La modélisation moléculaire permet de comprendre comment s’assemblent les pigments et les copigments du vin

Patrick Trouillas – Maître de conférences au laboratoire de Pharmacologie des immunosuppresseurs et de la transplantation a publié un article dans la prestigieuse revue « Chemical Reviews ».

 Patrick Trouillas – Maître de conférences au laboratoire de Pharmacologie des immunosuppresseurs et de la transplantation a publié un article dans la prestigieuse revue « Chemical Reviews ».

Cet article résulte d’un travail interdisciplinaire à l’échelle européenne avec des théoriciens et des expérimentateurs. Interview de Patrick Trouillas


Quelle est cette revue et quelle est son importance ?
L’impact factor (IF) d’un journal scientifique est un des indicateurs les plus utilisés pour évaluer sa notoriété. Il indique notamment la manière dont celui-ci est vu et cité par la communauté scientifique internationale. L’IF est donc important pour les chercheurs et quand nous publions dans des revues avec des IF entre 3 et 5, c’est déjà bien. Chemical Reviews a un IF de 46,6 qui le classe en 2ème position des journaux scientifiques, toutes disciplines confondues. Chemical Reviews privilégie l’exhaustivité et publie des articles conséquents en taille et qui font référence dans un domaine.

Quelles démarches avez-vous effectuées pour publier dans cette revue ?
Nous nous sommes faits connaître dans ce domaine par un précédent article qui a permis d’élucider un problème qui n’avait pas encore été résolu et qui nous a donné de la visibilité dans la communauté scientifique. En parallèle, nous avons établi, ces dernières années, un large réseau de collaborations scientifiques en Europe. Je suis également chercheur affilié à l’Université Olomouc en République Tchèque dans une équipe qui fait référence dans un des domaines liés à cet article : la chimie théorique ou modélisation moléculaire.
Dans un premier temps, nous avons candidaté à un numéro spécial de Chemical Reviews, sur le thème des interactions interatomiques non-covalentes. Après que cette candidature ait été acceptée par l’éditeur, nous avons rédigé puis soumis l’article qui a subi plusieurs étapes de révision, pour être finalement accepté.
Avez-vous négocié avec l’éditeur pour que cet article soit en libre accès ?
Afin d’accroître la visibilité de notre article et de gagner en notoriété, nos collaborateurs tchèques ont payé un supplément pour qu’il soit accessible en accès libre.

Quel est l’objet de l’article ?
Notre article traite de l’importance des interactions non covalentes entre les molécules colorées d’origine naturelle, présents dans les fruits, les légumes, les produits dérivés et notamment ceux présents dans le vin.
Il existe dans le raisin et donc dans le vin rouge des molécules colorées (les anthocyanes). La couleur rouge est très sensible à l’acidité et n’est pas très stable, parce que les anthocyanes se transforment. Ils peuvent être stabilisés par la formation de liaisons non covalentes avec d’autres composés naturels. Ce phénomène est appelé copigmentation, car il résulte de la rencontre d’un pigment et d’une autre molécule appelée copigment. Ces assemblages influencent les propriétés optiques des pigments et modulent la couleur du vin.
Dans les molécules, les atomes sont liés entre eux par des liaisons fortes – dites covalentes. D’autres types de liaisons sont plus faibles – dites non covalentes, mais importantes pour de nombreux assemblages moléculaires et les propriétés qui en découlent à l’échelle macroscopique. C’est le cas de l’ADN, des protéines… et des complexes de copigmentation.
Pour comprendre ces assemblages moléculaires non covalents et leurs propriétés optiques, nous faisons de la modélisation moléculaire. Il s’agit de faire des calculs sur super ordinateurs. Couplés aux données des chercheurs expérimentateurs, nos calculs ont donc permis de comprendre comment s’assemblent les pigments et les copigments dans le vin, et d’expliquer les modulations de couleur qui en résultent.
La rédaction de cet article a été une aventure rédactionnelle qui a combiné les contributions de chercheurs expérimentateurs et théoriciens. De la soumission jusqu’à l’acceptation, ce travail de chef d’orchestre m’a pris plus d’un an, au cours duquel j’ai beaucoup appris.

Comment cette thématique s’intègre-t-elle dans les thèmes de recherche de votre laboratoire ?
Depuis de nombreuses années à la Faculté de Pharmacie, nous avons beaucoup travaillé sur les molécules d’origine naturelle par modélisation moléculaire. L’une des thématiques développées était donc la spectroscopie des composés d’origine naturelle. En 2013, j’ai intégré l’unité Inserm U850 dirigée par le Prof. Pierre Marquet, et cette thématique y est en marge. Dans cette unité nous faisons toujours de la modélisation moléculaire, en renforçant la thématique visant à simuler des membranes biologiques. C’est très important en pharmacologie, pour mieux comprendre le passage des médicaments à travers les membranes et ainsi comprendre leur activité et leur toxicité. Nous sommes particulièrement attachés à la pharmacologie des molécules actives utilisées en transplantation. Nos travaux actuels sur ordinateur permettent de comprendre la physico-chimie de ces molécules relatifs à des effets biologiques directement liés aux patients. L’objectif, peut-être ambitieux à très court terme, mais réaliste à moyen terme, est de comprendre les effets thérapeutiques de l’atome au patient. Nous avons également une thématique de modélisation moléculaire des antioxydants qui a toute son importance en transplantation, dans la conservation des greffons.
Notre article dans Chemical Reviews a donc été la concrétisation de plusieurs années de travail en spectroscopie moléculaire au sein d’un réseau interdisciplinaire et européen, encore très actif aujourd’hui. Je suis encore aujourd’hui sollicité ponctuellement pour des expertises sur les propriétés optiques des anthocyanes (pigments du vin), notamment car je reste passionné par la spectroscopie moléculaire qui permet de comprendre les mouvements des électrons responsables de la couleur.
Notre laboratoire fait de la modélisation moléculaire notamment sur CALI, le supercalculateur de la Région Limousin. Cet outil nous a beaucoup aidé pour développer les thématiques de passage membranaire, d’antioxydants et de couleur du vin, et ainsi de comprendre les choses à l’échelle atomique.

Quelles seront les applications liées à cette recherche ?
L’industrie agroalimentaire commence à s’intéresser à notre travail car le phénomène de copigmentation avec des interactions non covalentes permet de stabiliser la couleur. La stabilisation des pigments grâce à ce phénomène naturel présente pour eux beaucoup d’intérêt.
L’un des auteurs de l’article dans Chemical Reviews, notre collègue d’Avignon, a notamment été invité à une réunion d’un grand groupe industriel où étaient présents des théoriciens, des expérimentateurs, des physicochimistes pour trouver des systèmes pigments-copigments favorisant le phénomène de copigmentation afin de stabiliser les colorants alimentaires. La compréhension à l’échelle atomique aidera dans la manipulation et les choix à faire pour ces systèmes de copigmentation.
Dans le cadre d’un précédent programme européen, un consortium s’est intéressé à la couleur du vin avec pour objectif pratique de comprendre et contrôler les modulations de coloration du vin. J’ai en tête une journée très particulière au cours de laquelle nous avons visité, le matin, un vignoble expérimental conservant une collection unique et innombrable de cépages différents, et, l’après-midi, nous avons discuté de chimie quantique permettant de comprendre les différences de coloration entre les différentes variétés de raisins. C’est donc une recherche très interdisciplinaire : de l’échelle atomique à des applications très concrètes inspirées par la nature.

Qu’espérez-vous de cette découverte et de votre article ?
Nous pouvons réellement espérer des débouchés concrets dans l’industrie agroalimentaire, comme ceux que je viens de citer.
La publication dans Chemical Reviews donnera aussi du crédit au laboratoire.
C’est aussi pour moi une reconnaissance scientifique qui permet d’interagir avec plus de personnes dans les manifestations scientifiques, et peut déboucher sur de nouvelles collaborations dans tous les domaines de recherche que nous développons. Cet article devrait nous permettre de renforcer le réseau de collaborations européennes et de gagner encore en crédibilité lors de dépôts de projets de recherche aux échelles nationale et européenne.

> Consultez l’article paru dans Chemical review – « Stabilizing and Modulating Color by Copigmentation: Insights from Theory and Experiment »

Propos recueillis par Françoise Mérigaud