Entretien

avec Julie Lallouët-Geffroy

Entretien réalisé par Vincent LAGARDE

Texte intégral

Bonjour Julie. Vous avez travaillé pendant de nombreuses années au sein de Radio France et par la suite, vous avez écrit des articles en lien avec l’agriculture et l’environnement dans des revues comme Reporterre, We demain, Ouest-France, Alternatives économiques. Vous avez également publié une importante enquête dans le site d’investigation Splann ! Concernant les méthaniseurs. En premier lieu, comment en êtes-vous venue à ce sujet ?

En tant que journaliste en Bretagne sur les questions agricoles et environnementales, mais aussi en tant qu’habitante, j’observais la poussée des méthaniseurs depuis quelques années. On voyait leurs constructions dans les paysages, dans la presse, et on entendait parler des accidents, des pollutions.

Le sujet interrogeait et interroge encore. Déjà, ça change les paysages, ça change l’économie agricole de ceux qui y entrent mais aussi l’économie du territoire. Les riverains en parlaient, les élus également. Parce qu’on entendait que le gouvernement poussait cette énergie présentée comme « renouvelable », avec les arguments de l’économie circulaire, d’une issue pour le territoire, nous nous sommes dits qu’il fallait aller voir ce qui se passait.

Note de bas de page 1 :

Raphaël Baldos, Julie Lallouët-Geffroy (2022). En Bretagne, la méthanisation sous pression, Splann !, 13/09/2022, 33p. https://splann.org/enquete-methanisation-bretagne/

Note de bas de page 2 :

Les digestats sont les résidus du processus de méthanisation de matières organiques.

L’article auquel vous faites référence1 est à la fois une synthèse et une étude approfondie spécifique. Il comprend un volet « environnement » et des aspects économiques. Mais il reste des aspects non-traités que nous avons mis dans une rubrique appelée « Boîte noire ». Il y a notamment les questions sanitaires sur les digestats2 injectés dans les sols, la question énergétique des rendements réels. Ces sujets sont évoqués mais pas traités, pas évalués. Cela, à la fois pour des contraintes de temps, de moyens, mais aussi pour des questions d’informations disponibles. L’enquête menée a représenté 9 mois de travail …

Les méthaniseurs agricoles sont présentés comme solutions à tous les grands problèmes : réduction des déchets, amélioration des revenus agricoles, relocalisation et autonomie énergétique, etc. Vos enquêtes démontre qu’une grande partie de ces affirmations sont des mythes. Pouvez-vous expliquer ?

La carte postale de l’économie circulaire ne supporte pas la confrontation aux faits. Mais les réalités ne sont pas binaires. La méthanisation n’est qu’un outil. Tout dépend de ce qu’on en fait, et pourquoi on met en place des méthaniseurs. Dans certains cas, la cogénération s’intègre bien dans l’exploitation, et même son système local. L’agriculteur peut traiter ses « déchets », récupérer des revenus complémentaires. Le méthaniseur d’un éleveur peut chauffer la serre d’un maraicher voisin. Ce sont des circuits courts qui fonctionnent.

Note de bas de page 3 :

La FNSEA est un syndicat : la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.

Mais dans d’autres cas, les plus grands méthaniseurs, on change vraiment d’échelle. On n’est plus dans les systèmes connus ; ce ne sont plus la FNSEA3 et la filière agroalimentaire qui contrôlent, même ici en Bretagne où ces acteurs sont puissants. Là, on est face à Total et Engie, tellement plus grands et plus puissants. C’est le modèle des installations géantes, avec injection, qui doivent tourner toute l’année, et rentabiliser les investissements.

Les vraies questions sont donc celles-ci : Quel est l’objectif ? Quel prisme on choisit pour aborder le problème ? C’est une question de hiérarchie des objectifs et des priorités. Si ça reste à l’échelle de l’exploitation, ou de quelques-unes, si l’agriculteur a la main, il peut tenir ses objectifs que sont l’évacuation de ses déchets, la sécurisation de ses revenus… Mais, si c’est Engie ou Total, l’objectif devient la production du maximum de méthane, pour revente. Et là, les agriculteurs et le territoire ne contrôlent plus rien.

Quels sont les points les plus problématiques, selon vous ?

En fait, c’est un ensemble à considérer. Mais si je devais choisir une thématique, ce serait la question des contrôles et des risques sanitaires. Et là, c’est le trou noir pour tout le monde. Presqu’aucune information n’est communiquée. Le contrôle ne concerne pas que les pollutions, mais cela concerne aussi le développement des installations. Les vannes sont ouvertes, sans suivi, ni contrôle, ni recul. Le développement des méthaniseurs va bien trop vite. Plus vite que les moyens de l’État qui ne peut ni suivre ni contrôler. Les cas de pollutions majeures, parfois même répétées, ne sont pas sanctionnés. On a des pollueurs à répétition, qui ne sont pas inquiétés, et sont même formateurs à la méthanisation.

Paradoxalement, les agriculteurs ne sont pas les bénéficiaires évidents du système, c’est cela ?

Là aussi, c’est variable. Comme dit précédemment, certains cas sont maitrisés par les agriculteurs. Mais il y a des configurations où les agriculteurs, deviennent de simples fournisseurs d’intrants pour les usines à méthane. Mais même là, parfois, ça peut être intéressant comme débouchés, et permettre de se recentrer sur leur métier d’éleveur, par exemple. L’agriculteur délègue ou sous-traite la gestion des déchets à Engie. À la limite, cela peut convenir à certains de devenir des fournisseurs de matière première. Engie récupère les déchets, les utilise, puis ramène le digestat pour épandage. Mais alors, se pose la question de la qualité sanitaire des digestats pour les sols, des pollutions sur lesquelles on n’a pas de recul.

L’autre question est la suivante : Où va la valeur ajoutée ? Le méthane est un produit à forte valeur ajoutée, mais sa répartition reste très opaque. Quand l’agriculteur est simple sous-traitant, il ne récupère pas la valeur ajoutée. Et ça a aussi des conséquences pour le territoire. La valeur ajoutée est exportée. À terme, se pose aussi la question de la concurrence des usages de sols. Maximiser la production de méthane vient nécessairement en compétition avec les autres activités de la ferme et des territoires. On a vu des agriculteurs arrêter l’élevage. Ou, changer la destination des cultures, et même, changer de cultures. La méthanisation entre alors en concurrence avec la souveraineté alimentaire. C’est une question importante, dont la profession a conscience, mais qui n’est pas encore prise à bras le corps politiquement.

L’efficacité énergétique, premier argument, est elle-même en question ?

C’est complexe. Nous nous sommes concentrés sur la dimension agricole des méthaniseurs, en gardant le prisme des volumes d’intrants, et avons exclu l’énergie qui en ressort. Nous avons fait ce choix faute de temps. Les études consultées sur la performance des méthaniseurs, se concentrent surtout sur les volumes des intrants. Les entrées donc, mais pas l’énergie qui en ressort. On n’a pas trouvé d’études comparatives, comme on en voit pour le solaire par exemple.

À la lecture de votre enquête, on est surpris par l’absence de contrôle de l’Etat sur ces installations, malgré les importants accidents de pollution. Les agrandissements sont également incontrôlés.

Comme évoqué, l’État n’a clairement pas les moyens humains pour suivre le fort développement. Pas les compétences non plus, en termes de formations. Je ne pense pas que ce soit une question de mauvaise volonté, mais d’un réel retard par rapport au développement des installations et de prise de conscience de la situation. Les incidents et les accidents sont nombreux ici, en Bretagne. Faute de contrôle en amont, et même de sanctions ensuite.

L’État et l’Europe soutiennent fortement le développement des méthaniseurs. Quelle place l’urgence énergétique, accentuée par la guerre en Ukraine, laisse-t-elle aux questions d’environnement, de santé et de production alimentaire ?

On a l’impression que les différents enjeux abordés dans cette discussion ne sont pas considérés par ces instances. Je reviens sur les problèmes sanitaires, des digestats enfouis dans la terre, qui ne sont pas du tout considérés. Or, on observe des utilisations de déchets d’abattoirs, d’eaux usées, avec de fortes concentrations en pathogènes, que la méthanisation ne fait pas disparaitre. Elle les concentre même. Des travaux de doctorants ont montré que deux-tiers des pathogènes à l’entrée sont encore présents à la sortie, à l’injection dans le sol. Mais, on manque d’études. L’INRAE ne pourra pas fournir de réponses avant plusieurs années. Il sera trop tard pour certains sols. Et, pour lors, ce n’est pas un problème pris en compte par les politiques.

Par contre, la profession est consciente du risque de compétition avec la production alimentaire. Au Space, le grand salon international de l’élevage, c’était un vrai sujet de discussion des syndicats. La profession s’inquiète du risque de « céréalisation » de la région, au bénéfice des méthaniseurs. La profession souhaite que les méthaniseurs restent aux mains des agriculteurs. Mais, là aussi, ça dépend de mesures politiques nationales.

Vous avez rencontré de nombreux acteurs de terrain, agriculteurs, élus, associations… Il semble que les oppositions dépassent les clivages habituels, entre agriculteurs et riverains ou écologistes, néos contre autochtones, urbains versus ruraux ? Le monde agricole est lui-même divisé sur ces questions.

Le bruit de fond cherche à opposer les gens, de façon très binaire, pour ou contre les méthaniseurs. Mais, ça tient de moins en moins. Plus les parties connaissent le problème, et plus elles constatent qu’il faut nuancer. Bien sûr que les riverains et écologistes sont les plus vigilants et visibles en opposition. Mais, ils contestent surtout les fuites et les pollutions. Et, comme on l’a dit plus haut, la profession est elle-même divisée. Ce qui manque, c’est une approche par le territoire. Je cherche le cas où une collectivité, élus, habitants et agriculteurs, se seraient emparés ensemble de la méthanisation, pour l’intégrer dans leur schéma directeur. Mais, on n’en a pas trouvé. Pour l’instant ce sont des projets agricoles ou industriels individuels ou groupés, mais qui n’ont pas donné lieu à une concertation locale.

Finalement, qui sont les réels bénéficiaires de ce système ?

Là aussi, pas de réponse unanime. On a des cas de méthanisation « vertueuse », maitrisée par l’agriculteur et son environnement. Il gère ses effluents, diversifie ses revenus et sécurise son exploitation. Même des gros, gérés en collectif d’agriculteurs, peuvent bien fonctionner. Par contre, les méga-méthaniseurs, posent vraiment question. Outre la dépendance des agriculteurs fournisseurs, l’ancrage dans le territoire ne tient plus avec de telle usines.

Un rapport sénatorial préconise de favoriser l’installation de nombreux petits méthaniseurs disséminés sur le territoire, aux mains des agriculteurs, ou des collectivités, plutôt que la concentration industrielle. Mais ce n’est qu’un rapport…

Au-delà des intérêts des énergéticiens, n’est-ce pas là aussi une manifestation du « solutionnisme technologique », qui interdit la contestation au nom du progrès et de l’innovation ?

Ah, le ronron du progrès, de l’avenir par le progrès. En Bretagne, c’est un véritable récit régional, très dominant en agriculture. L’agriculture régionale s’est sortie de la misère grâce à la modernisation. Les paysans bouseux sont devenus des chefs d’entreprise… Alors, toute critique de ce qui est présenté comme la modernité est vu comme un retour en arrière. C’était l’agrandissement, des champs propres et la mécanisation, c’est la méthanisation maintenant. C’est un discours très fort, très difficile à contrer. On ne m’a pas opposé l’histoire de la lampe à huile, mais c’est bien l’idée.

Les méthaniseurs peuvent-il connaître le même sort que les biocarburants, encensées aux débuts avec les mêmes arguments, puis abandonnés après les mobilisations, les études contradictoires et les débats publics ?

À un moment, on a senti un fléchissement. La Région Bretagne a même décidé de réduire les aides au développement de méthaniseurs. Une réorientation de subventions. Et puis, la guerre en Ukraine est survenue, les problèmes énergétiques, et l’État pousse et relance le développement des méthaniseurs.

Mais, c’est possible, qu’à terme, le souffle puisse retomber. Car l’injonction d’innovation, c’est surtout d’énormes taux d’investissements et d’emprunts. Avec de forts risques, et des échecs. Le modèle d’exploitation est-il viable ? Pour l’instant, avec cette crise énergétique et les subventions, peut-être ? Et encore. C’est beaucoup de travail pour les agriculteurs. On a des exemples de laitiers qui ont arrêté l’élevage parce que cela faisait trop de travail. Pour certains, la méthanisation est même une porte de sortie de l’élevage, et même de l’agriculture. Les syndicats peuvent s’en inquiéter. Plus on étudiera les méthaniseurs et on diffusera les données, plus on se rendra compte des limites.

Au sujet des études, vous avez consulté nombreux travaux universitaires sur les méthaniseurs. Quel regard portez-vous sur l’approche académique du phénomène ?

La recherche est clairement en retard par rapport à l’évolution rapide des pratiques sur le terrain. L’essentiel des travaux émane de l’INRAE, qui est très liée à la profession et aux commandes des financeurs. On doit alors être prudents avec les quelques études disponibles.

Je n’en veux pas aux chercheurs, je sais qu’ils sont sous pression. Mais les relations avec eux sont difficiles. Ils se méfient des journalistes, et les accès aux données sont compliqués. Nous ne sommes pas capables d’appréhender directement les études trop techniques. Nous aurions besoin qu’ils nous aident à les interpréter, pour les vulgariser. Mais on se confronte à une défiance, une absence de réponse, ou des réponses désagréables. Il y a peu d’études, et elles sont peu accessibles.