Évaluer les innovations territoriales : performances, impacts et compatibilité Evaluating territorial innovations: performances, impacts and compatibility

Catherine Macombe 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4998

Comment designer ou contre-designer des formes d’innovations qui seraient de « véritables innovations territoriales » ? L’évaluation ex-ante est la clé pour réaliser un design ou un (contre)-design des innovations territoriales. Comment réaliser cette évaluation ? Faut-il enregistrer les performances des territoires ? Faut-il plutôt évaluer les impacts des changements sur les territoires ? Mais par rapport à quelle situation de référence ? Nous proposons les règles suivantes. Quand le changement introduit par l’innovation territoriale est vu comme marginal et situé dans un univers stable, l’évaluation par les performances est suffisante. Dans un univers en proie aux bouleversements, l’évaluation adéquate serait celle des impacts. Quand le changement n’est plus marginal mais fondamental, il devient pertinent d’évaluer la compatibilité de l’innovation à l’aune d’un scénario de référence. Nous illustrons ces trois cas par des exemples de terrain.

How to design or counter-design forms of innovations that would be "real territorial innovations"? The ex-ante evaluation is the key to carry out a design or a (counter)-design of territorial innovations. How to carry out this evaluation? Should we record the performances of territories? Should we rather evaluate the impacts of the changes on the territories? But in relation to which reference situation? We propose the following rules. When the change introduced by the territorial innovation is seen as marginal and located in a stable universe, the evaluation by the performances is sufficient. In a disrupted universe, the adequate evaluation would be the one of the impacts. When the change is no longer marginal but fundamental, we can evaluate the compatibility of the innovation with a reference scenario. We illustrate these three cases with examples from the field.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

innovations territoriales : ce sont des innovations présentées comme valorisantes pour la vie d’un territoire.

Note de bas de page 2 :

effets : ce sont les conséquences directes du changement que l’on étudie, sans aller jusqu’à décrire le ressenti que ces effets induisent pour les individus.

Comment designer ou contre-designer des formes d’innovations qui seraient de « véritables innovations territoriales1 » ? Comme le précisent les auteurs de l’appel pour ce numéro spécial, les véritables innovations territoriales seraient « des initiatives concrètes faisant émerger des façons nouvelles de faire territoire, de s’y nourrir, de s’y cultiver, d’y travailler, d’y énoncer et pour y vivre ensemble sur une terre/Terre en partage ? » (Lagarde et Pignier, 2022). Comment trier le bon grain de l’ivraie ? Il est difficile de juger les effets2 de la multitude de projets présentés comme des innovations territoriales. Pourtant, il faudrait savoir –avant même la mise en œuvre- si tel « parc éolien » va probablement améliorer le vivre ensemble sur le territoire. L’évaluation ex-ante (c’est-à-dire par anticipation) des innovations territoriales est la clé qui ouvre la possibilité de réaliser un design ou un (contre)-design. En effet, pour imaginer et créer une nouveauté, il faut avoir le choix entre plusieurs possibilités, et pouvoir juger par anticipation de l’adéquation de chaque design envisagé avec les objectifs poursuivis. C’est pourquoi notre sujet porte sur l’évaluation ex-ante des innovations territoriales. Plus précisément, ce texte tente de répondre à l’interrogation : « par quelles méthodes évaluer par anticipation les projets présentés comme des innovations territoriales » ?

Note de bas de page 3 :

univers : il s’agit ici de l’environnement technique, social, politique etc. dans lequel se déroule l’étude. Il est délimité par le périmètre de l’étude, en incluant tous les éléments qui vont influencer fortement ou qui seront significativement influencés par le changement étudié.

Ce texte comporte trois parties. La première présentera le cadre conceptuel suggérant qu’il convient d’appliquer différentes méthodes en fonction de diverses situations liées à la nature de l’innovation et surtout de l’univers3 où elle intervient. La deuxième partie illustrera ces trois familles d’évaluation, au sujet de projets variés d’innovations territoriales. La troisième discutera des limites et des perspectives ouvertes par le cadre conceptuel proposé, en guise de conclusion.

1. Cadre conceptuel pour l’évaluation des innovations territoriales

1.1. Les différents cas envisagés

Note de bas de page 4 :

innovation marginale : c’est une innovation qui ne bouleverse pas l’univers. Elle est simple, sans effets rebonds, à court terme, sur un petit territoire.

Note de bas de page 5 :

innovation fondamentale : c’est une innovation qui modifie l’univers, avec des effets rebonds probables ou avérés, à moyen ou long terme, et qui impacte un grand territoire (ex : installation d’un champ d’éoliennes).

Quand les décideurs souhaitent évaluer des innovations territoriales avant qu’elles ne soient mises en œuvre, ils devraient se poser deux questions : 1) l’univers (le terrain, le « background ») dans lequel se réalise l’évaluation est-il considéré comme raisonnablement stable et uniforme, ou bien doit-on au contraire tenir compte de sa complexité et de ses incessantes transformations ? 2) L’innovation territoriale envisagée est-elle marginale4 (elle ne va pas modifier l’état de l’univers (voir note 3)) ou fondamentale5 (elle va modifier l’état de l’univers) ? En croisant les réponses à ces deux questions, quatre cas théoriques se présentent :

  1. L’innovation est marginale et l’univers est stable et uniforme ;

  2. L’innovation est fondamentale et l’univers est stable et uniforme ;

  3. L’innovation est marginale et l’univers est instable et complexe ;

  4. L’innovation est fondamentale et l’univers est instable et complexe.

Le cas b- ne paraît pas cohérent, car si l’innovation est fondamentale, elle va précisément modifier l’univers, qui ne peut donc être tenu pour stable. Il reste trois situations plausibles (a-, c- et d-), qui seront illustrées dans ce texte. Les exemples seront pris dans le domaine agricole. Cependant, le cadre conceptuel semble s’appliquer au-delà, à de multiples cas d’innovations territoriales.

1.2. L’innovation est marginale et l’univers est stable et uniforme 

Note de bas de page 6 :

performances : ce sont des caractéristiques d’une organisation, en général suivies dans le temps et censées traduire la qualité du fonctionnement de cette organisation.

Note de bas de page 7 :

impacts : ce sont les conséquences du changement étudié telles qu’elles sont ressenties par les individus ou les groupes.

Note de bas de page 8 :

certification de filière : La certification est une démarche de progrès volontaire qui énonce des règles de bonne conduite (par exemple, « proscrire le travail des enfants ») codifiées dans un « cahier des charges », et appliquée à tout ou partie d’une filière.

L’univers est conçu comme stable, ce qui signifie qu’il ne va pas se modifier significativement dans le temps qui s’écoule entre l’état actuel, la mise en œuvre de l’innovation et sa disparition éventuelle. Il est aussi considéré comme uniforme, de telle sorte que les mêmes idées sont valables partout. Ainsi, des positions caricaturales peuvent être soutenues, telles que « le travail des enfants, c’est mal dans tous les cas » ou « la méthanisation, c’est toujours bien ». Quand l’univers est réellement stable (par exemple sur une courte période de temps), l’évaluation d’une innovation territoriale quelconque par les performances6 se justifie scientifiquement. C’est la méthode d’évaluation cohérente avec la théorie sociologique de la Modernisation écologique, qui dit que “les démocraties libérales capitalistes ont la capacité de réformer leurs propres impacts7 sur la nature » (Mol et Spaargaren, 2000). Les dispositifs de certification8 courants reposent sur l’idée de découplage entre la croissance économique et ses méfaits. Il serait donc inutile de questionner les modes d’action des organisations.

Le principal intérêt du suivi des performances est de documenter l’évolution d’un très grand nombre d’indicateurs au fil du temps, quelle que soit leur nature. Or il est impossible d’identifier réellement la part respective des effets de l’innovation et des mouvements de l’univers, au sein des évolutions des valeurs des indicateurs. En supposant que l’univers est stable, on s’autorise à imputer les évolutions des valeurs des indicateurs exclusivement à l’innovation.

1.3. L’innovation est marginale et l’univers est instable et complexe

Note de bas de page 9 :

effets rebonds : ce sont les conséquences inattendues et en général indésirables, causées par un effet du changement étudié.

L’innovation x est marginale (elle n’ajoutera rien aux bouleversements en cours) et l’univers est considéré comme instable et complexe (Tainter, 1996). Cette position reconnaît qu’ici, le travail des enfants est insupportable, que là il est inévitable, et que là-bas c’est un compromis acceptable. Les raisonnements caricaturaux sont malvenus dans ce cadre de pensée. La méthode adaptée est l’évaluation d’impact. Il s’agit des effets du changement (causé par l’introduction de l’innovation territoriale x) ressentis par les personnes ou les groupes de personnes (Vanclay, 2002). Les impacts tiennent compte non plus des intentions qui ont présidé au changement, mais des effets ressentis. Les impacts incluent donc les déviations du projet, effets rebonds9, et représentations des personnes impactées (qu’elles semblent fondées ou imaginaires). L’évaluation d’impact rend compte de ce qui importe finalement. Plusieurs méthodes sont disponibles (Macombe, 2013). Dans les cas simples (évaluation à court terme sur un territoire de taille restreinte), on construira deux scénarios : 1) celui de référence, qui est souvent le scénario tendanciel décrivant ce qui se passerait si les tendances en cours se prolongeaient en l’absence de l’innovation x ; 2) le scénario qui résulterait de l’introduction de l’innovation x. La comparaison de ces deux scénarios met en exergue les effets et les impacts probables causés par l’innovation x.

1.4. L’innovation est fondamentale et l’univers est instable et complexe

L’innovation x provoque une perturbation renforçant l’instabilité d’un univers déjà instable et complexe. On s’attend à des effets à long terme et probablement à des effets rebonds. Le mieux que l’on puisse faire ici est de vérifier si l’innovation territoriale x peut surgir et survivre dans cet univers. Nul ne prévoit ce qui va advenir. Mais il est possible d’identifier quel est le scénario (parmi ceux que les lois de la physique rendent possibles) que les acteurs du territoire veulent impulser ou favoriser. L’innovation territoriale x va donc être évaluée en répondant à cette question : « est-elle compatible avec le scénario désiré ? ».

2. Illustrations 

2.1. Certifications de produits agricoles

Note de bas de page 10 :

La certification générale Global Gap est indispensable pour accéder au marché européen, de même que – pour commercialiser de l’huile de palme- la certification RSPO (Roundtable on Sustainable Palm Oil).

Note de bas de page 11 :

On peut ainsi voir la démarche française Agribalyse ou la PEF de la Commission Européenne (Product Environmental Footprint) comme des tentatives de disqualifier des produits agricoles venant des pays en développement, au nom de l’empreinte environnementale (présumée mauvaise en l’absence de calcul).

Les certifications de produits agricoles sont des innovations marginales qui peuvent opérer sur un territoire (que l’on pense aux « appellations d’origine contrôlée »). Elles s’inscrivent dans la filiation de la pensée « responsabilité sociale de l’entreprise » (Gendron, 2009). La communication issue des certifications envers les parties prenantes (Freeman, 2010) procurerait aux entreprises la « licence to operate » face aux actions consuméristes, mais aussi permettrait d’anticiper et d’éviter les régulations des Etats (Gendron, 2009). Appliquer certaines règles autorise à se prévaloir d’une certification qui donne accès à certains marchés10, et d’en fermer l’accès aux concurrents non certifiés11.

Vérifier que les entreprises atteignent un certain niveau de performance sur des critères prédéfinis, ou remplissent certains critères, suffirait à garantir que leur activité soit neutre, voire bénéfique pour la société. En fait, même quand les exigences sont nombreuses et contrôlées, il n’est pas certain qu’elles améliorent véritablement la vie des personnes à protéger. Comment éviter la discrimination des femmes à l’embauche ? Le droit d’association est-il respecté par la multiplication des syndicats-maison ? Pire, atteindre un « bon niveau » peut avoir des conséquences défavorables pour les intéressés. C’est le cas de l’interdiction du travail des enfants. « But since working children are generally forced to work due to poverty (Basu et Van 1998), a simple ban could force the affected children to take other, potentially worse, jobs ». (Jeorgensen et al., 2010). Les pays dotés d’un fort état providence attestent que le bien-être est amélioré par la suppression du travail des enfants. Dans les autres pays, la même relation n’est pas avérée -bien au contraire.

Note de bas de page 12 :

Le progrès est ici défini arbitrairement, puisqu’on ne sait pas si l’évolution de la valeur de l’indicateur est favorable ou non.

En 2020, Global Gap a annoncé la sortie imminente d’un module de certification supplémentaire, comptant 40 « exigences sociales », tandis que Rain Forest Alliance a prévu le paiement d‘une prime aux petits producteurs ou travailleurs. Fair Trade n’est pas en reste, en annonçant l’augmentation du montant de la prime et le paiement d’un « salaire minimal vital » (Izé Jardim, 2020). Ces évolutions rapides traduisent la prise de conscience par les évaluateurs du fait que l’univers est en mouvement. Les acteurs économiques réalisent qu’il ne leur suffit plus de dresser une liste de critères et de montrer qu’ils progressent12 quant à ces critères. Il faut désormais qu’ils prouvent que les mesures appliquées ont effectivement un impact favorable sur la vie des petits producteurs ou des travailleurs.

2.2. L’émergence d’une filière nouvelle sur un territoire

Dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Agence Nationale de la Recherche (DESIRABLE, 2015), mission a été donnée aux chercheurs d’évaluer les impacts de l’émergence d’une filière d’insectes (Tenebrio molitor) à l’échelle industrielle sur un territoire métropolitain A. Le but était de produire 10 000 tonnes de farine d’insectes par an, à destination des élevages de truites et de poulets avoisinants. Il s’agissait d’une innovation territoriale marginale, qui s’inscrivait dans un univers en mouvement. Le territoire A se dépeuple et souffre d’un chômage chronique. Les chercheurs ont défini un scénario tendanciel (scénario de référence) d’évolution du territoire en l’absence de la nouvelle filière, et les professionnels ont choisi deux scénarios intéressants (1 et 2) incluant la nouvelle filière d’insectes. Les enquêtes auprès des utilisateurs potentiels de la farine d’insectes, et les travaux bibliographiques sur les filières en concurrence, ont permis de comparer les effets et impacts sociaux probables de chacun des deux scénarios (1 et 2) par rapport au scénario tendanciel. Pour le scénario 1 par exemple, le tableau 1 donne la liste des acteurs « amont » (des activités agricoles) impactés par l’émergence de la filière, ainsi que les principaux effets ou impacts sociaux pris en compte. Notons que certains acteurs du scénario 1 « n’existent pas encore » dans le scénario de référence.

Tableau 1 Liste des acteurs « amont » impactés par l’émergence de la filière dans le scénario 1, et leur équivalent dans le scénario de référence, et les principaux effets ou impacts sociaux considérés

Scénario de référence

Scénario 1

Effets et impacts sociaux

Acteurs

Demandeurs d’emploi

Familles des employés de la coopérative

Création revenu et insertion sociale

Familles des employés des fournisseurs

Création revenu et insertion sociale

Eleveurs sans atelier d’insectes

Eleveurs qui créent des ateliers d’insectes

Amélioration revenu et nouveaux liens sociaux

Eleveurs avec fabrique d’aliment à la ferme

Eleveurs qui créent des atelier d’insecte et qui ont une fabrique d‘aliment à la ferme

Amélioration revenu (baisse coût des ingrédients) et nouveaux liens sociaux.

Pas de problèmes

D’allergie

Eleveurs et salariés de la coopérative qui deviennent allergiques

Allergies causées par insectes et leurs dérivés

Résidents de la région 

Résidents de la région

Augmentation des nuisances liées au transport sur l’ensemble de la région

Voisins de la coopérative

Voisins de la coopérative

Augmentation localisée des nuisances du transport

Voisins des agriculteurs

Voisins à proximité des ateliers d’élevage et de la coopérative

Augmentation des nuisances locales (odeurs, bruits)

Habitants du territoire : Pas de tension sur l’eau, tension sur la terre

Habitants du territoire

Tensions possibles sur l’eau et sur la terre

Acteurs du marché actuel de la pulpe de betterave

Acteurs du marché de la pulpe de betterave

Tension sur la pulpe de betteraves

Formulateurs d’aliments pour animaux

Formulateurs d’aliments pour animaux

Tension sur le son

(Pas d’élevages industriels d’insectes en Europe)

Eleveurs d’insectes à échelle industrielle

Baisse du bénéfice du système, par concurrence entre les éleveurs d’insectes des pays européens

La comparaison entre le scénario tendanciel et un scénario incluant l’innovation (le 1 ou le 2) met en lumière les impacts liés à l’innovation. Quand les effets de plusieurs scénarios d’innovation sont détaillés et comparés au scénario tendanciel, les décideurs peuvent choisir celui qu’ils préfèrent. Le design et le contre-design d’innovation deviennent possibles.

2.3. Compatibilité de différentes innovations territoriales avec le scénario souhaité/possible

Le scénario souhaité

Le scénario de référence est désirable, et respecte les lois de la physique et les ordres de grandeur. Le scénario discuté ci-après en est un exemple, et se soucie de plus de la question des emplois. Ce scénario (dit PTEF) d’évolution des territoires ruraux pour 2050 a été créé dans le cadre du « Plan de Transformation de l’Economie Française » (The Shift Project, 2022) pour se conformer aux Accord de Paris sur l’atténuation du changement climatique (Nations Unies, 2015). En voici les principaux traits.

Note de bas de page 13 :

Le TRE (taux de retour énergétique) est le rapport entre l’énergie primaire extraite et l’énergie dépensée au total pour obtenir cette énergie primaire.

Le TRE, taux de retour énergétique13 du pétrole – qui est de très loin la principale source d’énergie utilisée dans le Monde- est passé de 100 barils extraits pour 1 baril (consacré à extraire le pétrole) en 1905, à 14 pour 1 en 2016 (Celi et al., 2018) et 6,45 pour 1 en 2021 (Delannoy et al., 2021 ). Pour la totalité de l’énergie primaire, toutes les sociétés développées ont un TRE (sociétal) supérieur à 20 pour 1, tandis que tous les pays en développement affichent des TRE inférieurs à 20 pour 1 (Lambert et al., 2014). Il est cependant envisageable de maintenir un bon niveau de vie malgré un TRE inférieur à 20 (White and Kramer, 2019). Comme le soulignent Hall et al. (2014), la chute en cours des rendements énergétiques accroît le besoin de force de travail dans les secteurs qui fournissent de l’énergie, dont l’agriculture en priorité et la forêt. La proportion de paysans dans une population est inversement proportionnelle à la quantité d’énergie dont dispose chaque habitant (Jancovici, 2018). Les emplois qui seront nécessaires pour le secteur de l’alimentation pour l’année 2050 en France sont de plus de 1 200 000 agriculteurs (The Shift Project, 2022).

Corrélativement, la baisse du TRE prédit la raréfaction des moyens de transport. Les marchandises les plus banales et les plus vitales, dont les aliments, ne pourront plus parcourir des centaines de kilomètres avant d’arriver dans nos assiettes. Pour la France, l’aménagement de l’espace compatible avec ces contraintes croissantes est la répartition de la population dans des petites villes de 20 000 habitants (Macombe, 2018) qui cultivent ou élèvent dans leur environnement direct (quelques kilomètres d’anneau nourricier) leurs principales sources d’alimentation.

Le scénario PTEF en 2050 décrit des territoires centrés sur des petites villes, où se trouvent les services publics principaux (hôpitaux, universités, trésor public…). Elles sont entourées de leur anneau nourricier, lui-même parsemé de hameaux et villages. Les principaux emplois résident dans l’agriculture et l’élevage, la forêt, la transformation des produits alimentaires, ainsi que le commerce et l’artisanat liés à l’alimentaire. Les transports de personnes et de biens sont actifs, mais ne sont pas quotidiens ni bon marché. Le trafic aérien a diminué d’environ 40 % en 2050, tandis que les trafics ferroviaires et fluviaux s’intensifient (The Shift Project, 2022). Les quantités d’intrant disponibles (dont les engrais agricoles) ont décru ; ils ont été remplacés par le compostage de toutes les matières organiques. On réutilise et on recycle tout, des métaux aux plastiques (qui sont de plus en plus rares) et chacun vit d’une façon plus frugale, mais aussi plus conviviale qu’autrefois.

Compatibilité des innovations territoriales ?

Ce paragraphe examinera la compatibilité avec le scénario PTEF de quatre innovations territoriales, fréquemment proposées aux territoires ruraux.

Note de bas de page 14 :

Les suivis de méthaniseurs par l’ADEME identifient un TRE de 6 pour 1 quand le gaz est injecté dans le réseau. Il est moindre dans les autres cas d’usage (ADEME et al., 2020).

Note de bas de page 15 :

Il faut comprendre que les déchets et sous-produits organiques de toutes natures font déjà l’objet de convoitises pour fabriquer : des engrais, des amendements, du gaz, des biofuels, des emballages, des additifs, de la nourriture pour les animaux d’élevage ou domestique, pour les insectes, et divers plastiques. La concurrence ne fera que s’accroître à l’avenir.

Note de bas de page 16 :

En effet, on ne peut pas suppléer le manque futur d’engrais par d’autres moyens que la récupération des déchets organiques et de tous les sous-produits de l’agriculture et de l’élevage. De plus, le compostage peut se réaliser à petite échelle. Dans un contexte où les transports seront coûteux, cette capacité est précieuse.

Les méthaniseurs collectifs sont des installations promues par des collectivités et/ou des groupes d’agriculteurs pour transformer en méthane des déchets organiques (par exemple les ordures ménagères) et des sous-produits de culture (par exemple des drèches de betterave). Ils pourraient fournir du méthane pour ravitailler des tracteurs spécifiquement équipés. Leur productivité énergétique est probablement assez médiocre14. L’ADEME estimait en 2020 que les cultures dédiées (Miscanthus, taillis à courte révolution, maïs etc.) fournissaient 5 % des volumes des matières organiques introduites dans les méthaniseurs (Solagro, 2021), ce qui concurrence l’usage alimentaire des sols. Même si l’on exclut ce cas, dans le scénario PTEF, les déchets15 qui pourraient nourrir le méthaniseur auront d’autres destinations prioritaires, telles que le compostage16. Les méthaniseurs sont difficilement compatibles avec le scénario PTEF.

Les biofuels sont actuellement fabriqués à partir d’huiles alimentaires usagées (en particulier pour fabriquer un carburant pour l’aviation) et de cultures dites énergétiques telles que le colza et les céréales en métropole, ou la canne à sucre et le maïs sous d’autres cieux. Pratiquement toutes les matières organiques (y compris les copeaux de bois et les algues…) pourraient être transformées en carburant. Mais les calculs des disponibilités en biomasse carbonée indiquent qu’il faudrait leur sacrifier soit des forêts entières soit des cultures vivrières. Or le TRE des cultures énergétiques étant faible (excepté pour l’éthanol), il est même douteux qu’elles soient viables (voir tableau 2). La plupart des biofuels fabriqués à grande échelle ne semblent pas compatibles avec le scénario PTEF.

On n’évoquera pas ici les problèmes posés par les dispositifs agrovoltaïques en termes de préservation de la biodiversité ou de paysage. La grande difficulté de la transition vers les énergies renouvelables vient de ce que les TRE sont faibles, voire médiocres quand on les compare au TRE des énergies fossiles du siècle passé (voir tableau 2). Personne n’a jamais construit de panneaux solaires en employant uniquement l’énergie fournie par des panneaux solaires. Autant une installation photovoltaïque domestique peut se justifier, autant il est clair que ni le photovoltaïque, ni l’éolien régulé ne peuvent suffire pour des usages collectifs (ébranler les trains, mouvoir un laminoir…). Quelques dispositifs photovoltaïques à petite échelle sont compatibles avec le scénario PTEF, mais non le déploiement massif qui semble envisagé.

D’après le tableau 2, il reste actuellement 3 sources d’énergie envisageables grâce à leur TRE suffisant. La première est l’hydroélectricité, énergie fournie par les barrages et par les hydroliennes (dispositifs animés par le courant des cours d’eau et des mers). La plupart des sites qui peuvent être raisonnablement équipés en barrage l’ont déjà été (de Castro et Capellán-Pérez, 2020). Restent les hydroliennes. A condition de recouvrer une capacité industrielle pour les produire, cette source-là est compatible avec le scénario PTEF. La deuxième source est l’éolien brut. Son usage est possible si l’on accepte d’attendre qu’il y ait du vent pour consommer l’électricité. C’est faisable pour certains usages (faire la lessive, coudre, mélanger du ciment et du sable, poncer…). La dernière source envisageable est l’éthanol issu de canne à sucre. Il pourrait servir à produire du carburant pour les quelques véhicules (services d’urgence…) qui continueront à rouler ou voler dans les territoires non métropolitains et dans les pays en développement.

Tableau 2 : taux de retour énergétique de différentes sources d’énergie renouvelable.

Source d’énergie

TRE

Sources

Agro carburants US

1 :1 à 1,6 :1

Murphy et Hall, 2010

Ethanol de canne à sucre

10 :1

Murphy et Hall, 2010

Solaire à concentration

1,6 :1

2,6 :1

Prieto et Hall, 2013

de Castro, C. et Capellán-Pérez, I. (2020)

Photovoltaïque

Mini photovoltaïque

2,5 :1

7,8 :1

8 :1 à 20 :1

Prieto et Hall, 2013

de Castro, C. et Capellán-Pérez, I. (2020)

Kittner et al., 2016

Eolien brut

Eolien brut terrestre

Eolien brut offshore

18 :1

13,2 :1

8,7 :1

Prieto et Hall, 2013 de Castro, C. and Capellán-Pérez, I. (2020)

de Castro, C. et Capellán-Pérez, I. (2020)

Eolien régulé

3,8 :1

Weibbach et al., 2013

Hydroélectricité (barrage)

35 :1 à 49 :1

28,4 :1

Zarfl et al., 2015

de Castro, C. et Capellán-Pérez, I. (2020)

Mini-hydrolienne

41 :1 à 78 :1

Kittner et al., 2016

Les agrocarburants US sont essentiellement du maïs ; le solaire à concentration est une technologie qui focalise par des miroirs les rayons solaires sur des tubes contenant un fluide caloporteur ; l’éolien régulé inclut un système pour stocker l’énergie produite par le vent.

L’introduction du numérique fait partie des innovations présentées comme majeures pour l’avenir de l’agriculture (assistance au soin des cultures, surveillance des animaux, robots etc.). La plupart de ces technologies servent une agriculture spécialisée (grandes exploitations, grands troupeaux…). Or les anneaux nourriciers autour des nouvelles villes du scénario PTEF ne sont pas adaptés pour contenir de grandes exploitations en monoculture. L’agriculture du futur a besoin de machines et de dispositifs faciles à se procurer, à entretenir et à réparer, ce qui est la définition des « low-techs », et non de dispositifs sophistiqués que personne ne saura réparer quand ils tomberont en panne. Quant aux robots, ils seront concurrencés par le retour d’une abondante main d’œuvre à la terre. Même quand les dispositifs numériques s’attachent à économiser de l’énergie ou des intrants, il est douteux qu’ils soient utiles dans un futur contraint par la rareté des métaux (Bihouix, 2014).

Conclusion

Pour designer ou contre-designer des innovations territoriales, il faut d’abord leur donner une valeur par rapport à une référence (est-ce mieux ? Moins bien ?) c’est-à-dire les évaluer. Nous avons proposé trois méthodes pour réaliser cette évaluation : par les performances, par les effets/impacts, et par la compatibilité avec un scénario.

Les ambitions récentes des schémas de certifications agricoles sont une tentative de substituer l’évaluation des effets/impacts à celle des performances. Cette exigence nouvelle peut être interprétée comme la prise de conscience que les certifications agissent dans un univers en mouvement. Dans les 2ème et 3ème types d’évaluation, la construction ou co-construction du scénario tendanciel ou du scénario souhaité avec les acteurs est cruciale. En pratique, ce sont les phases qui demandent le plus de travail, et qui sont les plus délicates. Mais ce travail vaut le coup, car il permet de répondre à la question d’un décideur « si je fais ceci, quels seront les impacts ? Et si je fais cela ? Et si je ne fais rien ? » ou bien « cette innovation est-elle compatible avec nos prévisions ? avec nos choix ? ».

Les limites sont de plusieurs ordres. Il est parfois difficile de décider si l’innovation est marginale ou fondamentale. Que l’on pense à l’introduction d’un nouveau pesticide aux Antilles, qui aurait dû être « marginale ». En réalité, cette innovation (!) s’est révélée très « structurante » pour l’occupation du sol sur ces îles (certaines cultures sont toujours exclues des zones contaminées) sans oublier les effets sanitaires et sociaux à long terme. De même, il est compliqué de décider si l’univers de l’étude est stable ou mouvant. En vérité, il est toujours en mouvement. Dire que l’univers est stable signifie en fait que l’on a réduit le périmètre de l’étude de telle sorte que l’on puisse considérer l’univers délimité comme à peu près stable. Mais les limites les plus ardues à franchir se rencontrent lors de la construction des scénarios tendanciels ou souhaités, qui demande des techniques de prospective rigoureuses (par exemple chez Godet, 2007). C’est la partie la plus longue- mais aussi la plus intéressante- du travail d’évaluation.

De nombreux projets présentés à la population des territoires comme innovants et bénéfiques (méthaniseurs, champs photovoltaïques, fermes connectées, robotique agricole…) ont subi tout au plus –avant leur installation- une évaluation de leurs performances. Ces projets ne mériteraient-ils pas d’être confrontés à l’aune du scénario réaliste et désirable choisi d’abord par la population du territoire ? Mais alors, quelles chances auraient-ils de passer l’épreuve ?
On se moquait autrefois des agences qui offraient des machines agricoles complexes et fragiles aux paysans des pays en développement, car nul n’était capable de les entretenir ni réparer quand la nécessité s’en faisait sentir. Gageons que les brillantes « innovations territoriales » imposées aux campagnes françaises connaîtront le même sort. En attendant, ces projets gaspillent du temps, de l’énergie, des métaux, et artificialisent inutilement nos territoires ruraux.

Le cadre conceptuel proposé aidera-t-il à raisonner l’évaluation des innovations territoriales ? Peut-il clarifier le chemin à parcourir quand il faut évaluer un nouveau projet ? Facilitera-t-il le design et le contre-design des innovations territoriales ? Sera-t-il appliqué ? L’avenir le dira.