Pascal Robert, Bande dessinée et numérique, CNRS Editions, 2016

Jean-Pierre Fewou Ngouloure 

Texte intégral

Le numérique affecte pratiquement toutes les disciplines et tous les domaines de la vie au point de devenir l’épicentre de la recherche aujourd’hui. Les multiples problématiques qu’il soulève permettent en effet de mieux interroger les différentes manières de saisir le monde et les objets qui le peuplent. Et la bande dessinée (BD) ne fait pas exception ; elle vit des mutations et des transformations profondes, facilitées par l’influence sans cesse grandissante des nouvelles technologies numériques. Les auteurs de cet ouvrage se sont ainsi donné pour tâche de questionner la BD à l’aune du numérique, à la fois en termes d’identité, de signification, de valeurs et de devenir, en tentant d’articuler les tensions et les paradoxes, les ruptures et les filiations qu’elle génère, par rapport à sa conception traditionnelle.

Dans la présentation générale, Pascal Robert rappelle d’emblée la problématique qui sert de point d’ancrage à l’ensemble des contributeurs selon laquelle la question du numérique reste incontournable pour les créateurs, lecteurs, spécialistes et éditeurs de la BD. Une nette évolution des supports et propriétés du 9 ème art s’est manifestement opérée, depuis ses premières tournures numériques dans les années 2000, avec à la clé « un véritable changement de régime de matérialité », (p. 14). L’on retient surtout que la BD peut également questionner l’univers numérique et lui apporter un plus, lorsqu’on sait par exemple qu’en pratiquement deux siècles d’existence, elle a toujours su mieux raconter en se servant des images, un des prismes au travers lequel s’illustre le numérique.

L’existence de la BD est retracée par Julien Baudry sous une matrice historique, depuis sa gestation jusqu’à ses développements les plus récents, avec comme terrain d’études l’aire géographique française. Il s’agit moins d’« une histoire de la bande dessinée numérique (BDN) qu’une histoire des relations entre un média préexistant » (p. 31). À partir d’une généalogie des différentes branches de la création graphique numérique, il décline l’ensemble des évolutions constatées du point de vue de la culture numérique à travers trois principaux paradigmes : 1) Celui de l’ordinateur personnel (1983-1995) ; ici la BD accompagne l’évolution du jeu vidéo et l’œuvre ne peut ne plus se limiter à un seul média. 2) De l’informatique distribuée (1995-2005) où Internet devient l’espace idéal de la création libre, sans forcément la validation préalable d’un éditeur ; 3) Du web social (2000), qui correspond au temps des réseaux sociaux et de la coparticipation des internautes dans les choix créatifs. Un ultime paradigme ayant émergé dès 2009 est en revanche, d’après l’auteur, lié aux préoccupations d’ordre économique, autrement dit à la monétisation des contenus et à la rentabilité de la BDN.

Julien Baudry poursuit par ailleurs la réflexion en s’interrogeant sur les différentes innovations qui sous-tendent la création de la BD assistée par ordinateur et la généralisation de l’usage des outils informatiques où les logiciels remplacent les techniques anciennes, à l’instar de l’informatisation de la colorisation. Les quelques mutations notables dont il fait écho concernent plus globalement la création des planches sous la forme des fichiers numériques ou alors l’informatisation de l’édition et de l’imprimerie. Toutefois, il insiste sur le fait que le numérique n’a pas complètement phagocyté les usages mécaniques, contrairement aux autres arts tels le cinéma et la télévision qui ont subi de véritables changements, dans le sillage des nouvelles technologies.

Dans une réflexion commune avec Philippe Paolucci, les deux chercheurs amorcent une étude contrastée de la BD, avec comme terrain d’études la Corée du Sud et les États Unis d’Amérique, des lieux de naissance BDN. Riches de cette réputation, les auteurs américains ont misé par exemple sur la publicité et le merchandising, comme le soutient Baudry.

Il en est de même pour les manhwas coréens qui, selon Paolucci, ont pris de l’avance en termes de visibilité et ce dès la fin des années 90, loin devant la BD francophone. La BD coréenne a en fait connu son plein essor via les téléphones, ordinateurs et consoles de jeux ; elle incarne du coup le principe de la toile infinie, qui consacre de façon durable la démocratisation d’Internet et le déclin des logiques éditoriales issues du secteur papier. C’est pourquoi, pour limiter l’érosion des ventes d’albums suscitée par l’ « explosion » du numérique, les solutions alternatives passent par l’auto publication des œuvres sur le site personnel des auteurs et par la fidélisation des lecteurs afin d’entretenir de façon pérenne leur réputation.

Dans une autre perspective, Magali Boudissa, au travers d’une étude typologique, s’emploie à faire une cartographie des formes de BD, numérisées ou essentiellement créées pour le support numérique. Cette tentative de catégorisation repose en réalité sur les modes de lecture qui prennent les formes les plus diverses : horizontale, verticale-horizontale, en profondeur (du fond à la surface). D’autres techniques encore reposent sur l’éloignement de vignettes ou du cadre des vignettes, par dissociation de celles-ci. Cela se traduit alors par l’alternance verticalité-horizontalité ou par la mise en branle des parcours automatisés avec rythme imposé au lecteur selon le support (smartphone, tablette), d’où la multiplication des possibles narratifs, sous fond d’intrigues toujours renouvelées. Enfin, il existe des types où le lecteur déclenche luimême des éléments multimédia pour progresser dans sa lecture ou visionne le déroulement automatique des animations sans interventions, devenant de ce fait simple spectateur. Mais ici le risque de glissement vers le dessin animé et le jeu vidéo est plus que jamais prégnant, avec à la clé la rupture quasi certaine du contrat de lecture qu’offre la BD classique.

Anthony Rageul fait en effet le lien entre la BDN d’une part, le jeu vidéo puis le Net Art, de l’autre. Ces nombreux points de rencontre ouvrent significativement des pistes d’une conception transmédiatique de la BD, capable d’emprunter aux techniques du cinéma interactif et de la littérature numérique. Du coup, il arrive des situations où les phases d’action l’emportent sur les phases de lecture, du fait de cette érosion des frontières entre le lisible et le jouable, le clavier devenant en cela l’accessoire le plus commode pour s’adonner à des activités ludiques les plus drôles.

Quid de la BDN du point de vue de la signification ? C’est à cette question cruciale que s’attaque Julia Bonaccorsi dans son article. Le parcours interprétatif proposé est solidement cristallisé à la fois autour de l’identité de la BDN, sa singularité plastique, formelle et diégétique. Bien plus, dans cette dynamique signifiante, elle démontre qu’avec les variations numériques de la BD, il y a toujours une sorte de tension permanente entre matérialité de l’écran et abstraction, avec la superficie constamment redéfinie et la planche devenue une sorte d’icône de navigation. En clair, puisque l’objet n’est plus forcément à lire, mais à cliquer et à toucher, l’on assiste en fin de compte à une appréhension fragmentée du récit, ce qui complexifie davantage le processus de signification de la BDN.

Sous l’angle d’une sociologie des usages, Julien Falgas essaye pour sa part de proposer des pistes d’une stabilisation durable des formes nouvelles générées par la BDN tout en les rendant compatibles avec la définition classique de la BD. Ces formes innovantes passent pour ainsi dire par le recours au diaporama, la collaboration entre auteurs, l’auto-publication sur Internet, favorisant dans ces conditions l’émergence d’une nouvelle culture capable de faire face aux contraintes économiques qu’imposent les technologies numériques.

Christophe Evans se charge dans sa proposition de nous donner quelques repères statistiques, en liens avec la lecture des BDN. Et certaines données sont édifiantes. Entre autres enseignements, on apprend par exemple que seulement 2 % des lecteurs des BDN ont plus de 40 ans, ce qui pose la question du public qui serait davantage plus jeune. De même, l’on constate que le taux de lecteurs de BDN chez les amateurs de mangas est 2,5 fois supérieur à celui des amateurs de BD franco-belges. Pour une raison évidente : au Japon la BD cartonnée n’existe pas ; les mangas sont donc couramment lus sur smartphone, ce qui montre l’attachement des Nippons à la lecture des BDN, loin de ce qu’on peut observer en France.

Cela dit, l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de donner la parole aux auteurs et éditeurs pour requérir leurs avis sur les spécificités de la BDN et son devenir. Selon Marc-Antoine Mathieu, il s’agit d’un genre dont les frontières ne sont pas bien définies, posant la question essentielle de la définition de la BDN. Quant à Yves Bigerel et Simon, il est essentiel pour eux de faire un clair distinguo entre BD de pure création numérique et celles qui sont mises à disposition du numérique, pour pouvoir avancer dans la réflexion, positionnement non partagé par Olivier Jouvray qui associe les deux formes et va même plus loin en militant pour la disparition de la notion de BDN. En lieu et place de cette distinction, il propose dans une démarche peu commune l’idée de projets multimédia, plus en phase avec sa conception des choses.

Par ailleurs, si la BDN rime avec liberté selon Bigerel (faire par exemple apparaître l’ordre de lecture de vignettes de façon non linéaire), elle offre surtout des possibilités infinies pour Mathieu. Une des finalités visées consiste alors en la recherche de sensations nouvelles pour Simon, pratique jugée comme on peut l’imaginer désacralisante pour Jouvray car selon ce dernier le livre demeure une institution en matière de support de connaissance.

Du côté des éditeurs, surtout français, l’on note une certaine inquiétude quant à la prolifération de la BDN, du fait du manque d’œuvres suffisantes pour capter un grand lectorat, et d’une possible nouvelle mission que s’arrogeraient à leur corps défendant les éditeurs, qui deviendraient du coup des créateurs de produits multimédias, ce qui ne relève pas à la base de leur périmètre de compétences.

Pour clore l’ouvrage, Benoît Berthou revient sur la question du support, papier ou numérique, selon qu’on se situe du point de vue des éditeurs ou de celui des auteurs. En partant de l’hypothèse que c’est la BD qui doit cadrer le numérique et non l’inverse, il propose aux acteurs concernés de concevoir des dispositifs qui permettent de mettre en relation lecteurs, acheteurs potentiels et professionnels du livre, pour régler par exemple le problème de rémunération, si lancinant en cette ère où prolifèrent les lecteurs-pirates et les téléchargements illégaux. Une ultime solution consiste à réfléchir à l’émergence d’une communauté professionnelle pour le numérique, qui passe par la mise en place des forums de discussion en ligne ou la multiplication des réseaux sociaux entre lecteurs, pour une meilleure vulgarisation des œuvres. Bref, la diminution de l’influence d’Internet par rapport au support papier et l’encouragement à la consultation gratuite d’œuvres numérisées pourraient sans doute fédérer les esprits.

Bien que posant des questions pour la plupart encore exploratoires, cet ouvrage a au moins le mérite de faire l’état des lieux des divers questionnements liés à la BDN, et ce de façon méthodique. On se demande néanmoins si la BDN deviendra un jour un média reconnu et autonome, la frontière qu’on peut tracer entre la BDN et la BD traditionnelle demeurant encore floue et poreuse. D’un autre point de vue, il est important de chercher à savoir si le numérique ne constitue pas un frein à la création pour des auteurs non amateurs des nouvelles technologies, surtout pour ceux qui ne maîtrisent ni le format de création, ni les industries de diffusion. En ce sens, de notre point de vue, Jouvray a raison de dire qu’être auteur de BD et de BDN demeure deux métiers différents. De même, si l’on peut constater parfois avec ferveur que la BDN partage quelques traits avec le jeu vidéo et le dessin animé, l’automatisation de la lecture où les outils numériques tendent plus à devenir une fin en soi qu’un moyen peut rapidement devenir une source de préoccupation légitime. Car la question de son identité et celle de sa survie risquent de se poser dans un futur proche, Internet ayant pour force de provoquer de façon permanente l’asymétrie et la labilité de supports. Plus que jamais, il s’agit sans doute de réinventer de nouvelles solutions numériques, tout en maintenant intactes les contraintes liées à la lecture des BD dans leur version traditionnelle. Vaste programme dont l’aboutissement pourrait définitivement faire de l’espace web une vaste BD.

Malgré ces questionnements qui restent essentiels, l’intérêt heuristique de l’ouvrage et sa dimension pratique demeurent intacts. Sont par exemple listées les plateformes d’achat ou de location d’albums pour mieux aiguiller le lecteur. Il est également donné des indications précises sur quelques blogs-BD, voire des œuvres expérimentales. Mieux encore, un glossaire pour les non-initiés au métalangage de la BD est proposé, ce qui leur facilite amplement la tâche et donne au produit final une certaine plus-value.