Santé (dé)connectée ? Pistes de réflexions et expériences de l’altérité en contexte de santé connectée (dis)connected health? Theorical approaches and experiments of alterity in a connected health context

Elise BRAYET 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4957

Les outils connectés d’accompagnement à la santé ont désormais rejoint nos techniques du corps. Pourtant vantés comme « partenaires de vie » dont l’intelligence des algorithmes et la précision des données générées suffiraient à l’auto-éducation corporelle de l’individu, où passe l’Autre dans cette relation biotechnique inédite ? Le corps connecté ne l’est-il qu’aux outils qui le mesurent ? À travers une série d’entretiens, nous voyons émerger des formes diverses de l’altérité. L’outil lui-même introduit des formes de subjectivités qui impactent l’utilisation. Par suite, les outils génèrent un Autre individu par l’altération de l’image de soi qu’ils permettent. Pour finir, loin de se détourner de toute relation, la santé connectée renouvelle l’écologie du sujet et appelle à des nouvelles configurations sociales et médicales.

From now one, digital devices for health support have become part of our techniques du corps. Presented as “life partners” able to help self body-monitoring through clever algorythms and accurate datas, which place do they provide to others ? Is the body only connected to the measurement tools that support it ? Interviews has been conducted and we observe that several kinds of alterity have emerged : the device itself embodies subjectivity and has an impact on behaviors ; then, the devices give birth to another subjet by distorting self-image. Far from inhibiting any relationship, connected health renews the individual’s ecology and calls for new social and medical organizations.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction. La santé connectée ou la volonté d’apprendre sans l’Autre ?

On dit avec provocation de l’ado dans sa chambre qu’il est « connecté » quand il est coupé de nous et comme indisponible à toute participation. Ici, être connecté, c’est d’abord s’être déconnecté de l’environnement immédiat. Paradoxalement, on dit de quelqu’un qu’il est connecté pour suggérer qu’il est dans le coup et participe davantage que nous au monde de là-bas, de l’autre côté de l’écran. Analogiquement, on déplorera la perte du corps au cours de ces moments connectés qui le font apparaître comme morcelé et réifié (Sicard, 2007) ou fera l’éloge de ce corps libéré dans le virtuel, véritable corps flamme (Lévy, 2001) en proie à l’ubiquité et à l’ouverture des possibles. Où donc va la personne connectée ? Et peut-être davantage, avec qui va-t-elle ?

Note de bas de page 1 :

Expression utilisée par une entreprise internationale de produits électroniques au sujet de sa dernière montre connectée.

Note de bas de page 2 :

Voir par exemple l’application de santé « Health Mate » développée par une entreprise française spécialisée dans la conception d’outils connectés.

Note de bas de page 3 :

Slogan publicitaire diffusé par une marque de téléphonie mobile au sujet d’une montre connectée développée à l’hiver 2020

Les outils connectés sont aujourd’hui accompagnants de la santé, vantés par les compagnies de vente comme « partenaires de sport »1, véritables « assistants de santé »2 promettant de vivre à leur contact une « vraie relation fusionnelle », jusqu’à ne « faire plus qu’un »3. Ces outils sont des bracelets, des montres ou des applications dédiées à la santé dont le nombre est passé de 160 000 en 2016 (Conseil National de l’Industrie, 2016) à 350 000 en 2020 (Haute Autorité de Santé, 2021). Ces outils miniatures et intelligents rendent lisible l’activité du corps saisie grâce à des capteurs et retransmise sur un écran sous la forme de chiffres ou de graphiques tels que les courbes de tendances, les anneaux de progression, etc. Avec les outils et applications de santé surgit la possibilité de disposer en permanence et de façon continue d’informations sur son propre corps et ce, sans avoir à interagir avec qui que ce soit, à commencer par le médecin qui fût auparavant le seul à disposer de ces techniques de pointe (Pharabod et al., 2013).

1.1. Les outils connectés ou les nouvelles « techniques du corps »

En définissant les techniques du corps comme « façon dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. » (2013, 365), Marcel Mauss insistait sur un corps entendu comme technê ou ensemble de gestes appris dans une société et dans un temps donné. Si se servir du corps ne va pas sans l’apprentissage d’une technique, toute technique est ainsi toujours technique du corps. Or, pour Mauss, ce n’est autre qu’autrui qui en garantit l’apprentissage : autrui comme celui qui montre l’exemple, explique, donne envie, prévient, incite, félicite, interdit ou réprime. Si le corps est bien le premier « moyen » donc nous disposons, il apparaît de surcroît comme le premier lieu de synthèse entre individu et société. De fait, toujours une « raison pratique individuelle » rencontre une « raison pratique collective » (369). Dans cette posture, l’Autre incarne un prestige qui dotera l’apprentissage des techniques du corps d’un caractère intrinsèquement magico-religieux : il sera le lieu du geste réussi, celui en qui on doit avoir confiance et qui doit faire autorité avant même et afin de faire exemple.

Si tout apprentissage moyenne l’adoption d’un certain nombre de gestes ou de postures, il est toujours par essence un moment d’altérité, de société et de tradition. Cette anthropologie traditionnelle du corps et des apprentissages se heurte aujourd’hui de plein fouet aux modes de transmission auxquels nous soumettent certains objets connectés.

Les cas de la fourchette, du biberon ou de la brosse à dent connectés sont pertinents à cet égard. La fourchette connectée, lorsqu’elle calcule la durée entre chaque bouchée pour permettre à l’individu de l’étendre et de mieux digérer, agit comme une orthopédie capable de réformer une pratique corporelle des plus primaires : se nourrir. Non seulement les pratiques connectées colonisent aujourd’hui les gestes les plus courants et anodins du quotidien, mais se servir d’un outil pour mieux maîtriser la mastication, l’hygiène ou l’alimentation, rend compte de la possibilité pour un individu isolé - alors sans le secours d’une collectivité - de transcender l’éducation qu’une société lui proposa d’abord et qui formait nos techniques du corps. Ici, l’outil connecté semble refaire mes gestes comme l’Autre faisait mon corps en m’inspirant, en m’interdisant, en me montrant. Non seulement il révèle et assume l’aspect technique de tout geste du corps, mais il semble en même temps magiquement détourner l’individu d’une composante collective ou d’une quelconque « raison pratique collective » inhérente à tout apprentissage.

Qu’est-ce alors que ce « technique » sans Autre ? Si les techniques du corps étaient le corrélat d’une tradition, à quelle éducation nous convient les outils connectés dès lors qu’ils ne réclament plus l’adhésion à l’ordre générationnel (Blais et al., 2016), à l’efficace de l’Autre geste (Mauss, 2013), mais qu’ils prescrivent, comme depuis nulle part, les ficelles de la bouchée en or ?

1.2. De la « détraditionnalisation » du savoir à l’autosanté

Ces outils connectés, par leur propension à masquer l’intervention d’autrui dans la transmission, font écho à une mutation contemporaine de l’« apprendre ». Depuis qu’il est accessible au fond des poches et en réseau (Serres, 2012), le savoir ne supporte plus de garde-fou ni de hiérarchie. Il n’est plus l’apanage d’une partie adulte de la société qui aurait pour mission de transvaser coûte que coûte et dans l’urgence d’une vie courte ce qu’elle sait à ceux qui ne savent pas. Depuis que les grands modèles de la religion, de la politique et de la famille ne structurent plus à eux seuls les choix individuels (Gauchet, 2005, 2007), nous n’avons de cesse que d’apprendre aux individus à « devenir eux-mêmes » (, à inventer les moyens de s’orienter dans une vie devenue plus longue et incertaine, désarmante au demeurant (Ehrenberg, 1998). La formation succède à l’éducation à mesure que la singularité et la subjectivité deviennent les guides premiers de l’apprentissage. Le savoir offert « en nappe immense » (Serres, 2012, 39) derrière une requête « Google » parle davantage aux interrogations pragmatiques et immédiates de l’individu postmoderne que la leçon magistrale de l’Ecole, plus théorique, pyramidale et asynchrone. Enfin, la formation et la santé tout au long de la vie se font jour qui reconnaissent l’éducation et l’entretien de soi comme incombant à tous les âges de la vie. Ce mouvement de « détraditionnalisation » (Giddens, 1991) marque un délitement de cela même qui soutenait les techniques du corps : la tradition. « L’entrée dans l’âge individualiste est au plus profond sortie de l’âge du religieux, la dépendance envers l’ensemble et la dette envers l’autre se défaisant de concert. » (Gauchet, 2005, 53).

1.3. L’autosanté connectée ou le mirage de l’autonomie

On ne s’étonnera pas que la santé trouve depuis les années 1970 son salut dans l’autosanté (Andrieu, 2012), un ensemble de pratiques ou de technologies du soi (Foucault, 1997) par lesquelles l’individu agirait sur sa propre santé sans le secours d’Autrui - comme le suggère le préfixe auto. « Puisque le monde est perçu subjectivement, il appartient à chacun de réguler son rapport au monde, généralement par un repli sur la sphère individuelle assisté par des technologies de soi. » (Moco, 2007, 14).

L’autosanté, ou self-care, s’est d’abord affirmée comme revendication de la personne dans les soins. C’est l’époque de la critique Illichéenne d’un système de santé hyper-technicisé et d’une marchandisation des soins au détriment de la personne et de sa santé (Illich, 1981). C’est bientôt l’essor d’associations de patients revendiquant besoins propres et savoirs expérientiels. L’autosanté est bien un mouvement citoyen, le faire-valoir d’individus capables de prendre en main leur santé. À la mise à distance de l’altérité iatrique doit succéder la subjectivation du soin, à commencer par le libre choix ou la « conduite auto-déterminée » (Saillant & Gagnon, 1996, 29) de l’accès au soin. Quoi qu’il en soit, si autosanté s’oppose à allo-santé, soit à tout ce « qui fait intervenir dans le soin un agent extérieur » (Andrieu, 2010, 4), le concept d’autosanté exclut par essence celui d’altérité : « Le médecin de soi-même appartient donc à l’espèce des mythes d’origine. Il est un mythe d’auto-engendrement. » (Aziza-Shuster, 1972, 137).

Qu’observe-t-on pourtant avec la santé quand elle est « connectée » ? Et bien qu’à même le projet d’autosanté, à même l’ambition de placer la personne au cœur des préoccupations, viennent s’introduire des médiations, des non-personnes censées soutenir le sujet : les outils connectés. Du point de vue de l’autosanté, l’altérité pose doublement problème. D’un côté, l’introduction d’outils connectés dans l’intimité du sujet décrédibilise le projet d’auto-suffisance sous-tendu par la notion d’autosanté ; d’un autre côté, une telle forme immédiate de l’attention à soi, si tant est qu’elle existe, nous amène à douter de la prise en compte des pairs et du lien social dans les pratiques de santé connectée. En effet, d’aucuns attribuent le caractère connecté de ces outils à l’indice d’une domination technologique qui soumet le sujet à la répétition, l’automatisme, l’évacuation du hasard et de toute intermédiation, au profit d’un système solitaire de performance (Besnier, 2020). D’autres critiquent l’illusion de la connexion à l’Autre portée par les outils connectés : ceux-là ne nous confronteraient pas à l’espace de sens et de réflexion ouvert par la personne, mais plutôt à une simple réponse incapable d’interpréter l’expérience de la maladie ou du corps (Lindenmeyer, 2020, 58). Enfin, ces outils renforcerait l’idée de santé comme projet purement individuel et masqueraient les enjeux sociaux et environnementaux qui pourtant l’impactent (Maturo, 2015 ; Schulz, 2016).

Si à même le projet d’autosanté une altérité numérique succède à l’altérité iatrique, le sujet connecté s’achemine-t-il réellement vers une « appropriation purement individuelle des savoirs » (Blais et al., 2016, 16), délestée de toute tradition collective ? Ne sont-ce pas plutôt les modes de la transmission qui sont en train de muter et, au passage, de recouvrir par la promesse de l’expertise individuelle leur dimension collective ?

Nous posons la problématique suivante : Quelles formes d’altérités les outils connectés introduisent-ils dans l’intimité du sujet ? Dans quelles mesures cette forme connectée de l’attention à soi permet-elle des formes renouvelées de l’attention aux autres ?

2. Méthodologie

Dans le cadre d’une thèse sur les ambivalences des outils d’automesure dans l’éducation à la santé, quinze entretiens ont déjà été menés auprès de neuf femmes et de six hommes âgés de 23 à 73 ans. Les enquêtés résident en France. Une personne réside à Montréal.

Six entretiens ont été réalisés au cours d’une phase exploratoire. Les critères de recrutements exigeaient de se servir d’applications de santé depuis au moins trois mois, de façon régulière, et de réaliser des automesures pour l’activité sportive, la surveillance d’un problème de santé ou la mise en place d’un régime alimentaire.

Neuf entretiens correspondent à la phase actuelle de la recherche concentrée sur les problèmes de santé chroniques de personnes suivies médicalement (diabète, cardiopathies et obésité). Le choix a été fait d’ancrer la suite de la recherche dans le champ de l’éducation à la santé pour chercher ce qui, à même les pratiques de quantification de soi, peut s’apparenter à une forme d’auto éducation capable, ou non, de renforcer la littératie en santé des personnes. Nous avons orienté davantage la grille d’entretien sur l’histoire de la maladie, l’évolution des techniques d’auto-suivi par le patient et leur rapport aux médecins.

Toutefois, les données de l’ensemble des entretiens restent comparables. Les pratiques ont toutes en commun de consister en une forme équipée de l’attention à soi (Dagiral et al., 2019), lesdits équipements étant toujours des téléphones intelligents, des montres ou des boîtiers connectées. Qu’elles concernent ou non un problème de santé, les pratiques peuvent se croiser : analyse du sommeil, du nombre de pas... Notre intention de recherche peut être résumée ainsi : Comment prend-on soin de soi selon ce que l’on fait des informations que l’on reçoit grâce aux outils ? Le type de métriques réalisées, la réaction face aux résultats, les actions mises en place ou la recherche d’informations sont autant de thèmes abordés systématiquement.

  • Deux personnes ont été recrutées en cabinet médical dans le cadre d’un exercice du secrétariat. Au moment de recontacter ces personnes, le soin a été pris de préciser que nous n’exercions plus dans cette structure, n’avions plus accès aux dossiers médicaux et n’entretenions plus de lien avec leur médecin.

  • Cinq personnes ont répondu à un appel à témoignage sur Facebook selon une diffusion générale.

  • Six personnes ont répondu à un appel à témoignage posté sur des groupes Facebook dédiés à des conseils de santé.

  • Sur le mode d’un échantillonnage par effet « boule de neige », deux personnes nous ont été suggérées par celles recrutées sur un groupe Facebook.

Les entretiens ont été intégralement retranscrits. Une analyse thématique (Ramos, 2015) a été menée. Dans le contexte de la COVID-19, ces entretiens ont été réalisé en ligne via la plateforme Rendez-vous pour le respect des données personnelles. Un dictaphone placé à côté de l’ordinateur assurait l’enregistrement audio. Les personnes recrutées par Facebook nous contactaient via une adresse e-mail dédiée ou par SMS. La signature du consentement libre et éclairé se faisait numériquement quelques jours avant l’entretien. Nos enquêtés sont identifiés par un pseudonyme.

3. Résultats. Expériences de l’altérité en contexte de santé connectée

Afin d’ouvrir des pistes de réflexions sur les formes d’altérité que la santé connectée questionne ou met en jeu, nous apporterons dans un premier temps des éléments de réflexion sur l’altérité portée par les outils eux-mêmes et pouvant impacter l’utilisateur. Dans un deuxième temps, nous analyserons les conditions dans lesquelles faire émerger de nouvelles connaissances de soi est possible. Troisièmement, nous relèverons deux modes de socialisation que les outils connectés semblent permettre : la socialisation par le chiffre et celle par le format connecté des outils.

3.1. L’Autre dans l’outil

Comprendre comment le corps connecté peut faire l’expérience de l’altérité implique d’abord de se demander à quoi ou à qui le corps se connecte.

Il va de soi qu’aucune technologie ne vient au jour sans continuer de porter en elle la réalité humaine qui la concevait (Feenberg, 2004 ; Simondon, 2012, 13). Plus encore, il est des technologies qui annoncent par leur structure dans quelles limites physiques et symboliques s’en servir (Rabardel, 1995). Les outils connectés, parce qu’ils sont numériques et fonctionnent sur la base de la programmation, ne peuvent renvoyer dans l’exécution des algorithmes qu’à l’homme lui-même, seule cause logique de tout ce qui s’y passe (Vial, 2017, 153) : de quelle altérité sont-ils les vecteurs ? Les modes de conception questionnent d’autant plus qu’ils peuvent influencer la manière dont les individus peuvent comprendre, voire agir sur leur corps et leur santé. Afin de situer l’impact des objectifs de santé proposés par les outils connectés sur le bien-être des utilisateurs, nous les interrogeons sur le calcul des pas :

C’est loin d’être le cas tous les jours, mais déjà si de temps en temps la semaine je pouvais essayer d’atteindre les 5 000 ce serait déjà bien. (Marine, 34 ans)

Faire les 10 000 pas c’est prendre soin de mon corps et avoir la montre ça me rassure sur le fait que je prends soin de mon corps. (Antoine, 33 ans)

En une journée ce sera pas 10 000 mais ça me poussait à… parce qu’en plus je marchais autour du bloc quelques fois pour augmenter (rires) je trouvais ça motivant ! (Amélie, 27 ans)

Je l’ai baissé à 6000 et je les fais rarement. […] Vous tombez sur des gens sans masque et je dirais que c’est un frein à la sortie. Faut ajouter assez aussi la météo l’hiver […] je regarde le nombre de pas, si je trouve qu’il y en a pas assez bah je vais faire le tour du pâté de maisons ! ce qui est pas suffisant mais bon… (Philippe, 73 ans)

L’objectif des 10 000 pas – standard des podomètres commercialisés à Tokyo dans les années 1960 - est largement connu par nos enquêtés chez qui il agit comme repère moral. Antoine fait un lien direct entre les 10 000 pas et l’assurance qu’il prend soin de lui. Il est arrivé à Amélie de refaire quelques tours de quartier pour compléter les anneaux de sa montre connectée. Philippe et Marine ont baissé le seuil des pas pour l’ajuster à leurs possibilités, mais Philippe de justifier les raisons de la non-atteinte de son objectif et de rappeler que ça n’est pas suffisant. Marine précise qu’il serait « déjà bien » d’atteindre les 5 000 quand c’est possible. Si l’argument infondé du bienfait des 10 000 pas sur la santé a été démontré (Pharabod, 2019), les propos de nos enquêtés montrent combien un repère collectif, véhiculé par les objets connectés, parvient à instaurer dans le rapport à soi des repères moraux pour la santé.

Une étude en ergonomie cognitive montre très bien comment les sciences comportementales servent d’appui à la conception de ces outils (Zouinar, 2019) : les effets de scores et de trophées, qui récompensent l’utilisateur pour la qualité de son sommeil ou de sa marche, agissent comme un renforcement positif. Éric, 58 ans, concepteur d’une application de santé, va jusqu’à associer les encouragements des objets connectés à ceux du bon manager en entreprise :

C’est la nature humaine qui a besoin effectivement de petites récompenses au milieu du chemin pour continuer à progresser ! […] moi j’étais LE boss qui félicitais mes employés !

Ophélie, 43 ans, évoque avec entrain l’effet de personnification créé par sa montre connectée qui la félicite le jour de son anniversaire :

C’est de la programmation, je sais que c’est…. Je sais pas malgré tout c’est sympa…ça fait un peu le même effet que si quelqu’un t’envoyait un texto pour te souhaiter bon anniversaire !

Aux yeux d’Éric, la montre connectée agit comme un manager, et nous pourrions ajouter que c’est la figure du manager ou, dans le cas d’Ophélie, de l’ami, qui s’exprime dans l’outil dès lors qu’il administre des scores, des mots d’encouragements ou des courbes de tendances motivantes. Cette figure du « bon manager » relève d’une théorie de le fixation des buts que les concepteurs appliquent dès lors qu’ils misent sur l’imposition d’objectifs pour motiver le changement de comportement (Zouinar, 2019). Or, cette dimension prescriptive peut avoir des divers effets sur les personnes. Amélie peut être découragée par des résultats déclinants tant cela la renvoie à son manque de temps, à l’incompatibilité de son travail avec une activité physique :

Je trouve ça vraiment… triste quand je regarde mes affaires de la semaine, que pendant quatre jours je me suis pas levée une fois par heure t’sais. Triste ? Bah triste ouais déprimant un peu, j’ai un job quand-même très stressant, je suis toujours à mon ordinateur.

Un faible nombre de pas renvoie Audrey, fibromyalgique, à ses difficultés motrices :

À l’époque je bougeais pas beaucoup et du coup c’était assez déprimant [rires] d’avoir ce podomètre qui bougeait pas […] Comme là c’est chiffré on peut pas trop se voiler la face ! (Audrey, 43 ans)

Les objectifs, lorsqu’ils ne sont pas complétés, culpabilisent Antoine et Ophélie :

Tu te sens comment quand tu les remplis pas ? [silence] Comme si je faisais pas mes devoirs. C’est horrible hein ? [rires]. Horrible. (Antoine)

"Si vous voulez atteindre votre objectif, une marche de 20 min serait bien", toutes ces petites alertes te disent "ah ouais quand-même là j’ai vraiment rien glandé, c’est pas terrible, c’est pas bon pour moi". Ça renforce… voire même un peu de culpabilité : "c’est pas bien, il faudrait que je bouge quoi." (Ophélie)

Lorsque la montre connectée me rappelle qu’il serait bien pour ma santé de faire les 10 000 pas, elle agit de fait comme une « prescription » (Latour, 1988, 1992) - injonction humaine relayée dans l’outil sous forme d’objectifs à réaliser ou d’encouragements ciblés - et la conception de la montre comme un « script » (Akrich, 2010) qui décrit implicitement l’action à mener (Biniok & Hülsmann, 2016). Considérer avec attention l’Autre dans l’outil - c’est-à-dire les subjectivités et choix conceptuels ayant permis l’objet - est important dans la mesure où ces outils agissent comme repères pour l’action et influencent les sentiments, parfois de manière décourageante. Si la transmission est toujours là, incorporée à même des outils qui semblent diffuser des normes sui generi (Latour, 1988), le numérique pourrait bien annoncer comme moment anthropologique ce temps où l’on ne voit plus l’homme éduquer l’homme.

3.2. L’Autre en soi ou la santé connectée comme expérience hybridante ?

Comme nous le voyions avec l’Autre de la conception, altérité n’est pas toujours synonyme d’intersubjectivité. Une expérience de l’altérité que nous souhaitons relayer est celle de l’Autre en soi : l’Autre que l’on se découvre être par le truchement des données générées.

Certains enquêtés évoquent un changement dans la façon dont ils se perçoivent ou comprennent leur corps. Depuis que Marine mesure ses déplacements avec sa montre connectée, elle se rend compte que sa marche consiste en fait en un sport :

Si je fais une marche rapide en ville elle me l’enregistre comme une marche […] tu te dis "bah oui…j’ai bien marché !" Et ça tu le voyais pas avant [la montre] ? Non. Non j’ai jamais vu une marche en ville pour aller d’un point A à un point B comme une séance de marche à pieds.

La mesure va faire de la marche de Marine un sport et de Marine quelqu’un de sportive à ses propres yeux : elle engage une relecture qualitative de soi sur le mode du performatif (Austin, 2002). Anne-Charlotte à 72 ans, et depuis que sa montre connectée lui permet d’affirmer un épisode de fibrillation d’auriculaire, ses sensations ont changé. La preuve en est qu’elle associe dans son discours le fait de sentir qu’il s’agit d’une crise au fait de le savoir :

Vous voyez c’est difficile de bien identifier ce qu’on a, souvent. Donc l’avantage de la montre c’est qu’elle permet de savoir que C’EST CA ! C’EST de la fibrillation auriculaire ! Et avant la montre vous le sentiez moins ou c’était pas la même sensation ? Je le sentais pas du tout ! Je savais pas que c’était ça.

Ces expériences font écho au constat de Granjon et al. selon lequel les outils connectés agissent comme « ressources de distanciation vis-à-vis de soi » (2012, 16) qui offrent une réflexivité à la fois immédiate et continue du corps permettant au sujet de mieux comprendre ce qu’il se passe en lui et de s’y adapter. Les automesures amènent certains de nos enquêtés à prendre conscience et parfois à sentir différemment leur corps : l’individu voué à la relecture de soi par le biais de nouvelles métriques devient autre par altération de l’image de soi (Andrieu, 2011). Nous rejoignons à ce titre les travaux qui définissent l’outil connecté comme prothèse du corps (Lupton, 2012 ; Mpondo-Dicka, 2013). Outil qui, dès lors, ne peut plus être compris comme simple « objet technique qui prolonge le corps pour accomplir un geste » (Simondon, 2012, 161), mais qui, du fait de sa propension à modifier nos perceptions, devient instrument, c’est-à-dire cet « objet technique qui prolonge et adapte le corps pour obtenir une meilleure perception » (ibid, 161). La santé connectée - dans l’exemple d’Agnès, de Marine, mais aussi de trois enquêtées qui découvrent à quel point leur sommeil était défectueux - « engage le corps dans l’altérité par l’altération que lui procure toute incorporation de son environnement, et reconfigure l’être dans un devenir plastique lié à son adaptation vivante à de nouvelles normes. » (Andrieu, 2011, 17).

Marine, par exemple, réalise que si son pouls est lent, cela constitue sa constante à elle :

Ça [la montre connectée] m’a confirmé que j’avais un pouls très lent, tout le temps ! […] mon copain au début était souvent inquiet en disant "mais c’est pas possible d’avoir un pouls aussi lent". Donc je VOIS en fait que c’est ma constante, c’est… c’est normal !

Les outils d’automesures, s’ils prescrivent des normes collectives comme celle des 10 000 pas, permettent aussi de mieux connaître un fonctionnement propre et de s’y adapter. Le fait que Marine et d’autres enquêtés en viennent à relativiser des spécificités de leur corps par rapport à des référentiels extérieurs fait écho au travail de Gertenbach et Mönkeberg sur l’évolution du rapport à la norme dans les pratiques de santé connectée : « the acquisition of this normality also happens more and more self-referentially. Normality is less and less based on extra-statistical fixation or absolute principles. » (2016, 33). Du fait du glissement de l’autorité de l’Autre, sa norme à soi n’admet plus la norme collective comme référence première. À la normation - injonction à bouger signalée par les outils, évaluation de ses capacités au regard d’un seul standard et dont l’écart signe l’anormal - succèdent des procédés de normalisation (ibid, 2016) - ajustement des seuils en fonction de ses possibilités, compréhension d’un cœur plus lent que la moyenne comme cœur également normal.

Pour autant, si, par l’automesure, de nouveaux champs de connaissance semblent ouvrir à de nouveaux champs d’expériences du corps, ce n’est pas là la réalité de tous nos enquêtés. Ceux qui parviennent à utiliser les outils connectés de façon favorable à leur hygiène de vie – dont l’attitude est davantage normalisante que normante – sont aussi ceux dont la conception de la santé les amène à conscientiser et à agir sur plusieurs paramètres de vie.

Trois de nos enquêtés rattachent leur conception de la santé à leur expérience de la médecine chinoise, soit la volonté de mettre en lien les symptômes et de se concentrer sur les causes du mal-être :

J’ai fait de la médecine chinoise aussi ! […] lui [le médecin] aussi m’a fait beaucoup de bien à me dire que tout communiquait et que tout était lié, le haut, le bas […] je me suis rendue compte qu’il fallait avoir la conscience du corps dans sa globalité. (Audrey)

Je fais de la médecine chinoise […] je cherche à comprendre maintenant les choses, même une mauvaise nuit, parce qu’elle a pu être impactée par… un évènement ou un truc que j’ai vu aux infos […] Ça m’a appris à me concentrer sur moi-même tout ça et à m’écouter, à chercher à comprendre un peu l’origine des choses. (Marine)

La montre connectée de Marine l’incite à rechercher la cause d’une mauvaise nuit, car elle comprend le bien-être comme quelque chose de systémique. C’est aussi le point de vue d’Éric qui souffrait d’obstruction artérielle et dont la rencontre avec la médecine chinoise a impacté la compréhension de son corps, point sur lequel la médecine traditionnelle l’a beaucoup déçu :

Il faut faire de l’argent, et ça c’est dramatique, alors qu’en fait on peut avoir une excellente santé en prenant un peu soin de soi […] donc plutôt que corriger le mal, je rectifie la raison de ce mal […] Plutôt que de soigner ça avec des produits qui vont déboucher l’artère, on va essayer de soigner, de trouver la RAISON, du POURQUOI elle est obstruée.

Il se trouve que pour ces trois enquêtés, l’expérience des outils connectés est vécue positivement. Leur regard sur la suite de leur vie est relativement optimiste et tous parviennent à faire des allers et retours constructifs entre voix des médecins, applications de santé, sources multiples d’informations et écoute de leurs sensations. S’il semble que cette conception holiste de la santé permette de s’approprier positivement les outils de mesure - c’est-à-dire de ne pas se focaliser sur la mesure elle-même mais de l’intégrer à une conception plus large du soin - notons qu’elle moyenne un accompagnement certain ainsi qu’un environnement favorable à l’introspection dont tous nos enquêtés ne bénéficient pas.

Camille et Safia expriment toute leur peine à disposer d’un mode de vie qui favorise l’équilibre de leur diabète : manquer de temps pour soi, travailler la nuit, manger en décalé et sur le pouce, consommer des aliments peu chers, s’occuper d’enfants en bas âge, sont autant de freins qui participent d’une vision peu optimiste des suites de la maladie. Bien que toutes deux disposent d’un capteur connecté de la glycémie et que cela leur fait gagner du temps, les prises sur l’hygiène de vie restent finalement limitées et le diabète, perçu comme une « maladie de riches » que les outils connectés ne soulagent guère.

Une fois que vous avez vu cette courbe, est-ce que vous arrivez de changer des choses, après, au niveau de l’alimentation ? Non. Non. Je le dis tout le temps le diabète c’est une maladie pour les riches et pour les gens qui ont le temps. Parce que moi perso manger du pain aux noix tous les jours j’ai pas le temps d’aller en chercher […] je suis responsable de secteur de nuit et de jour, je suis très sollicitée et je mange de la merde et à des heures décalées. (Safia, 36 ans)

La diabétologue elle arrête pas de me le dire : "faut que tu dormes 8 heures par nuit, faut que tu sois pas stressée, faut que tu aies un cadre de vie sain et des habitudes, des machins, que tu manges à peu près aux mêmes heures", d’accord. Bah moi en fait je suis payée 1200, je travaille 40 heures par semaine, je ne fais jamais les mêmes horaires, donc comment je fais ? (Camille, 25 ans)

Note de bas de page 4 :

Ablation d’une large partie de l’estomac pour traiter l’obésité

Avant de prendre conscience des causes de son obésité et de l’importance de la qualité de l’alimentation plutôt que de la quantité, Jeanne, 33 ans, faisait un usage obsessionnel des applications dédiées à l’alimentation, ce qui avait pour effet de générer de la frustration au moment de la pesée. Par suite, Jeanne dit s’être « reconnectée » à son assiette en se déconnectant des applications pour pratiquer l’alimentation en pleine conscience. Elle calcule de temps à autre son nombre de pas pour s’inciter au mouvement et identifie sa masse musculaire grâce à sa balance connectée, une fois par semaine. Or, c’est bien parce que Jeanne a bénéficié d’un suivi psychologique et d’un accompagnement ciblé avant et après sa sleeve4 qu’elle a pu progressivement déplacer la pulsion de contrôle du poids et des calories vers un suivi de l’activité physique en général.

Ce constat nous amène à nuancer la capacité des personnes à modifier l’attention à leur corps et à leur santé du fait de ces nouveaux outils. S’ils accentuent chez certains l’écoute des sensations et la connaissance de leur corps, les personnes moins à même de s’informer sur la santé, de s’approprier les discours médicaux ou d’adapter leur milieu de vie aux besoins de leur maladie (travail de nuit, faibles revenus, enfants à charge), ne semblent pas, à ce stade de notre recherche, s’aventurer davantage dans l’écoute et la redécouverte de leur corps. La santé connectée pourrait prolonger des inégalités d’accès à la santé, que celles-ci soient liées à des conditions de vie défavorables ou à l’attitude de certaines classes sociales vis-à-vis des possibilités d’investissement et d’attention portée au corps (Aïach & Cèbe, 1991 ; Boltanski, 1971 ; Régnier, 2018).

Les outils connectés impactent de façon très contrastée l’image de soi et la capacité à régir aux automesures. Celles-ci sont prolifiques à conditions de pouvoir infléchir son environnement ou encore d’être familier avec l’introspection et l’écoute de soi. Nous pourrions dire que pour ceux-là, les outils représentent des instruments quand, pour les autres, ils restent de simples outils dont la dimension connectée n’est pas mise au service d’une auto-éducation corporelle (Andrieu, 2010).

3.3. De la santé connectée à la connexion par la santé ?

Reste que les chiffres générés peuvent tout de même contribuer au lien avec autrui.

Louis, 31 ans, est cycliste en club et utilise l’application Strava pour compiler ses données : contrairement au tableur Excel, le format en ligne de l’application rend visible les résultats de Louis à toute une communauté, et inversement, ceux de la communauté, à Louis. Cela donne lieu à des conseils préventifs à destination des plus jeunes membres du club :

Ça permet de voir ce qu’ils [les plus jeunes] font et d’essayer de les conseiller un petit peu et de dire "bah n’en fais pas trop, ça donne pas grand-chose à ton âge de faire tout ça", c’est un moyen d’essayer d’échanger et pourquoi pas de transmettre des conseils aux plus jeunes.

Ici, la transmission est rendue possible par la visualisation de données kilométriques et temporelles que les membres du club partagent via l’application. Le savoir des plus expérimentés est ainsi mobilisé grâce au feedback des plus jeunes. Ophélie, 43 ans, a synchronisé sa montre connectée avec celle de son mari : elle lui fait un jour remarquer qu’il devrait réduire l’intensité de son activité physique :

Mon mari voyait mais ralentissait pas : "ralentis quand-même, elle te dit la montre, ça fait beaucoup quand-même !"

Note de bas de page 5 :

Electrocardiogramme

Le feedback peut ainsi participer au lien social en permettant la transmission aux plus jeunes, la prévention ou simplement le souci des pairs. On observe encore cela sur des groupes formés sur les réseaux sociaux. Dans ces communautés de pratiques (Lave & Wenger, 1991) devenues résolument corporelles, se succèdent résultats de prises de sang assorties d’une demande de diagnostic par les pairs, questions sur les effets secondaires des médicaments, descriptions ou énumérations de sensations corporelles, courbes de pas ou de glycémie arborées fièrement et récoltant les félicitations du groupe. Après avoir réalisé un ECG5 avec sa montre connectée, Raphaëlle, 36 ans, détecte une dérivation atypique et partage son tracé sur un groupe Facebook dédié à l’interprétation des ECG. On lui répond aussitôt qu’il s’agit d’une forme non alarmante d’extrasystolie, ce dont elle obtiendra la confirmation peu de temps après par son cardiologue.

Ce qu’on observe, c’est une forme de transmission qui prend appui sur les mesures fournies par les outils, des données individuellement produites et devenues terrain commun de compréhension et d’échange. Or, le corps à la fois problème et moteur du lien social, c’est justement le principe de la « biosocialisation » (Rabinow, 1996). Et c’est parce que les individus disposent aujourd’hui d’informations chiffrées - et donc standardisées - sur leur propre corps, que les outils d’accompagnement à la santé rendent possible cette forme de reliance motivée par le souci du corps (Gertenbach & Mönkeberg, 2016, 37). La forme de transmission qui y émerge n’est plus tant indexée sur des traditions ou normes extrinsèques que sur des apports expérientiels et chiffrés du corps mis au service du mieux-être.

Si les chiffres des mesures ne font pas toujours lien, c’est parfois la forme « connectée » des outils qui assure cette liaison et qui donne lieu à des configurations sociales surprenantes.

Les outils connectés, nous l’avions entraperçu dans le cas d’Ophélie qui synchronise sa montre à celle de son mari, revisitent les liens familiaux. Depuis qu’il lui suffit de scanner avec son téléphone le capteur placé en haut de son bras, Safia, diabétique, n’a plus à s’isoler pour mesurer sa glycémie. Alors que prélever son sang suscitait le dégoût de son entourage, scanner est désormais devenu un « jeu » pour ses enfants et le devoir de prendre soin d’elle, une réalité acceptée par la famille. Margot a 23 ans et chaque relevé glycémique via son capteur connecté est directement transmis sur le téléphone de son conjoint. Bien que cela ne soit pas perçu comme une sécurité supplémentaire, le fait d’être connectée à son conjoint constitue un pacte d’honnêteté et de transparence au sujet de la maladie qui resserre les liens de son couple.

Note de bas de page 6 :

Tachycardie ventriculaire polymorphe catécholaminergique

Xavier, lui, est connecté à son médecin. À 50 ans, il est agriculteur et vit dans une commune rurale du sud de la France. Atteint de TVPC6, il dispose d’un défibrillateur implanté connecté qui enregistre son activité rythmique et transmet via le réseau de télécommunication les données à son rythmologue. La télésurveillance permet à Xavier de choisir un spécialiste qu’il juge plus compétent bien qu’il soit localisé à Toulouse et non dans la ville la plus proche. Xavier le verra peu, mais puisque la télésurveillance le lui permet, la proximité du médecin n’est plus un critère, ce qui, de surcroît, pallie le désert médical de sa région qu’il déplore en entretien. Il a fait par la suite l’achat d’une montre connectée qui lui permet de compléter la surveillance de l’implant qui ne détecte pas les arythmies plus modérées. Dans la mesure où Xavier risque l’arrêt cardiaque à n’importe quel moment, redoubler la surveillance médicale d’une surveillance personnelle le rassure considérablement.

Note de bas de page 7 :

Fibrillation auriculaire

Mais en ce qui concerne des pathologies moins graves, l’autosuivi semble comme finir de déliter une relation médicale qui n’apportait plus à nos enquêtés un soutien consistant. Anne-Charlotte et Philippe ont des problèmes de FA7 et utilisent la fonction ECG de leur montre connectée. Tous deux s’accordent à dire que cette surveillance pourrait remplacer celle du cardiologue, qu’ils jugent par ailleurs très coûteuse en temps et en argent.

Quand on sera à 100 % de diagnostic, et que le téléphone permettra au pharmacien de me donner ce qu’il faut euh.. non [rires] je n’irai plus chez le cardiologue ! (Philippe)

J’ai un rendez-vous qui va durer 10 minutes, où on va me faire un ECG comme ma montre me le fait, pour renouveler mon ordonnance ! Maintenant qu’il y a la montre, vous y allez à quelle fréquence ? Bah j’y vais quand je suis strictement obligée parce que j’ai plus de médicaments ! (Anne-Charlotte)

Le seul intérêt ressenti du suivi cardiologique est finalement celui de la prescription de médicaments. Il en va de même pour Raphaëlle, biologiste de formation, qui sait par avance comment modifier son traitement à la vue des ECG de sa montre connectée. Enfin, Anne-Charlotte a le sentiment que ses efforts en matière d’hygiène - et dont la montre témoigne des bienfaits sur son cœur - ne sont pas pris en compte par les cardiologues, faute de suivi rapproché. Elle aime à croire qu’un suivi de son feedback pourrait convaincre les médecins de revoir à la baisse ses doses de médicaments :

Moi ce que j’aurais aimé, c’est de pouvoir, grâce au pilotage de la montre, progressivement identifier des causes et diminuer les risques d’occurrence de fibrillation auriculaire, et en surveillant pouvoir DIMINUER les doses de remèdes qui sont prises.

Quant à Xavier, malgré sa confiance dans son matériel connecté et dans la réactivité des secours, son éloignement physique au médecin, ajouté à l’absence d’échange avec d’autres patients atteints de TVPC, le plonge dans un sentiment de solitude que ni les outils connectés ni les réseaux sociaux ne semblent soulager.

4. Conclusion

L’autosanté, à l’ère connectée, rencontre une importante contradiction. Si les utilisateurs peuvent obtenir seuls ce qu’ils recevaient d’autrui (conseils de santé personnalisés, ECG sur demande, calcul automatique des calories ou de l’activité physique, etc.), s’approprier ces informations requiert pourtant le secours – quoique diffus - de l’Autre, pour interpréter l’information, être familier d’une vision holiste de la santé, apprendre l’écoute de ses sensations, bénéficier de temps et de conditions de vie favorables au changement, etc. Dans le cas inverse, l’outil ne devient pas pour soi un instrument, il n’amène pas à une perception de soi qui permet de se projeter positivement dans l’après, d’ouvrir des portes, comme aime le répéter Audrey, mais plutôt à se confronter à une exigence de contrôle dictée par l’outil. À l’aune des progrès numériques, cela nous rappelle combien l’outil ne fait rien sans le sujet qui sait ou peut en faire quelque chose (Amadieu & Tricot, 2017).

Les expériences de socialisation sont elles aussi contrastées, notamment dans l’exemple de la relation au médecin. Si l’expertise croissante des uns rend parfois futile le lien au médecin, l’état de santé fragile des autres risque de se heurter à la réalité d’une médecine plus distante – bien qu’experte – et peut-être au rabattement du suivi médical sur l’aspect Cure du soin – c’est-à-dire le geste interventionnel - au dépens du Care (Rothier Bautzer, 2013), soit le soutien de la personne. Il nous faudra mesurer davantage l’impact de la littératie en santé (Balcou-Debussche, 2016) sur la capacité à prendre soin de soi et notamment à réinstaurer du Care dans l’autosanté. C’est la figure de l’Autre éducateur à la santé qui gagnera alors à être questionnée.