Quand les créations numériques consomment les spectateurs

Célio PAILLARD 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3151

Cet article aborde les questions de création et de consommation en étudiant un type d’œuvres d’art numérique, de plus en plus représenté dans les expositions : les objets aux comportements autonomes. Il s’appuie principalement sur une exposition récente, présentée au 104, à Paris (« Prosopopées : quand les objets prennent vie »), pour montrer comment des artistes s’éloignent résolument des idéaux de co-création associés à l’interactivité pour concevoir des œuvres qui, au contraire, s’imposent aux spectateurs et leur font éprouver, dans tout leur corps, l’autorité des technologies numériques.

This article treats issues of creation and consumption by studying a type of digital art, increasingly represented in exhibitions: objects with autonomous behaviour. It relies mainly on a recent exhibition, presented at 104, Paris (“Prosopopées: quand les objets prennent vie), to show how artists resolutely stand away from the ideals of co-creation associated with interactivity. They design works that, on the contrary, obtrude the audience, so the spectators experiment in their whole body the authority of digital technologies.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Théoricien français des arts numériques, fondateur du Cube à Issy-les-Moulineaux, un des plus anciens centres d’art français consacré aux arts numériques.

Note de bas de page 2 :

Elles porteraient donc en elles le plus grand « coefficient de numéricité » (Hillaire, 2015-1).

Il n’est pas aisé de réfléchir aux formes de « consommation » et de « création » artistiques, tant ces termes sont chargés de sens et d’interprétations historiques. Certes, se concentrer sur le champ des arts numériques restreint le champ d’étude, mais comme l’indique le pluriel, ce domaine recouvre une grande variété de pratiques et de rapports consommation/création. Cet article aborde donc un type de créations plus spécifiques, celles que l’on peut qualifier de « génératives », dont le « processus algorithmique (…) génère ou régénère en temps réel une partie de son code par des variables (…) » (Boisnard, 2015, 72), qui se transforment devant nos yeux et semblent dotées de « comportements ». Florent Aziosmanoff1 (2010) les qualifie de « living art » et les considère comme les œuvres les plus spécifiquement « numériques », car tirant partie des opportunités de création offertes par les nouvelles technologies2

Note de bas de page 3 :

Pour des références plus complètes, je renvoie à ma thèse « L ’Art numérique » Un nouveau mouvement dans le monde de l’art contemporain (2010), consultable sur https://issuu.com/il_reparator/docs/these_ce__lio_paillard?e=7194544/40842023

La réflexion développée dans cet article s’appuie sur une étude de ce type d’œuvres et des comportements des spectateurs face à elles, en particulier dans le contexte d’une exposition récente à Paris, au 104. Elle est également appuyée sur une connaissance expérimentale d’autres expositions d’arts numériques (depuis le milieu des années 1990) et par des références théoriques liées à ce champ3, et à celui de la création en général.

2. Deux termes accouplés

Étymologiquement, le terme « consommation » a deux significations principales : accomplir, achever (comme on dit « consommer un mariage »), mais aussi mener à sa fin, détruire (le mot a la même origine que « consumer »). Le terme « création » est d’origine plus ancienne et ancré dans une perspective religieuse : se référant d’abord à la création divine, ex nihilo, il désigne par la suite tout ce qui est créé (êtres ou choses), puis l’activité et les produits de l’art.

L’association de ces deux termes est toutefois moins polysémique, puisqu’elle s’inscrit dans un contexte historique et politique, celui de la critique de la « société de consommation », dans les années 1960 notamment. Dans l’optique révolutionnaire du mouvement situationniste, la consommation désignait une attitude passive, résignée et moutonnière qui s’opposait au développement naturel de la créativité de chacun (Vaneigem, 1967). La critique de ce conformisme apathique s’accompagnait d’une volonté de dissolution de l’art dans la vie (Debord, 1967), afin que ce domaine d’activité ne soit pas le seul où puisse se déployer la créativité. Hormis Debord lui-même, peu d’artistes abandonnèrent leur pratique (ou leur distinction en tant qu’« art »), mais beaucoup promurent un rapport plus participatif aux œuvres, ce qui était une manière de concéder aux spectateurs une part de création.

Plus tard, avec l’apparition de l’art numérique sur la scène contemporaine, l’idée de participation est réactivée et amplifiée avec la mise en œuvre de « l’interactivité ». Edmond Couchot (1998) y voit même un moyen de partager « l’auctorialité », désignant les spectateurs comme « auteurs-aval » qui « actualisent » des œuvres « virtuelles » créées par des artistes « auteurs-amont ». Edmond Couchot – comme Frank Popper (1980) avant lui – valorise ce partage de la création (distribué par les artistes, toutefois) et en fait un argument de promotion d’un art numérique qu’il estime injustement mis à l’écart dans le champ de l’art contemporain. L’art de demain incorporera les spectateurs dans le processus de création même ! L’argument a depuis été maintes fois repris, au point que Norbert Hillaire (2015-2) parle de « participationnite », tant la participation semble être devenue le paradigme prédominant de la réception esthétique. Certes, l’intention est généreuse, mais elle s’appuie sur un a priori qui mérite d’être questionné.

Note de bas de page 4 :

Peut-être est-ce la conséquence de la promotion de ce qui ferait la spécificité du champ artistique : valoriser la création (des spectateurs), c’est aussi défendre l’activité des artistes et leur expertise dans ce domaine.

Dans le monde de l’art, les termes « consommation » et « création » fonctionnent en duo et se rapportent aux deux extrêmes possibles des attitudes des spectateurs. L’approche consommatrice est dépréciée en ce qu’elle dénoterait la passivité, voire l’abrutissement des spectateurs, cependant qu’est célébré un rapport créateur aux œuvres, considéré comme actif4. On peut s’interroger sur l’invocation de cette qualité comme un argument de promotion d’un nouveau type d’art : cela influence-t-il la perception et l’appréciation des œuvres ? Ou encore : la dichotomie consommation/création peut-elle être un critère esthétique, une problématique plastique ? Et surtout : est-elle toujours d’actualité, y compris dans le cadre des pratiques artistiques numériques contemporaines, notamment quand celles-ci s’appuient sur des systèmes « comportementaux » ?

3. Expositions d’objets (numériques)

Note de bas de page 5 :

Pour ne citer qu’un exemple : les festivals ISEA ont lieu dans le monde entier depuis… 1988. Ils ont été mis en place par l’Inter-Société des Arts Électroniques, « une organisation internationale à but non lucratif vouée à la promotion et au développement interdisciplinaire et interculturel de la création dans le domaine des nouveaux médias » (ISEA 2000, 2000, 167).

Cela fait plus de vingt ans que l’art numérique, et maintenant « les arts numériques » (l’intitulé a changé pour ne pas en réduire la diversité), sont célébrés lors de grands événements5. Et s’ils sont longtemps restés relativement confidentiels, drainant un public d’initiés, ce n’est désormais plus le cas.

Note de bas de page 6 :

Présentation du 104 sur son site internet : http://www.104.fr/presentation.html

Ainsi, cet hiver 2015-2016, le 16e festival Némo, pour sa première édition en biennale (il était auparavant à peu près annuel) investit Paris et l’Île-de-France. Des expositions sont organisées dans des lieux souvent consacrés aux arts numériques (Maison des arts de Créteil, le Cube à Issy-les-Moulineaux, la Gaîté lyrique à Paris). Mais la plus importante, « Prosopopées : quand les objets prennent vie » se tient au 104, « établissement artistique de la ville de Paris » donnant « accès à l’ensemble des arts actuels, au travers d’une programmation résolument populaire, contemporaine et exigeante6 ». Visiblement, le public invité excède largement celui des spécialistes. Cette impression est confirmée par l’importante campagne d’affichage et le choix de mettre en avant une photo d’un canapé en équilibre sur un pied (Balance From Within de Jacob Tonski, 2012) : pas de mise en avant des technologies mais une opération de séduction tirant partie de la dimension spectaculaire des œuvres.

Le premier aspect frappant de l’exposition est la présence physique des œuvres (installations, sculptures et objets animés) réparties dans tout le lieu. Dans la cour d’entrée se trouve Pergola (Lab [au], 2010-2011), des panneaux mobiles motorisés élevés sur des poteaux, sous lesquels les spectateurs peuvent se placer « pour contempler les motifs de lumière et de mouvement » (Catala, 2015-2, 23) ; ils y restent peu de temps, ne sachant trop où regarder, puis poursuivent leur visite. À gauche, dans une cage d’escalier, une échelle de néons monumentale s’allume selon divers rythmes et progressions, accompagnée d’une ambiance sonore oppressante (Mono [lith], Nonotak, 2015) ; les motifs visuels et sonores étant variés, l’œuvre retient plus longtemps les spectateurs – sauf ceux que le haut volume sonore importune. Au sous-sol, dans l’« appartement fou », une pièce entière (Mécaniques discursives, Fred Penelle et Yannick Jacquet, 2012) est dévolue à une installation de dessins et maquettes animés par des graphismes lumineux en mouvement – les spectateurs s’y tiennent, interloqués par le fourmillement de l’ensemble du dispositif, cherchant à en relever tous les détails.

Dans ce même appartement fou sont exposées de nombreuses œuvres plus petites, des objets aux « comportements » étranges, échappant « à toute forme de contrôle, mieux, à toute forme de logique » (Catala, 20151, 10). On y trouve, entre autres, une perceuse trouée d’où jaillissent plusieurs jets d’eau (Bleed, Michel de Broin, 2009), un transat mécanique qui semble vouloir se replier sans jamais y parvenir (A Day’s Pleasure, Jérémy Gobé, 2015-2016), ou encore une « machine célibataire » faisant tourner huit cuillères comme pour faire circuler entre elles quatre œufs en équilibre instable (TableSpoons, Samuel St-Aubin, 2015). L’ensemble compose un décor domotique dénué de toute fonction d’assistance aux activités humaines, comme si ces objets s’émancipaient de toute utilité, hormis celle de distraire les spectateurs – et, effectivement, cela semble les amuser.

Note de bas de page 7 :

Pour des informations plus complètes sur les œuvres exposées, voir le hors-série n°12 de Mcd, consultable en ligne : http://biennalenemo.arcadi.fr/wpcontent/uploads/2016/03/Catalogue-MCD_PPP.pdf

Dans la halle extérieure et dans les salles attenantes se trouvent d’autres œuvres, de tailles plus imposantes. Plusieurs sculptures animées, notamment, paraissent menaçantes. Les spectateurs se tiennent à distance de ces « robots hostiles » (Cornelissen, 2015), de peur que l’énorme pince (de chantier) de Sans titre (Arcangelo Sassolino, 2006) ne se referme sur eux ou ne leur écrase les pieds, ou simplement inquiétés par les mouvements imprévisibles de Nervous Trees (Kristof Kintera, 2013) des sortes d’arbustes retournés, leur tronc chapeauté d’un globe terrestre comme d’une tête, et se déplaçant selon les soubresauts agitant leurs branches7.

Note de bas de page 8 :

L’aspect matériel de l’art numérique est avant tout une nécessité technique (Couchot, 2015). Même pour montrer des images « virtuelles », on ne peut se passer de supports (de diffusion) et de machines (pour calculer et afficher les images). Mais c’est aussi une tendance de cet art qui est de plus en plus intégré (Moulon, 2013, 2015) dans l’art contemporain (Prosopopées est présentée par le 104 et le festival Némo comme une « exposition d’art contemporain numérique »), parce que plus reconnu et plus répandu. Les « nouvelles technologies » ne sont plus nouvelles et font désormais partie de nos vies. Beaucoup d’artistes d’aujourd’hui choisissant leurs médias en fonction de leur démarche, les nouvelles technologies ne sont plus, bien souvent, que des outils parmi d’autres. Le recours aux dispositifs d’installation ou à la création d’objets répond alors à des stratégies de participation au monde de l’art, les artistes pouvant aussi bien créer des œuvres monumentales (s’ils bénéficient d’un soutien technique et/ou financier) que des objets plus petits, plus faciles à exposer et à vendre (et pas seulement à des institutions).

Dans cette exposition, on est donc loin de l’immatérialité fantasmée de l’art numérique et de ses aspects « virtuels » – terme mal interprété et associé à tort à une intangibilité totale des œuvres. Ici, au contraire, les technologies sont intégrées aux objets et se matérialisent à travers les mouvements qu’elles leur font faire. Elles ne se substituent pas à eux, ce sont les objets qui les incarnent et les manifestent8. Le parti pris est opposé à bien des démarches « immersives » qui invitent les spectateurs dans des espaces clos et neutres. La dimension physique des technologies (projecteurs vidéos, enceintes, capteurs…) est dans ces cas dissimulée pour concentrer l’attention des spectateurs sur les images et les sons. Si certaines installations de Prosopopées investissent des espaces, elles ne sont pas pour autant englobantes, et cela permet de les observer à distance, de les objectiver comme des œuvres autonomes. C’est le cas, par exemple, de Wave Interférence (Robyn Moody, 2012-2013) qui, bien qu’occupant une salle entière, peut être appréciée comme un couple de sculptures animées, un orgue jouant sans organiste grâce à un mécanisme appuyant sur ses touches, et un ruban de néons ondulant doucement comme une vague.

Note de bas de page 9 :

Ayant été un spectateur de l’exposition, je fais partie de ce « nous ».

Note de bas de page 10 :

Il ne peut toutefois s’agir de contemplation, dans la mesure où toutes les œuvres présentées sont en mouvement, ce qui requiert une attention soutenue des spectateurs.

En somme, nous9 entretenons avec les œuvres présentées à Prosopopées des rapports assez classiques et conventionnels, à l’instar de ce que nous vivons dans des expositions d’art contemporain : nous pouvons aussi bien en faire l’expérience (voire nous projeter en elles) que poser sur elles un regard esthétique détaché10, ou encore faire les deux à la fois. Mais, quoi qu’il en soit, il nous apparaît évident que les œuvres sont déjà faites et que l’approche consommatrice ou créatrice ne peut plus être dans l’objet lui-même (qui est à appréhender tel qu’il se manifeste), mais seulement dans le rapport qu’on entretient avec lui.

4. Quand les objets prennent vie

Comme l’indique le sous-titre de l’exposition, les œuvres présentées dans Prosopopées ont en commun d’être des « objets » et de « prendre vie ». Le titre lui-même emprunte le nom d’une figure de style qui consiste à attribuer la parole à des êtres qui ne l’ont pas (animaux, morts…) ; dans Prosopopées, ce sont les objets qui sont investis de « vie ». Ils sont d’abord perçus comme des objets (face auxquels nous nous tenons) et ce n’est qu’ensuite, en les voyant bouger (grâce à des mécanismes contrôlés ou programmés avec des technologies numériques), qu’on peut les penser « vivants ».

Note de bas de page 11 :

On pourrait développer ici une longue réflexion sur les racines de la création, dans la religion ou dans l’art…

Note de bas de page 12 :

Mary Shelley y consacra son Frankenstein – et la figure sert encore de repoussoir lorsqu’on estime que l’intervention humaine dans le vivant va trop loin.

Il faut d’abord considérer ces œuvres dans la perspective d’une certaine histoire des arts numériques. Elles ressortissent en effet à une « lignée » d’œuvres qui structure ce mouvement : des dispositifs génératifs (Genetic Images, Karl Sims, 1993), des simulations du vivant (Phototropy, Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, 1994), des figures humaines animées, interactives (Portrait n° 1, Luc Courchesne, 1990) ou largement autonomes (À distance, Damaris Risch, 2005), du bio-art (Eduardo Kac) et beaucoup d’autres formes dans lesquelles l’artiste a créé un ou plusieurs personnages dotés de comportements particuliers s’adaptant à leur environnement (qu’il soit interne au programme ou qu’il interprète des données construites par des capteurs). Ce courant s’inscrit lui-même dans une tradition littéraire et un imaginaire collectif très ancien11, qui ont nourri les fantasmes démiurgiques de nombreux hommes12 et, singulièrement, des artistes.

Note de bas de page 13 :

Premier contact (2002, 2005), Cube festival (2008, 2010).

En 1993, à propos de l’installation de Karl Sims citée plus haut, Hugues Bersini s’interrogeait sur les tentatives artistiques de « donner la vie » aux œuvres. Une dizaine d’années plus tard, Jean-Louis Boissier (2004) soulignait l’importance du « comportement » autonome des œuvres, comme un prérequis pour le développement d’une interactivité riche. Florent Aziosmanoff (2005, 2010) a aussi défendu la générativité comme étant une des caractéristiques propres aux arts numériques. Ainsi, beaucoup des œuvres présentées à Issy-les-Moulineaux lors des nombreux festivals organisés par le Cube13 évoluaient-elles de manière autonome, leurs transformations n’étant qu’infléchies par la présence des spectateurs. L’interactivité possible ne conditionnait donc ni l’existence, ni le type de « comportement » des œuvres ; c’était plutôt un mode de relation proposé, voire concédé aux spectateurs, qui pouvaient ainsi développer une réception plus « active ». Marie-Hélène Tramus (2015, 231) la décrit comme une « seconde interactivité », qui ne conçoit plus seulement « la relation entre l’homme et la machine sur le mode de l’action-réaction », mais aussi « met en jeu des relations plus complexes, plus autonomes et plus “floues” se rapprochant de comportements humains intuitifs ou même imprévisibles, en s’appuyant sur des modèles de vie artificielle et d’intelligence artificielle issus des sciences du vivant ».

Note de bas de page 14 :

Cela tient à des modes de présentation stochastiques, à l’utilisation de « moteurs pseudo-aléatoires » et de processus récursifs et itératifs.

Mais dans l’exposition Prosopopées, presque aucune participation des spectateurs (et, a fortiori, d’interactivité) n’est explicitement prévue. Les œuvres fonctionnent indépendamment d’eux et ne « réagissent » pas à leur présence. Si elles « prennent vie », ce n’est pas à travers un échange avec eux, mais par leurs mouvements, sans qu’il ne soit possible de les anticiper, ni même de les comprendre14. On regarde bouger le transat de A Day’s Pleasure, incapable de se refermer, pas plus que Chaplin ne parvint à le faire dans le film homonyme (1919). On ne quitte pas des yeux TableSpoons, en se demandant quand les œufs vont enfin passer d’une cuillère à l’autre. On sursaute quand soudain s’anime, en tremblant, un des arbustes dénudés de Nervous Trees. On maintient une distance respectable de Sans titre, pour ne pas qu’en s’ouvrant subitement, l’énorme pince de chantier nous blesse. On se tient derrière les limites indiquées pour observer Sans objet (Aurélien Bory, 2011) et on n’oserait pas se rapprocher, tant est menaçante la machine-outil recouverte de sa bâche plastique dont le bras articulé de plusieurs mètres se déploie en tous sens et avec célérité.

Note de bas de page 15 :

Directeur du 104 et co-organisateur de l’exposition, avec Gilles Alvarez, qui préside la biennale Némo.

« Ici, toutes les installations ou presque aspirent à la solitude, à s’échapper de toute relation. Identifiables et désirant se retirer de tout usage, “elles préféreraient ne pas”, lentement mais sûrement, semblant se satisfaire de leur solitude. » (José-Manuel Gonçalvès15 interrogé par Diouf, 2015, 5) En somme, ces œuvres ont un comportement solipsiste, voire autiste, que les spectateurs ne peuvent influencer et qu’ils contemplent, impressionnés, songeurs, indifférents, choqués ou habités de tel ou tel autre sentiment – comme ils le font devant n’importe quelle autre œuvre d’art non « participative ». Ainsi, si des vies apparaissent devant eux, celles-ci leur sont totalement étrangères et ils n’ont d’autre choix que de les accueillir dans leur singularité – ou de passer leur chemin.

5. Autorité des créations

Note de bas de page 16 :

Mais, comme n’importe quelles œuvres, elles ont besoin d’un public pour trouver leur place dans le monde de l’art : un acte artistique doit être consacré par un regard extérieur.

Autres, extérieures et incompréhensibles, étrangères sans rapprochement possible, les œuvres numériques au comportement autonome exposées dans Prosopopées sont des « créations » à l’autorité incontestable. Leurs concepteurs n’ont pas mis en valeur leur ouverture (Eco, 1965), mais bien plutôt leur spécificité en tant qu’œuvre, ce qui en fait des objets d’art, à l’instar de tous ceux qui sont exposés dans des galeries, musées et autres lieux consacrés. Ce qui compte alors est l’expérience esthétique qu’elles permettent, non pas avec elles, en les utilisant – ce ne sont pas des instruments –, mais à partir d’elles, parce qu’elles ont une existence propre en tant qu’œuvre, qui ne nécessite pas de manipulation16.

Dans le cas des œuvres numériques, et de celles exposées au 104 en particulier, leur autorité découle non seulement de leur auteur (l’artiste) et de leur insertion dans le système symbolique de l’art – reconnu et valorisé dans la société –, mais aussi de leur intégration des nouvelles technologies, voire de leur incarnation de ces outils qui modèlent aujourd’hui nos vies – à l’échelle individuelle et collective. Car ces technologies s’imposent à nous avec autorité : parce que nous ne les comprenons pas, n’en sommes pas l’auteur, mais aussi parce qu’elles semblent n’avoir pas d’autre auteur qu’une techno-industrie aux contours flous mais à l’efficacité éprouvée par tous au quotidien.

Tout cela alimente bien des angoisses et fait craindre que les pires fantasmes de science-fiction ne soient en voie de se réaliser ou qu’ils ne soient déjà effectifs. À force d’être assistés par des technologies dans nos moindres activités, ces machines pourraient ne plus avoir besoin de nous. C’est bien un tel sentiment qui peut naître de la visite de l’exposition Prosopopées, face à des objets autonomes sur lesquels nous n’avons pas de prise, et qui semblent nous avertir de notre prochaine obsolescence. « Car toutes ces pièces évoquées procurent un sentiment d’impuissance face à la machine, comme si l’humain se voyait dépossédé de ses moyens. » (Cornelissen, 2015, 16-17) La question n’est plus alors de savoir si les spectateurs peuvent entretenir avec les œuvres des rapports de consommation ou de création, mais s’ils peuvent encore entretenir des rapports avec elles. Cela me semble fragiliser les théories de la réception les plus radicales, en particulier celles qui accordent aux spectateurs une place déterminante.

Note de bas de page 17 :

Dans le même ordre d’idées, Danto (1981) pense qu’une des qualités des œuvres d’art est qu’elles puissent être interprétées.

Dans son livre Le spectateur émancipé (2008), Jacques Rancière remet en question la dichotomie consommation-création. Il explique que les spectateurs s’approprient jusqu’aux œuvres les plus contrôlées et univoques (les best-sellers, les grandes productions hollywoodiennes, la musique commerciale, etc.), que rien ne peut empêcher qu’ils en fassent leur propre lecture17. Mais comment avoir une approche créatrice (ou même consommatrice) d’une œuvre comme celles exposées à Prosopopées qui, en mouvement ou en transformation perpétuelle, ne semble jamais finie et dont on ne voit qu’un aspect ? Certes, rien ne nous empêche de lâcher la bride à notre imagination, mais celle-ci ne risque-telle pas d’être prise en défaut lorsque l’œuvre se comporte d’une manière inattendue – comme cela arrive souvent face à des êtres vivants ?

Il semble que tout contrôle est impossible, ne laissant le choix aux spectateurs que de négocier avec les œuvres. Et encore, même cela est difficile, par défaut de prise. Car comment mettre en œuvre ne seraitce qu’une technique de braconnage (de Certeau, 1980) et développer des stratégies d’appropriation créatives quand on ne maîtrise ni même ne comprend la situation ? Comment développer un rapport avec la machine quand celle-ci ne réagit pas à notre présence alors que nous, nous ne pouvons l’ignorer ? Comment s’investir dans une pratique, de consommation ou de création, alors que nous ne pouvons pas manipuler l’œuvre et que, dans certains cas, elle nous semble dangereuse ? Il n’est même pas possible d’engager une démarche créatrice similaire à celle que certains ouvriers ont avec leur machine, quand ils l’utilisent pour fabriquer des objets utilitaires ou décoratifs pour eux et leur entourage, puisque la démarche de perruque (de Certeau, 1980 ; Anteby, 2003) nécessite qu’on s’empare de l’outil pour le détourner. Mais quand les technologies sont faites œuvre et prennent vie, il n’est plus question de permettre qu’on les manipule.

Finalement, on peut se demander si les questions de consommation et de création restent pertinentes face à ce type d’œuvres. Car comment entretenir de tels rapports avec des objets qui nous paraissent vivants – quand bien même leurs démiurges seraient des artistes ? En faisant « parler » leurs œuvres, ne nous montrent-ils pas au contraire que la période de questionnement sur le type d’appropriation des œuvres et des technologies est révolue et qu’il nous faut désormais apprendre à vivre avec, sans que nous ne prétendions plus les dominer (ce qui est le cas dans les rapports de consommation et de création) ? Les machines et autres systèmes technologiques ne font-ils pas aujourd’hui partie intégrante de nos vies ? Ne les ont-elles pas déjà grandement transformées ?

N’est-ce pas ce dont nous fait prendre conscience Aurélien Bory avec Sans objet, en sortant une machine-outil de l’usine et en l’installant dans une salle du 104 où son bras articulé peut se déplacer librement ? Car, attention ! Ne cherchez pas à rivaliser avec elle : une barrière maintient les spectateurs à distance, pour éviter que ceux-ci ne se fassent blesser par les amples mouvements de l’engin…

6. Quand l’œuvre consomme les spectateurs

Il faut que je précise un point important : je ne dis pas que les œuvres exposées à Prosopopées empêchent toute consommation ou création ; je pense simplement que leur présence et leurs transformations incessantes rendent ce type de rapport plus difficile et, surtout, qu’une « honte prométhéenne » exacerbée entrave de telles velléités.

Note de bas de page 18 :

Et seulement traduit en 2002 en France.

Note de bas de page 19 :

Modèle alors déjà dominant aux États-Unis, où il résidait après avoir fui le nazisme.

Note de bas de page 20 :

Jusqu’à l’obsolescence programmée requise pour le maintien des ventes.

Le syntagme « honte prométhéenne » a été proposé par Günther Anders dans son livre L’obsolescence de l’homme, paru en 1956, en Allemagne18. Il permet au philosophe de réfléchir à la honte particulière qui nous étreint lorsque nous comparons notre faillibilité à la perfection des machines. Selon Anders, cela nous conduit à avoir honte de notre humanité et à chercher à la dissoudre dans la société de consommation19. Il n’est même pas nécessaire d’avoir travaillé dans une chaîne de montage pour ressentir une telle honte. Il suffit d’acheter des produits en série, dont on ne sait comment ils sont fabriqués, pour se sentir honteux de sa propre différence et de sa fragilité, face à des objets interchangeables et parfaitement constitués20.

Note de bas de page 21 :

Pour un exemple extrême : on sait comment les ordinateurs n’autorisent (presque) pas les erreurs de manipulation.

Comme si chacun d’entre eux demandait à être utilisé comme il faut21 ; comme s’ils nous enjoignaient à être aussi idéalement faits qu’eux ; comme s’ils nous regardaient et qu’à travers ce regard que nous leur prêtons, nous comprenions que nous ne sommes pas à la hauteur et que nous n’y pouvons rien. Or c’est précisément ce type de sentiment qui pouvait nous envahir dans l’exposition Prosopopées : n’étions-nous pas impressionnés par les prouesses de ces œuvres technologiques prenant vie et qui nous rendaient par là même inutiles ? N’assistions-nous pas au spectacle de notre prochaine disparition en tant qu’humains ?

Il me semble que ce type d’œuvres présentées au 104 opère un retournement du rapport consommation/création. Non pas qu’un terme remplacerait l’autre, mais plutôt que la dynamique de l’échange s’est inversée. Nous ne consommons ni ne créons pas ces œuvres ; désormais, ce sont elles qui nous consomment, en s’appuyant notamment sur notre volonté d’identification à elles. Pour s’en convaincre, je vais parler d’une œuvre en particulier, la seule installation de l’exposition que l’on pourrait qualifier d’interactive, si ce n’est que celle-ci est retournée pour que la machine puisse, explicitement, utiliser l’homme.

Inferno (Bill Vorn et Louis-Philippe Demers, 2015) occupe une salle entière du 104. Tous les quarts d’heure, des médiateurs invitent des spectateurs à se prêter au jeu : ceux-ci enfilent une des six tenues suspendues au plafond, ajustent les nombreuses attaches aux bras et au torse et, après un rigoureux contrôle de sécurité, la performance commence.

Une musique très rythmée, sorte d’électro-rock dansant, retentit dans toute la pièce. Puis, tout d’un coup, les tenues s’animent mécaniquement et, par un système de vérins, entraînent les spectateurs-cobayes dans une chorégraphie de boîte de nuit. Pendant cinq minutes (presque 7 !), les robots « dansent » les humains qui ne peuvent faire autrement que de se laisser entraîner par la machine. Certains paraissent mal à l’aise, voire angoissés par cette prise de contrôle de leur corps, mais la plupart s’amusent de cette expérience et lancent des regards complices à leurs amis assistant au spectacle.

Note de bas de page 22 :

(...)

Note de bas de page 23 :

« L’instrument affiche désormais l’impudente prétention d’être lui-même le sujet de la demande : il exige qu’on lui offre ce dont il a besoin, que l’homme (puisqu’il ne constitue pas, tel qu’il est, une offre acceptable pour l’instrument) fasse des efforts pour lui faire des propositions toujours plus avantageuses et lui fournisse ce dont il a besoin pour fonctionner comme il pourrait fonctionner. » (Anders, 2002 [1956 :57)

Cette installation/performance et le plaisir que de nombreux spectateurs ont trouvé à y participer pourraient être des démonstrations des analyses de Günther Anders. Cela témoigne à la fois des exigences toujours plus grandes des systèmes machiniques22 et de la volonté, voire du plaisir de beaucoup à s’y conformer, notamment dans la perspective de ne faire plus qu’un avec la machine23.

Note de bas de page 24 :

Aujourd’hui cette appréciation peut sembler réactionnaire, mais elle me semble pertinente en ce qu’elle décrit des processus de conformation des corps aux transformations sociétales, notamment occasionnées par le développement de l’emprise des machines dans nos vies. Tant mieux si de telles contraintes peuvent être transcendées par des musiques – jazz, boogie, et plus tard rap ou techno, etc.

Dans L’obsolescence de l’homme, Anders critique le jazz comme étant la musique par excellence de l’ère des machines (dans les années 1950)24. Ce qui rythme la danse de Inferno s’apparente plus à de la musique techno et l’influence des machines en est encore plus patente, tant dans son processus de fabrication (usage de boîtes à rythmes, de logiciels) que pour l’imaginaire auquel il renvoie (les usines automobiles – désaffectées – de Detroit, par exemple). Mais les remarques d’Anders restent valables, notamment quand il explique que la machine fait « de la danse un processus de transformation et, des danseurs eux-mêmes, des transformateurs dont la fonction et le devoir ne consistent qu’à transformer l’énergie animale en énergie mécanique » (Anders, 2002 [1956], 103).

Il explique, un peu plus loin, que, « désormais, pour prouver qu’il est bien conforme à la machine, le corps collabore à sa propre réfutation, ce que le danseur danse n’est plus seulement l’apothéose de la machine mais aussi, en même temps, une cérémonie d’abdication et de mise au pas, une pantomime enthousiaste de la défaite la plus absolue » (Anders, 2002 [1956], 104). Comme si l’homme se livrait avec joie à sa propre aliénation et que même les visiteurs d’exposition trouvaient un plaisir – masochiste ? – à être manipulés par la machine, consommés par elle lors de la performance, recréé comme les danseurs d’un nouveau monde de science-fiction, à peine anticipée, dans lequel les technologies ont manifestement pris le pouvoir.

7. Conclusion

Comme l’indique le titre de l’œuvre (en référence à L’enfer de La Divine Comédie de Dante), Inferno est une œuvre critique. Elle s’inscrit dans une tradition de l’art, et de l’art numérique en général, en endossant un « rôle de rempart critique face au monde meilleur du tout numérique que l’on nous promet, mais dont, au fond, les maîtres mots seront “commerce” et “contrôle”… » (Alvarez interrogé par Diouf, 2015, 5). Par cette installationperformance, les artistes veulent faire expérimenter « à quelques cobayes humains équipés d’exosquelettes une soumission aux machines qui les contrôlent » (Cornelissen, 2015, 17). Mais alors, comment se fait-il que le public se laisse faire, qu’il « s’abandonne volontairement » (Cornelissen, 2015 : 17) à cette chorégraphie mécanique particulièrement raide ?

Peut-être cela tient-il simplement au contexte particulier d’une exposition artistique – et celles d’arts numériques ne font pas ici exception. Les spectateurs y viennent pour voir les œuvres, pour interagir avec elle, ce qui les pousse à accepter des expériences qu’ils ne supporteraient sans doute pas dans la vie quotidienne ; mais, heureusement, la performance d’Inferno trouve rapidement une fin, il ne s’agit pas de passer sa vie à travailler sur une chaîne dans une usine. C’est bien ici parce que ce « néoesclavagisme » est « ironique », parce qu’il a des « allures de rave party », parce qu’on joue à être manipulé par elles que l’on peut être « complice des machines » (Cornelissen, 2015, 17), puisque ce n’est que pour un temps. De toute façon, tout cela est un jeu, n’est-ce pas ? Des expériences esthétiques. Qui pourrait imaginer que les machines dictent nos conduites aussi en dehors de l’exposition et que, sous couvert de nous rendre des services, elles gouvernent l’ensemble de nos vies ?