Comparaison des communications verbales en conception collaborative
Impact de la distance sur le processus de conception de produits. Une étude de cas Comparison of the verbal communication in collaborative design. Impact of distance on the product design process. A case study

Guillaume Gronier 
et Jean-Claude Sagot 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2162

En répondant à des stratégies d’externalisation qui leur garantissent une meilleure compétitivité, de nombreuses entreprises collaborent désormais à distance pour concevoir en commun un produit. Aussi, les équipes projet sont-elles géographiquement dispersées, et doivent alors répondre à de nouvelles formes d’activités collectives. Cette recherche vise à mieux comprendre les effets de la communication médiée sur le processus d’innovation en conception de produits. À travers la comparaison des communications verbales d’un projet non distant, organisé sous la forme de réunions en face-à-face, et d’un projet distant, utilisant un système de vidéoconférence, plusieurs différences dans la démarche de conception et le produit final sont relevées. Si le projet non distant s’attarde sur le développement de plusieurs préconcepts et une analyse fonctionnelle approfondie, le projet distant centre quant à lui ses efforts sur la gestion du projet et une analyse structurelle du produit.

In reply to externalisation strategies which guarantee them a higher competitiveness, many companies collaborate virtually to conceive a product together. In addition, geographically scattered project teams need to reply to new forms of collaborative activities as well. This research aims at better understanding the effects of communication media on innovation and product conception processes. Comparing the verbal communication on a non-distant project which is organised through face-to-face meetings and a distant project using a videoconferencing system, a number of differences from the conception approach through the final product are being revealed. While the non-distant project lingers on the development of several pre-concepts and a thorough functional analysis, the distant project is centred - as per its efforts - on project management and a structural analysis of the product.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Sous la pression d’un environnement socio-économique de plus en plus concurrentiel, de nombreuses entreprises développent des processus adaptatifs qui nécessitent des changements dans leurs fonctionnements technologique et humain. Ainsi, de nouveaux axes de croissance sont explorés, comme le développement de stratégies d’externalisation (Fimbel, 2003). Il s’agit pour l’entreprise de sous-traiter des activités liées aux processus de conception afin de se recentrer sur les métiers qu’elle maîtrise et de renforcer ses domaines d’expertise (Crague, 2005). Pour être mises en œuvre, les stratégies d’externalisation s’appuient sur des alliances inter-organisationnelles distantes dont les relations sont de nature coopérative et non concurrentielle. Puisque les acteurs des projets de conception n’ont pas toujours la possibilité de se réunir sur le même site au cours de réunions en face-à-face, d’autres moyens de communication sont exploités. Généralement, la vidéoconférence vient en support synchrone aux réunions organisées à distance.

Cette étude s’attache à montrer sur quels plans les contraintes du travail collectif à distance modifient la façon de communiquer par rapport aux situations de travail collectif en présence (Kalay, 2006 ; Navarro, 2001). À partir de l’étude des communications verbales de deux projets, distant et non distant, les différences pouvant exister dans la gestion de projet et la conception du produit seront analysées.

2. Communication et conception de produits à distance

La communication est au cœur des mécanismes qui régissent le travail collectif. En psychologie ergonomique, l’analyse des communications verbales constitue l’un des moyens privilégiés pour l’étude des situations collectives. Les actes langagiers occupent en effet des fonctions importantes de synchronisation et de coopération entre les opérateurs (Gronier, 2010). Savoyant (1992) indique que « ce sont toutes les communications qui sont intégrées dans le déroulement de l’activité collective […] et qui contribuent à assurer l’exécution des actions individuelles ». Savoyant et Leplat (1983) ajoutent également que « les communications sont considérées dans les analyses comme un indicateur de l’activité ».

Dans cette section, nous définissons tout d’abord la communication et son implication dans les projets de conception collaborative. Puis nous présentons les caractéristiques de la conception collaborative à distance, et les enjeux de la communication médiée.

2.1. Le rôle des communications verbales en conception collaborative

Dans un ouvrage sur le fonctionnement du média, Moles (1986) définit la communication comme « l’action de faire participer un individu ou un système, situé en un point donné R, aux stimuli et aux expériences de l’environnement d’un autre individu ou système situé en un autre lieu et à une autre époque E, en utilisant les éléments de connaissance qu’ils ont en commun ». Cette définition met l’accent sur plusieurs aspects de la communication :

  • la communication se place dans un contexte spatio-temporel hétérogène (deux entités – individu ou système – situées en un lieu et à une époque différents). Elle met alors en commun les sphères personnelles (Moles, 1986) de plusieurs individus dans des situations d’interaction en présence ou à distance (dimension spatiale), synchrone ou asynchrone (dimension temporelle). Les sphères personnelles regroupent tous les éléments du contexte de chaque interlocuteur (lieu, temps, technologies, etc.) ;

  • la communication utilise des éléments de connaissance que les interlocuteurs ont en commun. Ces éléments de connaissance (relatifs à l’expérience, aux compétences, aux métiers, etc.) sont regroupés dans un répertoire, c’est-à-dire un constitutif mnésique des savoirs d’un individu, qui est unique et propre à chacun. Dès lors, l’entente et la compréhension entre plusieurs interlocuteurs dépendront de leur capacité à faire coïncider leur répertoire (figure 1).

Figure 1. Les différentes possibilités de recouvrement des répertoires individuels dans les processus de communication (d’après Moles, 1986). Rr : Répertoire du récepteur ; Re : Répertoire de l’émetteur

Figure 1. Les différentes possibilités de recouvrement des répertoires individuels dans les processus de communication (d’après Moles, 1986). Rr : Répertoire du récepteur ; Re : Répertoire de l’émetteur

L’élaboration d’un répertoire commun optimal sera établie à partir d’une étroite coopération entre les interlocuteurs. Pour ce faire, chaque individu va prélever dans le discours de l’autre des indices permettant de s’assurer du bon fonctionnement de la communication et de construire un modèle mental approprié du partenaire. Ce modèle permet que les productions verbales soient adaptées aux connaissances, aux objectifs et aux intérêts de l’interlocuteur. Le concept de répertoire proposé par Moles (1986) peut être associé à celui de référentiel opératif commun (Giboin, 2004) plus largement utilisé en ergonomie. Il s’agit d’une représentation partagée qui consiste à identifier, à rassembler et à mettre en commun d’une part les compétences requises pour que chaque opérateur puisse s’engager dans un processus de coopération, et d’autre part les compétences que chaque partenaire doit acquérir pour réaliser son travail et qu’il ne détient pas.

Aussi, les communications verbales sont-elles déterminantes pour coopérer en conception. L’intégration des points de vue (Darses, 2009), la formulation, le partage des représentations individuelles pour l’inter-compréhension (Détienne, 2006 ; de Vries et Masclet, 2013), et l’explication du choix de certains critères de conception, favorisent la transmission des savoirs implicites d’un individu à l’ensemble des acteurs coopérants. Karsenty (2000) a montré que l’explication qui s’exprime au cours de l’élaboration des points de vue contribuait à enrichir la représentation partagée du problème à résoudre. Dès lors, l’intégration des points de vue est considérée « comme le processus central de convergence vers la solution, et c’est de son efficacité que dépend le succès des organisations coopératives de la conception » (Darses, 2002). Détienne et al. (2005) ont observé que dans les cas où les concepteurs ne parviennent pas à des points de vue intégrés, aucun choix de conception n’était retenu.

2.2. Particularités et contraintes de la conception collaborative
à distance

Les canaux de communication sont porteurs de changements dans l’accès à l’information et dans la communication entre les individus (Navarro, 2001). Ils permettent un travail collectif distant, ce qui offre aux acteurs coopérants une plus grande liberté dans leur action collective : les réunions en face-à-face, souvent difficiles à organiser et à planifier, sont remplacées par des contacts ponctuels synchrones ou asynchrones, ciblés ou destinés à l’ensemble du groupe. Doherty-Sneddon et al. (1997) ont toutefois observé que la communication médiée demandait aux interlocuteurs plus d’effort verbal pour atteindre un niveau de performance équivalent à une communication en face-à-face. Dans une étude sur la satisfaction du média pour des tâches intellectuelles ou de négociation, Suh (1999) a également relevé que les groupes en face-à-face étaient plus satisfaits de leur travail que ceux communiquant par vidéoconférence. Michailidis et Rada (1997) ajoutent que les communications en face-à-face favorisent une plus grande coordination entre les activités de chaque protagoniste.

Dans un bilan sur l’utilisation des TIC pour la conduite de projets à distance, Olson et Olson (2000) ont quant à eux observé que l’usage d’outils collaboratifs à forte valeur ajoutée, telle que la vidéoconférence qui accepte le partage d’informations auditives et visuelles, permettait des productions de qualité égale à celle d’une collaboration en face-à-face. Toutefois, la conduite des projets distants nécessitait de plus gros efforts pour organiser la synchronisation des ressources : qui doit faire quoi, comment les tâches sont-elles agencées entre elles, etc. ? Des résultats concordants ont été relevés lors d’une expérience réalisée par Détienne et al. (2004). En comparant des modes de conception collaborative, en face-à-face ou assistée par plusieurs technologies synchrones et asynchrones, les auteurs ont observé que les tâches de synchronisation cognitive représentaient l’activité la plus fréquente (devant l’évaluation de solutions ou l’argumentation) lorsque les concepteurs devaient coopérer de façon médiée. Selon Darses (2009), la synchronisation cognitive regroupe « l’ensemble des processus cognitifs qui concourent à faire converger les concepteurs vers une solution acceptée par tous, à partir de connaissances du domaine […] et de connaissance sur la résolution de problèmes ».

Ces différentes conclusions témoignent de la difficulté d’établir une représentation commune partagée entre tous les concepteurs, au cours de situations de travail collectif à distance. Bryan-Kinns (2013) propose à ce titre un ensemble de recommandations pour la conception de systèmes collaboratifs, qui favoriseraient le partage des représentations individuelles.

2.3. Problématique et hypothèses

Dans ce contexte, l’enjeu de cette étude est d’observer la façon dont communiquent deux équipes-projet pour la conception d’un produit, en utilisant deux moyens d’interaction contrôlés et spécifiques à chacune des équipes : réunions en face-à-face versus échanges synchrones par vidéoconférence.

Nous formulons l’hypothèse générale que le contenu des communications diffèrera selon le mode de collaboration. Ainsi, par rapport au projet en présence, le projet à distance axera une plus grande partie de ses communications verbales pour la synchronisation des tâches entre les acteurs (synchronisation opératoire) et pour le partage des représentations individuelles (synchronisation cognitive). Autrement dit, le projet à distance passera plus de temps pour son organisation, que le projet en présence. De même, nous nous attendons à ce que les contraintes communicationnelles imposées par la distance appauvrissent les échanges relatifs à la conception-même du produit : intégration des points de vue, argumentations, explications, partages de savoirs…

3. Méthodologie

3.1. Description des projets de conception distant et non distant

Nous avons mis en place deux projets pédagogiques auprès d’élèves ingénieurs en génie mécanique, en dernière année d’étude. Chaque projet était constitué de 7 élèves, qui devaient réaliser en 18 semaines un système de détection des troubles musculo-squelettiques par pression sur la pulpe de l’index. Une des deux équipes travaillait sur le même site géographique (Université de technologie de Belfort-Montbéliard : UTBM), et les membres de l’autre équipe étaient répartis sur deux sites distants (UTBM et Université de technologie de Troyes : UTT). Par conséquent, les membres de la première équipe pouvaient régulièrement se réunir en face-à-face pour travailler sur le projet, alors que les membres de la seconde équipe devaient utiliser différents outils collaboratifs pour travailler ensemble (figure 2).

Figure 2. Illustration des différentes situations de travail collectif

Figure 2. Illustration des différentes situations de travail collectif

Les élèves-ingénieurs du projet à distance disposaient d’un outil de vidéoconférence (Skype©) pour les pratiques collaboratives synchrones, ainsi qu’un outil de gestion de projet (Atelier coopératif de suivi de projet : ACSP) conçu et développé par l’équipe ergonomie et conception des systèmes (ERCOS) de l’UTBM (Gomes et al., 1999 ; Gomes et Sagot, 2001). Pour cette étude, seules les communications verbales extraites des réunions organisées par l’intermédiaire de Skype© ont été exploitées.

Les élèves-ingénieurs du projet en présence avaient, quant à eux, une salle de réunion mise à leur disposition où ils pouvaient se réunir quand ils le souhaitaient. Ce cadre formel leur offrait la possibilité d’utiliser un tableau blanc, ou tout autre matériel qui leur était utile pour l’animation des réunions. Toutes les réunions ont été enregistrées à l’aide d’une caméra haute définition.

Les élèves-ingénieurs des deux groupes (distant, non distant) étaient tous issus de la même formation initiale en génie mécanique. Aucun n’avait eu d’expérience professionnelle antérieure. Ils avaient tous suivi une formation préalable sur la gestion de projet, inscrite tout au long de leur cursus. Le projet qui leur était demandé pour cette étude s’inscrivait dans le cadre d’un dernier module universitaire obligatoire sur l’acquisition des méthodes pour la gestion de projet de conception. L’objectif de ce module était de confronter les élèves à la réalité d’un projet de conception, qu’ils devaient gérer du début à la fin. Le produit final devait être proposé sous la forme d’une maquette numérique suffisamment détaillée pour être mise en production.

Les deux groupes étaient constitués sur la base du volontariat. Les élèves-ingénieurs étaient toutefois informés que les projets auxquels ils prenaient part serviraient de cas d’étude pour une recherche sur l’analyse sociocognitive des processus collaboratifs. Chacune des deux équipes devait travailler en autonomie par rapport à l’autre, de sorte que chaque projet présente un concept original.

3.2. Objectif du projet

Les deux projets avaient pour objectif de proposer un concept de produit sur la base d’un cahier des charges défini en partenariat avec un industriel. Les concepteurs disposaient de tous les outils qu’ils jugeraient nécessaires pour l’élaboration de leur concept : outils de conception assisté par ordinateur (CAO), outils d’analyse factorielle, outils de maquettages, matériau et outils pour la réalisation d’un prototype, etc.

Le produit à concevoir était un concept d’appareil de détection du syndrome du canal carpien (SCC). Cet appareil devait être capable de détecter les signes précoces du SCC de manière rapide, au moyen d’une technique simple, économique et non invasive. Cette technique, scientifiquement approuvée, consiste à mesurer la sensibilité de la pulpe d’un doigt (généralement l’index) par pression cutanée à l’aide d’une aiguille, et par discrimination cutanée à l’aide d’une roue crantée. Les objectifs pour la conception de l’appareil de détection du SCC étaient donc de proposer des solutions techniques et mécaniques pour le fonctionnement des deux tests de mesure de la sensibilité (figure 3).

Figure 3. Exemple de modélisation numérique d’une vue en coupe d’un concept d’appareil de détection du syndrome du canal carpien

Figure 3. Exemple de modélisation numérique d’une vue en coupe d’un concept d’appareil de détection du syndrome du canal carpien

3.3. Recueil et analyse des communications

Le rôle des communications dans les activités collectives a été étudié en recueillant des données relatives :

  • aux communications verbales au cours de 6 réunions de projet en face-à-face, d’une durée totale de 12 heures et 20 minutes, en ce qui concerne le projet non distant ;

  • aux communications verbales au cours de 6 réunions de projet par vidéoconférence, d’une durée totale de 9 heures et 25 minutes, en ce qui concerne le projet distant (figure 4).

Toutes les communications verbales des deux groupes ont été enregistrées, intégralement retranscrites, puis regroupées dans un seul et même corpus. Pour l’analyse de ce corpus, nous avons utilisé le logiciel de traitement textuel Alceste (Analyse Lexicale par Contexte d’un Ensemble de Segment de TExte) (Reinert, 2001). Alceste permet d’analyser un texte pour en extraire les structures signifiantes les plus fortes, afin de dégager l’information essentielle contenue dans des données textuelles (dans notre cas, les réunions de projet retranscrites). La méthode de la classification descendante hiérarchique (CDH), utilisée par Alceste, procède par fractionnements successifs du corpus textuel. Elle repère les oppositions les plus fortes entre les mots, et extrait ensuite des classes d’énoncés, c’est-à-dire des groupes de mots représentatifs du corpus analysé. L’appartenance d’un mot à une classe est statistiquement quantifiée à l’aide d’un Chi2 (χ²). Plus le χ² d’un mot est élevé, plus le mot est représentatif de la classe à laquelle il appartient. Notons qu’un χ² > 15 (ddl = 1) constitue une valeur seuil à partir de laquelle le lien entre un mot et une classe est, du point de vue statistique, hautement significatif (p < .001).

Figure 4. Organisation temporelle des réunions prises en compte pour l’analyse des communications verbales pour les projets non distant et distant

Figure 4. Organisation temporelle des réunions prises en compte pour l’analyse des communications verbales pour les projets non distant et distant

C’est à partir des classes proposées par l’analyse d’Alceste que le chercheur pourra apporter sa contribution en termes d’interprétation. Si l’utilisation d’Alceste reste ponctuelle en psychologie ergonomique, elle est plus largement répandue en sociologie ou en psychopathologie pour l’analyse d’enquêtes ou d’entretiens (voir par exemple Dalud-Vincent, 2010). On relèvera néanmoins une analyse des communications fonctionnelles des permanenciers du SAMU (Service d’aide médicale urgente) menée par Alceste (Navarro et Marchand, 1994).

Pour affiner notre corpus, chaque réunion a été identifiée par un codage reconnu par Alceste, qui a permis de différencier les modalités expérimentales de notre variable indépendante : le projet non distant et le projet distant.

4. Présentation des résultats de l’analyse par Alceste

Nous présentons deux types de résultats extraits du rapport d’analyse d’Alceste : les classes lexicales, suivies de l’analyse factorielle des correspondances (AFC).

4.1. Les classes lexicales

L’analyse par Alceste des communications verbales de toutes les réunions confondues, distantes et non distantes, a permis de différencier 7 classes. Chaque classe constitue un discours distinct des six autres, représentée non seulement par un ensemble de mots mais aussi, le cas échéant, par une modalité de la variable indépendante (VI : non distant, distant). Les principaux résultats sont repris dans le tableau 1. Nous nous proposons de décrire chacune des classes du tableau 1 puis de les interpréter dans la partie discussions. Pour faciliter la lecture de cet article, tous les mots repris de l’analyse par Alceste seront écrits en petites capitales.

La classe 1 est caractérisée par un vocabulaire très général lié au déroulement d’un projet de conception. Il est question de preconcept, de concept, de principe de solution et de methode qui devront permettre d’obtenir une idée originale (reflechir) sur la base de ce qui a été enseigné. Cette classe est représentative du projet distant.

La classe 2 est caractérisée par un vocabulaire tourné vers les méthodes et les outils nécessaires à la conception du produit (analyse, conception) en tenant compte des contraintes fonctionnelles et budgétaires spécifiques au projet (cahier des charges fonctionnel, données). Cette classe est représentative du projet non distant.

L’univers lexical de la classe 3 fait référence à la gestion temporelle du projet et aux échanges par vidéoconférence. On y trouve en effet des termes relatifs aux jours de la semaine (mercredi, mardi) et aux moments de la journée (midi). On relève également un vocabulaire associé aux conversations par vidéoconférence (identifiant Skype, bonjour, Est-ce que ça marche ?). Cette classe est représentative du projet distant.

Tableau 1. Présentation d’un échantillon de mots hautement significatifs et des modalités de la variable indépendante (VI) des classes identifiées par Alceste. Les chiffres entre parenthèse désignent le Chi2 (p < .001) associé à chaque occurrence

Tableau 1. Présentation d’un échantillon de mots hautement significatifs et des modalités de la variable indépendante (VI) des classes identifiées par Alceste. Les chiffres entre parenthèse désignent le Chi2 (p < .001) associé à chaque occurrence

Le vocabulaire issu de la classe 4 recouvre des termes relatifs aux échanges de documents électroniques. Ainsi, nous relevons les mots courriel, mega (le méga-octet désigne la taille d’un fichier informatique), fichier, envoyer, microsoft word qui concernent les dispositifs techniques dont disposent les concepteurs pour travailler à distance. On notera également que ce vocabulaire est associé à une autre catégorie de mot qui relève des problèmes informatiques que les acteurs du projet peuvent rencontrer (fait chier, merde). Cette classe est associée au projet distant.

La classe 5 regroupe un champ lexical associé aux aspects techniques du produit à concevoir, c’est-à-dire un boîtier de détection du SCC. On y retrouve en effet une partie des éléments qui composent le boîtier : trou, systeme. Ces éléments sont situés par rapport au patient : phalange, position, test de la sensibilité du doigt. Cette cinquième classe est représentative du projet distant et non distant.

Le champ lexical de la classe 6 réunit un vocabulaire médical, axé sur le syndrome du canal carpien. Nous relevons ainsi les termes medecin, patient, preventif qui sont issus de la médecine générale et attestent du besoin auquel doit répondre le boîtier. Cette sixième classe est représentative du projet non distant.

Pour finir, la classe 7 identifiée par Alceste est représentée par un vocabulaire qui a trait à la gestion du projet. On y retrouve des termes propres au projet et à son organisation : tache, document, reunion, affecter une ressource, valider un compte-rendu de réunion. Cette dernière classe est représentée par le projet non distant.

4.2. L’analyse factorielle des correspondances

Le traitement textuel par Alceste propose également de positionner chacune des classes les unes par rapport aux autres à l’aide d’un plan factoriel des correspondances. Ce plan indique non seulement la proximité des mots entre eux selon deux axes, vertical et horizontal, mais aussi le positionnement des modalités de la VI (non distant, distant) par rapport aux mots. Dans la figure 5, les axes ont été nommés selon notre interprétation des classes présentées précédemment (tableau 1). À noter que tous les mots inscrits dans le tableau 1 n’ont pas pu y être repris dans cette figure, par faute de recouvrement de certains mots sur d’autres.

L’analyse factorielle des correspondances (AFC) distingue, selon nous, trois grands axes représentés par différents champs lexicaux. Nous les décrivons ici brièvement, pour les développer davantage dans la partie discussions :

  • un premier axe transverse oppose les modalités projet non distant et projet distant, que nous avons nommé « Axe de la distance ». Plus les mots sont proches d’une extrémité, plus ils sont statistiquement représentatifs de la modalité associée ;

  • l’axe vertical est caractérisé d’un côté par les éléments techniques du produit à concevoir (Classe 5 : système, trou, test, doigt, etc.), et de l’autre côté par la formulation du besoin (classe 6 : syndrome du canal carpien, prevention des tms, médecin). Aussi, selon notre interprétation, nous considérons que l’axe vertical oppose vers le bas la définition du cahier des charges structurel (ou cahier des charges technique), et vers le haut le cahier des charges fonctionnel ;

Figure 5. Analyse factorielle des correspondances issue de l’analyse par Alceste. Les axes ont été nommés (en majuscules) selon notre interprétation des champs lexicaux de chaque classe

Figure 5. Analyse factorielle des correspondances issue de l’analyse par Alceste. Les axes ont été nommés (en majuscules) selon notre interprétation des champs lexicaux de chaque classe

  • l’axe horizontal réunit sur la gauche des mots relatifs aux caractéristiques du produit, dans ses dimensions fonctionnelle (en haut) et structurelle (en bas). Sur la droite de cet axe, on retrouve des mots davantage associés au projet, tant du point de vue de sa gestion temporelle (Classe 3) que de la gestion de ses ressources humaines (ressource, affecte, valide, etc.) et techniques (fichiers, envoyer, courriel, etc.). Dès lors, nous considérons que l’extrémité gauche de l’AFC est relatif à la gestion du produit, et l’extrémité droite à la gestion du projet.

5. Discussions

Comme les résultats de l’analyse par Alceste le montrent, plusieurs sujets sont abordés au cours des communications verbales des projets non distant et distant, et diffèrent d’un projet à l’autre.

Note de bas de page 1 :

Un brainstorming est une méthode de créativité qui consiste à faire exprimer librement, sans contrainte de jugement ou d’évaluation, des idées à propos d’un thème prédéfini.

La première observation concerne la façon dont est conduit le projet. Pour le projet non distant, nous avons vu que celui-ci est détaillé en termes d’objectifs : concevoir un système preventif de détection du syndrome du canal carpien, destiné au medecin du travail en entreprise. Son suivi est assuré à l’aide de reunions, de compte-rendu et de documents qui doivent être valides par le chef de projet. Le chef de projet affecte également les ressources sur certaines taches. La description des objectifs du projet favorise probablement la construction d’un référentiel opératif commun entre tous les acteurs (Giboin, 2004) et l’intercompréhension (Détienne, 2006). En effet, c’est à travers la définition d’un objectif commun que la coopération se construit efficacement, et permet aux acteurs de mieux synchroniser leurs activités. On peut également noter que le chef de projet semble tenir une place centrale. L’affectation des ressources ou la validation de documents est une tâche qui lui incombe directement. Le chef de projet assure également un rôle important dans la conduite des réunions et l’intégration des points de vue. Les enregistrements des réunions ont montré que trois d’entre elles ont été entièrement consacrées à des brainstormings1 pour la définition de préconcepts. Ces réunions étaient étroitement animées par le chef de projet, qui se souciait de recueillir les idées de chaque membre de l’équipe et de les discuter en groupe. Cette attitude est propice à la confrontation de points de vue et à l’argumentation, que nous avons relevés comme deux processus indispensables pour une conception collaborative efficace (Darses, 2002 ; Karsenty, 2000).

Pour le projet distant, les échanges semblent être focalisés sur la méthodologie-même du processus de conception, dans une perspective théorique. Les termes de la classe 1 sont en effet tirés des enseignements pédagogiques : preconcept, concept, methode, enseigner, etc. Il s’agit probablement pour les membres de cette équipe de s’accorder sur les étapes du projet de conception. Cela permet d’établir la meilleure concordance possible entre les sphères personnelles (Moles, 1986) en vue de faciliter la compréhension entre les acteurs et la construction d’un référentiel commun. Toutefois, comme le souligne Giboin (2004), le référentiel commun peut posséder différents niveaux d’incertitude. Aussi, pour le projet distant, les acteurs semblent-ils devoir gérer un niveau d’incertitude élevé concernant les informations mutuellement connues ou les procédures génériques à mettre en place pour la réalisation du projet de conception. En revanche, pour le projet non distant, le niveau d’incertitude semble suffisamment faible pour que les acteurs puissent s’attacher à définir les fonctionnalités du produit à concevoir. Pour améliorer le travail collectif, les acteurs du projet distant semblent contraints de se coordonner davantage sur l’organisation temporelle du projet (Classe 3 de l’analyse par Alceste). En somme, le projet distant se focalise sur un mode de synchronisation opératoire (Darses, 2009), contrairement au projet non distant plus axé sur un mode de synchronisation cognitif.

La seconde observation concerne la façon dont est menée la conception du produit. Pour le projet non distant, le produit est considéré sous ses aspects fonctionnels et techniques (Classes 6 et 5 de l’analyse par Alceste). Cela peut s’apparenter à une approche de la conception de produit centrée sur l’homme, car les acteurs considèrent le produit sous l’angle de son utilisation et des besoins qu’il doit remplir, tant pour le patient que pour le médecin. Les aspects techniques permettent de formuler le produit sous l’angle du cahier des charges structurel, c’est-à-dire du point de vue des éléments techniques qui composeront le produit final. Pour le projet distant, le produit n’est abordé que sous l’angle de ses aspects techniques (Classe 5 de l’analyse par Alceste). Il n’existe pas de dialogues relatifs à la définition d’usage du produit. Les principales différences existantes dans la gestion du projet et du produit entre le projet non distant et distant sont reprises dans le tableau 2.

Tableau 2. Synthèse des principales différences observées entre le projet non distant et le projet distant

Tableau 2. Synthèse des principales différences observées entre le projet non distant et le projet distant

6. Conclusion

Nous avons vu qu’au cours des communications verbales à distance, beaucoup d’énergie a été déployée pour gérer le projet et la conception de produit se limite à la résolution de problèmes techniques. Il semble ainsi plus difficile pour les concepteurs d’adopter différents points de vue au cours des conversations. À l’inverse, coopérer en présence semble offrir une plus grande capacité créatrice (Bonnardel, 2006) de par la richesse des conversations qui peuvent avoir lieu en face-à-face. A ce titre, c’est le concept d’appareil de détection du SCC proposé par l’équipe non distante qui a été retenu pour un dépôt de brevet.

Les travaux de Détienne et al. (2005) ont décrit la manière dont les concepteurs confrontaient leur point de vue vis-à-vis des problèmes de conception, les partageaient puis les intégraient pour aboutir à une solution alternative satisfaisante. Ce processus nécessite de longs échanges verbaux qui permettent tout d’abord la construction d’un contexte partagé, c’est-à-dire un accord sur les contraintes. Ces contraintes sont ensuite classées, puis évaluées de façon analytique, ce qui favorise l’élaboration d’un consensus sur la solution. Cette procédure d’accord a lieu au cours des réunions de projet en face-à-face, et Bonnardel (2006) souligne les limites associées à l’utilisation des systèmes d’aide à la conception.

Cette recherche, en s’intéressant à l’application d’un canal de communication dans les activités de conception collaborative, amorce un premier lien entre plusieurs champs disciplinaires souvent pris isolément. En effet, s’il existe une réelle volonté de concilier les thématiques des nouvelles technologies, du travail collectif et de l’activité de conception, peu de travaux sont encore menés en conciliant ces trois aspects. Certaines études montrent que les technologies collaboratives engagent de nouveaux comportements au sein du groupe. Par exemple, Michinov et Primois (2005) ont observé que la productivité d’un groupe de travail diminuait si ses membres ne recevaient pas de retour sur leur contribution à la réalisation de la tâche collective. Leur recherche ne concerne toutefois pas le cas particulier de la conception de produits.

À travers cette étude, nous souhaitons donc contribuer aux premières confrontations, comme celles dirigées par exemple par Carroll et Rosson (2007), qui ont lieu entre les études menées en psychologie ergonomique sur le travail coopératif en conception et celles menées sur le travail collectif assisté par ordinateur. Si l’étude de cas présentée dans cet article ne permet pas de généraliser les résultats à toutes les situations de conception à distance, elle permet néanmoins d’éclairer certains enjeux de la conception collaborative médiée, et illustre l’impossible transposition, sans aménagements ni précautions particulières, d’une situation non distante à une situation distante.

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Pour citer ce document

Référence papier

Gronier, G. et Sagot, J.-C. (2013). Comparaison des communications verbales en conception collaborative. Interfaces numériques, 2(3), 569-590.

Référence électronique

Gronier, G. et Sagot, J.-C. (2013). Comparaison des communications verbales en conception collaborative. Interfaces numériques, 2(3). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2162

Auteurs
Guillaume Gronier
Centre de Recherche Public Henri Tudor
29, avenue J.F. Kennedy, L-1855 Luxembourg-Kirchberg, Luxembourg
guillaume.gronier@tudor.lu
Jean-Claude Sagot
Université de Technologies de Belfort-Montbéliard
Institut de Recherche sur les Transports, l’Energie et la Société
Laboratoire Systèmes et Transports (IRTES- SeT, E.A. n° 7274)
900
jean-claude.sagot@utbm.fr
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CC BY-NC-ND 4.0

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