Introduction générale

Françoise Paquienséguy 

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

De l’anglais, Internet of Things.

Note de bas de page 2 :

Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – Baïdu, Alibaba et Tencent.

Ce numéro de la revue Interfaces numériques porte une interrogation nourrie par un nouveau lexique, déjà familier, cumulant celui de l’Internet des Objets (IoT1) et celui d’un contexte économique porté par les GAFAM et BAT2 ; en effet, ses termes nous obligent à reconsidérer ceux employés jusque-là dans un cadre conceptuel et selon des définitions qui n’y résistent peut-être pas toutes : c’est pourquoi nous nous demandons ce que sont devenues les technologies de l’information et de la communication qui ont fait la spécificité de toute une époque, à la fois dans le domaine des industries équipementières et des contenus qui s’y rapportent, et dans celui de la recherche, tout particulièrement pour les sciences de l’information et de la communication (Sic) et pour celles de l’éducation.

Note de bas de page 3 :

Jean-Guy Lacroix, Bernard Miège et Gaëtan Tremblay (dir.) (1994). De la télématique aux autoroutes électroniques. Le grand projet reconduit, Sainte-Foy et Grenoble, Presses de l’Université du Québec et Presses universitaires de Grenoble.

Note de bas de page 4 :

Plusieurs questions de fond se posent : qui sont-elles ? Quelle en est la liste précise et exhaustive ? Quels sont les usages des Tic et non d’une seule prise comme cas d’étude ? Peut-on affirmer, par exemple, que le Smartphone soit une Tic et qu’une application GPS comme Waze n’en soit pas une ?

L’expression « technologies de l’information et de la communication » a marqué toute une génération de chercheurs et d’étudiants, tout un univers de pratiques et de relations sociales, mais aussi toute une gamme de productions industrielles, de façon forte et profonde3. Utilisée dans des environnements et sens toujours renouvelés, bousculée autant par ses propres innovations que par des pratiques sociales différentes et parfois disruptives, elle s’en trouve aujourd’hui particulièrement affectée4. C’est bien là leur premier paradoxe, les Tic apparaissent toujours comme centrales et omniprésentes, comme en témoigne un simple regard sur les discours publics programmatiques de la COP21, du programme Horizon 2020, d’Europe Créative, de la transition énergétique, etc.), qui révèlent tous à quel point les Tic et leurs usages portent une idéologie, voire des croyances qui pèsent sur les logiques sociales actives ; le sens de l’expression recouvre une réalité floue, changeante et indéfinie. Bref, l’acronyme Tic a pris une place stratégique depuis son élaboration. L’étudier, s’en saisir – à nouveau ? – nous semble à la fois pertinent et nécessaire pour plusieurs raisons.

1. Le nécessaire retour aux origines

La raison première vient des origines de l’expression qui semblent oubliées ou inconnues à certains, alors même qu’elles sont la caractéristique intrinsèque de ce que sont les Tic. Plusieurs auteurs de ce numéro y reviennent tant l’élément est déterminant. En effet, l’expression Tic a été « inventée » pour distinguer le reste d’avec les médias : ce reste étant alors constitué d’un ensemble hétéroclite, du fait de leur caractère analogique, de machines à communiquer, insaisissables à l’époque et indéfinissables encore maintenant. Certains chercheurs à l’œuvre dès la fin des années 1980 anticipent, cependant, l’importance de ces nouveaux objets (comme par exemple Chambat, 1994 ; Jouët, 1987 ; Perriault, 1989) en découvrant, par leurs travaux de terrain, comment ces nouveaux outils s’intègrent dans la vie quotidienne, sans pouvoir les nommer, ni même encore les caractériser. Le seul élément discriminant paraît alors résider dans leur étrangeté, leur décalage par rapport aux industries culturelles, aux médias ou aux télécommunications auxquels les Tic ne ressemblent pas puisqu’elles n’en vérifient aucun modèle connu (Miège, Pajon & Salaün, 1986). Ainsi, les Tic sont-elles pensées initialement a contrario de l’existant familier alors représenté par les mass media, comme l’évoque l’article d’Edgar Charles Mbanza depuis l’Afrique francophone. En somme, dans les années 1980, sous le coup du succès du minitel, de l’intrusion discrète du magnétoscope, de la domotique, de la banque à domicile, de la vidéo à la demande, du câble, etc., nos collègues de l’époque ont regroupé les items de cette curieuse liste incomplète sous l’expression originelle de » nouvelles technologies de l’information et de la communication », soit NTIC.

Les considérer à partir de cette origine sémantique encourage ainsi à reprendre certaines interrogations : instituées « nouvelles », les Tic se renouvelleront effectivement et se développeront à un rythme effréné, dépendant davantage des cycles économiques que sociaux. Quelques années plus tard la nouveauté devient une constante et l’expression Tic semble suffire, c’est alors que les NTIC deviennent simplement Tic, la nouveauté étant intégrée dans leur identité même. Elles seront ensuite numériques – TICN – sans que cela ne soit guère plus signifiant actuellement, à l’instar de la logique sur le même principe d’intégration de la caractéristique accolée aux Tic. En fin de compte, malgré la succession de ces ajustements et la généralisation de leur usage, l’acronyme Tic s’impose. Fabien Labarthe nous montre d’ailleurs dans ce numéro que même avant l’utilisation de l’expression, les Tic ont constitué l’élément ambivalent reliant culture et technique, il s’appuie pour cela sur une analyse de discours totalement inscrits dans la culture : ceux de Malraux, alors ministre.

2. Des mouvements paradoxaux

Note de bas de page 5 :

Jouët Josiane (1989). « Nouvelles techniques : des formes de la production sociale », Technologies de l’Information et Société, vol. 1, n° 3, pp. 13-34.

Note de bas de page 6 :

User eXperience, UX.

La deuxième raison vient des transformations caractéristiques qu’elles ont subies. En effet, les Tic ont vécu un deuxième mouvement paradoxal qui les a vues à la fois se déployer avec une puissance inégalée et s’appauvrir jusqu’à devenir un simple terminal de connexion. La première dynamique s’est appuyée sur l’informatisation de la société et la numérisation des Tic et le second mouvement sur leur capacité de connexion sans cesse accrue par les performances des acteurs des secteurs de l’informatique et des télécommunications, comme le soulignent d’ailleurs avec justesse Benjamin Thierry et Valérie Schafer dans leur article. C’est bien ce mouvement qui forge une autre caractéristique des Tic, car « si les nouvelles techniques s’apparentent à bien des égards aux autres équipements du ménage, audiovisuels en particulier, elles s’en distinguent aussi car elles font passer le foyer de l’ère de l’électronique à l’ère informatique5 ». Quelques années plus tard, Yves Jeanneret considérera les Tic comme des « médias informatisés », marquant là un tournant jusqu’à ce que des expressions intermédiaires (Smartphones, écrans, box, cloud, ENT, etc.) viennent témoigner, chacune différemment, du développement et de la présence des Tic dans tous les secteurs d’activité sociale (Beuscart, Dagiral & Parasie, 2009). Les considérer du point de vue de leur caractère technique, informatique et connecté encourage à s’interroger à la fois sur leur place, leur empreinte et leur rôle dans nos vies quotidiennes et pas seulement dans nos pratiques communicationnelles, comme le fait par exemple Alexandra Saemmer à propos de la transmission des savoirs et de l’(impossible ?) enseignement des usages. Elles agissent tel un cheval de Troie du numérique auprès de l’usager, car elles savent se rendre user friendly tout en intégrant l’expérience de l’utilisateur (UX6) afin de coller aux modes de vie contemporains. D’ailleurs le premier article de cette livraison ancre les Tic dans l’informatique, et l’informatique dans la société de façon éclairante sur leur rôle et leur place autant dans la chronologie que dans les pratiques sociales.

3. Une diffusion manifeste

Troisième raison, leur omniprésence dans tous les secteurs économiques et leur participation à la création de valeur ne se discutent plus, et comme l’affirme Alexandra Saemmer, « la révolution numérique a bien eu lieu ». En effet, les Tic constituent selon la commission européenne (2015) un segment majeur de l’économie des principaux pays et représentent plus de 50 % de la croissance de la productivité en Europe. Le développement des Tic correspond aussi à une généralisation des pratiques professionnelles fondées sur des protocoles et régulations organisationnelles qui, d’une part, renforcent la formalisation de « bonnes pratiques », et, de l’autre, augmentent la porosité des sphères professionnelles et privées, largement constatée par ailleurs. Ces processus pèsent sur les logiques sociales à l’œuvre et méritent qu’on s’y arrête comme l’ont fait Laïd Bouzidi, Sabrina Boulesnane et Monia Benaissa, qui soulignent le surdimensionnement de la donne technique des Tic dans les organisations, rejoignant alors en partie les propos de Saemmer.

En effet, la communication digitale, les réseaux de télécommunications et les Tic participent de tous les grands défis sociétaux promus par les politiques publiques : qu’il s’agisse, par exemple, des smart cities (Attour & Rallet, 2014) ; de l’éducation (Daguet & Waller, 2012) ; des industries créatives (tic&société, vol. 4, n° 2, 2010) ; de la démocratie participative (Cahiers français, n° 356, 2010), de la santé (tic&société, vol. 2, n° 1, 2008), etc. Ainsi devons-nous porter un regard très attentif et distancié sur le rôle des Tic et de leurs usages dans ces stratégies qui en font les éléments centraux de nouveaux modèles sociétaux ou sociaux, alors même que leur définition nous pose problème aujourd’hui.

Note de bas de page 7 :

Notons qu’un travail parallèle et passionnant serait à mener en tentant une comparaison avec l’expression anglaise ICT.

Préoccupés par ces transformations, les six textes de ce numéro convergent sur un point de façon flagrante : la nécessité de remonter le temps et d’aller chercher dans le passé les clefs d’analyse du contexte d’actualité, pris dans des environnements particuliers définis par leurs auteurs. Au vu de l’accélération contemporaine, remonter aux années 1940 ou 1960 semble être le temps long nécessaire, voire indispensable à une bonne appréhension de la transformation des Tic sous le poids de la technique numérique. C’est d’ailleurs là l’objectif premier de ce numéro : réinscrire les Tic dans une généalogie et une continuité malgré toute leur diversité entre 1980 et 2017, et bien que l’expression ait été plusieurs fois remaniée7.

4. Entre sphère politique et sphère scientifique, des discours ambivalents depuis des décennies

Pour ce faire, nous commencerons par considérer la genèse matricielle du numérique, l’informatique, avec le texte de deux historiens, Benjamin Thierry et Valérie Schafer, car ils montrent avec brio que l’histoire de l’informatique a supporté, au premier sens du terme, celle des Tic justement en étant le lieu d’intégration de problématiques et de faits sociaux en constante évolution. Ainsi, dès la seconde moitié du XXe siècle, les hommes entrent d’abord en relation avec des machines à communiquer, peu à peu s’approprient une partie des outils disponibles proposés comme périphériques ou micro-informatiques afin de servir une partie de leurs relations sociales. Cette première étape devient alors pour les deux auteurs la phase de transition de l’informatique vers les réseaux, constituant en soi un passage majeur pour les utilisateurs qui, premièrement, découvrent avec fascination le World Wide Web, puis le Web 2.0. Si Benjamin Thierry et Valérie Schafer n’étudient pas directement les idéologies qui accompagnent ces changements, ils en analysent les traces dans l’histoire de l’informatique et des Tic comme dans les positionnements théoriques des auteurs qui pensent cette discipline. Dans leur article, ils conduisent le lecteur au travers de plusieurs renversements de pensée et recadrages théoriques qui feront de l’informatique une discipline progressivement soumise au social, voire aujourd’hui emblématique de celui-ci. Le défi n’était pas des moindres.

Le lien entre les discours des acteurs historiques (industriels ou politiques) et les scientifiques qui pensent et analysent la réalité sociale ou technique du moment apparaît à la fois comme central et structurant dans l’article de Fabien Labarthe, de même que dans celui d’Edgar Charles Mbanza dont il sera question ensuite. En effet, ce deuxième texte s’inscrit dans une chronologie assez proche de celle de l’histoire de l’informatique, mais à propos du champ culturel : il nous propose d’anticiper la naissance des Tic en se focalisant sur une étape qui pourrait en être gestationnelle. L’analyse lexicale des discours du ministre André Malraux (1958-1969) révèle à quel point la culture et la technique se trouvent mêlées ou emmêlées alors même que très peu de technologies font partie du quotidien à cette période. Ainsi, « la dialectique du rapport culture/technique telle qu’elle se donne à lire au sein de la rhétorique du ministre » conforte plusieurs traits saillants récurrents au fil des textes de ce numéro d’Interfaces numériques ; au premier desquels la valorisation d’un imaginaire technique pensé au bénéfice du social, ou ici de la culture, valorisation portée par les « machines à rêves » de Malraux. La force de cet imaginaire opère à partir de discours à la fois ambivalents (avec, ici, la genèse des controverses telles que le Centre de sociologie de l’innovation les étudiera ensuite), prophétiques, voire instituants (qu’on se souvienne du « Zéro Papier », de Gérard Théry en 1979).

Finalement, ce texte nous donne l’occasion de réfléchir sur le sens de termes qui semblent opposés, et ne sont qu’ambivalents comme l’écrit Fabien Labarthe : d’une part, les « machines à rêves » qui « encouragent la dimension “organique de l’homme, flattant ses pulsions de mort, de sexe et de sang » (Malraux, 1965), et de l’autre, les machines à communiquer de Pierre Schaeffer, artiste et visionnaire, promoteur des Shadoks (1970), qui « produisent, stockent et diffusent des Simulacres » (Perriault, 2010, p. 22), autrement dit des formes digitales telles des suites de données, faites d’unités discrètes (bit ou pixel) se substituant aux sons, aux images ou aux textes. Ces deux auteurs et leurs expressions désignent une même réalité : les médias, ou plutôt les mass media, traditionnels de l’époque (cinéma, radio, télévision). Mais le premier dénonce une culture de masse alors que l’autre se projette dans un univers créatif de machines intelligentes et interactives (anachronisme assumé).

La dialectique culture/technique est renforcée par celle des Tic et des médias – on l’aura compris –, et c’est également ce que montre le texte d’Edgar Charles Mbanza, qui met l’emphase sur l’analyse des discours de promotion. Il étudie la diffusion et l’appropriation des Tic dans les marges urbaines de Dakar et de Nairobi à partir d’une communication qu’il identifie comme technique. La spécificité du terrain étudié fait donc ressurgir cette dialectique, elle aussi ambivalente, entre médias de masse pris dans un modèle diffusionniste archétypal, et Tic porteuses d’inclusion et de processus de domestication. D’ailleurs, comme le texte précédent, celui-ci s’ancre dans les discours d’accompagnement, également par le fait des acteurs politiques en présence. Edgar Charles Mbanza, socio-anthropologue de formation, analyse l’écart manifeste et opérationnel, semble-t-il, entre la généralité, la globalité, la « vacuité » de ces discours d’escorte qui se répètent de Tic en Tic, et la particularité, les « micro-usages » qu’il observe dans les marges urbaines, pauvres et déconnectées. Ce texte renforce le poids symbolique des Tic dans les représentations des décideurs et des stratèges. Par ailleurs, il expose avec beaucoup de précision l’imaginaire qu’elles véhiculent et qu’elles sont censées réaliser : finalement, ces discours rendraient les Tic performatives !

Note de bas de page 8 :

Noyer Jacques, Raoul Bruno (2011). « Le “travail territorial” des médias. Pour une approche conceptuelle et programmatique d’une notion », Études de communication, n° 37, pp. 15-46. Je remercie Thomas Bihay de m'avoir fait découvrir cette notion dans le cadre de son travail doctoral.

L’hypothèse reste, bien sûr, en partie provocatrice, mais le lecteur aura compris l’importance stratégique d’une démarche qui cherche à retrouver la genèse des processus ici étudiés pour en comprendre les racines et l’imaginaire, avant même qu’une réalité matérielle ne se concrétise, ayant conscience que les discours ont construit le réel par anticipation. C’est pourquoi le quatrième texte, dont je suis l’auteur, lie l’histoire des Tic au concept principal qui est à l’origine des études en France, au travers de deux aspects : l’usage et l’usager au travers des articles scientifiques produits sur la période 1980-2010. Si l’usager, l’usage et sa sociologie restent indéfectiblement liés aux technologies de l’information et de la communication, cette terminologie vient principalement de la recherche, et non de l’industrie ou du marketing pourtant, toujours habiles à créer des raccourcis qui agissent comme référents de condensation (Noyer & Raoul, 20118). L’expression Tic n’est pas davantage tirée des discours politiques, porteurs, comme nous l’avons vu, d’imaginaires et de controverses.

Associée à un corpus de plus de trois cents références bibliographiques de textes scientifiques francophones en rapport avec les usages ou l’usager des Tic, cette analyse poursuit deux objectifs. Premièrement, comme l’ont fait les textes de Thierry et Schafer, et de Labarthe, mettre en évidence l’ancienneté de certains questionnements qui, parce qu’ils sont toujours d’actualité, se retrouvent à tort trop souvent rattachés au déploiement du numérique comme si celui-ci en était la matrice, unique ou non. Un retour aux sources s’impose. Si nous voulons étudier l’ère numérique et développer les digital studies, nous devons pouvoir en inscrire les traits saillants dans une continuité ou plutôt une distorsion épistémologique, car le « numérique » ne peut pas être autonome ou indépendant de ce qui a précédé : la façon dont il affecte les technologies et les dispositifs ne doit pas être étudiée en soi, du moins les auteurs ici réunis le pensent-ils. Deuxièmement, montrer à quel point la notion d’usages s’affirme comme centrale au fil du temps, mais dans des acceptions et des définitions évolutives que son unité sémantique a tendance à masquer ou à atténuer. Ce quatrième texte fait donc le lien entre les analyses des discours et des idéologies qu’ils portent, exposées dans les autres articles et la construction d’une panoplie d’outils conceptuels par une communauté scientifique certes très restreinte dans les années 1980-2000, mais pourtant visionnaire à partir de ce qu’elle constate sur le terrain et qu’elle comprend comme les prémices d’un changement majeur. La boucle est bouclée en quelque sorte : les discours politiques promeuvent les Tic et, dans le cas français, favorisent leurs expérimentations dans le même temps qui voit les chercheurs les décrire et les formaliser par leurs études. Une étape paraît franchie, et l’on pourrait espérer une clarification ou une stabilisation. Cependant, si les discours changent encore, comme en témoigne le nouveau lexique évoqué au tout début de cette introduction, pour s’éloigner des machines afin de se rapprocher des data, des réseaux ou des applications prestataires de services, nous nous demandons si ces notions forgées dans un contexte radicalement différent restent opérationnelles ? C’est la question centrale posée dans ce texte.

5. Un imaginaire technophile toujours reproduit?

Justement, les deux textes suivants se positionnent de façon complémentaire en cherchant la réalité de ces discours et de ces imaginaires (y compris dans ce qu’ils entraînent de contraintes) à propos des usages des Tic dans deux secteurs différents : celui des organisations et celui de l’enseignement supérieur. Ils montrent tous deux à quel point la dimension technique pour l’un et instrumentale pour l’autre dominent. Ecrit par Laïd Bouzidi (Sic-management des systèmes d’information), Sabrina Boulesnane (Sic) et Monia Benaissa (Management des systèmes d’information), le cinquième texte de ce numéro s’intéresse aux Tic dans les organisations prises comme des systèmes sociaux, où elles sont un moyen d’améliorer ou d’accroître la performance de l’acte communicationnel. Autrement dit, les usages des Tic ont largement évolué et ne sont plus seulement sociaux. Pour les auteurs, l’appropriation fonctionnelle ou non de la technologie pensée comme un acteur non-humain par les usagers, – mais que les auteurs conçoivent comme un acteur humain – engendre une transformation du cadre social de référence tant dans le périmètre individuel que collectif, affectant « les fondements et les valeurs de l’organisation sociale dans sa globalité » (Chambat & Jouët, 1996).

En fait, cette analyse les conduit à proposer un modèle tridimensionnel d’analyse des usages des Tic, devenues des objets connectés ou des technologies intelligentes. Ce modèle hybride intègre les dimensions humaine, fonctionnelle et technologique, et place la technique au service de l’usage au travers des concepts de « Tic vertes », d’«  éco-Tic » associés à celui de smart sustainable cities. Ils nous donnent ainsi à voir une des transformations des termes et, surtout, celle de l’écosystème dans lequel ils sont employés.

De même, le texte d’Alexandra Saemmer porte sur la place des Tic dans les pratiques sociales, notamment à partir de leur enseignement à l’université. Les enseignements pilotes innovants y sont légion et d’ampleur, depuis les premiers programmes « Campus numériques » initiés par l’État à la fin des années 1990 jusqu’aux « Idéfi » et « EUR » plus récents, sans parler de la plateforme de Mooc France Université Numérique (Fun). À l’évidence, la mise en place d’enseignements pilotes, plus innovants par leurs modalités que par leurs contenus, pourtant sans cesse renouvelés, ont permis à ces programmes nationaux de contribuer à favoriser « l’émergence de la fascination actuelle pour les technologies numériques et leurs dispositifs » comme l’écrit l’auteur.

Cette fascination se lit dans les discours des utilisateurs, autrement dit dans les travaux des étudiants incités aujourd’hui à utiliser les Tic dès le début de leur scolarité. Si parfois les citations des étudiants de son panel glacent quelque peu le lecteur, elles témoignent d’une évolution radicale des usages qui semblent se situer au seul niveau des outils et des applications en relation avec un univers dont les caractéristiques seraient fixées par les industriels dominants et les prophètes ou gourous qui les accompagnent. L’adhésion immédiate à ces nouveaux objets, voire innée pour ceux qui se pensent digital natives, n’a cessé d’être renforcée par une soi-disant éducation aux médias numériques et à la lecture de leurs contenus, démentie par l’auteur. Elle souligne encore, si besoin était, la difficulté à saisir correctement les rapports de la technique et de la société dans le cadre d’un positivisme entretenu par différents types d’acteurs, sphère publique incluse. Ce dernier texte sur les enjeux de pouvoir mobilisés par les Tic, confirme finalement une certitude supplémentaire : les politiques publiques soutiennent toujours le déploiement des Tic et le développement de leurs usages, et renforcent ainsi celles des industriels en présence.

Par leurs apports mutuels, et la résonance qui se crée entre eux, les textes de ce numéro jouent tout à fait le rôle de passeur éclairé entre la naissance des Tic et de leurs usages, et les interrogations qui conduisent nos recherches présentes. L'interview introductive proposée par Élise Le Moing-Maas en pose d'ailleurs les bases à partir de la pratique des professionnels des médias sollicités.

Que les auteurs concernés y trouvent ici l’expression de mes très sincères remerciements.

Je vous souhaite une belle lecture.