« Tous pour un et tous pour vingt ! »
Usages des unités préfabriquées du récit à l’écrit (11-12 ans)
"All for one and all for twenty!"
Usages of prefabricated units of narrative in writing (ages 11-12)

Anne SARDIER 

https://doi.org/10.25965/lji.250

La préfabrication en langue est omniprésente et la maitrise d’une langue passe par la capacité à la comprendre et la mobiliser. Les locuteurs français s’expriment à l’aide d’un grand nombre d’unités préfabriquées telles peur bleue, soleil de plomb, etc. Adoptant le postulat que les élèves de classe de 6e (11-12 ans) utilisent des unités préfabriquées dans leurs productions écrites, nous avons cherché à savoir lesquelles ils privilégiaient et lesquelles devaient, en conséquence, faire l’objet d’un enseignement. Les résultats de nos investigations des usages des élèves nous amènent à proposer une typologie des unités préfabriquées du récit utilisées à 11-12 ans et à montrer l’attention que les jeunes auteurs portent à leur potentiel lecteur.

The prefabrication of language is omnipresent and the mastery of a language depends on the ability to understand and mobilize it. French speakers express themselves using a large number of prefabricated units such as peur bleue, soleil de plomb, etc. Assuming that young students (11-12 year olds) use prefabricated units in their production, we investigated which ones they prefer and which ones should, therefore, be taught. The results of our investigations of the students' uses lead us to propose a typology of the prefabricated units of the narrative used at 11-12 years old and to show the attention that young authors pay to their potential readers.

Sommaire
Texte

Introduction

La langue comporte des unités qui apparaissent dans les énoncés en présentant un certain degré de figement : les unités préfabriquées. Ces unités, telles les collocations comme peur bleue, les locutions comme blanquette de veau, etc., sont nombreuses et souvent mobilisées dans les énoncés. La préfabrication en langue est omniprésente et, en conséquence, maitriser une langue « ne passe pas seulement par l’application des règles grammaticales et la création des phrases nouvelles et originales, mais également par la mémorisation et l’automatisation des bouts langagiers préconstruits (chunks) » (Perez-Bettan, 2015, p. 8).

L’utilisation de ces unités préfabriquées témoigne d’un certain degré de maitrise d’une langue, y compris chez de jeunes apprenants. Nous nous demandons alors dans quelle mesure les élèves mobilisent ces unités dans leurs productions écrites et de quelle façon elles témoignent de leur compétence langagière. Nous revenons dans un premier temps sur le concept d’unités préfabriquées, nous présentons ensuite notre méthode d’investigation pour en présenter enfin les résultats.

1. Cadre conceptuel : la préfabrication en langue

La question de la préfabrication en langue est notamment abordée dans le domaine de la phraséologie (par exemple le numéro 104 des Cahiers de lexicologie sur la phrase préfabriquée en 2019, le numéro 180 de Langages sur l’extension du domaine de la phraséologie en 2013, ou encore un peu avant le numéro 82 des Cahiers de lexicologie sur le figement lexical).

Elle s’avère être incontournable pour tout chercheur s’intéressant au système de la langue. En effet, les unités polylexicales, quelles soient collocations, expressions figées, cooccurrences, sont nombreuses dans la langue. Elles apparaissent chacune « comme une séquence préfabriquée, mémorisée et restituée au moment de l’usage » (Benigno, Grossmann, Kraif, 2015, p. 86). L’usage est ainsi le témoin de la capacité à mobiliser ces unités préfabriquées à bon escient.

Note de bas de page 1 :

Nous utilisons la terminologie ici rappelée Polguère (2007) rappelle que « C. Bally utilise le terme locution phraséologique pour désigner toute expression idiomatique ; il met cependant très explicitement l’accent sur la nécessité de distinguer les séries phraséologiques — nos collocations — des unités phraséologiques — nos locutions ».

La production de ces unités préfabriquées implique en outre une co-sélection des termes entre eux. Ainsi dans une formule telle peur bleue, la sélection du terme bleu est liée au nom peur, noire n’est par exemple pas attendu pour produire peur noire, et ce terme bleue ne peut non plus entrainer la mobilisation d’un autre nom, peine par exemple ne serait pas non plus attendu pour produire peine bleue. Il arrive pourtant que cette co-sélection ne réponde pas, dans l’usage des locuteurs, aux attendus, c’est-à-dire à une « production régulière » (Legallois, 2013, p. 104). Ce procédé de déformation résulte d’une contamination entre plusieurs séries1 phraséologiques, par exemple soleil insoutenable qui correspond à un mélange entre soleil de plomb et chaleur insoutenable (Legallois, 2013, p. 106). Ce type de mélange de deux unités préfabriquées implique d’avoir mémorisé les deux phrasèmes sources et peut témoigner d’une connaissance, encore non stabilisée, des deux expressions sources (Roubaud et Sardier, sous presse).

2. Méthode d’analyse

Étant donné la fréquence des unités préfabriquées, nous partons du postulat que les copies d’élèves de 6e en comportent. Nous cherchons alors à savoir quels types d’unités sont mobilisées par les élèves et quel témoignage elles apportent concernant la compétence langagière des jeunes scripteurs.

Cinquante-quatre copies d’élève de 6e (11-12 ans) ont été analysées. Les élèves devaient répondre à une consigne d’écriture qui leur demandait de rédiger un dialogue entre deux collégiens lors de leur première rentrée au collège.

L’objectif étant d’avoir un aperçu de l’usage que font les jeunes apprenants des unités préfabriquées, aucune autre consigne particulière ne leur avait été donnée afin d’assurer une analyse de leur capacité à utiliser ou non ces unités, sans aucune intervention relative à la maitrise de la langue dans leur production.

Nous avons recensé toute séquence préfabriquée dans les copies afin de pouvoir ensuite les étudier en nous demandant, d’une part, si des constructions étaient préférentiellement mobilisées et, d’autre part, quelles connaissances antérieures, même non encore stabilisées, elles permettaient de mettre au jour. Nous rendons compte succinctement ci-dessous de quelques-uns des résultats obtenus.

3. Résultats : la phrase préfabriquée témoin de la compétence langagière des élèves

3.1. Exemples de phrases préfabriquées du récit à 11-12 ans

Sur cinquante-quatre élèves, seuls neuf n’utilisent pas d’unité préfabriquée dans leur production écrite. Le nombre important d’élèves recourant à la préfabrication montre la productivité de ce type de tournure.

Si nous nous référons aux approches de Tutin (2019), nous pouvons distinguer les unités propres à l’oral et mobilisées dans les dialogues entre les protagonistes, des unités propres au récit et mobilisées hors de ces dialogues. Nous nous intéressons ici seulement aux unités préfabriquées du récit dont nous donnons ci-dessous quelques exemples :

Tableau Exemples d'unités préfabriquées du récit (11-12 ans)

Unités préfabriquées du récit

Exemples

Dit Pierre en la remerciant (Cass.)

Il était une fois (Ben.)

C’est alors qu’ils rentrent au collège (Jess.)

Et c’est depuis ce jour que (Marg.)

La sonnerie retentit (Mae.)

Un peu plus tard… (Marg.)

Quelques jours plus tard (Cél.)

Ils vécurent quatre superbes années au collège (Marg.)

Quelques jours plus tard (Cél.)

Quelques mois plus tard (Cél.)

Ma peur s’est envolée dirent-ils d’une même voix

(Loll.)

Tous pour un et tous pour vingt (Léo.)

Le tableau 1 révèle la capacité des élèves à utiliser des unités préfabriquées variées selon la situation et le déroulement de leur récit. Il confirme qu’ils en utilisent effectivement pour, semble-t-il, guider leur lecteur dans le fil du texte comme nous allons le voir ci-dessous.

Les unités préfabriquées sont ainsi le témoignage de l’attention que les élèves accordent à la cohérence de leur texte, elles font partie des indices de cohérence textuelle.

3.2. Essais de typologie des unités préfabriquées du récit à 11-12 ans

Les unités préfabriquées du récit regroupent quelques grandes catégories relatives à la structuration du texte. Nous avons extrait du corpus quatre catégories différentes de recours à la préfabrication :

Tableau Typologies des unités préfabriquées du récit (11-12 ans)

Types d’unités préfabriquées

Exemples

Indices logiques

C’est alors qu’ils rentrent au collège (Jess.)

Et c’est depuis ce jour que (Marg.)

Incises

Dit Pierre en la remerciant (Cass.)

Ma peur s’est envolée dirent-ils d’une même voix

(Loll.)

Indices temporels

Un peu plus tard… (Marg.)

Quelques jours plus tard (Cél.)

Quelques mois plus tard (Cél.)

Indices du genre de récit

Il était une fois (Ben.)

Ils vécurent quatre superbes années au collège (Marg.)

Indice intertextuel

Tous pour un et tous pour vingt (Léo.)

Une catégorie d’unités préfabriquées du récit se réfère précisément à la progression du texte : c’est alors que, et c’est depuis ce jour que. Ces unités établissent les liens logiques dans le récit puisque le présentatif c’est a pour rôle d’accentuer la relation de cause à conséquence dans le déroulement des textes des élèves en mobilisant la modalité emphatique grâce au clivage par c’est… que. Là, la construction, autour du clivage en c’est… que, peut être le témoin de la préfabrication avec dans la suite du présentatif c’est, les termes temporels alors et depuis ce jour. Il semble que les élèves se saisissent ici judicieusement des formules rencontrées dans les textes narratifs, formules qu’ils connaissent bien puisqu’ils sont capables de les réemployer.

Les incises comme dit Pierre en la remerciant comportent une préfabrication de construction : V + N + Pron. + Gérondif qu’il est possible de retrouver dans des tournures telles dit Pierre en la regardant / suppliant / etc. L’élève révèle ici sa capacité à se saisir d’une construction pour rendre compte de l’état d’esprit du protagoniste ; la connaissance de cette construction entraine d’ailleurs sa mobilisation à bon escient comme le montre l’extrait de production ci-dessous :

Figure Extrait de copie d'élève (Cass.)

Figure  Extrait de copie d'élève (Cass.)

Dans cette production Cass. mobilise la construction à deux reprises successives afin d’exprimer l’état d’esprit des protagonistes de son récit. Elle duplique d’ailleurs cette construction dans l’incise suivant en la remerciant et propose en incise en s’inquiétant. Un autre exemple de préfabrication apparait en incise avec l’utilisation de la collocation d’une même voix. Ici, la préfabrication n’est pas construite comme précédemment à partir du verbe, mais en prenant comme base le nom voix, et pour rendre compte également des états mentaux des personnages qui agissent ensemble et sont solidaires.

L’unité un peu plus tard, pilotée par le terme tard, rend compte de la progression temporelle, nous retrouvons cette structure avec d’autres exemples, comme quelques jours / quelques mois plus tard. Ces indices mettent au jour le souci des élèves de guider leur lecteur en reproduisant des formules types lues dans divers récits.

La tournure il était une fois ne procède pas de la même stratégie narrative. Elle inscrit directement le texte dans le genre du conte dont elle est en quelque sorte l’emblème. La formule de clôture ils vécurent quatre superbes années au collège parait relever de la même stratégie. En effet, cette formule reprend, en l’adaptant à la situation, la phrase conclusive de bien des contes : ils vécurent heureux depuis ce jour, ou ils vécurent de nombreuses années, etc.

Enfin, un exemple accentue la capacité des élèves à se saisir des tournures rencontrées dans les récits connus : tous pour un et tous pour vingt qui réfère à la devise des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas : un pour tous, tous pour un. La déformation opérée par l’élève révèle ici un haut degré de maitrise de l’expression qu’il est capable de mobiliser dans un autre contexte et avec des éléments lexicaux adaptés. Il semble avoir une bonne appréhension de l’enjeu pragmatique de la production écrite : le jeune auteur compte sans doute sur les connaissances de son lecteur pour que celui-ci apprécie la référence littéraire et qu’il comprenne bien l’engagement du protagoniste de son récit.

Nous voyons ainsi que, guidés par le souci de cohérence de leur texte, les élèves mobilisent différents types d’unités préfabriquées qui occupent cinq grandes fonctions de leur récit.

Conclusion

Ce rapide tour d’horizon de l’utilisation des unités préfabriquées du récit par des élèves de 11-12 ans permet de mieux cerner les usages de ces tournures et d’en proposer un possible classement en lien avec la cohérence textuelle et la visée pragmatique du texte produit par les élèves.

L’étude des unités préfabriquées permet en outre de mieux cerner la compétence des élèves et il serait intéressant de leur proposer d’étudier les unités les moins employées, comme la phrase clivée, afin d’en étendre la connaissance et l’emploi dans différents genres textuels.