Introduction

Ludovic Chatenet 
et Alvise Mattozzi 

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Au colloque, introduit par Jean Marie Klinkenberg et conclu par Paolo Fabbri, ont aussi participé :
- Jean-François Bordron, avec une présentation intitulée « Rhétorique et image scientifique » ;
- Malvina Borgherini, avec une présentation intitulée « Corpi ‘scanditi’ tra architettura, medicina e teatro” » ;
- Federico Montanari et Claudia Gianelli avec une présentation intitulée « Retorica del movimento ritradotto. A partire da uno studio sull’uso delle immagini all’interno degli esperimenti di cinematica del movimento », extraite d’un article déjà publié sur la revue Tecnoscienza – Italian Journal of Science and Technology Studies, 1,1, 2010, pp. 57-80 ;
- Silvana Revellino et Jan Mouritsen, avec une présentation intitulée « The Chronoprogramme – Capital budgeting and motorway construction », à paraitre dans un article pour la revue Accounting Organizations and Society.

Les essais réunis dans ce numéro de Visible sont issus d’un colloque organisé par le Laboratorio Internazionale di Semiotica a Venezia (LISaV) dans le cadre du projet ANR-IDiViS qui s’est tenu à Venise en Avril 20101. Ce colloque intitulé : Rhétorique du Visible et Images Scientifiques, était lié au congrès de l’Association Internationale de Sémiotique Visuelle ayant également pour thème la rhétorique visuelle, abordée à cette occasion comme un facteur de différenciation entre stratégies argumentatives et persuasives.

Les textes que nous présentons ici s’appuient tous sur l'utilisation stratégique des images scientifiques (ou issues de la recherche scientifique) et médicales. Nous trouverons des témoignages relevant de disciplines variées néanmoins rassemblées autour de la sémiotique.

C’est à travers les remarques de Maria Giulia Dondero sur le rôle du concept d’énonciation dans les recherches sémiotiques sur la rhétorique des images et à travers les analyses sur l’utilisation des images dans le discours scientifique (Allamel-Raffin, Rosental, Moktefi, Leclercq), dans le discours médical (Wirotius, Galofaro, Darrault-Harris), jusqu’au rôle et stratégies visuelles internes (Acquarelli, Beyaert-Geslin) des cartes géographiques, que l’on peut voir émerger la problématique de ce numéro : les images dans le discours scientifique sont toujours prises dans une tension entre conviction et persuasion, ou plus exactement, comme le souligne Anne Beyaert-Geslin, entre « les arguments rationnels pour actualiser [d]es pratiques » et la persuasion donnée par la monstration d’« une vérité du monde [qui] lui donne[nt] consistance ». Anne Beyaert-Geslin remarquera tout comme Claude Rosental que les limites entre ces deux champs sont souvent brouillées. Cette tension est très visible, par exemple, dans deux articles très différents : celui d’Ivan Darrault-Harris sur les images des fœtus et celui de Bruno Leclercq sur la notation mathématique. Ce numéro explore donc à travers ses articles la question de l’image et de la limite entre rhétorique et argumentation.

Dans le premier article, Maria Giulia Dondero confronte la rhétorique visuelle du Groupe μ avec celle de l’énonciation issue de la sémiotique du discours de Jacques Fontanille. Si la première se focalise sur les figures, la deuxième prend en considération la praxis énonciative et donc les couches discursives constituant la profondeur du discours. En se focalisant sur le rôle de l’énonciation, Maria Giulia Dondero montre comment ce concept peut être utile afin de distinguer l’image scientifique des autres types d’images mais aussi, de mieux comprendre la dynamique interne des images scientifiques entre virtualisation, actualisation et réalisation.

Catherine Allamel-Raffin, à partir d’interview avec des scientifiques – astrophysiciens et physiciens des matériaux –, s’intéresse aux critères de sélection des images dans les publications scientifiques en montrant les choix opérés suivant différentes stratégies argumentatives : informativité, innovation, clarté de l’image et pertinence. Enfin elle prend également en considération le rôle de la légende et d’autres signes utilisés pour guider.

Luca Acquarelli nous propose un premier article dédié aux cartes géographiques. Dans ce premier cas, les cartes sont vues en tant que symboles devenant outils rhétoriques pour la propagande fasciste, rôle déjà joué dans la propagande coloniale italienne précédant ce régime. À partir de cette comparaison, Luca Acquarelli nous montre comment la carte constitue une ressource de communication persuasive et de création d’identité. La présumée objectivité qu’une carte, même aussi peu détaillée, puisse contenir, est ici au service d’une stratégie visuelle bien précise destinée à rendre une certaine vision de l’espace et du temps. Si « cartographier c’est conquérir l’espace […] politique et culturel », Luca Acquarelli montre que la rhétorique visuelle participe d’un processus de construction de l’autre et du soi.

Anne Beyaert-Geslin en entrant dans « l’intimité des règles conventionnelles » des cartes, nous montre les fondements à partir desquels émergent la symbolicité de la carte exploitée par le discours fasciste et colonialiste, dont parle Luca Acquarelli, et la construction de l’autre et de soi. Le fait que les cartes « ont vocation à habiter la profondeur figurale des discours, fussent-ils géographiques, économiques, historiques ou plus largement, médiatiques » et politiques, comme le montre Luca Acquarelli, témoigne pour Anne Beyaert-Geslin des capacités de la carte à devenir diagramme.

Anne Beyaert-Geslin constate aussi la « visée stratégique » de la cartographie. Elle inscrit cette dernière dans une sémiotique des pratiques. Cette dimension stratégique recoupe l’opposition entre argumentation et rhétorique. Les cartes fournissent en effet « (…) les arguments rationnels pour actualiser les pratiques » ; elles persuadent d’une vérité du monde et lui donnent consistance. Anne Beyaert-Geslin nous montre en détail, par le biais de comparaisons entre des cartes autoroutières, comment une carte présuppose une axiologie de positions relatives, une axiologie des contours et une rhétorique effective, descriptible à partir de la rhétorique du discours de Jacques Fontanille.

Les articles suivants traitent du discours et de l’interprétation en imagerie médicale. Pour Ivan Darrault-Harris l’amélioration de la modélisation grâce aux nouvelles technologies, conduit l’échographiste à surinterpréter l’image fœtale. D’« images sémantiquement pauvres qui nécessitent l’interprétation », il passe à des images « remarquablement lisible[s] » en 3D qui laissent cours à une forme de surinterprétation. La rhétorique mise en place par l’image a ici la propriété de modifier le statut du sujet.

Dans le cadre de la réadaptation suite à des lésions, Jean-Michel Wirotius, soutient que les images sont la seule façon de gérer et de partager cette pratique médicale spécifique. Celle-ci a la particularité d’être centrée sur l’homme fonctionnel et non plus sur la maladie. On peut en effet individualiser des symptômes permettant de rechercher leur causalité en termes lésionnels et ainsi proposer un traitement étiologique (qui recherche les causes), la maladie bénéficiant déjà d’un référentiel partagé. Jean-Michel Wirotius oppose à cette pratique « la sémiologie des handicaps à décrire [qui] ne renvoie pas à des données objectivables, consensuelles chez les professionnels mais au seul discours du corps ». Le corps doit donc être filmé pour pouvoir partager l’information avec ceux qui ne sont pas présent en situation afin de pouvoir observer son évolution. C’est à partir de ces images et des contraintes juridique et technique qu’elles posent que la relation entre forme et fonction, fondamental pour la réadaptation, peut être analysé.

Note de bas de page 2 :

Amphibolie : « discours à double sens », terme utilisé en philosophie pour désigner le double sens possible d’une proposition.

Francesco Galofaro part d’un cas spécifique et sujet à controverse, celui d’une personne restée plus de quinze années en état végétatif permanent, pour nous montrer comment ce qu’on peut lire dans les images scientifiques est lié au langage technique avec lequel on les analyse. Dans son article, il s’adresse surtout au langage des sciences cognitives et des neurosciences qui introduisent souvent, et plus particulièrement dans le cas qu’il analyse, un isomorphisme entre anatomie, fonctionnalité physiologique et cognition. Cet isomorphisme est rendu possible grâce à une figure rhétorique très spécifique, et souvent méprisée, l’amphibolie2 qui est à son tour rendue possible par le manque de contraintes dans ce langage technique.

À partir d’un travail ethnographique, Claude Rosental, nous décrit les pratiques de démonstration, ou « démos », utilisées dans les champs de la logique et de l’intelligence artificielle. À travers ces « démos » les chercheurs essayent de prouver leurs théorèmes et de convaincre leurs pairs, mais aussi des sponsors et d’éventuels financiers. Ces pratiques, qui ont une pertinence sociale encore peu explorée, peuvent se caractériser comme observatoire, support transactionnel, outil de gestion du projet, dispositif de mise en relations. Cependant elles n’actualisent pas la distinction traditionnelle entre argumentation et persuasion.

Amirouche Moktefi, en reparcourant l’histoire des diagrammes dans le domaine de la logique, comparant Leonhard Euler et John Venn, nous montre comment des relations logiques entre classes peuvent être représentées par des relations topologiques entre espaces. Si le premier choisit une représentation qui se veut intuitive, ne gérant pas l’incertitude mais permettant de montrer, le deuxième élabore une représentation plus rigoureuse, moins intuitive mais autorisant la démonstration. Amirouche Moktefi relie aussi l’histoire du développement des diagrammes à la réflexion sémiotique sur ces types de signes. Il considère notamment le point de vue de Charles S. Peirce, pour lequel ces diagrammes tirent leur force de leur statut « véridiquement iconique » sans recours à quelque convention et celui d’Umberto Eco, qui, bien qu’il admette l’iconicité de ces diagrammes, y voit davantage une homologie conventionnelle entre espaces et classes, plutôt qu’une ressemblance physique.

Bruno Leclercq, reprenant l’histoire des mathématiques et de la logique, s’intéresse au rôle de l’intuition. Il montre comment cette dernière, exclue par les plus déductivistes des mathématiciens comme Bernard Bolzano, Gottlob Frege et David Hilbert, réémerge grâce à la pertinence sémiotique de l’« idéographie » ou « écriture conceptuelle » (Begriffsschrift) introduite par Frege dans le but « d’établir, contre Kant, le caractère entièrement déductif et non intuitif de l’arithmétique ». C’est ce dont se rend compte Hilbert, précédé par les réflexions de Charles S. Peirce et de Ludwig Wittgenstein. Ces derniers remarquent comment l’utilisation des diagrammes ou d’une « idiographie » permet principalement de montrer (et pas seulement de dire) ce qui est à démontrer.

En passant de la médecine à la physique, de la géographie à la logique, il nous semble que les essais réunis dans cette revue montrent qu’une analyse rhétorique peut être très utile à l’étude des images scientifiques, à condition de sortir la rhétorique des murs trop étroits érigés par la dichotomie argumentation/persuasion.