Du StopCovid au « Pass sanitaire » : l’évolution du QR code au cours de la crise sanitaire de COVID-19 From StopCovid to the Health Pass: the evolution of QR code during the COVID-19 health crisis

Yuwen ZHANG 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4769

Au fil du développement de la crise sanitaire liée à la COVID-19, de plus en plus de pays ont adopté le dispositif de type « pass sanitaire » pour tenter d’endiguer la propagation du virus. Cet article prend le « pass sanitaire » français comme objet de recherche, en le comparant avec le QR code de santé chinois. Il affirme que, premièrement, la conception et l’usage du « pass sanitaire » favorise l’indépendance technologique et la gouvernance numérique en France. Deuxièmement, bien que l’usage technique du QR code soit différent, de StopCovid au « pass sanitaire », il construit tout de même une surveillance du grand public à travers un dispositif numérique en France comme en Chine. Enfin, cette QR code-isation sociale renforce une potentielle classification des individus reposant sur la collecte des données personnelles.

As the COVID-19 pandemic has spread, causing a health crisis in countries across the world, more and more countries have adopted a « health pass » as solution in an attempt to control the spread of the virus. This article considers France’s « health pass » and compares it with the Chinese health QR code. It is shown that, the design and use of the « health pass » promotes technical independence and digital gouvernance in France. Second, although the technical elements of China’s health QR code differ to France’s « health pass », it still builds a surveillance of the general public through a digital device in France as in China. Finally, the social QR code-ization is reinforcing a potential classification of individuals based on the collection of personal data.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Le QR code ou Quick Response code en anglais pour « réponse rapide », est inventé par l’entreprise japonaise Denso Wave en 1994, dans le but d’assurer le suivi de pièces détachées dans les usines. Contrairement à un code-barres classique qui ne conserve que 13 caractères numériques, un QR code peut stocker jusqu’à 7 089 caractères numériques.

La QR code-isation se traduit notamment par une numérisation fondée sur les données et sur une gouvernance numérique voire algorithmique. Depuis le début de la crise sanitaire mondiale de la COVID-19, le contrôle de la circulation des personnes à travers des dispositifs numériques est largement adopté par un nombre croissant de pays. De ce fait, l’usage des QR codes s’est largement répandu, non seulement en Chine, pays où il s’était déjà vulgarisé et étendu à tous aspects de la vie, mais aussi dans les pays européens ou d’autres. Du menu sans contact aux restaurants, jusqu’au » Certificat COVID numérique de l’UE », le QR code gagne du terrain. Derrière ce petit code-barres en deux dimensions composé de modules noirs dans un carré à fond blanc1, se cachent de multiples enjeux techniques, culturels, sanitaires, nationaux et éthiques. Son usage dans le cadre de la gestion de crise déclenche encore des réflexions sur ses enjeux sociaux.

La recherche sur le QR code en tant qu’objet d'analyse dans le champ des sciences de l’information et de la communication en France reste assez pauvre. Cet article s’inscrit dans la continuité de notre recherche doctorale portant sur le phénomène de QR code-isation en Chine, soutenue par le laboratoire Gripic Sorbonne Université. L’objectif de cette recherche, en se concentrant sur le cas du « pass sanitaire » français, est de comprendre dans quelle mesure la QR code-isation sociale pourrait se généraliser en France suite à la crise sanitaire de COVID-19, ouvrant ainsi la voie à une possible culture de classification sociale par le biais de la collecte des données. Nous optons ainsi pour une analyse comparative des dispositifs numériques (Souchier et al., 2019) via une observation participante entre le « pass sanitaire » en France et le « QR code de Santé » en Chine. Nous établissons un tableau d’analyse composé des caractéristiques de chaque dispositif en le reliant à notre objectif de recherche. L’idée est moins d’établir une comparaison entre tous les aspects ou de déterminer la performance technique des dispositifs eux-mêmes, que de mener une étude sur les mécanismes de fonctionnement sous-jacents, notamment sur la collecte des données, le rôle du QR code et l’engagement de l’utilisateur. Ce manuscrit est divisé en trois parties : nous étudions et discutons d’abord les spécificités de déploiement du QR code de santé et du « pass sanitaire » français ; la deuxième partie vise à analyser comment la surveillance et le contrôle ont été constitués et renforcés par l’usage du QR code, en tant qu’outil de gouvernance numérique ; et enfin, nous nous focalisons sur l’enjeu d’une possible classification des individus axée sur les données personnelles.

2. Le contexte et le déploiement du QR code pendant la crise de COVID-19

Note de bas de page 2 :

La période où cet article est en rédaction.

Note de bas de page 3 :

L’application StopCovid, est lancé le 2 juin 2020, présentée comme « l’application de suivi de contacts destinée à enrayer la propagation de l’épidémie », https://www.economie.gouv.fr/appli-stop-covid-disponible#, consulté le 15 juillet 2021.

Note de bas de page 4 :

Le site officiel de l’application TousAntiCovid, https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/tousanticovid, consulté le 16 juillet 2021.

Note de bas de page 5 :

Charte d’utilisation du logo TousAntiCovid, https://bonjour.tousanticovid.gouv.fr/cms/77529846-e0d3-46dd-a784-397b06e7fb63_Charte_logo_TAC.pdf, consulté le 14 novembre 2021.

Contrairement à la Chine, où le QR code de santé a été utilisé de manière homogène et continue dès le début de la crise en 2020, le » pass sanitaire » français a subi d’importantes évolutions entre le confinement strict de mars 2020 et la fin du couvre-feu en novembre 20212. Avant le lancement officiel de TousAntiCovid le 22 octobre 2020, la première version de cette application de traçage numérique, StopCovid3, fut pendant sept mois un projet gouvernemental, principalement piloté par l’équipe Privatics de l’INRIA. Selon la définition officielle, ce dispositif permet à « l’utilisateur d’être alerté ou d’alerter les autres en cas d’exposition à la COVID-19 »4. En tant que mise à jour de l’application StopCovid, TousAntiCovid possède un nouveau logo sous une figure de QR code de couleur « bleu France et rouge Marianne »5 sur fond blanc.

Figure 1 : logo de l’application TousAntiCovid

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Note de bas de page 6 :

ibidem.

Crédits de gouvernement.fr6

Note de bas de page 7 :

« TousAntiCovid utilise le signal Bluetooth d’un téléphone pour détecter un « smartphone » à proximité et ainsi établir de manière anonyme que plusieurs personnes se sont croisées. L’application prend en compte les contacts à moins de 2 mètres pendant au moins 5 minutes. Les autres utilisateurs avec qui la personne malade est restée en contact prolongé durant sa période de contagiosité sont ainsi averties par une notification.» https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/tousanticovid, consulté le 19 juillet 2021.

De prime abord, en France, il semble difficile pour l’utilisateur de comprendre la relation entre le QR code et la finalité du contact tracing7 dans la mesure où le QR code n’était pas un élément intégré à son quotidien avant l’épidémie. C’est seulement lorsque nous l’utilisons en pratique, pour sortir pendant le confinement ou le couvre-feu, que nous prenons conscience du rôle du QR code intégré. En effet, lorsqu’on remplit une attestation dérogatoire pour se déplacer, cette dernière est intégrée dans l’application sous forme de QR code pour faciliter le contrôle : le contrôleur a seulement besoin de le scanner, via un smartphone avec des applications dédiées ou un lecteur spécial, pour lire l’attestation et les informations associées. Cela correspond à la première fonction du QR code. Il s’agit de la fonction de base pour tous les QR codes, que nous appelions la fonction médiatique du QR code (Zhang, 2021a) dans laquelle il constitue une relation d’écriture-lecture (Jeanneret et Souchier, 2005), c’est-à-dire qu’il offre un accès relativement pratique aux informations – un geste de « lecture » des informations « écrites » et conservées. Le QR code se présente comme un signe passeur (Jeanneret et Souchier, 1999) qui annonce qu’il permet d’accéder à d’autres textes. C’est souvent le cas du remplacement d’une URL dans les supports médiatiques. Les informations collectées à ce stade sont les informations identitaires et les motifs de déplacement.

Note de bas de page 8 :

Le site officiel du « pass sanitaire », https://www.gouvernement.fr/pass-sanitaire-toutes-les-reponses-a-vos-questions, consulté le 01 août 2021.

Note de bas de page 9 :

(2020, 16 mars). QR code de la santé, comment « courir » de Hangzhou à tout le pays. Le Quotidien de Zhejiang. http://www.zjzzgz.gov.cn/art/2020/3/16/art_1405238_42279678.html.

Note de bas de page 10 :

(2020, 10 mars). 1,6 milliard de fois, couvrant 900 millions de citoyens, vous pouvez l’utiliser lorsque vous ouvrez WeChat. Compte de Tencent sur WeChat - Internet industriel de Tencent. Consulté le 10 mars 2020 sur https://mp.weixin.qq.com/s/nPqbq-5wsLnl3Xu8XoSgYA.

Note de bas de page 11 :

Le site de TousAntiCovid, https://bonjour.tousanticovid.gouv.fr/pourquoi-tousanticovid/, consulté le 17 novembre 2021.

Par la suite, la France a commencé à proposer la vaccination contre la COVID-19 au grand public. En mai 2021, la version numérique du certificat de vaccination est également lancée dans TousAntiCovid comme nouvelle fonctionnalité ajoutée, et encore une fois, sous forme de QR code, dans le cadre de rassemblements ou d’événements. Le 9 juin 2021, un changement radical s’opère avec la mise en place du « pass sanitaire » intégré dans l’application. Dans le contexte du « plan de réouverture du pays, [celui-ci] vise à sécuriser la reprise des activités qui présentent les plus forts risques de diffusion épidémique »8, et qui est devenu européen à partir du 1er juillet. En Chine, la QR code-isation est un phénomène de grande envergure puisque le système du QR code de santé a rapidement été déployé dans tout le pays, avec le soutien du gouvernement. Il ne s’agit pas d’une nouvelle application pour l’usage du QR code chinois, mais simplement d’une nouvelle fonctionnalité ajoutée directement au sein des deux dispositifs numériques présentant déjà un taux d’utilisation nationale très élevé. Dans la ville d’Alipay, ce système a été utilisé près de 10 millions de fois dès le premier jour de son lancement à Hangzhou9. Le 10 mars 2020, le QR code de santé avait déjà été scanné plus de 1,6 milliard de fois sur WeChat, dans 20 provinces différentes, et ce, seulement un mois après son lancement10. En France, son application a d’abord été réservée à l’usage des douanes, puis a été étendue aux lieux de rassemblement à grande échelle, et depuis le 9 août 2020, elle est requise pour les déplacements quotidiens du grand public. TousAntiCovid a dû attendre environ 10 mois pour rassembler plus de 30 millions d’utilisation actifs11. En tant que nouveau dispositif numérique indépendant nécessitant d’être téléchargé, installé et enregistré à nouveau, les défis en matière de promotion et de vitesse d’engagement sont en effet très différents.

Note de bas de page 12 :

Les chiffres en France sont collectés à partir du site officiel de TousAntiCovid, https://bonjour.tousanticovid.gouv.fr/. Les informations caractéristiques de deux dispositifs sont issues de leurs « paramètres », leur présentation officielle et les documents officiels tels que la « politique de protection des informations personnelles » datant du 22 novembre 2021.

Tableau 1 : Analyse comparative entre le Pass sanitaire français et le QR code de Santé de Chine12

Tableau 1 : Analyse comparative entre le Pass sanitaire français et le QR code de Santé de Chine12

En Chine, le QR code de santé est fourni par deux géants privés qui détiennent le monopole dans le domaine numérique sur le territoire. Au contraire, la France n’a pas cédé ses fonctions publiques pour générer des QR codes. L’État français choisit de coopérer principalement avec des instituts publics et scientifiques (cf. Tableau 1). Il semble que la France évite ainsi non seulement un déploiement national par les sociétés privées mais aussi par les sociétés privées étrangères en se dispensant des plateformes existantes de type réseaux socionumériques. La France a le souci de préserver sa souveraineté numérique tout en protégeant les données de ses citoyens grâce à une indépendance technique. Cela répond à ce que Bersini (2018) propose afin de « concilier la nouvelle gouvernance algorithmique avec l’antique gouvernement humain. Il va falloir reprendre la main sur le pouvoir des entreprises monopolistiques ». D’après Devillers (2020), la souveraineté numérique touche les plateformes, les données, la science, les organisations, l’État et les citoyens, et elle est plus que jamais l’un des enjeux de demain. La protection de sa souveraineté numérique face aux dispositifs étrangers est aussi une priorité : la société française doit être plus indépendante au niveau technique :

« Si ce dernier ou d’autres solutions européennes ne sont finalement pas déployées, Google et Apple auront bientôt une solution à nous proposer leur permettant d’accroître leur pouvoir… un risque éthique important qui va être pris en créant ce précédent en Europe qui faciliterait la surveillance et le contrôle de masse. » (Devillers, 2020)

Note de bas de page 13 :

Selon l’étude de INRIA, pour TousAntiCovid, il faut un minimum de 60% de l’engagement de population totale pour obtenir un bénéfice global.

Note de bas de page 14 :

« Rapport de recherche sur les utilisateurs de paiement mobile du premier trimestre 2019», Ipsos, 22 mai 2019.

Pour l’essentiel, les enjeux rencontrés par la société française et la société chinoise ne sont pas les mêmes. D’une part, la France ne possède pas de dispositifs numériques qui engagent la majorité de la population13. En effet, il n’existe pas encore sur le marché d’Internet d’entreprises technologiques françaises qui atteignent le même niveau que celui des GAFA ou de BATX en Chine. Il n’existe pas d’application mobile populaire française capable de toucher le grand public, et qui soit à la disposition de l’État et au service d’une gouvernance numérique en temps réel. D’autre part, le niveau de QR code-isation en France n'est pas encore très élevé. Depuis 2006, le QR code joue un rôle majeur et essentiel dans le développement de l'Internet des objets en Chine (Chen et Wang, 2010). Avant la crise sanitaire, l’usage du QR code en France est plus restreint qu’en Chine où les Chinois l’utilisent déjà quotidiennement : en moyenne quatre transactions monétaires réalisées par jour et par utilisateur au premier semestre 201914. La connaissance et les contextes d’utilisation des QR codes en France sont encore relativement limités : scanner ou être scanné sont des gestes qui ne font pas encore partie intégrante de la culture pour la majeure partie de la population. Ainsi, au niveau technique et compte tenu des habitudes d’utilisation, au début de sa mise en service, cela constitue un défi à relever pour assurer l’utilisation du « pass sanitaire » car cette dernière n’était confrontée ni aux applications numériques ni au support technique ou matériel correspondant à l’échelle nationale.

3. Les QR codes : surveillance et contrôle

Note de bas de page 15 :

La durée de quatorze jours correspond à la période d’incubation de la COVID-19.

Note de bas de page 16 :

L’annonce officielle du gouvernement pour une ville de premier rang. « Commission de la santé de Chengdu : le personnel du « code jaune » doit faire des tests deux fois dans les 3 jours avant de pouvoir officiellement devenir « vert ». http://www.sc.gov.cn/10462/10464/13722/2021/11/7/c77a969437f14d59a7f707aba8944c88.shtml. Consulté le 15 novembre 2021.

Le QR code de santé peut être à la fois qualifié de dispositif rassurant de lutte et de prévention contre l’épidémie mais aussi d’un outil supplémentaire de contrôle de captation des données par l’État (Paquienséguy et Hen 2021). Le mécanisme technique en faveur du contrôle et de la surveillance repose sur la collecte des données auprès des utilisateurs à l’échelle nationale. L’algorithme du QR code de santé chinois attribue à chacun un QR code de couleur verte, jaune ou rouge (cf. Figure 2), qui indique une autorisation de circulation liée au supposé « état de santé ». La couleur verte signifie que l’utilisateur peut se déplacer librement, la couleur jaune correspond à une assignation à résidence potentielle, la couleur rouge correspond à une obligation de confinement de quatorze jours15, sans autorisation de déplacement. Le QR code redevient vert, soit après avoir atteint le nombre de jours de confinement imposé, soit en fonction de l’évolution des mesures gouvernementales comme la possibilité d’effectuer un test dépistage en vue d’obtenir un code vert (cf. Figure 3) pour le public dont le code est jaune16. Le gouvernement local peut imposer la couleur rouge ou jaune pour les habitants de zones définies selon la situation sanitaire en temps réel.

Figure 2 : illustration de trois couleurs de QR code de santé

Figure 2 : illustration de trois couleurs de QR code de santé

Crédits de l’Alipay

Figure 3 : À gauche, capture d’écran de l’interface du « QR code de santé » telle qu’elle apparaît sur le dispositif WeChat. Il s’agit d’un QR code de santé vert. À droite, capture d’écran de l’interface du « pass sanitaire » français

Figure 3 : À gauche, capture d’écran de l’interface du « QR code de santé » telle qu’elle apparaît sur le dispositif WeChat. Il s’agit d’un QR code de santé vert. À droite, capture d’écran de l’interface du « pass sanitaire » français

Crédits de l’auteur

Le QR code de santé est issu des termes chinois « 健康码 » qui se traduisent par Health code en anglais. « La pratique opératoire d’un objet ou d’un dispositif technique n’est jamais décorrélée de la langue ni de la compréhension et de l’usage symbolique que l’on en a » (Souchier et al., 2019, 44-45), « le choix de la terminologie joue un rôle fondamental dans la perception et la compréhension que nous avons des objets, des phénomènes ou des processus ». Le néologisme « QR code de santé » relève d’une logique similaire pour les Chinois : il renvoie implicitement à une combinaison de QR code et de santé (Zhang, 2021a), comme s’il pouvait refléter l’état de santé du corps. Les couleurs de QR code de santé sont basées majoritairement sur le niveau de risque déterminé par l’algorithme via les données collectées, notamment pour les QR codes jaunes. À partir des informations collectées – notamment celles concernant l’identité et la géolocalisation –, ce régime de contrôle couvre au moins trois dimensions de la surveillance : la dimension spatiale, la dimension temporelle (le temps d’incubation), et la dimension des relations interpersonnelles (proximité avec un malade, identifiant des chaînes de transmission) (Zhang, 2020). Le QR code chinois est dynamique puisque sa couleur change. Au contraire, le QR code du « pass sanitaire » est un statut relativement statique, il peut être obtenu tant que l’une des trois conditions est remplie : a été vacciné correctement, a reçu un résultat de test négatif ou s’est rétabli de la COVID-19. En d’autres termes, outre les informations identitaires, les informations de santé, y compris le numéro de sécurité sociale, sont collectées. Ce QR code reste stable pendant une certaine durée, quels que soient le lieu de résidence, le nombre de déplacements ou encore les contacts avec d’éventuels cas confirmés. Autrement dit, le droit d’obtenir le QR code dépend de chaque citoyen, il ne passe pas au « jaune » simplement parce qu’une personne traverse une zone à haut risque.

Note de bas de page 17 :

Selon les mesures gouvernementales en France, https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/pass-sanitaire, consulté le 25 novembre 2021.

C’est dans la partie « Carnet » de TousAntiCovid, un espace de stockage local des documents, qu’on retrouve le « pass sanitaire ». En tant que preuve sanitaire, bien que le néologisme choisi ne semble pas entretenir de lien avec la santé, le « QR code de santé » français est directement lié à la santé de l’individu puisqu’il inclut notamment le statut vaccinal. Sous le nom de « pass sanitaire », on contrôle la propagation de l'épidémie en limitant dans une certaine mesure les déplacements de population, tout en mettant en place une forme de contrainte. Même s’il semble plus lié à l’état de santé que son homologue chinois, il apparaît tout de même comme un puissant moyen de promouvoir la vaccination. Dès le début, la Chine a eu recours à cet instrument pour restreindre les déplacements de population, tandis que la France a introduit le « pass sanitaire » en même temps que la vaccination à grande échelle. En effet, le code sanitaire français ne contrôle pas directement les déplacements des personnes infectées, mais met davantage l'accent sur la lutte contre l’épidémie via la vaccination. Depuis novembre 2021, le gouvernement français a renforcé le lien entre la validité du QR code du « pass sanitaire » et la dose de rappel. Si la personne concernée n’a pas effectué son rappel vaccinal dans un délai raisonnable, « son QR code apparaît comme invalide en cas de contrôle au titre du pass sanitaire sur le territoire français »17.

Note de bas de page 18 :

(2021, 03 juin). « Trois jours et deux tests » si le résultat est négatif, le QR code sera en vert. L’article sur le site officiel de People’s Gouvernement of Guangdong Province, http://www.gd.gov.cn/gdywdt/zwzt/yqfk/gdzxd/content/post_3303938.html. Consulté le 28 novembre 2021.

Note de bas de page 19 :

(2021, 09 novembre). Selon le discours du Président. « Adresse aux Français ». https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/11/09/adresse-aux-francais-9-novembre-2021

Dans les deux cas de surveillance, c’est la fonction de marqueur d’identité du QR code (Zhang, 2021b) qui est en jeu. Celle-ci découle de sa fonction originelle d’identification, utilisée pour suivre les pièces détachées dans les usines ou dans le cadre de la traçabilité des produits alimentaires. Aujourd’hui, cette fonction est utilisée pour tracer les humains. Bien que techniquement parlant, les deux soient complètement différents pour l'utilisation des QR codes, ils incarnent tous deux une obligation, en contrôlant les utilisateurs sous leur nom réel. Afin d’obtenir un code de santé, obligatoire pour circuler librement, le public doit respecter au maximum les conditions d'obtention du QR code, qu'il s'agisse de vaccination, d'isolement à domicile ou de réaliser un test. Ainsi, ces QR codes sont en train de construire un « système de code de disciplinaire », similaire à celui des feux de circulation, dont l’instauration marque le moment d’une première « formalisation » de l’individu à l’intérieur des relations de pouvoir (Foucault, 1975). Par exemple, en Chine, une seule opération technique peut faire passer au jaune les QR codes de santé de toute la population d’un quartier voire d’une ville, et tout le monde doit alors faire des tests de dépistage pour obtenir à nouveau un code vert18. La recherche de Kim, Chen et Liang (2021) soutient que les gouvernements chinois et sud-coréen ont réussi, pendant la COVID-19, à faire passer leurs infrastructures de surveillance agressives pour une forme de prise en charge paternaliste en jouant sur les frontières floues entre prise en charge et contrôle. De même qu’en France, le gouvernement est capable de contraindre certains groupes de personnes à se faire vacciner en invalidant leur « pass sanitaire »19. Ce système de QR code est ainsi devenu un symbole de surveillance, dont la couleur et la validité peuvent être changées et imposées selon les mesures gouvernementales instaurées au nom des besoins sanitaires.

L’essentiel de l’intelligence réside dans la surveillance et le contrôle (Sadowski, 2020) car derrière l’intelligence se cachent des données, et derrière les données se cachent les droits et intérêts fondamentaux de chacun (Fang et Yan, 2020). À travers la surveillance des conditions physiques telles que les injections de vaccins ou les trajectoires de déplacement, les deux façonnent en fait un système de dispositif disciplinaire (Foucault, 1975), et le QR code exigé apparaît comme une manifestation concrète supplémentaire de ce pouvoir de surveillance et de contrôle, qui renforce la transformation des informations et des comportements humains en données, en France comme en Chine.

4. Classification sociale par la QR code-isation

La QR code-isation sociale renvoie non seulement à la dimension corporelle qui désigne la pratique sociale de présentation de dispositifs à l’écran pour scanner ou être scanné, mais renvoie aussi à la dimension communicationnelle et médiatique concernant la présence croissante des QR codes en de multiples endroits et sur tout type de supports (Zhang, 2021b). Le QR code fait figure de nouvelle écriture numérique nécessaire à l’obtention d’information mais renferme également un nombre croissant de données et de traces susceptible d’être collectées, analysées et manipulées.

Aussi, cette QR code-isation sociale pendant la crise sanitaire se traduit-elle par un enjeu de classification des individus en fonction de données personnelles. Dans la société numérique d’aujourd’hui, celui qui maîtrise les données et les règles d’utilisation des données est celui qui détient le pouvoir (Fang et Yan, 2020) : il a la capacité de déterminer la couleur du QR code de santé ou bien la capacité de réduire la validité du « pass sanitaire ». Les trois couleurs de QR code de santé représentent trois catégories de profils déterminées selon le risque de contamination défini par les décisions algorithmiques via les informations collectées. Pourtant, ces algorithmes ne sont pas encore rendus publics. Avant même d’évoquer les algorithmes, nous pouvons remarquer que les données collectées représentent une somme énorme : les informations identitaires avec le nom réel, les historiques de déplacements, l’état de vaccination, les historiques de tests COVID-19, etc. La protection, l'analyse et l'utilisation de ces informations nous mettent face à autant de défis techniques que d'exigence éthiques

Tableau 2 : Analyse comparative entre Pass sanitaire de France et QR code de Santé de Chine (la suite)

Tableau 2 : Analyse comparative entre Pass sanitaire de France et QR code de Santé de Chine (la suite)

Note de bas de page 20 :

Le décret n°2021-1059 du 7 août 2021.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés a défini les conditions d’usage des données : « la conservation temporaire des données est limitée au seul résultat de la lecture du pass, conformément au principe de minimisation des données »20. Bien que la France ne se soit pas appuyée sur une technologie étrangère pour créer son « pass sanitaire », et n'ait pas laissé ses propres données tomber entre les mains des autres, elle s’est par elle-même constitué un ensemble de système de données centralisé, qui selon la CNIL est nécessaire dans un contexte de crise sanitaire. D’après ce tableau, l’usage du « pass sanitaire » permet de collecter des informations qui ne sont stockées que sur le téléphone sur TousAntiCovid sauf pour les personnes dont les tests sont positifs, ce qui constitue une protection des données personnelles. Même si la collecte de statistiques est activée par défaut sur TousAntiCovid, et que qu’en outre les données sont conservées sur le serveur pendant six mois à compter de la fin de l’état d’urgence. En comparaison avec la Chine, la France est plus prudente dans la collecte et le traitement des données en termes de conception (données anonymes, sources ouvertes), de protection juridique et notamment dans sa volonté d’utiliser le dispositif et de supprimer les données personnelles des utilisateurs.

Note de bas de page 21 :

Le site officiel de présentation de « pass sanitaire ». https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus/pass-sanitaire. Consulté le 23 novembre 2021.

Nos données génèrent des QR codes, et ceux-ci sont devenus une « preuve d’identité » pour chacun d’entre nous. Disposer d’un QR code adapté aux normes sanitaires de chaque pays devient une « solution » courante. Cette « petite forme » (Candel et al., 2012) n’est plus réservée aux usines, mais circule activement dans la société. Il se présente de manière relativement standardisée car c’est d’abord sa récurrence qui est marquante (Souchier et al., 2019). Lorsque nous voyons une personne porteuse du symbole du QR code, nous supposons qu’elle est en bonne santé et en sécurité. Le public réagit selon la couleur du QR code ou selon le statut attribué. Les Chinois sont divisés en trois catégories par l’attribution d’une couleur, tandis que les Français sont répartis en deux catégories selon qu'ils disposent ou non d'un QR code sanitaire. Le risque de discrimination sociale peut être soulevé pour les personnes qui ne possèdent pas de « pass sanitaire » : impossibilité d’accéder librement à certains lieux publics ou perte d’emploi dans la mesure où le « pass sanitaire » est obligatoire pour de nombreux salariés et d’agents, notamment dans les secteurs de la restauration, de la santé et des transports. Au contraire du « pass culture » français qui vise davantage à favoriser l’accès de la population aux lieux culturels, le « pass sanitaire » constitue plutôt une restriction. C’est seulement après l’obtention de ce QR code que l’on acquiert le droit d’accès aux « établissements et aux rassemblements où le brassage du public est le plus à risque »21, notamment ceux réservés aux loisirs et à la culture. Cette discrimination se produit aussi en Chine pour les personnes dont le QR code n’est pas vert ou qui ne disposent simplement pas de QR code de santé. Un grand nombre de personnes âgées n’arrivent pas à obtenir la version numérique du QR code en raison de l’écart technologique (Wang et Fei, 2021). Ce dont nous devons aussi nous inquiéter, c’est qu’une telle tendance à la collecte de données et de classification sociale pourrait se normaliser en vertu de multiples « bonnes raisons ». Elle risquerait alors de contaminer d’autres domaines de notre vie. Comme Harari (2020) l’affirme : « aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la technologie permet de surveiller tout le monde en permanence […] la pandémie pourrait marquer le passage d’une surveillance « par la peau » à une surveillance « sous la peau » ». Autrement dit, nos informations, y compris nos données biologiques, sont de plus en plus facilement collectées, analysées et exploitées, mais aussi classifiées et oubliées.

5. Conclusion

Le système de « pass sanitaire » est comme une expérimentation sociale à grande échelle. Chaque pays concerné a son propre moyen de réagir face à un ennemi commun. Cet article a révélé un objet de réflexion longtemps ignoré des chercheurs chinois et français, à savoir le QR code. De manière significative, dans le contexte de la mobilisation à grande échelle de l’usage du QR code depuis la COVID-19, cette étude aide les chercheurs en sciences de l’information et de la communication à accéder une compréhension plus complète des mécanismes de l’outil numérique qui vise à surveiller et classifier le peuple au nom de la lutte contre le virus dans deux pays différents. Nous pensons que, premièrement, en contrôlant les déplacements, l’utilisation des QR code de santé comme « pass sanitaire » est imposé, mais en plus une fois que nous l’utilisons, nous devons nous conformer aux règles d’utilisation définies par les gouvernements. Cela a renforcé la capacité du gouvernement à contrôler et à surveiller le peuple. Deuxièmement, avec l’utilisation massive des « pass sanitaires », la France a également commencé à se QR codiser : un nombre accru de citoyens se font numérisés sous forme de QR codes, et leurs données sont condensées dans les QR codes, désormais utilisés pour étiqueter chaque individu. Le QR code est devenu une nouvelle identité distinctive.

Sur la base des résultats de cette étude exploratoire, nos recherches futures continueront à remettre en question l’usage du dispositif de type « pass sanitaire » par une approche quantitative afin d’en acquérir une vision plus complète.