Introduction à une conclusion

Anne Beyaert-Geslin,
Vivien Lloveria
et Shima Shirkhodaei

Texte intégral

Ce recueil est consacré aux journées de clôture du programme de recherche Images et dispositifs de visualisation scientifiques, elles-mêmes intitulées Image et démonstration scientifiques. Centré sur cette relation, il offre une excellente synthèse des réflexions menées tout au long des trois années de recherche collective et remobilise les points essentiels de la problématique. Très simplement, il s’agit de porter l’attention sur l’image qui entre dans la démonstration et sur la démonstration scientifique elle-même pour comprendre comment leurs statuts se caractérisent mutuellement, comment ils coopèrent à l’efficacité démonstrative. Si, dans cette interrogation mutuelle, une lecture superficielle des articles semble accorder la préférence à la démonstration, c’est pourtant l’image qui retient toute l’attention dans la mesure où elle est envisagée comme une fonction, une figurativité des preuves formelles. Au demeurant, parce qu’elle correspond au lieu commun, l’image la plus attendue dans ce cadre est l’image-source. Pourtant il en existe plusieurs sortes, comme le rappelle Edeline avec une typologie liminaire. On considère donc que la démonstration montre par l’image (dans ce cas, il faut se demander quelle démonstration recourt à quelle image ?) mais également, ce qui est plus essentiel, que « la démonstration montre en faisant image », selon l’expression de Colas-Blaise.

Leclercq estime que « démontrer ne se réduit (…) jamais à montrer » et que, « même complexe, une image seule ne démontre pas ». Mais loin d’être réservée à l’image, cette limitation concerne tous les énoncés ou développements linguistiques, tout aussi incapables de satisfaire l’ensemble des principes qui en font une démonstration. La réserve porte donc l’attention sur la légende, le contexte, le discours-second en esquissant une dimension métadiscursive et une possibilité de métadiscours superposés qui commenteraient le langage-objet et endosseraient le « dire ».

C’est en effet autour du dialogue entre le « montrer » et le « dire » que se noue la réflexion (Le Guern, Colas-Blaise), deux enjeux de la démonstration qu’on s’efforce de saisir par le truchement de l’opposition husserlienne entre présentation et présentification (Le Guern), celle de la représentation (ou démonstration par l’image) et de la présentation (ou démonstration imageante), qui est elle-même re-présentation, préposition ou proposition (Colas-Blaise). Si ces divers régimes mettent en jeu des combinaisons variables du « montrer » et du « dire », la discussion reste toujours malaisée et résiste à la moindre tentative de généralisation. Non seulement, l’image contient une potentialité de sens propositionnel qui lui permet de « dire » mais une « image décontextualisée « dit » virtuellement beaucoup plus de choses qu’elle n’en « montre » dans l’actualisation de sa prise en charge par la démonstration », estime Le Guern. Ce qui amène Edeline à envisager une réversibilité : le langage peut devenir image et l’image devenir langage.

Assimiler « démontrer » à « montrer » porte l’attention sur une possibilité d’« exhiber ». Par la force de la figuration, la démonstration met en évidence. On envisage ainsi la valeur épistémique de l’image en modalisant la vérité par l’appréciation d’une ressemblance qui accepte l’arbitraire, le possible (Colas-Blaise) ou le vraisemblable (Le Guern). Les auteurs prennent soin de définir le statut épistémique de la démonstration, l’évidence construite, dans le cadre d’une pratique scientifique bien précise. Si la démonstration mathématique réfère à une cohérence de l’énonciation, une « rectitude du dire » définie précédemment par Bordron, la démonstration médicale s’appuie sur une référence interne et interroge, comme le souligne Le Guern, le rapport entre le type et l’occurrence. Cette tension peut manifester sa capacité heuristique dans le cadre précis d’une pratique où elle met en œuvre les différents parcours d’une image qui peut viser une classe d’objets ou entrer en relation avec les occurrences du monde naturel, mais elle intéresse très largement la validité scientifique dans la mesure où « il n’y a de sens que du général ».

La discussion autour du statut épistémique de la démonstration porte l’attention sur les conditions de l’objectivité scientifique, le statut de l’objet mais aussi celui de l’instance énonçante, jetant ainsi une lumière nouvelle sur les propositions fondamentales faites naguère par Françoise Bastide. La monstration induit une inscription du sujet et la démonstration, à l’inverse, une désinscription du sujet, converti en un non-sujet.

Si, se démarquant d’une conception triviale de l’image pour envisager une figurativité globale, on examine ainsi les conditions de l’efficacité démonstrative, des propriétés relatives à la forme même de la démonstration doivent être mentionnées. Edeline s’attache par exemple à caractériser les modèles de la démonstration, à définir ses composantes et critères d’évaluation, de même que les limites qu’ils imposent à la généralisation.

La démonstration se définit comme une suite ordonnée d’éléments se déduisant les uns des autres. Leclercq prend soin de régler cet ordonnancement, non sur des liens d’antériorité chronologique mais sur des liens logiques. Une démonstration comporte un ordre et un sens, qui va des prémisses aux conclusions par une « succession » rigoureuse de séquences. Son effet persuasif tient à l’alignement, au nombre de séquences et à l’absence de chaînon manquant, ce qui permet de lier l’efficacité démonstrative au rythme de la preuve formelle. Son article dialogue de façon tout à fait passionnante avec celui d’Allamel-Raffin, centré sur le modèle argumentatif de la démonstration. Se démarquant des conceptions « standard » de la pratique scientifique, fondées sur la déduction et l’induction (formes argumentatives explicitées par Leclercq mais évoquées par ailleurs, comme des implicites), elle recommande des méthodes descriptives et les principes de l’abduction et de l’analogie. Par sa relation au « terrain », son statut épistémique (« elle suggère simplement que quelque chose peut être », dit Peirce) et son pouvoir de constitution de l’hypothèse, l’abduction caractériserait une logique de la découverte, susceptible de ressourcer la recherche en philosophie des sciences, assure-t-elle.

Au gré des différents points de discussion, les auteurs mobilisent la logique et la rhétorique autour de la sémiotique, en se saisissant de leurs résultats et de leurs outils conceptuels mais en évaluant aussi l’efficacité heuristique de ces cadres disciplinaires. Ils traitent donc la problématique centrale par le truchement d’un double décentrement épistémologique, envisagé à la fois comme un déplacement interdisciplinaire à la recherche de contenus et comme une mise en question des cadres théoriques en tant que métadiscours explicatifs dont la valeur démonstrative est alors soulignée. La démonstration sur la problématique de la démonstration renoue ainsi avec la dichotomie énoncée précédemment, entre une démonstration par la sémiotique, la logique ou la rhétorique (on s’intéresse à leurs résultats) et une démonstration en faisant de la sémiotique, de la logique ou de la rhétorique (on s’intéresse à leur forme démonstrative et à leur efficacité avec une visée comparative).

Allamel-Raffin initie un troisième type de décentrement épistémologique. Les questions liées au statut de l’image et de la démonstration, à la figurativité et à l’efficacité de la démonstration, sont examinées dans le cadre d’une pratique scientifique et plus exactement d’enquêtes ethnographiques menées dans des laboratoires aux « spécialités » variées. Son texte sépare explicitement la théorie (une caractérisation fine et érudite des inférences) et l’application pratique (l’explicitation de leur application dans ses enquêtes ethnographiques). La réflexion sur l’efficacité démonstrative se dédouble ainsi d’un questionnement sur l’opérativité de l’abduction et de l’analogie, une opérativité comparée, mise à l’épreuve dans divers laboratoires et pratiques, dans des démonstrations posant des conditions épistémiques différentes. Ceci confère à son article un statut d’enquête et à son contenu, valeur de recommandation, en esquissant un questionnement éthique lié à la recherche d’une heuristique.

Meslin pose très explicitement cette question éthique à propos de la pratique du dessin scientifique et de la communication visuelle. Si les notions essentielles du dossier reviennent au centre du questionnement et en premier lieu celle de l’objectivité scientifique, elles sont ici resituées dans une description de sa propre pratique de dessinatrice au sein du laboratoire et associées à une efficacité alliant le savoir faire (par exemple pour réduire les risques de parasitage) et le savoir être : la « valeur ajoutée humaine » doit générer une pratique plus consciente et consistante, explique-t-elle.

Ces approches pratiques de l’ethnographie de laboratoire et du dessin scientifique dédoublent le point de vue sur la démonstration, en nous situant à la fois dehors et dedans, pour ainsi dire. Elles suggèrent une extension du questionnement à d’autres pratiques dont l’énumération met en question les contours mêmes du « domaine » scientifique. Tout au long du dossier, la démonstration est référée à des pratiques variées : la démonstration mathématique, médicale, celle de la physique des matériaux ou de l’astrophysique, notamment. Ces diverses exemplifications de la démonstration esquissent des ouvertures vers d’autres pratiques, scientifiques ou autres, par exemple celle du professeur d’histoire (Le Guern). Aux confins des pratiques scientifiques, la question du statut de l’image dans la démonstration et celle de la figurativité sont posées à nouveaux frais. Mais une image artistique peut-elle démontrer, et pas seulement montrer ? L’art peut-il revêtir une fonction de dévoilement, dédoublant ainsi la finalité sans fin ou finalité sémantique qui lui est généralement attribuée ? L’étude très attentive d’une série de tableaux de Jenny Holzer intitulée Redaction Paintings (2006), par Migliore montre que l’art contemporain peut prendre en charge un « faire savoir » et un « faire croire » vrai et exposer la « rectitude du dire » à la sanction communautaire. Dans ce cas, démontrer se lit comme dé-montrer et même dé-monter.