables d’Olonne pendant au moins une année scolaire tout entière. Fernande et Blanchette-ma-mère, elles, sont rentrées à Paris dès la fin du séjour en 39, mais Monique et Ginette, elles, sont bien restées aux Sables. Je ne sais pas comment Ginette l’a supporté. Monique nous a dit qu’elle y avait préparé le brevet. C’est tout ce que j’en sais. Quant aux voyages et aux visites de leurs parents, leur témoignage tardif9 est très confus. Selon Geneviève, leur père avait bénéficié des services du chauffeur de sa « maison », c’est-à-dire de l’entreprise où il travaillait, la SBV / Société des Becs Visseaux. Le chauffeur les avait déposés aux Sables, puis continué son chemin vers le sud. Un souvenir aussi précis est nécessairement exact, mais nous ne savons pas de quel voyage il s’agit : premier ou second voyage en 39, ou en 40 au moment de l'exode ? C’est plus probablement ce dernier. Le sauf-conduit – Reisererlaubnis – du Préfet de la Vendée que nous retrouvons dans les archives (2027), aux termes duquel Simon Jeanjean fut « autorisé à retourner à son domicile pour y reprendre son travail » – berechtigt zu seinen Wohnort zurückkehren um seine Arbeit aufzunehmen – en passant par Nantes, Orléans et Étampes10, est daté du 23 juillet 1940 (avec le ticket de gasoil afférent utilisé le 3 août de la même année).

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Les sœurs Jeanjean ne semblent pas avoir connu les affres de l'exode ; du moins n'en font-elles aucune mention. Dira-t-on que c'est une lacune de leur histoire ? Bien plutôt je porterai à l'actif de leurs parents d'avoir su les en préserver. Bien d'autres, à cette époque, y furent contraints dans une réelle urgence. Ainsi ma grande famille Péchenart connut-elle (antérieurement à la rencontre de mes parents) une aventure mouvementée à la façon d'un road-movie inscrit dans nos annales, sous la houlette d'Élisabeth, dite aussi « Tante Bébeth », la sœur aînée de mon père. Veuve depuis 38, professeur de maths-techno en section d’apprentissage, et mère de 4 enfants, elle prit alors en charge une partie de la famille Péchenart – ma grand-mère, plusieurs cousins et tantes – lors de l’Exode en juin et juillet 40. Elle a raconté depuis par écrit, à la demande de ses petits-enfants, entre autres souvenirs de sa vie, comment elle emmena ce groupe improvisé depuis Le Mans, via Angers, Poitiers et Limoges, à St-Junien-la-Brégère (Creuse) où une autre de mes tantes avait loué une maison qui jouxtait l’église et où ils vécurent avec quelques autres, durant plus d’un mois, une cohabitation inoubliable.

St-Junien-la-Brégère, 2018

St-Junien-la-Brégère, 2018

Note de bas de page 11 :

...ou du moins réputée finie en juin 40, suite à l'armistice signée à Rethondes : le 22 juin 1940, entre Hitler et Maréchal Pétain, dans le même wagon (bis repetita non placent) où avait été signée celle du 11 novembre 1918.

Bientôt, « la guerre étant finie »11 – j'emprunte cette expression au témoignage de ma tante - on rentra chez soi autant que possible. Les hommes jeunes – notamment mon père qui faisait son service militaire (?) quelque part en France, et mes oncles Antonin et Remi, mais pas Simon Jeanjean, réformé et déjà trop âgé – avaient été mobilisés ou faits prisonniers. Les parents Jeanjean ont regagné Paris à la fin de chaque période de vacances, et les enfants aussi, au bout d'un an. Surtout pour Ginette qui ne supportait pas les colonies de vacances, une année c'était bien suffisant. Elle disait même (ce sont ses mots dans l'interview) qu'elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait sans Fernande et Blanchette, si elle ne les avait pas rencontrées si Fernande n'était pas venue vers elles, Geneviève et Monique, et ne les avait intégrées à leur groupe. Mais elles sont tout de même restées jusqu'à l'été suivant à la Chaume, alors que les deux autres, Fernande et Blanchette, avaient regagné Paris dès le mois de novembre. Mais le contact était pris, elles ne se quitteraient plus.

Une nouvelle tranche d'histoire commençait, période détestable qui prétendait n'être plus la guerre et pourtant si, une autre guerre commençait, de plusieurs années, très occupées aussi mais d'une autre manière. Les marraines m'ont raconté leurs inquiétudes au sujet de leur vieille tante Pauline, à qui le joug allemand – qu'elle avait fui jadis en quittant la Lorraine annexée pour la France – était absolument insupportable. Pauline, la plus jeune des trois tantes, est décédée en 42. Il fallait éviter qu'elle n'exprimât trop fort sa détestation des Boches, ou des « chleux » (terme employé plus tard par mes deux vieilles marraines dans l'interview – sans doute le plus odieux aux oreilles racistes des nazis, « chleuh » désignant d'origine une langue berbère). Il fallait donc surveiller la tante Pauline, et Madeleine aussi, comme le lait sur le feu, lorsqu'elles sortaient pour faire les courses.

Les deux plus jeunes, à leur retour dans la capitale, ont poursuivi ou repris leurs activités. Monique, la plus appliquée, la moins rebelle, a continué sa scolarité. Elle dit avoir aussi travaillé comme sténodactylo. Il y a dans les archives un livret scolaire du Centre d'enseignement par correspondance de l'Université de Paris concernant l'année 1941-42 où elle était en classe de seconde. Elle est ensuite recrutée comme institutrice dans une école libre, par l'intermédiaire (raconte Geneviève) d'un prêtre, à la paroisse, qui passait par là, et qui a demandé à papa : Votre fille ne pourrait pas être institutrice ? C'était dans une école libre – l'École Gerson dans le 16e arrondissement – pour s'occuper des petits de 5-7 ans. On y reviendra. Monique dit avoir fait la classe pendant 5 ou 6 ans, et cela se terminera en 1947 ou 48. Elle aurait donc commencé très jeune, à 18 ou 19 ans. Quant à Geneviève, moins armée en diplômes, moins brillante scolairement, elle dit avoir fait à nouveau de la couture, et elle a travaillé à l'Initiative. Je faisais un peu de tout, raconte-t-elle, j'aidais, j'étais dans l'intendance, des choses comme ça...

Les beaux jours de l'Initiative

L'Initiative est un lieu important de l'histoire commune des Jeanjean et de ma mère. L'association nommée L'Initiative fut fondée en 1918 sous l'impulsion d'un prêtre et de quatre demoiselles fondatrices, qui s’engagèrent à développer l’esprit d’initiative parmi les jeunes ouvrières en partageant leur vie, dans l'esprit de Saint François d'Assise. Elle s'implanta d'abord dans plusieurs lieux de l'Est parisien, notamment dans le Vingtième (rue des Haies dès 1920, rue des Rigoles en 44, etc.). D’autres demoiselles – dont les nôtres – les ont suivies à travers tout le XXe siècle. La mission de l'Initiative – sensiblement différente de celle de l'Ouvroir où Blanche et les tantes ont travaillé dans les années 14-18 – consiste à occuper les jeunes filles sans famille durant leurs congés, en leur offrant des activités multiples, professionnelles et de vacances. Pendant la Seconde guerre mondiale, un hébergement d’enfants est assuré dans le Loiret, au château de Malesherbes. L'Initiative occupera aussi un établissement légué par les Filles de la Charité (Sœurs de SVP) au 18-24 rue Bouret dans le 19ème.

Note de bas de page 12 :

Source : https://www.associationlinitiative.fr/l-association-l-initiative/

Le site internet de l'Initiative12 où sont glanées ces quelques informations propose un diaporama de photos plus ou moins anciennes qui me semblent étrangement familières. La première représente classiquement – après les photos de classes ou de colonie de vacances – une équipe de femmes disposées sur trois rangs, entourant un prêtre assis au centre, en l'occurrence, l'abbé Fourneret, vicaire de Saint-Pierre du Gros-Caillou dans le 7e arrondissement, fondateur de l'Initiative. La seconde, et quelques-unes ensuite, montre des jeunes filles en chapeau blanc, très semblables à ce qui m'avait semblé être l'uniforme des bernadettes en vacances, mais apparemment cet attribut est un peu plus commun. Enfin un lieu de vacances, vu de haut en plongée, comporte quelques bâtiments bas, de couleur blanche, couverts de tuiles romaines, avec la mer en arrière plan, semblables exactement à ceux de la Chaume : vus plus haut que sur la photo de groupe de l'album Jeanjean (5969), mais identiques, oui, en tous points. Validons cette découverte : nos dames, mère et marraines, se sont connues dans un lieu de vacances appartenant à l'Initiative. Ce qui simplifie le scénario. Il est également possible que Monique et Geneviève fussent les seules à y être venues – et restées un an plein pour échapper à des dangers pressants à Paris – contrairement aux autres, venues là pour une période de vacances normale dans le cadre de l'Initiative, et retournées ensuite à leur vie ordinaire (même si les circonstances ne l'étaient pas). Mes marraines, elles, ont vraisemblablement découvert l'Initiative à La Chaume et ensuite à Paris.

Note de bas de page 13 :

Sobrement intitulé « L’Initiative », celui-ci ne fait pas partie du Fonds Jeanjean. Il n’est donc pas numéroté.

Ce n'est pas tout. Ma sœur me signale, sur la photo du groupe présentée plus haut, la présence aux côtés de ma mère, juste devant la statue de la vierge à l'enfant, de Monique Lasserre dont je me souviens bien et que je reconnais parfaitement, avec cet énorme sourire animant cette grande bouche d'où émanait une parole vigoureuse. Mon autre sœur – Emmanuelle la benjamine, qu'on appelle Manou – y reconnaît aussi sa marraine, la grande Yvonne Jacquesson – un bon mètre quatre-vingt d'énergie bienveillante. Cette dernière est décédée en 2021 à l'âge de 100 ans tout rond, 25 ans après ma mère qui était née la même année qu'elle. On les voit toutes les deux sur une photo donnée par Yvonne, prise à La Chaume au même endroit que celle de l'album. La Chaume était décidément un haut lieu de l'Initiative et de leur histoire commune. Yvonne Jacquesson avait fait un dossier13, composé uniquement de nombreuses photographies de petit format et de textes, manuscrits au feutre épais, en lettres cursives franches et sans complexes, légendes explicatives ou commentaires, émaillés de points d'exclamation comme des slogans amicaux. Devant la chapelle... devant la vierge de l'Angélus... les Marais poitevins... avant 39 à la Chaume, la joie était de mise, les activités très nombreuses... on ne s'ennuyait jamais. J'aime beaucoup l'une de ces photos – définitivement floue et prise un peu de travers, sur cet exemplaire photocopié – où deux équipes de jeunes filles en robes claires se font face, jouant au volley-ball dirait-on, plutôt qu'au ballon prisonnier...

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Note de bas de page 14 :

Moment évoqué dans "Les dernières des Jeanjean", loc. cit. (Cahiers Margerit, tome XXVI, 2022).

Avant 39 la joie était de mise... Ensuite viendront les années noires. Ma marraine n'oubliera jamais cette horreur, l'étoile jaune apparue du jour au lendemain sur le vêtement des jeunes filles juives à l'Initiative. Horreur inoubliable. Il n'en est pas question dans l'interview, mais je me souviens de ce 11 novembre où, devant la télévision transmettant les célébrations du souvenir14, de fil en aiguille lui en revinrent d'autres à l'esprit, dont celui-ci, de sinistre mémoire. Du moins la période de la Guerre et de l'Occupation fut-elle au départ de cette grande amitié – disons fraternité ou plutôt sororité – entre les Jeanjean, ma mère et les autres dont nous parlons.

Le groupe des amies – guides aînées et autres – accueillera quelques pupilles de cette institution. Ces « filles de l'Initiative » feront partie de la grande famille où se croisent entre autres les Péchenart et les Jeanjean. Éliane A***, qui aimait tellement ma maman, est restée une amie de notre famille ; la douce Suzanne S***, qui avait le dos bossu et un si beau regard limpide, fera encore partie dans les dernières années, du groupe avec lequel ma mère veuve partira en vacances en compagnie de ses amies, Geneviève et Monique, « Pigeon » et Fernande bien sûr.

Ensuite, à partir des années cinquante, un groupe d'amis – mixte celui-là, certaines des amies guides ayant fondé des familles et eu des enfants – allait se former, que j'ai bien connu et au sein duquel nous, Jeanjean, Péchenart et autres, allions faire route ensemble quelques années plus tard, groupe issu en droite ligne du noyau d’amies avec un e (les femmes étant dotées non seulement de cette lettre de plus à l’écrit, mais de mille vertus et attributions vitales dont les hommes sont le plus souvent dépourvus). Et à ce point, il convient de donner à Fernande la place qui est la sienne.

Fernande, rassembleuse

Note de bas de page 15 :

L’étymologie n’y est pour rien. Le nom de Pontonx vient probablement du latin « pontones » : un pont de bateau établi sur l’Adour servait à passer le fleuve. Il y eut également autrefois un port batelier qui assurait le trafic fluvial entre le port de Mont-de-Marsan et le port de Bayonne.

Note de bas de page 16 :

Comme toutes les corporations et la plupart des groupes humains, les prêtres ont leurs « histoires drôles ». Dans celle-ci (J’ai-j’té-du-bois-dans-la-rivière), les gosses du village, à confesse, s’accusent tous, l’un après l’autre, de ce péché très véniel – c’est une histoire à répétitions, qu’on fait durer autant qu’on veut. Arrive le dernier, un petit gamin chétif et tout penaud... – Tu ne vas pas me dire que toi aussi (…) - Non mon père, Dubois c’est moi. Haha.

Au sein, en tête et à l’origine du groupe s’est trouvée en effet cette personne remarquable du nom de Fernande Castagnet (1920 – 2002). « Remarquable », je ne sais pas si ce mot est le meilleur pour la qualifier. C’était plutôt quelqu’un pour qui chacun des autres était remarquable, comment dire ? Comment faisait-elle ? Comme un aimant, en toute simplicité et sans jamais s’imposer, autour de qui on se regroupait. C’est tout naturellement, de par la grande amitié de Blanchette et Fernande, que celle-ci sera tout naturellement la marraine de ma sœur Marie, première née de la famille. Marie, à ce titre, en sait plus que moi et remédie à mes lacunes. Ainsi, je me souviens de « Pontonx », village des Landes, et village de Fernande… Non, en fait je ne me souviens que de ce drôle de nom, Pontonx (prononcer le ‘x’ à la fin, ça fait ‘-onx’, y a-t-il un seul autre ‘onx’ dans la langue française ?)15, associé aux Landes et à cette constellation de souvenirs. Fernande avait perdu son père quand elle était adolescente. Sa mère, Odette, était couturière. Ma sœur l’avait bien connue, elle se souvient du village de Pontonx, de ses odeurs, des tomates crues et des poivrons, des voisines, du fronton de pelote basque et de l'Adour bordée de sable noir sur lequel les oies venaient fienter... Elle se souvient de différents presbytères où Odette avait habité, accompagnant l’abbé D*** comme bonne à tout faire, et que l’abbé appelait Odette « Maman ». Ce sont les souvenirs de ma sœur, et j’en avais ouï-dire, de Pontonx et de Lévignacq. Quant aux prêtres catholiques… j’ai eu droit aux cantiques, aux psalmodies, aux rituels, à l’amitié des hommes en noir proches de ma famille (le père K*** qui jouait du violon, le père J*** bien sûr chez qui nous allions en vacances dans le Tarn, Émile B*** et son histoire de « J’ai-j’té-du-bois-dans-la-rivière »16), j’en ai connu quelques-uns, amis de nos parents et convives agréables, j’ai connu quelques aumôniers remarquables. Mais du moins ai-je échappé à l’intimité des presbytères. Pour le reste, je garde de Lévignacq le souvenir d’une église au clocher en pointe et tordu, et vaguement celui d’un ruisseau nommé Vignac. Le nom de Lévignacq reste présent dans la petite chanson intérieure des Landes, comme ensuite il deviendra un lieu important pour le groupe d’amis en question, et restera définitivement gravé dans leur souvenir et jusque dans la nécrologie de la famille Jeanjean (à suivre).

Marie raconte Fernande, elle témoigne des « amitiés indestructibles » qui se sont formées au sein des mouvements de jeunesse – « Chantiers de Jeunesse... prise en charge des pupilles de l'Initiative… Sables d'Olonne » – vague légende familiale noyée dans un flou artistique. « Mais le plus fort attachement, ajoute-t-elle, a été le leur, ‘’jusqu'à la mort, et par-delà’’. Fernande fait partie de notre famille »... Comme Monique et Geneviève, dirais-je. Mais Fernande, de combien de familles ne faisait-elle pas partie, à combien d’âmes en peine ne fut-elle pas secourable ?

Note de bas de page 17 :

Brassens dont la chanson Fernande a rendu ce prénom de définitivement peu portable.

Geneviève, Monique, Micheline, Fernande… ces quatre-là figurent sur une photo de l’album Jeanjean (5982), prise à Malesherbes en 1943. Il s’agit probablement du Centre de vacances de l’Initiative. Elles sont comme empilées au flanc d’un rocher, Ginette en haut et Fernande en bas auprès d’une jeune femme en bas à gauche que je ne reconnais pas. Fernande est encore à cet âge où l’on montre ses jambes. Comme on l’a dit, n’ayant pas rencontré l’âme sœur – ni le corps frère, si je peux me permettre cette formulation moins chaste (sans pour autant aller jusqu’aux « pensées » de Georges Brassens17) – elle n’eut pas d’enfants. Mais elle ne cessa jamais, dit ma sœur, de s’occuper de ceux des autres. « Il lui fallait des enfants dans sa vie, les faire naître, les choyer, les voir grandir, rire de leurs bêtises »

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Note de bas de page 18 :

Bison assis = Sitting Bull.

Fernande était infirmière. Marie eut l’occasion de l’accompagner sur son lieu de travail, à la clinique Jacquemont dans le 17ème. La « bande » d’amis très solide s’est constituée ensuite, dans les années cinquante, principalement autour de Fernande et du scoutisme. Tous ces amis-là – les guides aînées, les maris, les enfants et quelques autres – se retrouveront régulièrement et partiront ensemble en vacances, en camping au bord de la mer ou ailleurs. Il y avait les J***, famille nombreuse avec enfants bruns à peau mate auxquels s’ajouta une fratrie d’enfants blonds adoptés ou pris en charge en famille d’accueil, qui habitait une grande maison à Frépillon, dans l’Oise. Et puis les R***, dits « les Pigeon », du nom totémique de leur mère. Elle s’appelait Lucienne, mais le scoutisme avait laissé sa marque, on continuait de l’appeler Pigeon comme du temps des guides. Je suppose que son bon caractère, sa naïveté peut-être, lui ont valu cet honneur particulier. Marie nous rappelle (elle doit le tenir de sa marraine) que Blanchette était « Grillon souriant », et Fernande « Chatte fidèle ». Tout le monde ne peut pas s’appeler « Nuage rouge » ou « Bison assis »18.Pour elles, ces vacances joyeuses, ces retrouvailles périodiques seront la suite de leurs années scoutes. Pour nous les enfants, ce sera un début, plein de soleil et de rires. J’ai toujours aimé ça. Tous ces amis sont passés un jour ou l’autre dans le minuscule appartement qu’habitait Fernande, 27 rue Allard à St-Mandé, en bordure immédiate de la Zone puis du boulevard périphérique. Les R*** (Pigeon) étaient ses voisins, ainsi que... ma tante Élisabeth (Tante Bébeth) dans un beau pavillon ancien avec jardin qu’elle trouva par l'entremise de Fernande, après la guerre, pour y loger avec ses enfants. Grande famille…

Note de bas de page 19 :

Le PDP tiendra son dernier congrès le 24 novembre 1944, ratifiant son entrée dans le MRP, constitué dans la foulée. La plupart des membres du PDP, dont Georges Bidault et Jean Raymond-Laurent, s'y retrouveront ainsi que Simon Jeanjean (mais pas Alphonse Juge qui contribuera à la fondation du Parti démocrate, adhérant au Rassemblement des gauches républicaines).

Mais revenons à Simon et aux Jeanjean. Nous arrivons à un moment fort de leur histoire. De cette contribution à la Résistance, je ne sais que ce que Monique et Geneviève m'en ont raconté, et non par les archives bien sûr, toute trace écrite étant proscrite en cette matière, tout message à brûler ou avaler immédiatement comme il en est au cinéma, dans les films évoquant les héros de la Résistance. On verra comment Simon Jeanjean, décidément inapte à toute action armée, en mauvaise santé, âgé de 54 ans en 1940, sut agir secrètement, sous une autre forme mais non sans risque. Les activités précédentes sont d'ailleurs interrompues, puisque les partis politiques, à quelques exceptions près, sont interdits19.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre XV – Une amitié née aux Sables. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.193

Péchenart, Jean. « Chapitre XV – Une amitié née aux Sables ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.193

Péchenart Jean, « Chapitre XV – Une amitié née aux Sables » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 233-242

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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