Déjouer les interfaces Digital Play: Potential and servitudes

Florent Di Bartolo 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.693

Qu’il s’agisse de réseaux sociaux, de plateformes de partage, de services de cartographie, ou encore de moteurs de recherche, les systèmes d’information de la Toile ne remplissent pas uniquement des fonctions utilitaires. Ils nous invitent à participer à des activités ludiques qui renouvellent les formes sous lesquelles il est possible d’accéder aux données qu’ils indexent. Cet article présente les caractéristiques et les limites de ces invitations qui exploitent la modularité et l’automatisation des interfaces des dispositifs numériques. Il donne aussi des exemples de propositions artistiques qui se réapproprient des interfaces numériques et étendent leur jouabilité en les ouvrant à de nouvelles pratiques, à de nouveaux usages qui outrepassent les restrictions fixées par leurs concepteurs.

Social networks, hosting services, geographical information systems, and search engines do not only fulfill utility functions. They invite us to play by renewing the forms in which data can be accessed. This paper presents the characteristics and the limitations of these invitations that are exploiting the modularity and automation of new media’s interfaces. It introduces also new media artworks that are using in a critical way digital interfaces to extend their playability by allowing the appearance of new exploratory practices and experiences.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Nombreux sont les services et applications qui ont pour objectif de faciliter la consultation d’archives numériques et la recherche d’informations. Les plateformes de partage, les services de cartographie, les réseaux sociaux, ou encore les moteurs de recherche représentent autant d’outils capables de nous aider dans ces activités quotidiennes. Toutefois, les systèmes d’information de la Toile ne remplissent pas uniquement des fonctions utilitaires. Ils nous invitent aussi au jeu, en renouvelant régulièrement les formes sous lesquelles il est possible de retrouver dynamiquement des données.

La première partie de cet article est consacrée aux caractéristiques et aux limites de ces invitations qui exploitent la modularité et l’automatisation des interfaces des dispositifs numériques. Afin de décrire les caractéristiques des jeux que les systèmes d’information proposent, il sera pris pour exemple plusieurs services web appartenant à Google. Du fait de leur grand nombre et de leur popularité, les services de la firme américaine nous semblent aptes à rendre compte de la diversité et de la multitude des sollicitations qui sont susceptibles d’entraîner des comportements ludiques chez les utilisateurs de dispositifs numériques. Les produits et services Google seront aussi utilisés pour décrire les limites que fixent les concepteurs d’un dispositif numérique pour garantir sa viabilité (notamment économique). Ces restrictions limitent la jouabilité des systèmes d’information de la Toile et des interfaces auxquelles ils sont associés.

La seconde partie de cet article propose de dépasser ces limites en présentant le travail d’artistes qui se réapproprient des interfaces numériques et étendent leur jouabilité en les ouvrant à de nouvelles pratiques, à de nouveaux usages qui outrepassent les restrictions préalablement fixées par leurs concepteurs. La notion de « jouable » désigne ici l’aptitude d’un objet technique à ouvrir un champ de possibles. Elle ne se rattache pas à un type d’objets particulier. La jouabilité est un horizon qui repose sur l’ouverture d’un objet, d’un dispositif numérique.

2. Des interfaces qui appellent au jeu

Note de bas de page 1 :

Une étude d’AT Internet réalisée du 1er au 30 septembre 2013 estime par exemple la part de marché du moteur de recherche Google sur le territoire français à 91 %contre 67 % aux États-Unis. Source Internet : http://www.atinternet.com/documents/ barometre-des-moteurs-de-recherche-3/.

En tant qu’horizon, la jouabilité est une qualité qui n’appartient pas exclusivement aux jeux vidéo. Elle peut être rapportée à tout dispositif numérique qui appelle le terme de jeu. Les moteurs de recherche généralistes et les services de cartographie font partie des systèmes d’information qui appellent explicitement au jeu. C’est notamment le cas du moteur de recherche Google qui domine le marché des moteurs de recherche en Europe et aux États-Unis1 et détermine en partie la visibilité des pages web et celle de leurs contenus (Rieder, 2012). Comme l’a démontré Brigitte Simonnot, un certain « esprit de jeu » est perceptible non seulement dans la stratégie de communication de la firme américaine, mais aussi dans l’interface de son moteur de recherche (2008).

Note de bas de page 2 :

Voir la page Doodles Google : À propos, Google [en ligne] http://www.google.com/ doodles/about (consultée le 13 juin 2014).

Note de bas de page 3 :

Les idées de doodles proviennent des employés de Google, mais aussi de ses utilisateurs qui peuvent envoyer par email leurs propositions à proposals@google.com.

Note de bas de page 4 :

This is also a doodle you can actually play. All of Lem’s universes are rich and believable. We spent a lot of time figuring out how to pay homage to it, and quickly decided to build a small game. Voir la page 60e anniversaire de la première publication de Stanislas Lem, Google [en ligne] http://www.google.com/doodles/60th-anniversary-of-stanislaw-lems-first-publication (consultée le 13 juin 2014).

Par exemple, les « logos de fêtes » ou doodles qu’arbore le moteur de recherche Google sur sa page d’accueil placent l’image de la société fondée par Sergey Brin et Larry Page au centre d’un jeu. Les doodles apportent régulièrement des altérations au logo de l’entreprise. Ils servent à célébrer des fêtes et des anniversaires, ou encore, à commémorer la vie d’artistes et de scientifiques célèbres2. Les doodles assurent la promotion d’anniversaires et d’événements qui sont en accord avec les valeurs défendues par Google et son goût prononcé pour l’innovation. Leur conception comme leur publication en ligne nous invitent à adopter des comportements ludiques : selon leur degré d’implication, les utilisateurs peuvent choisir de proposer des idées de fêtes à célébrer3 ou essayer, plus simplement, de deviner l’identité de l’événement commémoré lorsqu’elle leur échappe. Les doodles se présentent parfois sous la forme de véritable jeu vidéo. À l’occasion du 60e anniversaire de la première publication de Stanislas Lem, le doodle publié proposait de lancer une animation interactive réalisée par le designer Marcin Wichary et inspiré de La Cybériade, un recueil de nouvelles de science-fiction écrit par Stanislas Lem en 1965 et mettant en scène deux constructeurs cosmiques : Trurl et Clapaucius4.

Note de bas de page 5 :

Les liens sponsorisés ne font pas partie des résultats retenus par le moteur de recherche lorsque le bouton « J’ai de la chance » est utilisé.

Les doodles donnent un exemple des jeux auxquels l’interface du moteur de recherche Google permet de s’associer. Ils permettent de capter l’attention des utilisateurs sur le point d’effectuer une recherche en ligne. Mais le moteur de recherche dispose aussi d’éléments qui incitent à adopter des comportements ludiques lors de la recherche d’informations (Simonnot, 2008). Par exemple, l’interface graphique du moteur de recherche appelle au jeu en permettant d’effectuer une recherche à l’aide d’un bouton libellé « J’ai de la chance ». Tel le résultat d’un jet de dé, la recherche d’informations est soumise au hasard : le moteur de recherche ne propose aucune liste de résultats ; il sélectionne et redirige automatiquement ses utilisateurs vers les pages web les mieux référencées. Le bouton « J’ai de la chance » consiste à faire aveuglément confiance au moteur de recherche et à sa méthode de classement, en lui déléguant la capacité de choisir parmi les résultats naturels5 les mieux classés.

Les invitations au jeu sont omniprésentes pour les utilisateurs de dispositifs numériques. Leur nombre comme leur diversité remet en question les dichotomies établies au siècle dernier pour définir la notion de « jeu » en tant que dispositif ludique objectif (Genvo, 2011, 69). Contrairement à l’idée défendue par Roger Caillois dans les années 1950, il est aujourd’hui devenu difficile de présenter le jeu comme étant « essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu » (Caillois, 1967, 37). La dimension ludique de l’interface du moteur de recherche Google est additive. Elle vient s’ajouter à celle d’autres services, comme Google Earth : une application qui nous invite au voyage dès son lancement, en nous proposant de faire pivoter un globe terrestre sur lui-même pour diriger notre attention sur une zone géographique choisie au hasard.

Note de bas de page 6 :

Voir la page Pegman : Google Maps avec Street View [en ligne] (consultée le 31-10- 2014) http://maps.google.ch/intl/fr/help/maps/streetview/learn/pegman.html.

Note de bas de page 7 :

Un easter egg est une fonction non malveillante dissimulée dans un programme informatique. Les concepteurs de jeux vidéo utilisent fréquemment des easter eggs pour proposer des bonus à leurs joueurs les plus appliqués.

Note de bas de page 8 :

Le projet de recherche visait prétendument à rendre accessible Google Maps sur les anciennes consoles de jeux vidéo 8 bits, en particulier la Nintendo Entertainment System (NES) sortie en 1985.

L’application Google Earth fonctionne de pair avec les services Google Maps et Street View. Les interfaces de ses services invitent leurs utilisateurs à jouer en proposant des représentations ludiques de leurs fonctionnalités et des données auxquelles elles donnent accès. Pegman6 par exemple est un personnage fictif utilisé pour passer des vues aériennes du territoire que propose Google Maps aux images à 360 degrés de Street View. Contrairement aux autres éléments interactifs de l’interface du service de cartographie, Pegman est un personnage animé que l’on doit littéralement saisir et laisser tomber sur la carte pour interagir avec elle. Pegman occupe une place centrale dans l’expérience qu’il est possible de faire du service Google Maps et est mis à cet égard fortement en évidence au niveau de l’interface graphique. Toutefois, les références au jeu peuvent aussi être cachées au sein des dispositifs numériques et correspondre aux easter eggs des jeux vidéo7. Ainsi, le 31 mars 2012, en vue du premier avril, les utilisateurs du service de cartographie pouvaient non seulement choisir entre une « vue satellite » et une « vue plan » du territoire, mais aussi accéder à des cartes 8-bits en sélectionnant une option nommée « Quête ». Cette fonctionnalité utilisait les codes de représentation des jeux vidéo des années 1980 pour nous immerger dans une imagerie rappelant celle des jeux d’action-aventure comme Zelda et nous proposer temporairement de nous mettre dans la peau d’un de leurs personnages en quête d’aventures. La nouvelle fonctionnalité était présentée par l’ingénieur Tatsuo Nomura sur le blogue officiel du service Google Maps (Nomura, 2012) comme étant le résultat d’un projet de recherche8. Ce poisson d’avril fait partie des nombreuses fonctionnalités qui ont été proposées temporairement par un service Google pour susciter des comportements ludiques et créer un sentiment de complicité auprès de différentes communautés d’utilisateurs.

Règles du jeu et conditions d’utilisation

Les jeux et activités ludiques auxquels les systèmes d’information nous invitent à participer en ligne exploitent plusieurs des caractéristiques que Lev Manovich attribue aux dispositifs numériques : la modularité, l’automatisation, et la variabilité (2002). Un objet hypermédia est constitué d’unités discrètes, c’est-à-dire d’éléments qui peuvent rejoindre différents agencements sans pour autant perdre leur identité et cesser d’être manipulés séparément. L’apparition soudaine d’un nouveau mode de représentation au sein de l’application Google Maps est bâtie sur cette modularité qui permet de modifier instantanément l’apparence d’une carte sans en changer les modalités d’accès. La variabilité est aussi une caractéristique des dispositifs numériques que les jeux informatiques leur empruntent pour exister au même moment sous différentes formes. Les fêtes nationales que célèbrent les doodles présents sur les pages d’accueil du moteur de recherche Google sont un exemple de cette variabilité. Le bouton « J’ai de la chance » représente quant à lui un usage ludique de l’automatisation des procédures informatiques permettant d’interagir avec une base de connaissances.

La modularité, l’automatisation, et la variabilité caractérisent le fonctionnement des dispositifs numériques. Il n’est à cet égard pas surprenant que des jeux en ligne proposés par des systèmes d’information les exploitent. Toutefois, la jouabilité des interfaces numériques n’est pas uniquement déterminée par les potentialités associées à ces caractéristiques. La jouabilité des interfaces numériques est tributaire de leurs conditions d’utilisation. Sans se présenter sous la forme de « jeux d’institution », c’est-à-dire de dispositifs « créés de toutes pièces pour nous permettre de jouer » comme les jeux de cartes et de plateaux (Chauvier, 2007, 9), les dispositifs numériques possèdent leurs propres règles constitutives ou conditions d’utilisation qui gouvernent les pratiques de leurs utilisateurs. Les conditions d’utilisation des systèmes d’information créent un ensemble de contraintes qui dictent les modalités d’accès aux données de notre époque et définissent la jouabilité des dispositifs numériques.

Note de bas de page 9 :

Voir la page Google Street View Hyperlapse, Teehan+Lax Labs [en ligne] http://hyperlapse.tllabs.io/ (consultée le 13 juin 2014).

Chaque plateforme de partage, réseau social possède ses propres conditions d’utilisation qui déterminent les formes sous lesquelles il est possible d’accéder à ses données. Pour utiliser une nouvelle plateforme, un usager doit impérativement accepter ses conditions d’utilisation. Il sera ensuite amené à les respecter en utilisant des interfaces graphiques spécialement conçues pour limiter la portée de ses actions. Toutefois, de nombreux systèmes d’information ne se contentent pas de donner accès à leurs bases de données à partir d’une interface graphique et permettent d’interagir avec une interface de programmation (API). Malgré leurs conditions d’utilisation qui limitent le nombre et le type de requêtes pouvant être envoyées pour interroger une base de données, les API étendent la jouabilité des dispositifs numériques. En permettant d’automatiser la recherche d’informations, et de construire de nouveaux agencements de données textuelles, visuelles et sonores, elles encouragent le développement d’expériences inédites et de pratiques exploratoires. Les API rendent possible la création de nouveaux dispositifs ludiques qui exploitent la richesse des données indexées par les systèmes d’information de la Toile en leur appliquant d’autres traitements informatiques et modes de lecture. Par exemple, l’application Hyperlapse9 utilise l’API Google Maps pour créer des vidéos d’itinéraires routiers à partir d’images capturées par les « Google cars » dans le monde entier.

Note de bas de page 10 :

Voir la page Street View and The Wilderness Downtown, Google Lat Long [en ligne] http://google-latlong.blogspot.fr/2010/08/street-view-and-wilderness-downtown.html (consultée le 13 juin 2014).

Note de bas de page 11 :

L’utilisateur de l’application web The Wilderness Downtown n’est pas conscient de ce phénomène avant d’en devenir le spectateur : il est seulement invité, avant de pouvoir accéder au film, à saisir dans un champ de recherche l’adresse du « lieu où il a grandi ».

De telles applications sont parfois conçues avec l’aide des sociétés dont elles exploitent les données. Par exemple, le film interactif The Wilderness Downton, réalisé par Chris Milk en 2010 a été construit avec des membres du Google Creative Lab (Aaron Koblin, George Brower, Michael Chang)10. The Wilderness Downton utilise l’API Google Maps pour retrouver des images panoramiques et immerger son spectateur dans un espace fictionnel qui lui est familier11. L’application The Wilderness Downtown joue avec les images archivées par Google Maps, c’est un lieu d’exercice des possibles capable de proposer à chaque lecture un contenu adapté à l’identité de son utilisateur. Les applications comme The Wilderness Downtown tendent à proposer des formes d’accès ludiques aux données collectées et échangées via Internet. La lecture de ces données reste toutefois fortement influencée par les règles et les objectifs fixés par les sociétés qui les exploitent financièrement : The Wilderness Downtown choisit les images de Google Maps à utiliser en fonction de l’identité de son spectateur comme le moteur de recherche Google personnalise le classement de ses résultats en fonction de l’historique de ses usagers. Elle ne remet pas en question le fonctionnement des services Google. Elle célèbre au contraire la personnalisation de l’accès à l’information. Dans la prochaine partie de cet article, nous nous intéressons aux dispositifs artistiques qui remettent en cause le fonctionnement des interfaces des logiciels que nous utilisons quotidiennement. Nous verrons comment les artistes étendent leur jouabilité en les détournant ou en les transposant dans des contextes autres que ceux initialement imaginés par leurs créateurs.

3. Faire jeu

Note de bas de page 12 :

Voir la page Google Art, or How to Hack Google [en ligne] http://archive.rhizome.org/exhibition/googleshow/ (consultée le 13 juin 2014).

En tant qu’entité monopolistique, Google et ses services ont au cours des dix dernières années été la cible de nombreux détournements et appropriations artistiques. Des expositions en ligne comme Google Art, or How to Hack Google (2007) ont montré l’intérêt que portaient les artistes aux modes de fonctionnement des systèmes d’information de la Toile12. Nombre de propositions artistiques présentées à l’occasion de cette exposition critiquaient l’hégémonie croissante de Google et l’influence de son moteur de recherche. Plusieurs propositions artistiques vont être ci-dessous introduites pour présenter les différents types d’actions qui ont été exécutées par des artistes dans le but d’étendre la jouabilité des interfaces numériques ou d’en exposer les limites. Les œuvres convoquées ici ont été choisies en fonction de leur capacité à rendre compte de ces deux phénomènes.

Note de bas de page 13 :

Voir la page Google Gravity, Chrome Experiments (consultée le 13 juin 2014) [en ligne] http://www.chromeexperiments.com/detail/gravity/.

Note de bas de page 14 :

Voir la page The Revolving Internet, Constant Dullaart, 2010 [en ligne] http://therevolvinginternet.com/ (consultée le 13 juin 2014).

Parmi les appropriations artistiques dont l’interface du moteur de recherche Google a fait l’objet, figure celle du collectif Hi-Res !13. Ses membres ont reproduit à l’identique l’interface graphique du moteur de recherche et ont attribué à chacun de ses éléments graphiques un poids afin de les faire s’effondrer les uns sur les autres et rendre le service difficilement utilisable (2009). Dans ce cas précis, les artistes n’interviennent pas directement sur l’interface graphique du moteur de recherche et son contenu. Ils se contentent de proposer à une nouvelle adresse une version alternative de l’interface d’un système d’information. C’est aussi le cas de Constant Dullart qui attribue avec The Revolving Internet (2010) à l’interface du moteur de recherche Google, et aux pages web auxquelles il permet d’accéder, un mouvement de rotation continu14.

Ces propositions artistiques s’approprient l’interface du moteur de recherche Google, et l’ouvrent à de nouvelles activités ludiques prêtes à être intégrées sous forme d’easter eggs. En effet, la firme de Mountain View implémente parfois des fonctionnalités d’ores et déjà proposées par des applications tierces. Par exemple, le moteur de recherche Google offre depuis novembre 2011 la possibilité de faire faire à son interface « un tonneau » en saisissant la requête « Do A Barrel Roll ». Ces ajouts témoignent de la capacité des entreprises du numérique à s’adapter à leur environnement en reprenant à leur compte de supposés détournements. Mais toutes les propositions artistiques ne peuvent pas faire si aisément l’objet d’une réappropriation. Lorsqu’elles étendent fortement la jouabilité des dispositifs numériques ou qu’elles en exposent les limites, les propositions artistiques ont tendance à outrepasser les règles fixées par leurs concepteurs.

Note de bas de page 15 :

Google Adwords assure la promotion d’entreprises à l’aide d’encarts publicitaires intégrés aux pages de résultats du moteur de recherche.

Note de bas de page 16 :

Voir la page The Google AdWords Happening, 2002 (consultée le 13 juin 2014) [en ligne] http//www.iterature.com/adwords/.

Note de bas de page 17 :

Ibid.

Parmi les artistes qui adoptent une attitude critique vis-à-vis des systèmes d’information de la Toile figure notamment Christophe Bruno dont les performances et les œuvres connectées interrogent dans les années 2000 le statut des images et des mots qui se retrouvent indexés et mis en scène par le moteur de recherche Google. En 2002, cet artiste français a eu recours au service Google AdWords15 pour diffuser des « petits poèmes » aux utilisateurs du moteur de recherche Google ayant saisi des requêtes comprenant des mots tels que « symtom », « dream », « mary » et « money » et les attirer sur son site16. Malheureusement le projet fut vite interrompu, car les annonces ne respectaient pas les conditions d’utilisation du service commercial en ne reflétant pas le contenu du site Internet vers lequel elles dirigeaient. Cette intervention que l’artiste qualifie de « Google hack » (Bruno, 2009) est un des nombreux exemples qui peuvent être utilisés pour témoigner de la propension des artistes à tester la jouabilité des dispositifs numériques en leur accordant – ne serait-ce que temporairement – de nouvelles capacités comme celle de diffuser des propos subversifs, drôles, et parfois incohérents à la place d’annonces publicitaires. Le récit de ce happening, qui est rapporté par l’artiste sur son site, dévoile en partie le fonctionnement du moteur de recherche Google17. Il montre que la jouabilité des dispositifs numériques obéit à des contraintes moins techniques qu’économiques. Mais les actions entreprises par les artistes ne reviennent pas uniquement à constater les limites des interfaces numériques en termes de jouabilité. Leur travail peut être considéré comme une tentative de dépasser ces limites en les ouvrant à de nouvelles pratiques, à des usages qui ne respectent plus les restrictions établies par leurs créateurs.

Étendre les possibles

Étendre la jouabilité des interfaces numériques, c’est les ouvrir à de nouvelles pratiques exploratoires, c’est les rendre perceptibles et appréhendables dans toute leurs complexité et virtualité, c’est les déjouer, en faisant état de leur mode de fonctionnement et des logiques économiques qui les gouvernent. En 2001, Jonah Brucker-Cohen présentait Crank the Web : une interface physique connectée à un ordinateur et qui permettait d’augmenter progressivement, à l’aide d’une manivelle, la vitesse de la bande passante utilisée pour naviguer sur le web. En donnant la possibilité de contrôler la vitesse à laquelle étaient téléchargées des données, Jonah Brucker-Cohen attirait notre attention sur la vitesse des débits ascendant et descendant auxquels nous sommes accoutumés et qui déterminent en partie l’usage que nous faisons des objets connectés à Internet. Il donnait la possibilité de faire de chaque téléchargement de pages web, l’objet d’une réflexion sur les différents débits accordés par les fournisseurs d’accès en fonction de critères économiques. Crank the Web est un dispositif qui rend jouable le fait de se connecter à Internet et de télécharger des pages web, en ne faisant plus reposer la vitesse de téléchargement sur des procédures automatiques et des offres commerciales, mais sur une activité manuelle qui module la vitesse d’accès au web en fonction du besoin de ses utilisateurs.

Les artistes exacerbent parfois l’automatisation des interfaces graphiques pour rendre compte de leur mode de fonctionnement et permettre de poser un regard critique sur leurs fonctionnalités. Les logiciels d’infographie figurent parmi les logiciels qui offrent le plus de possibilités en termes de création numérique. Néanmoins, leurs interfaces ne sont pas neutres et orientent les gestes de leurs utilisateurs. Les interfaces circonscrivent avec leurs outils le type et le style de compositions graphiques qu’il est possible de réaliser. Des logiciels comme Auto-Illustrator permettent de considérer l’impact des logiciels d’infographie sur les compositions qu’ils aident à élaborer. Conçu en 2001 par Adrian Ward, le logiciel Auto-Illustrator est un logiciel d’infographie qui reproduit l’interface du logiciel Illustrator commercialisé par Adobe depuis 1985. Comme son nom l’indique, Auto-Illustrator fonctionne de manière semi-automatisée. Il exécute à intervalles réguliers des opérations sans l’accord préalable de son usager pour l’« aider » à concevoir des compositions graphiques. L’automatisation des opérations de base qu’un logiciel d’infographie permet d’exécuter pousse à l’extrême l’influence que peut avoir une interface sur l’activité de leurs utilisateurs et pose la question de la paternité des compositions créées. Elle interroge la jouabilité des interfaces en rendant visibles les contraintes que leurs outils imposent.

Note de bas de page 18 :

La méthode de Viola et Jones a été inventée en 2001 par les chercheurs Paul Viola et Michael Jones pour détecter des visages dans une image. Elle est aujourd’hui l’une des méthodes les plus utilisées pour détecter la présence de visages et de personnes au sein d’une image. Cette méthode est notamment employée par la bibliothèque graphique OpenCV spécialisée dans le traitement d’images en temps réel.

Note de bas de page 19 :

Voir la page OpenCV Face Detection: Visualized, Vimeo [en ligne]
https://vimeo.com/12774628 (consultée le 13 juin 2014).

Avec Auto-Illustrator, Adrian Ward pose un regard critique sur le fonctionnement des logiciels d’infographie et leur impact sur la création numérique. Il peut à ce titre être rattaché au Software Art. Comme l’a écrit Inke Arns, le Software Art représente « une activité artistique qui, dans le médium – ou plutôt le matériau – du logiciel, autorise une réflexion critique sur le logiciel (et son impact culturel). Le Software Art ne considère pas seulement le logiciel comme un outil pragmatique invisible générant certains résultats ou surfaces visibles, mais au contraire se concentre sur le code lui-même – même si ce code n’est pas exposé ou mis en avant de manière explicite » (Arns, 2011, 145). Les artistes du Software Art jouent avec les interfaces des dispositifs numériques. Ils se réapproprient leurs outils ainsi que leur code source dont ils étudient les objets et les fonctions. L’artiste Adam Harvey a par exemple étudié en détail la méthode de Viola et Jones18 afin de proposer un jeu de coiffures, de maquillages et d’habillages qui rendent impossible toute tentative de reconnaissance de visages par des programmes informatiques. Intitulé CV Dazzle (2010), le projet est accompagné d’une documentation qui montre les algorithmes de reconnaissance faciale à l’œuvre19. Les artistes du Software Art déjouent les interfaces des dispositifs numériques avec lesquels nous entrons quotidiennement en contact. Ce travail critique donne lieu à un dialogue avec la machine dont il s’agit d’exacerber la logique ou de perturber le fonctionnement.

Les artistes étendent la jouabilité des interfaces numériques en proposant de nouvelles formes d’interaction avec elles. Ils peuvent aussi intervenir sur leur connectivité afin de les rendre accessibles à d’autres communautés d’utilisateurs et les ouvrir à de nouvelles pratiques. Initialement destinée à la console de jeux vidéo Xbox, la caméra Kinect a par exemple dès sa sortie, en novembre 2010, fait l’objet d’un concours organisé par Adafruit Industries. Le magasin de matériel électronique DIY désirait récompenser publiquement la première personne ou collectif capable de créer et partager via GitHub (un service d'hébergement en ligne) un pilote informatique libre permettant de contrôler la Kinect à l’aide d’un ordinateur (Wortham, 2010). La mise en ligne de pilotes libres a permis d’utiliser ce périphérique pour concevoir des dispositifs numériques autres que ceux proposés par Microsoft sur sa console de jeux. Les communautés open source réunissant des artistes et des designers ont facilité son emploi en créant non seulement des pilotes libres, mais aussi des librairies logicielles qui permettent de faire usage de ses fonctionnalités à l’aide de multiples langages de programmation adaptés à la création graphique interactive. Dans le champ des arts, nombreuses sont les installations artistiques qui contrôlent une Kinect à l’aide de programmes tels que Processing et OpenFrameworks. Ces pratiques exploratoires ont eu raison des restrictions initialement fixées par Microsoft. En effet, après avoir officiellement condamné en 2010 le concours organisé par Adafruit Industries, la société américaine a décidé de commercialiser un modèle de Kinect spécialement conçu pour être contrôlé à partir d’un ordinateur.

4. Conclusion

Les artistes s’approprient les interfaces des dispositifs numériques. Ils utilisent leurs caractéristiques, à savoir leur modularité, leur automatisation et leur variabilité pour les ouvrir à de nouvelles pratiques, à de nouveaux usages qui outrepassent les conditions d’utilisation préalablement fixées par leurs concepteurs. Ils proposent à l’image de Christophe Bruno, Adrian Ward, ou encore Adam Harvey, un regard critique sur le mode de fonctionnement des interfaces que nous utilisons quotidiennement en leur accordant une nouvelle visibilité. Les logiciels et performances artistiques qu’ils conçoivent déjouent des dispositifs numériques qui deviennent de plus en plus invasifs, intégrés à notre environnement. Ils mettent en scène les limites de leur jouabilité et les règles sur lesquelles elle repose. Mais leurs actions ont aussi la capacité d’étendre la jouabilité des dispositifs numériques à une époque où elle tend à être de plus en plus circonscrite, adaptée à des logiques économiques qui restreignent l’accès et la circulation de données.