Matérialité, formes et pouvoirs de la « représentationnalité » numérique. Approche épistémologique de la représentation par le Web contemporain et ses interfaces tactiles Materiality, forms and powers of digital “representationality”. Epistemological approach to representation through the contemporary Web and its tactile interfaces

Inès Garmon 
et Etienne Candel 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4551

L’idée de « représentation numérique » s’accompagne de discours naturalisants et d’une croyance : la médiation matérielle serait transparente ; les traces numériques seraient indiciaires ; et le média ne serait qu’un appareil logistique perfectionné dans la communication, qui pourrait rester impensé dans ses dimensions textuelles et symboliques. Partant de ce constat, cet article propose une conceptualisation de la « représentation numérique » et vise à la penser dans les cadres de la médiation sémiotique. Il envisage sa « représentationnalité », c’est-à-dire les préfigurations et prédispositions encapsulées dans les cadres matériels de sa médiation pour questionner la construction même du numérique comme promesse de représentation.

The idea of “digital representation” comes along with various reifying discourses and ideologies. Technical mediations are believed to be neutral – digital traces are thought to be indexical – in such a view, communication apparatuses are mere sophisticated transmission devices which symbolical and textual dimensions are left unthought. This paper aims at conceptualising “digital representation” through an approach to the semiotic level. Under the term “representationality”, it describes the material frames of prefiguration and predisposition processes in order to question the construction of digital media as representation devices.

Sommaire
Texte intégral

À la mémoire d’Yves Jeanneret

1. Le numérique comme dispositif représentatif, une évidence à questionner

À observer le Web contemporain, on arrive rapidement à l’idée que le numérique et ses industries proposent des représentations du monde, des utilisateurs et des objets, à travers des écrans donnés à la manipulation. Ils offriraient une image relativement fidèle des humains, des relations, des environnements, des comportements et des pratiques. Une impression de neutralité se construit, reposant autant sur une quête de transparence – l’« immediacy » (Bolter et Grusin, 2000) d’une navigation « fluide » et d’un design « user-friendly » – que sur le caractère serviciel des algorithmes – et donc leurs gratifications.

Le vocabulaire de la représentation médiatisée est composé tantôt de néologismes (« géolocalisation »), tantôt de réinvestissements sémantiques (« ma position », « mon album »), tantôt d’hybridations avec le sociolecte marchand (un « mur Facebook », un « fil Twitter »). Cette palette d’usages, ou de mésusages, de la langue marque l’emprise discrète des dispositifs techniques, qui se fait oublier en raison de l’utilité de ces objets au quotidien. Le terme de « représentation numérique » se déploie en outre sans que soient questionnées les procédures d’enregistrement des phénomènes ni le pouvoir des plateformes à surdéterminer le réel. Précisément, il faut penser ces cadres, qui sont ceux de la médiation sémiotique.

Afin de clarifier la notion de représentation de l’utilisateur en situation numérique, nous proposons une approche sémiologique des usages et pratiques de représentation dans les grandes applications des industries du Web contemporain (Facebook, Instagram, Spotify, Tinder ou encore Waze). Présentant des profils des usagers, des formes de sociabilité ou des activités diverses, ces services permettent d’explorer les prétentions des interfaces à représenter l’usager et le monde. Notre visée étant avant tout épistémologique, ces exemples seront mobilisés à titre principalement illustratif, et articulés aux recherches info-communicationnelles actuelles, au croisement du techno-sémiotique, des usages et des enjeux de conception.

Au-delà de l’impression d’aisance, de facilité et de fluidité travaillée par les ergonomes et les designers d’interfaces, quelque chose se passe lors de la mobilisation de dispositifs numériques pour la représentation de l’identité (donc l’identification) des personnes. Du fait de leur intense opérativité symbolique, ces outils transforment les relations que nous entretenons avec notre image et avec celle des autres (2). Observer les différentes formes de présentation et de re-présentation (3) permettra de proposer (4), une analyse du régime de représentation en contexte numérique – ce que nous appelons sa représentationnalité – au prisme du tissage du sémiotique et du social par l’écriture. Le numérique ne représenterait pas tant les personnes et le monde, que la logique même de ses formes et des conditions sociotechniques de ses appropriations.

2. Un concept ambigu pour plusieurs modalités de présentation

La représentation doit d’abord se penser comme relation entre deux niveaux : fonctionnalités et raison computationnelle d’une part (Bachimont, 2010), et modalités sémio-techniques spécifiques de présentation de soi d’autre part. L’ensemble ouvre un espace aujourd’hui naturalisé de jeu entre l’utilisateur et ses outils.

2.1. Le numérique pour la représentation VS la représentation de soi via le numérique

Dans les services numériques, une panoplie d’outils attachés à la représentation est disponible. Une typologie non-exhaustive des modalités de médiatisation permet de distinguer les principaux usages de l’expression de soi pour les utilisateurs et les outils expressifs sur ces réseaux.

Les prises de parole en ligne (commentaires, légendes, avis, etc.) sont des textes écrits par les utilisateurs et renseignés dans des formulaires. Cette modalité linguistique cohabite avec l’ensemble des « petites formes » (Candel et al., 2012) iconiques et visuelles à activer que l’utilisateur a à sa disposition, telles que les likes, les partages, la sélection d’une chanson ou d’une vidéo dans une playslist, etc. Des formats médiatiques sont également ouverts à l’utilisateur, qu’ils soient composés par lui (photo ou vidéo par exemple), ou automatiquement par le dispositif, puis proposés aux « partages » (comme les vidéos d’anniversaire via le programme idoine de Facebook). Il faut enfin inclure les fonctionnalités de géolocalisation, comme la réduction d’un profil à une icône sur une carte. Tout cela relève, sous une forme généralisée, d’une logique du reflet ou du « portrait » (Wrona, 2012, 387) et du spectacle. Ces profils et représentations comportent une prétention au réalisme, un effet spéculaire, mais surtout une mise en spectacle de ce qui est affiché. La construction sémiotique produit un trompe-l’œil et l’écriture numérique fonctionne comme une optique sur la réalité de l’usager.

Figure 1 : Exemples de modalités de la représentation : le profil (Facebook, Tinder) ; la géolocalisation (Waze) ; la contenu « anniversaire » (Facebook)

Figure 1 : Exemples de modalités de la représentation : le profil (Facebook, Tinder) ; la géolocalisation (Waze) ; la contenu « anniversaire » (Facebook)

Les interfaces produisent ainsi des objets de représentation. À cette médiation particulière il faut opposer la représentation au sens sociologique. Goffman désignait à travers la notion de « présentation de soi » l’image sociale de l’acteur élaborée dans les interactions (1974) : certains éléments participent ainsi de la « façade », c’est à dire l’ensemble des signes et supports permettant de définir la situation et de s’y attribuer un rôle : sexe, taille, attitude ou gestuelle, mais aussi décor, lieu, objets. Le numérique entre dans cet appareillage symbolique et ses modalités de manipulation sont des formes supplémentaires pour la présentation de soi. Cependant, si le cadre sociotechnique du Web est, comme d’autres, le lieu d’un jeu social (Georges, 2009), la nature particulière du média fait qu’il porte sur la prise de rôles dans la communication et sur la manipulation signifiante de ses dimensions techniques (Candel, 2009). Tout est fait pour que l’utilisateur ajuste sa communication via de multiples formes activables, appropriables comme vecteurs d’identification et de visibilité. Une « fabrique de soi » (Gomez-Mejia, 2016) et du réel s’opère via ces outils d’écriture (Souchier, 1996) : l’utilisateur peut jouer avec cette représentation du bout des doigts, personnalisée et euphorique ; il peut jouer des apparences, constituer son univers de valeurs et de sociabilités, réarranger son monde à l’envie – mais dans les limites du dispositif.

Cette représentation numérique sur deux niveaux repose sur un effet de reconnaissance de soi à l’écran et d’oubli de la médiation. D’un côté, une forme de mimétisme est recherchée par ces interfaces, auxquelles un soin est apporté pour permettre de comprendre ce qui est censément représenté. La rhétorique visuelle propose des formes culturelles ancrées (une carte routière, des symboles d’adhésion, des émotions pour mettre en signes des réactions…) ou qui se sont ancrées au fil des usages (le fait d’affilier son nom à un contenu quand on l’a commenté ou déclaré l’apprécier…). D’un autre côté, la transcription exacte d’informations ou l’agrégation de données issues de l’usager sont les moyens par lesquels le dispositif se fait oublier selon les logiques de la « mémoire de l’oubli » (Souchier, 2012a). De cette manière, le dispositif institue des réalités autant qu’il représente celle de l’usager : les objets élaborés dans ces cadres techniques (ou plutôt sociotechniques, tant l’usage préside à leur fonctionnement sémiotique) se situent entre « re-présentation » (est re-présentation ce que l’on fait être à nouveau, selon la distinction de Krippendorff, 2012, 147) et « présentation » (est presentation selon Krippendorff le processus par lequel le dispositif fait exister quelque chose).

On retrouve ici la définition que Louis Marin donne du « dispositif représentatif » et de son double pouvoir :

« premier effet du dispositif représentatif, premier pouvoir de la représentation : effet et pouvoir de présence au lieu de l’absence et de la mort ; deuxième effet, deuxième pouvoir : effet de sujet, c’est-à-dire pouvoir d’institution, d’autorisation et de légitimation comme résultante du fonctionnement réfléchi du dispositif sur lui-même » (Marin, 1981, 10).

Mais la « représentation numérique » se trouve à l’articulation de la re-présentation et du simulacre. Se mêlent la construction de « scènes figuratives » (Jeanneret, 2013) et la prégnance du « paradigme de l’indice » (Ginzburg, 1980), l’enjeu étant la correspondance entre médiation technique et médiation humaine, la mise en œuvre d’une assignation d’identité à partir du glanage des traces, donc l’attribution de données à des profils, selon les processus de la « conscription » et de l’« aliénation formelle » (Gomez-Mejia, 2016) qui structurent les services en ligne.

2.2. Le jeu des naturalisations

Pour comprendre comment le travail de la représentation devient socialement signe de l’individu, pour lui-même ou pour les autres, il faut s’intéresser précisément à la naturalisation du numérique comme représentation. Pour cela, le prisme de la « numérisation » est intéressant. Proche de la notion de « représentation numérique », c’est le processus technique faisant passer les objets du « réel » au « virtuel », de la réalité physique à sa représentation à l’écran.

La pensée de la « numérisation » réifie les pratiques de communication. Elle repose sur une conception de l’expression « naturelle » du sujet en une identité à l’écran. Mais la relation de l’homme aux techniques, dans ce cadre épistémique, est purement instrumentale. L’écran serait, par sa fonction même, le lieu d’une représentation de l’utilisateur. C’est un double déterminisme : d’une part, une réduction du fait identitaire à une grammaire et une logique simple (de type substance-prédicat) permettant d’isoler a priori un sujet et d’en présupposer l’ontologie ; d’autre part une naturalisation du média numérique comme simple logistique, assurant qu’à l’écran se donne à lire, sinon la personne, du moins sa re-présentation. L’enjeu est bien de faire passer la construction sémiotique (une « présentation ») pour une nature (une « re-présentation »), de prétendre que les signes ne sont rien d’autre que cet aliquid qui stat pro aliquo, c’est-à-dire qu’ils valent « vraiment » pour le sujet ainsi évoqué.

Tout un discours marchand promet par exemple à des clients lambda de « numériser [leurs] souvenirs » par copie sur CD, DVD ou autres supports numériques. Cette transformation des technologies intellectuelles en prolongement des facultés humaines – des « mnémotechnologies » (Robert, 2010) – relève d’une idéologie qui fait l’économie des médiations matérielles et de leurs procédures symboliques actives, pour produire de l’identité et assimiler les manipulations médiatiques aux usages préexistants.

Figure 2. Un discours marchand de la « numérisation »

Figure 2. Un discours marchand de la « numérisation »

Cet exemple fait comprendre un discret mais puissant tour de force dans la construction cognitive et sociale des écritures Web comme représentation : la mise en œuvre de routines, la culturalisation des techniques, la perception des jeux avec le dispositif, qui sont des opportunités pour l’usage, sont autant de moyens par lesquels l’assignation d’identité se construit en évidence. La manipulation et l’ajustement des signes, reposant de même sur des micro-procédures routinières, normalisent la médiation des traces numériques en traces de soi. L’ensemble forme un composite sémiotique structuré par l’idée de causalité : le sujet X est « cause » de telle ou telle trace, et inversement la trace devient signe de lui. L’individu est défini par ce qui est mis en signes à l’écran (ses likes, ses abonnements, ses commentaires et ses partages, ses lieux visités, etc.). En apparence banal, ce phénomène opère une réduction de l’individu ou du sujet à sa trace, parfois sa seule photo, au risque du stigmate et du stéréotype.

Le pouvoir d’identification dans la représentation s’exerce donc dans le cadre d’une assignation institutionnalisée de l’identité, que ce soit par les textes, par les circuits de médiation économique ou par l’effet du cadre juridique. Un système entier concourt à affermir par des objectivations la lecture du sujet dans ses textes, la réification de l’identité dans ses signes. L’économie des données, comme la nécessité de l’ordre public, font de l’identification une exigence. L’enjeu de la représentation et de l’identité se situe donc dans la construction de la réalité par la multiplicité de ses médiations, de l’utilisateur aux interfaces, aux logiques économiques et aux exigences du politique.

3. Une ingénierie de la représentation qui produit des manières d’être

Note de bas de page 1 :

« Editorialization is a performative act in the sense that it tends to operate on reality rather than represent ».

Ce construit composite de l’identité par l’identification mène à l’idée d’un régime numérique de la représentation. Mais le processus de numérisation et sa textualisation à l’écran changent la nature de ce qui est représenté : il y a éditorialisation. Ce processus performatif tendrait à « opérer sur la réalité plutôt qu’à la représenter » (Vitali-Rosati, 2018, 71)1. Analysons-le.

3.1. Une ingénierie représentationnelle qui repose sur la praxis de l’interprétation

Le numérique ne représente pas le monde mais réside conjointement dans un processus de discrétisation et dans un autre de sémiotisation. C’est dans ce cadre qu’il peut se concevoir comme une fabrique de représentations et que l’on peut parler d’une « représentationnalité » du numérique. En proposant cette notion, nous voulons signaler que la représentation en ligne n’est pas seulement un construit, mais bien le fruit d’un travail social actif reposant sur ces deux types d'opérations, discrétisation et sémiotisation. Tout un travail des acteurs de la conception vise en effet à favoriser et stimuler la sémiose, c’est-à-dire l’activité d’interprétation des signes.

Note de bas de page 2 :

Il y a un « plaisir » sémiotique […] Dès lors que l’on a parlé, toute chose insignifiante est devenue sensée » (Cyrulnik, 1997, 276).

La numérisation inscrit des objets de toutes natures dans le cadre, algorithmique, des données, et dans celui, figuré, des interfaces. L’opération d’enregistrement de l’activité la transforme en un ensemble de données discrètes et d’informations. Par exemple, un profil c’est, pour l’utilisateur, un compte qu’il nourrit – ou pas – de différents signes, des photographies ou des énoncés verbaux ; mais pour la machine, ce compte n’est qu’un chiffre (Gomez-Mejia, 2016). De même, un itinéraire retracé à l’écran représente pour l’utilisateur une performance ; pour la machine, ce n’est qu’un ensemble de positions engrammées au fil de son parcours, l’identifiant dans la ville et à l’écran. La machine transforme ainsi l’identité en identifiable, les objets du monde en entités numériques. Dans ce contexte, l’utilisateur opère une lecture qualitative des formes à l’écran. La capacité humaine à faire une gestion symbolique du monde est en jeu dans cette interprétation des traces en identités2. Ces prédilections sémiotiques (Jeanneret, 2004) en viennent à produire, à partir de ce qui est proposé, une représentation numérique. C’est ce qui la fait fonctionner, faisant passer des modalités représentatives en représentations sociales.

Note de bas de page 3 :

Les écrits d’écran sont sous-tendus par des architextes, qui ne sont pas seulement « du code », mais, avec le code, indissociable de lui, de l’écrit (Jeanneret et Souchier, 1999), et avec l’écrit, de l’écriture, avec toutes les médiations humaines et sociales que cela suppose. Tout objet numérique est un construit social de nature scripturale.

Note de bas de page 4 :

Des pratiques professionnelles sur les formes gestuelles et sémiotiques sont attribuables à ce type de stratégie, comme la gamification.

Quant au pôle de la conception, il travaille cette relation du besoin social à la représentation numérique. Pour assurer le succès des interfaces dans l’économie de l’attention (Citton, 2014), les industries procèdent par optimisation de modèles permettant d’approximer les goûts des utilisateurs ; elles visent le « probablement aimable ». Des méthodes, comme celle des « personæ » en design, équipent techniquement cette anticipation des besoins, des intentions et des bénéfices recherchés des utilisateurs. L’ingénierie vise la prédilection, ce « composite d’une série de pratiques effectives, d’un ensemble de représentations, et d’une manière de penser les fonctions de ces plateformes » (Candel, 2010). À partir des données déjà captées, les algorithmes jouent donc du probabilisme, proposent des contenus ou des services « collant » aux représentations de l’usager encapsulées dans ces textes3, selon une démarche inévitablement tautologique, les services étant pensés comme une réponse aux « homoncules » forgés par les concepteurs des services eux-mêmes. Cette ingénierie travaille donc des stéréotypes, et va de pair avec une logique de l’« enchantement » (Winkin, 2010). Ou plutôt, les interfaces et leurs possibilités cherchent à produire une expérience émerveillée, inédite et un peu magique dans laquelle consommer c’est non seulement produire, mais se produire. Les formes à l’écran, leurs dynamismes et leurs mises en mouvement du bout du doigt (pour la souris comme pour le tactile) visent une expérience agréable et playsante (Vial, 2017)4.

La représentation repose ainsi sur une double ingénierie. Le jeu des prédilections et l’enchantement de l’interface encouragent une gestion symbolique des formes au sens figuré de leur interprétation et au sens propre de leur activation : l’utilisateur est encouragé à permettre sans cesse l’enregistrement de nouvelles traces par activation des signes et à répondre, par l’adoption de rôles fonctionnels, aux logiques injonctives des interfaces.

3.2. La numérisation, un choix en amont et un équipement de l’esprit

La numérisation du monde, c’est donc d’abord le choix et l’édiction de ce qui mérite d’être quantifié, en vue de ce qui est supposé plaire le plus probablement et engager une rentabilité maximale pour les gestionnaires d’espaces publicitaires que sont au final les grandes plateformes. Des choix qui viennent, in fine, équiper l’esprit de l’usager parce qu’ils composent l’écologie de son action.

Note de bas de page 5 :

Les « traces d’usages » sont définies comme « la présence de l’action de celui qui a fait le site », mais aussi, par extension, de « l’action qu’il propose au lecteur », soit des « indices d’usages anticipés » (Davallon et al., 2003, 33).

Note de bas de page 6 :

« Its algorithm represents a particular moral point of view and at the same time it produces one ».

À l’ère numérique, les concepteurs sont en effet des « pourvoyeurs de sens » qui « produi[sent] les règles » (Leleu-Merviel, 2003). Les données captées sont transformées en « traces d’usages », en signe de quelque chose, sur la base de leur conception de la réalité5. L’intérêt de ces enregistrements réside aussi bien dans la façon dont ils vont être restitués à l’utilisateur, que dans leur réemploi possible au sein de l’application. Sur Tinder, la géolocalisation est utilisée par l’algorithme d’appariement pour mettre en relation des personnes (il est discriminant) ; elle permet des indications en termes de distance pour les candidats à une potentielle rencontre (à lui alors de traiter cette information) ; et elle est intégrée dans des profils statistiques et monétisables (mais on ignore en général pour qui). Les concepteurs déterminent ce qui est digne d’être restitué et présenté, et quelles formes mobiliser pour le faire : c’est le jeu des architextes (Souchier, 2012b). Les formes choisies (usuelles, culturelles, stéréotypées, iconiques et indicielles, etc.) favorisent la diffusion d’une manière de voir le monde. Par exemple, considérer la rencontre comme un choix à opérer en glissant à droite ou à gauche des cartes portant le profil des membres n’a rien de naturel : cela découle de la vision des concepteurs. C’est ainsi que, comme le fait remarquer Vitali Rosati, l’algorithme PageRank de Google « représente un point de vue particulier sur le monde (ici moral), et dans le même temps en produit un »6 (Vitali-Rosati, 2018, 54). Le geste interprétatif de l’utilisateur lui impose d’adopter le mode de fonctionnement technique et social des écrans qu’il manipule. Il se plie à ces façons de concevoir le social et ses objets, n’a pas d’autres outils à sa disposition, quand bien même il ferait de ces services un usage limité. On n’échappe pas à la façon dont l’architexte impose son cadrage du texte et de l’usage par son outillage sémiotique et gestuel.

C’est là le « pouvoir » de cadrage de la trace : « elle fomente une pensée et une conception qui deviennent agissantes à partir de ce qu’elle propose » (Jeanneret, 2011, 81). Les traces à l’écran ne sont pas que la restitution d’une forme sociale enregistrée et retraduite sous des formes visuelles, linguistiques, iconiques. Elles s’inscrivent dans des architextes qui, accompagnés de gestes énonciatifs, produisent une forme d’éco-ergonomie de l’esprit : ce qui est donné à voir et à toucher est aussi donné à penser et à réinterpréter. C’est-à-dire que l’esprit est équipé par ces représentations figuratives, ces traces, telles les notifications ou les indicateurs de performance. Elles encadrent et normalisent des visions du monde, des manières de faire, de se comporter, de consommer. Les choix de ce qui est enregistré et la façon dont ces enregistrements sont mis en signes à l’écran encadrent la pensée, permettent son expression tout en la limitant par certains aspects. Tinder, toujours, fait le choix de mettre en signes des évènements qui pourraient passer inaperçus. S’appuyant sur la matérialité de la trace et optimisant sa capacité à cadrer le regard et l’interprétation, ces dispositifs concourent à produire un cadre où la pensée se glisse, portée par le corps vers ces représentations et ces formes inédites de réalités.

L’ingénierie représentationnelle des plateformes usuelles produit ainsi des manières d’être et des réalités construites avant tout à partir de besoins monétisables et de visées exogènes à celles qui pourraient résulter de la médiation « elle-même » (si cela pouvait exister) : c’est parce qu’ils sont en mesure de projeter les besoins des utilisateurs que les concepteurs peuvent jouer et cadrer le futur à venir, en agissant certes sur les contenus, mais plus encore sur des formalisations de gestuelles et de manières d’être. La représentation du monde opérée par le numérique doit alors se comprendre comme un tissage entre l’usage des objets et celui des dispositifs, l’ensemble mettant en jeu des anticipations, des négociations et des réinterprétations.

4. La représentationnalité, un enjeu d’écriture

Le phénomène de représentation numérique est ainsi un moment de jonction où l’ingénierie représentationnelle croise l’approximation et le jugement, mais aussi un moment de négociations et d’ajustements contraignants.

4.1. Des enjeux tissés ensemble

La représentation numérique résulte d’un tissage entre (i) les anticipations des acteurs de la conception (des designers aux programmeurs), (ii) les négociations des utilisateurs à partir de ce qui leur est donné à manipuler ; et (iii) les réinterprétations et réutilisations des traces par les utilisateurs et par les machines. Toute représentation numérique de l’utilisateur serait donc un texte second, précédé par les anticipations écrites dans les interfaces et colorées par les ajustements et négociations de l’usage.

La représentationnalité se réaliserait finalement dans l’écriture numérique. C’est dans l’activation des formes (via un trackpad ou une souris et un clavier) par la lecture gestualisée (Jeanneret, 2016) de l’interface, qui comprend l’activation d’un signe et son interprétation, qu’elle s’actualise. C’est à ce moment que les identifiants sont transformés en identités. L’activation de signes visuels ou tactiles transforme en effet les propositions de récits de l’interface en scénarios d’usage et cette activation engage une appropriation du texte par l’utilisateur et son interprétation propre selon sa sensibilité, le contexte, son besoin, etc. L’activation des signes réalise des manières d’être. À partir de suggestions d’usage et de prescriptions de normes sous-jacentes aux dispositifs et demeurant implicites dans les discours, les interfaces et leurs gestes convertissent les manières d’être proposées en performances actualisées par les utilisateurs.

La manipulation engage et encourage ainsi à la transformation des informations à l’écran en traces de quelque chose, tout en étant le lieu où l’activité est constituée en formes pour l’identification de l’utilisateur.

4.2. Une représentation industrialisée

Note de bas de page 7 :

La numérisation est une traduction discrète du continu (Bachimont, 2010.).

Choisissant et construisant ce qui est à discrétiser7, les concepteurs sont dépositaires d’une responsabilité dans les médiations sociales de représentation.

Un algorithme n’est en rien neutre : il résulte de choix opérés en amont (Abiteboul et Dowek, 2018, 8). Les concepteurs déterminent le gradient significatif à partir duquel une activité est tenue pour pertinente et utilisable. Ils font le choix de ce qui sera à représenter, ce qui pourra donner lieu à des traces, et assignent un sens à la collecte et à la lecture de ces dernières. Les interfaces sont donc des scènes figuratives, composites des acteurs ayant participé à son élaboration (ingénieurs, designers, commerciaux et communicants). Ceux-là, selon la théorie de l’énonciation éditoriale (Jeanneret et Souchier, 2005), ont participé à la façon dont le numérique engage à produire des représentations ; ils ont une responsabilité dans les réalités engagées. Enfin, la réalité construite au contact des machines échappe : si la mémoire humaine se caractérise par une forme de versatilité, la conservation par l’écriture, elle, est dotée de modalités de stockage particulièrement grandes et manifeste une capacité remarquable à circuler et à entrer dans des calculs et des réinterprétations. Ces traces, rappelons-le, ont tendance à figer l’identité.

La prescription, modalité de représentation, illustre le pouvoir normatif de cette représentationnalité numérique. Des outils prescriptifs en effet, tels que ceux attachés à l’écoute musicale en ligne, jouent sur une double dimension : aux besoins et gratifications correspondant à l’écoute et à la découverte de nouveaux groupes de musique, des plateformes (Spotify ou Youtube, par exemple) répondent par la possibilité d’enrichir une bibliothèque avec ce que l’usager aime probablement. Mais elles ajoutent à cela, comme beaucoup de dispositifs numériques, une dimension « sociale ». Le besoin pratique de l’écoute musicale est ainsi doublé d’une construction de soi socialisée dans le « partage » et la construction de dynamiques de groupes. Mettant en relation des internautes, ces écritures techno-sémiotiques remplissent une prétention à l’appariement par les goûts. De même, les calculs d’itinéraire que proposent aujourd’hui certaines applications (Waze, Google Maps) tracent des chemins qui prennent en compte des prédilections momentanées (type de véhicule, trafic, préférences) au profit d’un calcul d’efficacité. Au moment où les utilisateurs en activent les formes et en remplissent les promesses (par le fait d’adopter un itinéraire), ils actualisent les manières d’être correspondantes.

Actualisée par l’écriture, l’énonciation de l’utilisateur se mêle à celle, éditoriale, de la machine et à toutes les médiations sociales dont cette dernière est porteuse. Ce geste, dans le même temps, octroie à l’usager une légitimité à déposer des traces et le prive de la maîtrise de son identité – ces traces étant immédiatement transformées en identifiants circulants et réinterprétables. L’énonciation de l’utilisateur est neutralisée, elle disparaît entre les couches et les opérations de transformation et de traduction.

5. Conclusion

Des ensembles de signes – profils, comptes, albums, etc. – composent la vaste panoplie de la représentation en ligne. Modes de re-présentation, ils interviennent aussi comme des modalités de présentation de soi. La naturalisation a pour principale portée d’assimiler cette appropriation représentationnelle à une traduction, une transcription du réel comme trace, pur indice de la réalité des utilisateurs. Le pivot de cette naturalisation est l’imaginaire de la numérisation.

Cette dynamique de la représentation, qui passe par des formes actives d’identification, est marquée par une sémio-économie : d’un côté il est gratifiant pour les utilisateurs de concourir à leur représentation, et de l’autre leurs démarches d’identification rencontrent les logiques industrielles de l’ingénierie de la prédilection dans le cadre de l’économie des données. Les interfaces, pensées dès leur conception dans le cadre d’une captation de l’attention, finissent par devenir des lieux culturalisés où la manipulation est elle-même teintée de valeur, empreinte de style et productrice de réalités.

La médiatisation impose que soit pensée en trace toute activité, et que les traces soient gérées, jugées et évaluées par une pré-conception du social, de la communication et de l’humain. La représentation numérique, en ce qu’elle est une écriture, a donc pour logiques fondamentales la mise en signe d’objets discrétisés et leur inscription dans des formes logicielles qui dépossèdent l’utilisateur de la maîtrise de son identité au profit du fonctionnement tautologique de ces écritures industrielles.

La « représentationnalité » numérique est donc : (i) dans l’économie des signes à l’écran et dans l’actualisation des formes-de-vie correspondantes, donc dans l’investissement symbolique actif et impliqué des utilisateurs ; et (ii) dans une écriture de ce qui mérite représentation aux yeux des concepteurs. La représentation, pensée dans ses médiations, est un élément fondamental de la captation du réel et de la construction de la réalité par ses formes médiatisées. Elle est le lieu même de l’emprise des dispositifs industriels d’écriture-lecture où se nouent les gratifications des utilisateurs et l’inscription dans le social des formes naturalisées de l’identification numérique des objets.