logo du site Interfaces numériques

Interactions verbales durant Minetest : ce qu’échangent les élèves durant une leçon d’histoire Verbal Interactions during Minetest: what students exchange during a history lesson

Mireille RODI ,
Quentin BRUMEAUD ,
Thierry GEOFFRE 
et Lionel Alvarez 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4946

Les environnements numériques sont souvent exploités dans l’enseignement/apprentissage (E/A) pour augmenter l'engagement des apprenants via une approche de game-based learning. C'est le cas de Minetest (The Minetest Team, 2022), une solution ludique de type bac à sable dans laquelle les élèves peuvent se retrouver dans le même monde virtuel pour réaliser une mission commune. En coopérant, les interactions verbales entre élèves – centrées sur la manipulation du jeu, sur le contenu didactique ou sur les enjeux relationnels – s'enchaînent et orientent les actions de chacun. À l’aide d’un corpus de 6 dyades d'élèves de 6ème Harmos (env. 9 ou 10 ans) dont les interactions ont été filmées et transcrites au cours de deux séances sur deux jours consécutifs, l’analyse des interactions verbales permet d'appréhender une progression en quantité et/ou qualité des verbalisations.

Digital environments are often used to enhance learner engagement thanks to game-based learning approach in teaching/learning. This is the case with Minetest (The Minetest Team, 2022), a sandbox game solution in which students can find themselves in the same virtual world to complete a common mission. By cooperating, verbal interactions between students – focused on the manipulation of the game, on the didactic content or on the relation at stake – follow one another and guide the actions of each. Using a corpus of 6 dyads of 6Harmos grade students (about 9 or 10 years old) whose interactions were filmed and transcribed during two sessions on two consecutive days, the analysis of the verbal interactions allows us to apprehend a progression in the quantity and/or quality of verbalizations.

Sommaire

Texte intégral

Mais il faut sortir de la grotte. | Ce n’est pas une grotte, c’est un temple !
Léo et Laura, apprenant l’histoire romaine sur Minetest

Introduction

Note de bas de page 1 :

www.minetest.net, un jeu vidéo open source en réseau intra-/internet de type bac à sable, un monde virtuel pour la construction en commun à l’aide de blocs

En Romandie, l’actualité scolaire est fortement teintée d’enjeux numériques. Le nouveau Plan d’Études « Éducation Numérique » (PER EdNum) a été publié en 2021 par la Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique (CIIP, 2021). Ceci amène des initiatives d’enseignants pour exploiter des technologies numériques avec des intentions pédagogiques identifiées. La présente étude concerne l’implémentation du logiciel Minetest1 en classe comme jeu sérieux et potentiel milieu didactique quasi autonome pour la dévolution de la situation d’apprentissage aux élèves. L’expérience des apprenants est documentée à l’aide de l’analyse de leurs interactions verbales.

1. Un environnement numérique ludique pour stimuler les interactions verbales

Si, au moment de l’écriture de cet article, la mise en œuvre du PER EdNum n’est pas encore planifiée en détail, les enseignants sont d’ores et déjà invités à se l’approprier et à penser des pratiques pédagogiques intégrant avec pertinence des technologies numériques. Plusieurs initiatives sont lancées : des formations diplômantes pour des formateurs qui auront la mission d’accompagner les enseignants dans la mise en œuvre du PER EdNum ; des acquisitions d’ordinateurs ou de tablettes ; des créations de ressources embarquant chacune leur compréhension des attentes du PER EdNum ; des groupes de travail pour penser in vivo les activités permettant l’atteinte des objectifs formulés ; des refontes de curriculum dans les formations initiales à l’enseignement… C’est dans ce dernier mouvement qu’un projet d’utilisation du logiciel Minetest est né. Il a été choisi notamment pour les supposés potentiels pédagogiques (ludopédagogie, dévolution, interactions verbales) d’ores et déjà étudiés dans d’autres recherches (p.ex. : Lépinard, 2021 ; Pauty-Combemorel, 2017). Sa gratuité, le fait qu’il soit libre – contrairement à son alternative propriétaire Minecraft© – et sa facilité de mise en œuvre ont aussi participé à sa sélection.

1.1. Game-based learning et intentions pédagogiques

Note de bas de page 2 :

Un apprenant passif reçoit l’information ; un apprenant actif manipule l’information ; un apprenant constructif génère (seul) de l’information ; un apprenant interactif dialogue pour générer de l’information.

Jouer deviendrait l’élément constitutif du siècle (Zimmerman, 2013). D’ailleurs, les travaux de recherche traitant de l’utilisation de jeux dans l’enseignement/apprentissage (E/A) sont nombreux et des propositions théoriques posaient déjà des définitions au début des années 2010. Dans le cas de cette étude, le jeu vidéo Minetest est transformé en serious game puisqu’il est utilisé par l’enseignant pour des intentions non anticipées par ses concepteurs (Djaouti, Alvarez & Rampnoux, 2017). La création d’un monde à explorer comme situation d’apprentissage projette les élèves dans une activité de néo-archéologues (voir section 2.2), ce qui place le travail de l’enseignant dans une approche de game-based learning que Lépinard et Vandangeon-Derumez définissent comme la « mise en œuvre de dispositifs d’apprentissage s’appuyant sur des mécanismes, ressources et moyens issus de l’univers ludique pour atteindre les objectifs pédagogiques visés » (2019, p. 7). Les objectifs disciplinaires (liés ici à l’histoire) sont évidents, mais le fait de mettre les élèves par équipes de deux autour d’un ordinateur sert l’autonomisation ou l’autodétermination des apprenants via le jeu (Willig, et al., 2021) dans la didactisation prévue. On peut alors attendre un engagement actif des apprenants, comme décrit dans le modèle ICAP – pour interactive > constructive > active > passive2 – (Chi et Wylie, 2014). En d’autres termes, via la situation de game-based learning, l’enseignant peut vouloir que les apprenants s’approprient le processus d’apprentissage. En ludifiant, l’intention est de monter dans le modèle ICAP, comme dans l’étude de Ha et al. (2021), en passant par exemple d’une pédagogie active à une pédagogie interactive. Il semble que ces intentions s’approchent d’une stratégie permettant la dévolution.

1.2. Dévolution et milieu didactique numérique

Note de bas de page 3 :

Dans la perspective transactionnelle, le dialogue constitue « une stratégie langagière de coopération qui assure la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs comme personnes en même temps que comme agents d’actions, communes ou conjointes, sur un monde qu’ils construisent et transforment ensemble. » (Vernant, 1997, p. 97)

Dans un engagement interactif des apprenants, l’ambition est de les orienter vers un dialogue (en dyades ou petits groupes) pour qu’ils échangent, se posent des questions et y répondent, débattent, et finalement co-construisent « en profondeur » des savoirs et/ou savoir-faire. Cette situation de « transaction3 » (Sensevy, 2011) pourrait être atteinte par le choix de l’enseignant de confronter les apprenants à une situation d’apprentissage (a)didactique, les rendant responsables de la résolution d’un problème ou d’une question en suspens. On évoque alors une dévolution (Brousseau, 1998, p. 303) recherchée par l’utilisation d’un environnement numérique comme Minetest – s’il a été construit pour inclure les éléments de savoirs ciblés et des déclencheurs de leur appropriation (les missions) –. L’environnement numérique forme ainsi le milieu didactique, la situation d’apprentissage devient alors adidactique (jouer et remplir les missions deviennent, en apparence, les objectifs spécifiques) et il peut être envisagé que l’enseignant puisse adopter une posture distante, observatrice. Il devient alors essentiel d’étudier les usages réels et les comportements effectifs des apprenants dans cette situation de game-based learning avec dévolution. Par l’analyse des interactions verbales, décrire les usages et les comportements devient possible ; ce qui permet en plus de comprendre le(s) processus d’apprentissage.

1.3. Interactions verbales entre pairs et enseignement / apprentissages

Note de bas de page 4 :

Selon Dillenbourg (1999) « collaborative learning is that it is a situation in which two or more people learn or attempt to learn something together » (p. 1).

L’approche interactionniste défend une vision dialogale et sociocognitive de l’acquisition (Pekarek Doheler, 2000). L’interaction verbale n’y est pas considérée comme simple impulsion de l’activité acquisitionnelle, elle est un ingrédient essentiel dans la construction des connaissances. L’apprentissage y est conçu comme un processus interactif élaboré au sein de la relation avec l’autre. Dans le contexte de l’E/A, les interactions entre pairs disposent d’un sens qui leur est propre. Institutionnellement situées (Fasel Lauzon, 2014), au contraire d’une conversation ordinaire, elles sont intrinsèquement définies par leur orientation vers un but (Heritage, 2004), l’apprentissage. Elles se définissent comme « toute activité de communication entre apprenants dans laquelle la part d’intervention de l’enseignant est réduite ou nulle » (Philp, et al., 2014, p. 3). Ce sont des interactions qualifiées de symétriques ou horizontales (Manoïlov, 2019), à tendance homogène sur le plan de l’âge, des rôles et du statut (Olry-Louis, 2011). Lors de telles interactions, les échanges verbaux se co-construisent, c’est-à-dire que les locuteurs ajustent réciproquement leurs interventions (Bertin et Masson, 2021), de manière multidirectionnelle (Olry-Louis, 2011). Ces interactions sont soutenues simultanément par un principe de coopération (Bruner, 1983 ; Slavin, 1996), qui vise l’objectif d’une activité commune, et de collaboration4 (Dillenbourg, 1999 ; Davis, et al, 2018), impliquant des échanges propres à l’émergence de divergences, sources de conflits sociocognitifs, dont on connaît par ailleurs le rôle déterminant dans l’élaboration des apprentissages (Doise et Mugny 1981 ; Perret-Clermont 1979). Dans tous les cas, le dispositif didactique proposé suscite l’actualisation de stratégies d’apprentissage de type métacognitif ainsi que des médiations par le(s) partenaire(s) de l’interaction (Manoïlov, 2019). Ainsi, de cette relation à la fois coopérative et collaborative émergent parfois des situations asymétriques où un apprenant sollicite l’aide d’un autre apprenant. On peut alors évoquer une forme d’étayage entre pairs (Muller, 2012), dans lequel l’élève le plus compétent permet à son partenaire d’effectuer une activité qu’il n’aurait pas pu effectuer en toute autonomie. En conséquence, il semblerait que le fait d’encourager les interactions verbales au sein des processus d’E/A puisse constituer un dispositif pédagogique pertinent permettant la construction de savoir-faire et d’apprentissages au sein de projets impliquant l’investissement des apprenants (Muller, 2012). Les bénéfices de ces approches interactionnistes de l’E/A ont été évalués dans plusieurs études explorant divers domaines d’apprentissage (Cesar, 2014 ; Slavin, 2010 ; Calhoon, 2005 ; Rohrbeck, et al., 2003), sans compter les impacts sur les compétences de collaboration elles-mêmes (Davis, et al., 2018).

2. Méthodologie de recherche

Ce travail de recherche vise l’identification et l’analyse des interactions verbales d’élèves dans une situation didactique où les apprentissages disciplinaires sont en partie dévolus à au jeu sérieux Minetest. En effet, le parcours de la littérature montre que le game-based learning a plus été étudié au niveau universitaire et qu’il y a un manque de documentation à l’école primaire. De plus, il est massivement étudié sous l’angle de l’engagement des apprenants, mais peu d’informations sont accessibles sur l’appropriation des processus d’apprentissage par les apprenants dans ce contexte et en situation de dévolution. Il semble donc que les usages effectifs des situations ludifiées d’apprentissage méritent une analyse plus détaillée pour comprendre l’expérience réelle des apprenants. En prenant la porte des interactions verbales, il est possible de décrire les usages et l’expérience.

2.1. Objectif et hypothèses

Minetest est une application dans laquelle les élèves peuvent se retrouver dans un monde virtuel commun pour réaliser une mission collective. Les interactions verbales s’enchainent et orientent les actions de chacun. En conséquence, ces verbalisations peuvent être envisagées comme des ressources co-élaborées et exploitables dans et pour l’interaction (Pekarek Doehler, 2006). Nous souhaitons décrire la construction des échanges et leur fonctionnement dans des dyades d’élèves constituées pour collaborer dans la manipulation de cette application afin d’en appréhender le potentiel d’apprentissage. À cet effet, nous analysons les intentions de communication des élèves et le contenu de leurs interventions (Tableau 1). Nous supposons que les verbalisations concernant le contenu didactique évolueront au fur et à mesure de l’utilisation de l’application (Rodi & Geoffre, 2021), l’étape d’apprentissage du fonctionnement de celle-ci étant dépassée. Les élèves devraient, dans un même mouvement, améliorer leurs compétences de coopération et de collaboration, ce qui pourrait être mis en évidence dans des modifications de leurs intentions de communication.

2.2. Contexte de l’étude

Victor, enseignant de 6Harmos (élèves de 9 - 10 ans, 6ème année de scolarité obligatoire en Romandie), fraichement diplômé de sa formation à l’enseignement, souhaite mettre en œuvre un scénario pédagogique numérique en histoire, pour mieux engager les élèves dans l’apprentissage. L’objectif d’apprentissage est d’être capable de décrire une villa romaine et son organisation. Comme Victor maitrise le logiciel Minetest suite à sa formation initiale, ainsi que la mise en réseau des ordinateurs, la création du scénario et la gestion de sa classe, il suppose alors que mener sa leçon d’histoire via un jeu sérieux sera une plus-value pour les apprentissages, car les élèves seront motivés par le jeu et ce dernier lui permettra d’être disponible en cas de difficultés. Il crée la situation didactique où les élèves, par groupes de deux par ordinateur, deviennent des archéologues ayant comme mission de trouver – à l’aide de coordonnées – les ruines enfouies, et de creuser pour découvrir la villa romaine sur laquelle de nombreux panneaux indicateurs sont présents (Figure 1). Pour s’assurer que les élèves découvrent un maximum d’éléments dans le monde créé à cet effet, il n’y a que deux ordinateurs connectés simultanément. Il y a donc quatre parties de Minetest en parallèle, avec à chaque fois deux ordinateurs connectés, derrière chacun desquels deux élèves jouent (16 élèves).

Figure 1 : Capture d’écran de la villa romaine reconstruite dans Minetest et panneaux indicateurs

Figure 1 : Capture d’écran de la villa romaine reconstruite dans Minetest et panneaux indicateurs

Afin de capter les données d’interactions verbales, l’autorisation du département de l’instruction publique a été obtenue, et une caméra par dyade filmait les élèves durant les quatre sessions d’histoire organisées ainsi : 1) appropriation du jeu Minetest par de l’enseignement explicite et de l’exploration dans un monde vide, 2) premier temps comme archéologue, 3) second temps comme archéologue, et 4) mise en commun.

2.3. Captation de données et analyses

Note de bas de page 5 :

Prénoms fictifs

Note de bas de page 6 :

Une institutionnalisation est « la mise en évidence et la légitimation collective des savoirs appris (ou censés avoir été appris) au cours des situations » (Brousseau, 1998, p. 11).

Note de bas de page 7 :

Deux interventions différentes d’un même locuteur sont séparées par une pause, courte ou longue et/ou possèdent une valeur fonctionnelle différente (Bernicot, 1992).

Nous disposons à ce jour d’un corpus de 6 dyades d’élèves. Deux séances sur deux jours consécutifs ont été filmées par l’enseignant. Le corpus est ainsi constitué de 24 interactions dyadiques. Les interventions verbales de chaque dyade sont transcrites (conventions en annexe) et intégrées dans un tableur (grille Excel). Seules les verbalisations de la dyade Laura - Léo5 seront analysées dans le présent article. Les verbalisations de l’enseignant ont fait l’objet d’une transcription dans deux contextes : 1) elles ont un impact sur l’activité de la dyade (réponse à une demande) ; 2) elles visent une institutionnalisation6 des contenus didactiques. Notre méthode d’analyse est issue d’une démarche qualitative ascendante : à partir de lectures du corpus transcrit, nous identifions des critères permettant de caractériser les verbalisations. Une grille d’analyse réunit ces critères afin de classer les données et d’en obtenir une représentation simplifiée. Les verbalisations sont segmentées en interventions7 afin de parvenir à les catégoriser (Tableau 1), comprendre la construction des échanges et leur fonctionnement.

2.4. Critères d’analyse

Note de bas de page 8 :

Une séquence linguistique est décrite comme une composante d’un texte, constituée de différentes propositions (Adam, 1987)

Afin de décrire ces interactions verbales entre pairs, nous nous sommes inspirés du cadre théorique de la pragmatique linguistique qui analyse les productions langagières intégrées au contexte de communication – la classe en ce qui nous concerne –. Dans ce contexte, la relation sociale établie entre le locuteur et l’interlocuteur peut être définie en termes de statut (relations enseignant–élève(s) et relations élève(s)–élève(s)). Le langage y est appréhendé comme une série d’actes (Austin, 1962, 1991) susceptibles d’exercer une influence sur l’interlocuteur dont les réponses impacteront le locuteur et inversement. Dans ce cadre, parler, c’est accomplir un acte décrit comme illocutoire, ayant une fonction spécifique : une demande, une injonction, une explication, une affirmation, une promesse, etc. (Rodi & Geoffre, 2021). Parler, c’est agir sur l’autre, ce qui implique une intention préalable, d’où le choix de l’expression « intention de communication » pour qualifier un premier niveau d’analyse. Un second niveau d’analyse concerne le contenu de cette intervention, à savoir ce sur quoi porte l’intention de communication. Le tableau 1 résume les catégories d’analyse définies. Chaque intervention fait l’objet d’un codage en fonction de ces deux niveaux d’analyse, ce qui permet de comptabiliser l’ensemble des interventions faisant partie d’une même catégorie (Tableau i en annexe). Les interventions de l’enseignant sont rassemblées en deux types de séquences8 composées de plusieurs interventions avec un objectif identique.

  1. Les réponses aux questions de la dyade (RàQ) : la séquence débute par une question d’un enfant et se termine avec le départ de l’enseignant ;

  2. Les institutionnalisations du contenu didactique (INST) : la séquence débute par une intervention explicite de l’enseignant dans le but d’attirer l’attention de tous les élèves (Regardez tous chez moi ! par exemple). Elle se termine par une injonction à reprendre l’activité (Allez-y ! par exemple) ou un arrêt de toute verbalisation. Ces interventions ont été codées de manière à pouvoir les dénombrer (codage : 1 pour l’intervention débutant la séquence, tableau ii en annexe).

Tableau 1 : Catégories d’analyse des interventions verbales

Tableau 1 : Catégories d’analyse des interventions verbales

3. Analyses de données et discussion des résultats

Les séances de la dyade Laura-Léo ont été étudiées sous l’angle 1) des intentions de communications des élèves, 2) du contenu de leurs interventions et 3) de la participation de l’enseignant, par l’intermédiaire d’une catégorisation des interventions (Tableaux 1, 2, 3) qui ont été dénombrées. Les données ont été croisées de manière à en obtenir une représentation simplifiée nous permettant de les interpréter et de les discuter. Nous décrivons les résultats de chaque séance afin de pouvoir évaluer les changements potentiels en fonction de nos hypothèses.

De manière générale, dans les deux séances, la participation verbale des enfants diffère. Sur un total de 324 interventions verbales, Laura en produit 209 et Léo 115 (Figure 2). Une forte hétérogénéité est donc à relever.

Figure 2 : Participation verbale en nombre d’interventions par enfant de la dyade

Figure 2 : Participation verbale en nombre d’interventions par enfant de la dyade

3.1. Intentions de communication – 1re séance

Lors de la première séance, sur un total de 109 interventions, les intentions de communication se répartissent de la manière suivante (Figure 3) : ce sont les commentaires (58) (C, exemple 1) à propos de l’activité qui prédominent, suivis des injonctions (34) (INJ, exemple 2), des demandes (13) (D, exemple 3) et finalement des explications (4) (EXP, exemple 4).

Figure 3 : Intentions de communication dans la première leçon en nombre d’interventions

Figure 3 : Intentions de communication dans la première leçon en nombre d’interventions

Exemple 1 : Commentaires (leçon 1 partie 1 : Laura / partie 2 : Léo)

Exemple 1 : Commentaires (leçon 1 partie 1 : Laura / partie 2 : Léo)

L’exemple 1 illustre deux formes de commentaires :

Note de bas de page 9 :

(o) langage adressé à soi-même (conventions de transcription)

  • Laura (01) commente ce qu’elle se représente des éléments visibles à l’écran. Ce commentaire porte un objectif d’anticipation de son action.

  • Léo (72) produit un commentaire sur sa propre action (o9). Sa verbalisation ressemble à une forme de langage égocentrique, au sens vygotskien du terme (Vygotski,1997). Face à un obstacle, le langage n’accompagne pas seulement l’activité, mais soutient la recherche de solution (conscientisation) (Laval, 2019). À noter que cette forme de commentaires est pratiquement inexistante dans la seconde séance.

Exemple 2 : Injonctions (leçon 1 partie 1 : Laura / partie 2 : Léo)

Exemple 2 : Injonctions (leçon 1 partie 1 : Laura / partie 2 : Léo)

Dans ces deux interventions (exemple 2), les enfants utilisent des injonctions (impératif) afin d’organiser l’activité de leur partenaire. Lors de la première leçon, toutes les injonctions ont pour objectif de réguler l’action de la dyade.

Exemple 3 : Demandes (leçon 1 partie 1)

Exemple 3 : Demandes (leçon 1 partie 1)

Lors de cet échange (exemple 3), Léo (59) produit une demande de confirmation liée à un commentaire de Laura. Cette demande vise à établir une intercompréhension dans la dyade qui contribue à la réussite de l’activité (il est nécessaire que les deux élèves ait compris les mêmes notions).

Exemple 4 : Explication

Exemple 4 : Explication

Les deux interventions de Laura (exemple 4) sont introduites par des connecteurs logiques (parce que – pourquoi) soulignant une intention d’explication que l’on peut considérer comme une stratégie d’apprentissage de type métacognitif (Manoïlov, 2019).

La répartition de ces interventions par élèves (Figure 4) relève d’une hétérogénéité manifeste. Chez Laura, les commentaires sont majoritaires : presque la moitié de ses verbalisations sont catégorisées comme telles (45). Elle est par ailleurs la seule à produire des explications (4). Quant à Léo, il produit presque autant de commentaires (13) que d’injonctions (12), et ses demandes sont plus importantes (9) que sa partenaire.

Figure 4 : Intentions de communication dans la première leçon

Figure 4 : Intentions de communication dans la première leçon

3.2. Intentions de communication – 2e séance

Les intentions de communication de la seconde séance suivent une même ligne de répartition, mais le nombre total de verbalisations de la dyade double (218). Elles se distribuent de la manière suivante (Figure 5) : 106 commentaires (C), 53 injonctions (INJ), 48 demandes (D) et 11 explications (EXP). La principale différence réside dans le degré de participation verbale des deux élèves. Léo participe presque deux fois plus que lors de la première séance. On constate (Figure 6) qu’il produit 36 commentaires, 25 injonctions, 18 demandes et 2 explications (13 C, 12 INJ, 9 D et 0 EXP lors de la première séance). Tout en restant supérieure à Léo sur le plan de la participation verbale, Laura produit 68 commentaires, 29 demandes, 27 injonctions et 9 explications. Cette nouvelle répartition des interventions verbales est susceptible de nous renseigner sur l’évolution de la coopération au sein de la dyade, ce que nous serons à même de discuter plus bas.

Figure 5 : Intentions de communication dans la seconde séance sur un total de 218 interventions

Figure 5 : Intentions de communication dans la seconde séance sur un total de 218 interventions

Figure 6 : Intentions de communication dans la seconde séance en nombre d’interventions

Figure 6 : Intentions de communication dans la seconde séance en nombre d’interventions

3.3. Contenu des interactions - 1re séance

La première séance rend possible une première découverte du jeu. Le contenu des verbalisations (Figure 7) est centré sur des régulations de l’activité autant pour Laura (33 REGA, Exemple 5) que pour Léo (21 REGA). Ces verbalisations ont pour objectif d’organiser les actions des locuteurs. De manière analogue, les descriptions d’actions (DA) tendent à étayer l’activité en cours. Laura en produit 26 et Léo 6 (Exemple 6). Finalement, des verbalisations sur le contenu didactique soulignent un premier pas dans l’investissement des objectifs d’apprentissages, respectivement 16 verbalisations pour Laura et 7 pour Léo (Exemple 7).

Figure 7 : Contenu des interactions sur 109 interventions

Figure 7 : Contenu des interactions sur 109 interventions

Exemple 5 : Régulation de l’activité

Exemple 5 : Régulation de l’activité

Début de la première séance : les élèves organisent leurs actions respectives par injonctions réciproques. Laura semble vouloir attirer l’attention de Léo sur certains éléments du jeu (1 et 2 : regarde !|r(e)garde voir). Léo indique à Laura, qui manipule l’ordinateur, ce qu’elle doit faire.

Exemple 6 : Description d’action

Exemple 6 : Description d’action

Au tour de parole 134, Léo décrit sa manière de procéder, Laura décrit ce qu’elle voit à l’écran. Ces verbalisations successives établissent une intercompréhension, chacun explicitant le contenu de l’action en cours. On peut donc supposer que ce genre d’interventions est susceptible de réguler la coopération entre les élèves.

Les échanges ci-dessous décrivent deux catégories de verbalisations sur le contenu didactique. Elles concernent soit la manipulation des coordonnées qui permettent de se déplacer dans Minetest (échange 51 – 54), soit la découverte d’objets concernant la villa romaine, objectif de la mission du jeu.

Exemple 7 : Contenu didactique

Exemple 7 : Contenu didactique

3.4. Contenu des interactions - 2e séance

Outre le fait que la participation verbale des deux élèves augmente lors de la seconde séance (214 interventions au total, Figure 8), nous sommes à même de constater que les verbalisations sur le contenu didactique se renforcent chez les deux enfants (39 pour Laura et 20 pour Léo). Les interventions visant à réguler l’activité restent supérieures chez les deux élèves (65 pour Laura et 34 pour Léo), mais il est intéressant d’observer que la proportion s’inverse entre les descriptions d’actions, moins représentées chez Laura (29), et les verbalisations sur le contenu didactique. Léo, quant à lui, produit 27 descriptions d’actions et proportionnellement moins de régulations de l’activité que lors de la première séance.

Figure 8 : Contenu des interactions sur 214 interventions

Figure 8 : Contenu des interactions sur 214 interventions

Concernant le contenu didactique, les verbalisations sont centrées sur la découverte des objets et l’évocation du lexique lié au contexte de la villa romaine (Exemple 8, surlignages). L’intervention de Laura (135) est une explication d’une stratégie concernant la manière de l’explorer (apprentissage métacognitif, Manoïlov, 2019).

Exemple 8 : Contenu didactique dans la seconde séance

Exemple 8 : Contenu didactique dans la seconde séance

Par ailleurs, on observe une évolution de la coopération entre les deux dyades qui travaillent face à face. En effet, lors de la première séance, l’enseignant exhorte les dyades occupant un même îlot de tables à collaborer. Laura et Léo le font un peu contre leur gré, et de manière foncièrement injonctive (Laura agit à la place des deux élèves : exemple 9 – 127), voire quelque peu désobligeante (Exemple 9 : 131 - 133).

Exemple 9 : Coopération entre dyades dans la première séance

Exemple 9 : Coopération entre dyades dans la première séance

Lors de la seconde séance, la coopération s’installe clairement (Exemple 10) et évolue progressivement vers une forme de collaboration (Exemple 11), c’est-à-dire que les élèves tendent vers un apprentissage de notions communes

Exemple 10 : Coopération entre 2 dyades

Exemple 10 : Coopération entre 2 dyades

Exemple 11 : Début d’une collaboration

Exemple 11 : Début d’une collaboration

3.5. Interventions de l’enseignant

L’enseignant intervient selon deux modalités : soit il répond aux questions des élèves, soit il propose une phase de mise en commun, donc d’explicitation pour tous les élèves de la classe. Lors de la première séance, il intervient une première fois, sur 42 tours de parole, afin de recentrer les élèves sur l’objectif de l’activité (Exemple 12). Puis, dans une deuxième partie, il réunit les élèves afin de leur expliciter le système des coordonnées sur une dizaine de tours de parole (Exemple 13).

Exemple 12 : Institutionnalisation dans la première partie de la première séance

Exemple 12 : Institutionnalisation dans la première partie de la première séance

Exemple 13 : Institutionnalisation dans la seconde partie de la première séance

Exemple 13 : Institutionnalisation dans la seconde partie de la première séance

Lors de la seconde séance, les mises en commun sont pratiquement inexistantes. L’enseignant s’adresse à tous les élèves une première fois, sur 6 tours de parole, à la fin de la première partie de la séance, pour stopper l’activité (Exemple 14). Puis une seconde fois quelques tours de parole plus tard, dans la seconde partie de la séance, mais il se ravise et encourage les élèves à poursuivre leurs découvertes (Exemple 15).

Exemple 14 : Institutionnalisation dans la première partie de la seconde séance

Exemple 14 : Institutionnalisation dans la première partie de la seconde séance

Exemple 15 : Institutionnalisation dans la seconde partie de la seconde séance

Exemple 15 : Institutionnalisation dans la seconde partie de la seconde séance

En contrepartie, l’enseignant est davantage sollicité par des questions de la dyade lors de la seconde séance. À 7 reprises, Laura et Léo lui posent des questions liées à une régulation de leur activité (Exemple 16). Il n’est interpelé que 3 fois lors de la première séance

Exemple 16 : Réponses aux questions des élèves.

Exemple 16 : Réponses aux questions des élèves.

4. Discussion des résultats

Les résultats objectivent les deux hypothèses formulées sur les liens entre interactions verbales et apprentissages, à savoir 1) une progression liée aux contenus des verbalisations ; 2) une évolution des compétences de coopération et de collaboration entre pairs. Sur le plan des verbalisations, les enfants intensifient de plus du double leurs productions d’interventions centrées sur les contenus disciplinaires. Ce changement est probablement en lien avec les routines de manipulation de la plateforme numérique qui deviennent de plus en plus familières. Ainsi le degré de connaissance de l’activité permet aux enfants d’anticiper les attentes du jeu, et, en conséquence, d’accroître leurs intérêts pour son contenu didactique pour effectivement monter dans le modèle ICAP, vers de l’interactivité. Certes, les verbalisations qui visent à réguler le déroulement de l’activité restent importantes (Figure 8) – le choix de l’environnement numérique et la dévolution amènent une complexité de l’expérience d’apprentissage qui nécessite assurément des interactions verbales pour réguler le travail en commun – mais, dans la seconde séance, elles sont davantage centrées sur l’organisation des actions réciproques des élèves que sur la manipulation de l’ordinateur. Par ailleurs, les interventions verbales des enfants démontrent qu’ils sont réellement investis de leur mission d’archéologues censés rechercher des objets et découvrir un nouvel environnement. Ils utilisent le lexique adapté au contexte, se montrent capables de reformuler une production inadéquate (dans l’exemple 8, Laura reformule le mot grotte par le mot temple), font usage de tous les outils à disposition dans le jeu pour atteindre l’objectif escompté (lecture des panneaux, utilisations des coordonnées). Cela devient l’essentiel de la thématique des interactions verbales de la dyade.

Parallèlement, un changement se produit sur le plan de l’actualisation de compétences de coopération et de collaboration. Dans la première séance, il semble difficile pour les deux élèves de coopérer entre eux, et avec la dyade en face d’eux (même îlot de tables, exemple 9). C’est pourtant une consigne explicite de l’enseignant. Un conflit apparait autour de la manipulation de l’ordinateur, qui devient le thème central de plusieurs échanges. Léo s’exprime peu, boude à un certain moment. Laura prend beaucoup de place (participation verbale bien plus élevée que Léo), notamment par des commentaires sur ses propres actions et celles de son partenaire, à qui elle donne par ailleurs beaucoup d’ordres (injonctions, Figure 4). Dans la seconde séance, la participation verbale des deux élèves s’harmonise : Léo s’exprime deux fois plus que dans la première séance. Une réelle coopération s’installe, mise en évidence par des interventions visant à commenter ou anticiper les actions en cours, à expliquer des stratégies (exemple 8, 135 Laura) en vue d’organiser le jeu. Avec une base de connaissances commune accrue, la dyade se comprend mieux et, simultanément, œuvre pour améliorer l’intercompréhension. Parallèlement, une forme d’étayage entre pairs se met en place (Muller, 2012) entre les enfants (exemple 8 : Laura reformule les propos de Léo, ou lui fournit une stratégie), mais également entre les dyades du même îlot (Laura est bloquée et se fait aider par Julie : bon venez mai(te)nant les deux / on va vous montrer comment on fait). La présence d’étayages confirme la mise en place d’une collaboration (Dillenbourg, 1999), à savoir que les élèves tentent d’apprendre quelque chose ensemble. En conséquence, il semble bel et bien que, dans ce scénario ludifié d’une leçon d’histoire cherchant activement une dévolution, Minetest agisse comme un milieu didactique propice aux échanges favorisant les apprentissages. Ce dispositif didactique génère donc, pour la dyade étudiée, des stratégies d’apprentissage et des médiations par les pairs (Manoïlov, 2019) qui améliorent réciproquement les compétences de collaboration des élèves (Davis, et al., 2018).

On note enfin que l’enseignant n’intervient pratiquement plus lors de la deuxième séance, il mène un seul temps d’institutionnalisation, abandonnant le second en voyant que ses élèves sont actifs (exemple 15). Ses interventions sont donc essentiellement limitées à du soutien ou d’éventuelles relances. Ce point va dans le sens d’une dévolution réussie de la situation didactique, mais resterait à confirmer avec, par exemple, une validation de réels apprentissages de la part des élèves.

5. Conclusion et perspectives

Nous avons présenté une première analyse d’un corpus d’interactions verbales entre dyades d’élèves lors de séances d’histoire qui exploitent le jeu numérique Minetest comme milieu didactique permettant aux élèves d’explorer un environnement virtuel qui mobilise des notions disciplinaires. Cet article se limite à l’étude des interactions d’une seule dyade où l’on peut constater une progression des verbalisations en termes de contenus et d’objectifs, un changement des interactions verbales une fois que les règles et la maitrise du jeu sont acquises par les élèves, une amélioration de l’interactivité au sens du modèle ICAP, et une évolution des compétences de coopération et de collaboration entre pairs. La grille d’analyse des interactions verbales est par ailleurs validée grâce à cette première analyse et elle pourra être exploitée pour une analyse complète du corpus de 6 dyades disponible. C’est ensuite une confrontation entre nos résultats et l’analyse a posteriori qu’a pu faire l’enseignant de ses séances qui pourra prolonger cette étude, notamment en questionnant le sentiment d’efficacité de l’utilisation du jeu et du recours à une dévolution via un milieu didactique sous forme de monde virtuel.