Diagrammes sonores. Le visible du Vjing

Tiziana Migliore 

https://doi.org/10.25965/visible.311

Texte intégral

1. Préambule

Note de bas de page 1 :

 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Seuil, 1966.

Note de bas de page 2 :

 Daniela Cascella, Scultori di suono, Arezzo, Tuttle Edizioni, 2005 ; Nicola Dusi et Lucio Spaziante, Remix-Remake. Pratiche di replicabilità, Rome, Meltemi, 2006.

Dans cet exposé, nous nous proposons de réfléchir sur les systèmes de représentations diagrammatiques à partir d’un champ spécifique, celui de l’expérimentation musicale contemporaine. Les recherches sur les corps sonores1, les études sur la chrono-morphologie, depuis Muybridge, et l’attention pour les processus d’exposition de la composition musicale2 rendent aujourd’hui la sound art un secteur particulièrement adapté à la recherche du sens et des potentialités d’une graphique rythmique qui résulte du croisement de deux syntaxes sensorielles, l’une visuelle et l’autre auditive.

Notre objet d’étude est une performance présentée en 2003, à Bologne, dans le cadre de Netmage – la célèbre manifestation italienne sur l’art électronique et la communication digitale – reproposée à Mestre lors de LiveIxem 2004, son équivalent vénitien dans le domaine de l’expérimentation artistique digitale. Le titre est L’assassino minacciato. Son auteur, Luca Sugurtà, né à Biella en 1976, est connu depuis la fin des années quatre-vingt-dix ; il réalisait des cassettes sur le modèle de la « plunderfonia », en prélevant des échantillons de refrains existants et en les réinsérant dans d’autres contextes. Depuis 1998, il utilise le digital pour ses compositions musicales et se sert, dans ses performances live, de laptop, de lecteurs CD portables et d’instruments de diverse nature. En 2000, il produit Sinusoidale Desiderio Informatico et Triplice Scansione Temporale avec l’artiste Stefano Cerutti. Il a pris part à de nombreux festivals italiens et collabore, entre autres, avec le producteur de courts métrages expérimentaux Manuele Cecconello, pour lequel il compose des colonnes sonores. L’assassin menacé est un des morceaux de la compilation On how a picture can sound, de la maison de disques Homemade Avantgarde dont Lorenzo Brutti est responsable. Pour cette occasion, il a été demandé aux artistes italiens et étrangers de mettre en musique une oeuvre d’art de leur choix. Sigurtà a opté pour un tableau de René Magritte, L’assassin menacé (1927).

Note de bas de page 3 :

 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence, 1981.

Le projet artistique que nous prenons en considération pour raisonner sur le statut du diagramme est donc une tentative de remake, un cas de traduction inter-sémiotique entre des substances expressives différentes - visuelle et sonore - même si la syntaxe du visuel reste partie intégrante de l’événement, que ce soit pour le montage des photogrammes préconstitués que pour l’enregistrement en direct de la pratique de l’artiste. Comment l’image et le son se conjuguent-ils entre eux ? Si, sur la base du concept de Deleuze3, le diagramme est un lieu d’application et d’agitation de forces, une distribution de tensions en exercice, quels types de résistances se manifestent dans la matière sonore par rapport à la figuration et, vice-versa, dans la figuration par rapport aux provocations du son ?

L’assassin menacé apportera la preuve que pour penser le diagramme comme expérience heuristique, la notion de modulation s’avère utile, non pas celle de ressemblance. Nous l’utiliserons et montrerons qu’il existe, sous-jacents aux différentes organisations sensorielles et, surtout, au-delà du seul canal de la vue, des rapports de force commensurables.

2. Nous donnerons une rapide description de la performance de Sigurtà, que nous reprendrons en détail, ensuite, dans l’analyse comparative avec le texte source. Le VJ (vidéo-jockey) intervient sur des medias visuels variés - photographies, radiographies, films – à partir de matières, d’objets et d’instruments : feu, liquides, poudres, lumières, vinyles, lampes, cigares. L’œuvre se déroule sur deux écrans juxtaposés. Celui de gauche, le premier, est plutôt utilisé pour présenter et modifier les images. Mais c’est seulement sur le second, celui de droite, que ces mêmes images surgissent sous l’effet de distorsions, de déformations et de dilatations produites par le son. D’où la création de paysages figurés, animés par des vibrations d’ondes courtes. Des tons monochromes sur l’écran de gauche et du noir et blanc sur l’écran de droite expriment, un peu symboliquement, la teneur différente des scénarios montrés. On peut distinguer deux temps, au cours de l’installation : au début, une isotopie de la vision domine ; l’œil, en tant qu’organe, exhibé sous des formes liées à des définitions différentes, est comparé à un radar ; suit une phase d’écoute, symétrique à la première en raison des représentations de l’oreille provenant de l’imagerie scientifique. L’ouïe est associée aussi, par effet métonymique et métaphorique, à la forme triangulaire du tympanon, l’instrument musical.

Toutefois, l’impression générale qui est perçue durant la performance est celle d’une contamination entre travail artistique et intervention médicale. Par des gestes de « chirurgien esthétique », le VJ rend le son perceptible pendant que se dessine et se redéfinit le corps des choses, en dissonance, peut-être, avec la substance visuelle mais afin d’exposer « une logique des sensation ». Le regard est dédoublé, à la fois tendu sur le résultat spectaculaire et sur les actions qui le génèrent.

Note de bas de page 4 :

 1927, huile sur toile, 152 x 195 cm, New York, Museum of Modern Art.

Examinons maintenant l’œuvre qui a influencé l’expérience de Sigurtà, c’est-à-dire la toile de Magritte, L’assassin menacé4 (fig. 1). Dans une pièce, sur un lit, à gauche, nous voyons une femme étendue, probablement morte – de sa bouche coulent des filets de sang – et, sur la droite, un homme debout devant un phonographe, pensif ou peut-être occupé à écouter de la musique. Une valise et une chaise sur laquelle sont posés un pardessus et un chapeau font obstacle au regard du spectateur sur la femme. La pièce qui occupe la partie centrale du tableau est encadrée d’un pan de mur où se trouvent deux hommes, de part et d’autre, le premier tenant un bâton, le second un filet. Hors de la pièce, ils ne peuvent donc être vus par le personnage principal.

Fig. 1 – Magritte, L’assassin menacé (1927) © Photothèque R. Magritte - Adagp, Paris 2008

Fig. 1 – Magritte, L’assassin menacé (1927) © Photothèque R. Magritte - Adagp, Paris 2008

Situé dans un espace proche du spectateur, énonciatif, plutôt qu’à l’intérieur de la situation énoncive, ce couple est un actant opposant de celui qui, par déduction, serait l’assassin de la femme. Les deux individus semblent sur le point de le capturer. L’encadrement rectangulaire de l’accès à la chambre est repris dans un second « tableau interne » que constitue la fenêtre située en arrière-plan, derrière laquelle apparaissent, au loin, un paysage de montagne et, plus près, tout juste en retrait d’une balustrade, de face, trois visages énigmatiques. Fixés à la hauteur du regard du spectateur, au point de fuite de la perspective et juste à l’opposé du point de vue de l’observateur, les trois corps fonctionnent comme une hétérotopie, rythmiquement répétée, de l’attitude que l’observateur assume. La monochromie du sol et des murs sert à construire un espace homogène, et le regard fuyant des deux hommes menaçants fait craindre que le piège ne soit pas tendu seulement pour l’assassin, mais plutôt pour le spectateur. Les observateurs qui se tiennent à la fenêtre-miroir du fond l’informeraient de ne pas approcher, de s’imposer une limite pour garder ses distances.

Fig. 2 - Photogramme du film de Louis Feuillade Le mort qui tue. Fantômas

Fig. 2 - Photogramme du film de Louis Feuillade Le mort qui tue. Fantômas

Or, on constate aisément que le tableau de Magritte reprend un photogramme du film de Louis Feuillade, Le mort qui tue, troisième partie de la saga de Fantômas (1913-1914, fig. 2), le criminel sans visage pour lequel l’artiste belge nourrissait une véritable passion. Dans le film, l’assassin est pris de face – et nous regarde – alors qu’il s’apprête à entrer dans la maison, ignorant la présence de ses meurtriers prêts à passer à l’action, près de lui. On peut dire que dans ce tableau de 1927, Magritte a approfondi ce qu’est le regard et attribue au spectateur le rôle de l’assassin menacé. Ce n’est pas un hasard si les simulacres de sa présence dans l’œuvre – les trois hommes en arrière-plan – ont les mêmes traits physionomiques que le personnage principal. À celui-ci, comme à ses sosies, Magritte prête son propre visage.

Note de bas de page 5 :

 1943, huile sur toile, 65 x 50 cm, collection privée.

D’autres recherches montrent l’intérêt de l’artiste pour Fantômas. Un dessin à l’encre de chine, de 1926, lui est dédié, tandis que le tableau Le barbare (1927) détruit pendant les bombardements de la seconde guerre mondiale, devait être un portrait du personnage, comme en témoigne une photo où Magritte est à ses côtés et dans la même position (fig. 3). Il faut s’arrêter, ici, notamment, sur les tons fondus que réalise Magritte pour rendre la fantasmagorie du héros, d’autant plus évidente qu’elle contraste, par rapport à l’organisation de la photo, avec le teint de l’artiste. Sigurtà pourrait y avoir trouvé l’idée de dédoubler la mise en scène de son installation et sa présentation sur deux grands écrans. Enfin, en 1943, l’artiste peint Le retour de flamme5, transposition littérale de l’affiche d’une des aventures filmiques de Fantômas.

Fig. 3 - René Magritte photographié en 1938 devant son tableau Le barbare © Photothèque R. Magritte - Adagp, Paris 2008

Fig. 3 - René Magritte photographié en 1938 devant son tableau Le barbare © Photothèque R. Magritte - Adagp, Paris 2008

Note de bas de page 6 :

 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966.

Note de bas de page 7 :

 Id., Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Editions Fata Morgana, 1973.

Revenons au tableau duquel procède la performance audiovisuelle. Tout d’abord, on remarque la reprise d’éléments nouveaux par rapport au photogramme de Feuillade ; Sigurtà garde le disque du phonographe et le formant triangulaire qui renvoie, assurément, à l’une des montagnes du paysage extérieur. Le changement qu’opère l’artiste contemporain porte moins sur de simples éléments figuratifs que sur la philosophie même sous-jacente aux stratégies de composition de l’œuvre. Il exploite un raisonnement érigé sur l’analogie qui « se fonde sur les ressemblances les plus subtiles dans les relations et fait disparaître l’individualité des choses en les rendant étrangères à ce qu’elles étaient ». Michel Foucault en parle dans la classification des quatre types de similitudes – convenientia (convenance), aemulatio (émulation), analogie, sympathie6 – ainsi que dans l’essai consacré à la peinture de Magritte7. Ce que Breton attribue à la poésie de l’humour noir, le philosophe le considère comme opération logique, travail de déplacement et de transfert des signifiés qui ne fonctionnent pas à partir d’associations disparates mais moyennant des liens secrets. Ainsi, dans l’instauration d’une dimension sonore, prise en charge par la présence du phonographe et par l’écoute du protagoniste, la montagne devient idéalement un tympan. Sigurtà utilise le même procédé dans son oeuvre : ce qui reste, c’est le tympan et, en particulier, le pavillon du phonographe transformé en trompe d’Eustache pour mettre en valeur, semble-t-il, la richesse de la topique somatique contenue dans l’happening. Mais, qu’en est-il de l’assassin menacé ?

Note de bas de page 8 :

 C.P. 2273, in Charles Sanders Peirce, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1866-1910.

Une précision d’ordre théorique sur le concept de représentation est nécessaire. Selon Peirce8, représenter signifie « to stand for, that is, to be in such a relation to another that for certain purposes it is treated by some mind as if it were that other ».

Ainsi le diagramme :

Note de bas de page 9 :

 Ibid., C.P. 2277.

Note de bas de page 10 :

 Ibid., C.P. 4530 et suiv., « On Existential Graphs ».

  1. est une « hypoicône » qui représente les relations des parties d’une chose, par le biais de relations analogues entre les leurs parties9. Contrairement à l’icône, il n’existe aucune ressemblance sensorielle entre le diagramme et l’objet ;

  2. représente avec exactitude n’importe quel développement de la pensée10. Il sert de schéma pour les inférences. L’objet de la recherche est la forme de la relation. Pour cette raison un exemplaire en vaut un autre, l’objet est la structure moléculaire qui se maintient intégralement dans tous ses composants, indépendamment de leur capacité à signifier ;

  3. c’est une icône de rapports intelligibles, dans laquelle chacun des éléments de la composition détermine l’autre. Le diagramme est adapté à la représentation d’inférences nécessaires et exhibe un devoir-être.

  4. a l’efficacité de l’icône, qui consiste à aider la résolution de problèmes de théorie logique : il remplace, en effet, les symboles par des figures visuelles concrètes, pour lesquelles nous ne pouvons que constater si elles admettent ou non certains rapports descriptibles entre leurs parties.

Note de bas de page 11 :

 Cf. G. Deleuze, Foucault, éd. de Minuit, coll. Critique, 1986.

Opposons à cette acception l’hypothèse de Foucault11 pour lequel le diagramme :

  1. est la carte des rapports de force, une carte de densité, d’intensité. De tels rapports ne passent pas en deçà, mais dans la trame même des enchaînements qu’ils produisent.

  2. agit comme une cause immanente non unifiante : c’est une cause qui s’actualise par son effet, qui est intégré par son effet, qui se différencie par son effet.

  3. est caractérisé par la modalité du pouvoir, qui ne passe pas à travers les formes mais à travers des points particuliers. Ceux-ci signalent l’application d’une force et l’action ou la réaction d’une force sur l’autre.

  4. son efficacité consiste à produire de l’histoire. Dans le diagramme les rapports de pouvoir affichent, en effet, inflexions, inversions, bouleversements, courbures, changements de direction, résistances. Ce sont des points, des nœuds, des foyers qui se réalisent sur leurs stratifications, rendant le changement possible.

Note de bas de page 12 :

 Paolo Fabbri, « Simple forklaringer pa en indiviklet verden » (« Spiegazioni semplici a un mondo complicato »), interview avec Anders Toftgaard, Kulturo-Tidsskrift for moderne kultur, Copenhagen, 1998.

La notion d’image – affirme Paolo Fabbri12 – coïncide avec les deux sémiotiques de Peirce et de Greimas. Peirce a toujours pensé que le diagramme était le maillon qui assure le passage entre un terme et l’autre dans l’énoncé inférenciel ; il est une sorte de structure qui relève de la logique visuelle sous-jacente aux passages inférenciels. De la même manière, les disciples de Greimas pensent que des structures abstraites de type figuratif se trouvent sous-jacentes à l’image. Cette qualité à signifier et à transformer intéresse beaucoup les sémiologues.

Note de bas de page 13 :

 Francoise Bastide, Una notte con Saturno, Rome, Meltemi, 2001.

Note de bas de page 14 :

 Bruno Latour, « Drawing Things Together », Representation in Scientific Practice, études réunies par M. Lynch et S.Woolgar, Cambridge (MA), MIT Press, 1990, pp. 19-68.

Pour démontrer à quel point la conception du diagramme est liée à un faire performatif, les thèses de Françoise Bastide13 et de Bruno Latour14 sont utiles. Selon ces auteurs, l’image est un instrument-image capable d’exercer une fonction de contrôle. Une telle fonction implique la prise de conscience d’une série d’opérations qui se jouent entre énoncé et énonciation.

Retournons au happening de Sigurtà et examinons le dispositif mis en scène. Le VJ a devant lui un conteneur transparent, probablement en verre, et plein d’eau, derrière lequel se trouve l’écran d’un ordinateur. La caméra mobile, située à côté, cadre tous deux. L’artiste travaille d’abord près de la caméra, puis près du conteneur, au moyen de lampes dotées de lentilles kaléidoscopiques et de tubes remplis de liquide. Sur l’écran, relié à l’ordinateur et à la caméra, les images apparaissent sur deux fenêtres juxtaposées. Même s’il y a un seul programme vidéo, les effets de déformation et de distorsion sonores n’apparaissent que sur l’espace de droite, où se développe le diagramme. Les écrans coïncident avec les côtés d’un cube qui dépasse la petite tour au centre de l’aire réservée aux spectateurs. Dans la performance, il s’agit du hall de la Sala Borsa de Bologne, dans lequel ont eu lieu la majeure partie des initiatives de Netmage 2003.

Fig. 4.1 - Luca Sigurtà, L’assassino minacciato (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

Fig. 4.1 - Luca Sigurtà, L’assassino minacciato (avec l’aimable autorisation de l’artiste)

Note de bas de page 15 :

 Algirdas Julien Greimas & Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états des choses aux états d’âme, Seuil, 1991.

Il est possible de reconstruire, dans l’œuvre, la structure actancielle du champ visuel et la syntaxe figurative du son, en considérant les quatre modulations qui sont pour Greimas et Fontanille15 les phases distinctives du devenir : ouvrante, ponctualisante, cursive et clôturante. Chacune de ces forces vectorielles est marquée par des points spécifiques d’écoute, concentrés ou répartis dans l’espace. Ainsi, le début se caractérise par la présence de petites lueurs, rouges, comme la couleur dominante de Le retour de flamme, et à intensité croissante. Il émerge la variation concomitante de sifflements aigus émis par intermittence et à haute fréquence, sur les deux grands écrans (fig. 4.1). Le débrayage énonciatif et la mise en route de la diagrammatisation sont signalés par la mise en tension vibratoire des configurations, visant à leur dilatation, réalisée sous forme de crépitements ponctuels. Suivent des bouillonnements prolongés. Dès le départ, la visibilité de l’acoustique se dégage en sollicitant et en stimulant l’origine sensorielle de la vue, sur l’écran de droite. Un paysage plastique dans les mêmes tons chromatiques que le premier réapparaîtra dans le conflit entre matière et énergie, qui marque la modulation finale, mais avec un manque de pluralité (fig. 4.2). Ce qui aura des conséquences importantes pour la sémantisation de l’œuvre – on le verra.

Fig. 4.2

Fig. 4.2

Fig. 4.3

Fig. 4.3

Toute la première partie de la performance de Sigurtà repose sur l’isotopie du regard (fig. 4.3), qui est essentielle dans le tableau de Magritte ; elle se trouve traduite, ici, par une succession d’images filmées à partir du réel, appartenant au monde discursif scientifique et empruntées au genre du documentaire. L’éventail de possibilités qui est offert à l’œil est lié à l’imaginaire de celui-ci ; cet univers visuel est fourni pour y introduire la logique sensorielle du sonore. La continuité des scènes est garantie dans le montage par l’utilisation des rimes eidétiques. On remarque, en particulier, dans la redondance du formant composé de cercles concentriques, la transformation figurative suivante : pupille/pellicule/appareil acoustique/ disque/radar. Le rythme qui se crée dans le rapide passage d’un composant à l’autre n’est pas fluide. La distance de l’observateur se trouve, parfois, rapprochée par la restitution d’un corps qui lui apparaît plus semblable à lui-même et par une position frontale qui le met en cause ; mais, entre-temps, il est éloigné par l’intervention de dispositifs techniques et par des effets d’impersonnalité que donnent des scènes typiques de laboratoire (fig. 4.4). Il en résulte une représentation subjective hybride, à mi-chemin entre identification et éloignement. La composition figurative montrée à droite, qui précède légèrement celle de gauche, est influencée par l’énonciation plastique, en syncrétisme avec l’image dans la force croissante des tensions (fig. 4.5). L’expédient de base qui amorce le processus consiste à rapprocher les figures filmées dans le réel à leurs négatifs photographiques. Les rythmes sonores sont rendus par des altérations chromatiques et lumineuses provoquées par le clignotement de la lumière, le filtrage et l’atténuation de la couleur. Ici et là, apparaissent des indices faisant allusion à l’activité de l’artiste. On distingue, en particulier, un vieil appareil servant à la codification du signal audio : c’est un modèle analogique, qui rappelle de façon ironique l’époque évoquée dans le tableau de Magritte. On voit aussi des diagrammes isolés, utilisés comme symboles : la sinusoïde, par exemple, qui est l’archétype des courbes ; l’axe horizontal y représente le temps et l’axe vertical, le volume.

Cette première phase du discours, centrée sur la vue, a un point critique. Il est signalé par un bip qui n’interrompt pas, sur le plan acoustique, le rythme agité des bouillonnements, mais correspond à une asymétrie sur les deux écrans et arrêt de l’image, à droite. Une radiographie médicale, qui montre l’œil de profil, préfigure le moment où le son blessera et fera tressaillir la chair vive (fig. 4.6).

Note de bas de page 16 :

 Gilles Deleuze, Francis Bacon, op. cit.

Le sujet, dont le système nerveux a jusqu’alors résisté aux intrusions, atteint un niveau de saturation maximum quand l’instance d’énonciation, avec ses instruments, le pénètre (fig. 4.7). L’opération bouleverse le cadre, fait grésiller les formes, émet un flux qui se propage uniformément sur les deux écrans. Un diagramme de sensations entre en jeu, révélant une figure qui restera reconnaissable jusqu’au bout, car elle se déforme mais ne se transforme pas. Comme dans le schéma canonique conçu par Deleuze16, les sensations existent parce qu’une force s’exerce sur un corps au repos et parce que le mouvement va vers cette figure au lieu d’aller vers la forme abstraite. Au cours de la performance, cette figure accueille les altérations de l’espace sonore. On assiste à une scanographie qui permet de passer de la sclérotique – cette enveloppe blanchâtre qui entoure l’œil – à la matière nerveuse qui le connecte au cerveau. Envahissant l’espace mental, le son - un corps étranger - prend possession de la dimension visuelle et la revêt de ses propres rythmes. On constate que le son est amplifié et, qu’à droite, la succession des images s’accélère jusqu’à ce que la figure soit remodelée dans les ondes diagrammatiques du son, encore très fort.

Fig. 4.4

Fig. 4.4

Fig. 4.5

Fig. 4.5

La visualisation d’une trompe d’Eustache (fig. 4.8) anticipe le début de la seconde partie de la performance, qui est organisée, de façon symétrique, sur l’isotopie de l’ouïe. Une rime chromatique bleue fixe, entre l’oreille et le tympanon, l’analogie mentionnée précédemment (fig. 4.9). Puis le processus se déploie, faisant place à des pauses sonores dues à l’immersion des images dans l’eau. On peut voir des figures féminines jouant des instruments musicaux comme le violon et la flûte (fig. 4.10) : sons, diégétiques, amortis pour mettre en relief et distinguer la diversité des gammes de bruits énonciatifs produits. Un contraste s’établit alors entre le son représenté et les forces qui s’imposent et détruisent l’enregistrement musical précédent. De son côté la figuration perdure et reste compacte.

Fig. 4.6

Fig. 4.6

Fig. 4.7

Fig. 4.7

Fig. 4.8

Fig. 4.8

Fig. 4.9

Fig. 4.9

Fig. 4.10

Fig. 4.10

Fig. 4.11

Fig. 4.11

Les scènes finales contiennent la mise en images de l’effacement complet et de la disparition du visuel par le sonore. À nouveau, l’artiste occupe tout le champ de la camera. Il injecte un liquide et, simultanément, brûle des films, libérant ainsi de la fumée (fig. 4.11). Puis, il aspire tout ce qui reste afin de faire disparaître la moindre trace de son intervention. Mais la puissance intimidante du son, qui domine l’énonciation, l’en empêche : c’est une menace face à laquelle l’assassin ne peut que se retirer.

Refusant le formalisme exagéré de l’esthétique digitale, Luca Sigurtà montre un exemple de « carte des rapports de pouvoir » entre son et image. Ce ne sont pas des rapports superficiels, mais sémantiques et très structurés. Déployés en trames narratives, ils parviennent même à intervertir la hiérarchie entre énonciation et énoncé, à transformer le réseau des enchaînements qu’ils produisent.

Dans les meilleures preuves de la sound art, il ne suffit pas de synchroniser les éléments sonores avec ceux de la vue pour obtenir des diagrammes. Sigurtà soigne la consistance et la plasticité figurative des rythmes sonores, les reliant à une phénoménologie du sensible. De ce point de vue, sa performance fait avancer les recherches de Deleuze sur Bacon, vers des dispositifs diagrammatiques qui ne se confinent pas exclusivement au visuel. Elle explore plutôt les potentialités de la transduction entre différents processus sensoriels.