L’interface de la représentation, représentations de l’interface The interface of the representation, representations of the interface

Guillaume Giroud 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4542

Cet article vise à montrer l’importance de l’interface dans la compréhension de la relation entre numérique et représentation. L’interface remet en cause toute idée de présence au profit de la représentation, dans la mesure où elle est un opérateur de médiation. Or parce que le numérique est de nature formel, il nécessite l’usage de représentations, comme le sont les interfaces, pour accéder au sens. Cependant, parce que la représentation de l’interface est aussi de nature culturelle, alors elle provoque à son tour des effets sur les représentations de l’homme en les façonnant. Enfin, le caractère représentatif de l'interface est à son tour façonné par la culture humaine sous forme de figures qui façonnent à leur tour nos relations au numérique.

This article aims to show the importance of the interface in understanding the relationship between digital and representation. The interface challenges any idea of presence in favour of representation, insofar as it is an operator of mediation. However, since digital technology is formal in nature, it requires the use of representations, such as interfaces, to access meaning. However, since the interface representation is also cultural in nature, it in turn affects representations of humans by shaping them. Finally, the representative nature of the interface is in turn shaped by human culture in the form of figures which in turn shape our relationships to digital.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Gérard Chazal faisait remarquer que le numérique est « devenu, depuis les premiers pas de l’informatique au lendemain de la seconde guerre mondiale, une sorte de langage commun aux sciences et aux techniques, aux sciences humaines et sociales, à l’art et à la philosophie » (Chazal 2017, 5). Il est « une sorte de medium universel, un territoire commun aux hommes et aux machines, un intermédiaire mécanisable dans lequel la pensée projetée hors de nous-mêmes prend des formes algorithmiques » (Chazal 2017, 6). Or le numérique ne concerne pas seulement les sciences et les techniques. Dans la mesure où toute technique est duale (Musso 2008), c’est-à-dire à la fois fonctionnelle et fictionnelle, le numérique s’infiltre dans les activités et représentations humaines. Toutefois, il ne s’agira pas d’étudier ce que Georges Balandier appelait son « techno-imaginaire », qui réduit d’une part la représentation à la sphère imaginaire et mythique, et d’autre part qui accorde la prévalence d’un terme (l’imaginaire) sur l’autre (la technique). Au contraire, l’approche relationnelle que nous entendons proposer, reconnaît que les deux termes n’existent pas indépendamment de la relation, et que cette dernière, à la manière de Simondon (Simondon 2005), est première. Par conséquent, comment penser la relation entre la représentation et le numérique ?

Pour ce faire, le présent article se focalisera spécifiquement sur la notion d’interface. Si spontanément, le terme désigne en informatique un dispositif qui assure le transfert de l’information à un autre, nous étendrons son sens pour en faire une modalité de la relation, et plus précisément l’entre (inter-) de la relation. Nous mettrons alors en avant une dialectique de l’interface au cœur de la relation entre représentation et numérique. La représentation et le numérique se travaillent mutuellement, et cela grâce aux opérations de médiation de l’interface, qui en retour est retravaillée par ceux-ci. Cela nécessitera donc de se placer aussi bien dans l’entre de l’interface que dans l’entre des disciplines, selon une approche résolument interdisciplinaire, où se croiseront philosophie et media studies, informatique et anthropologie.

Nous commencerons tout d’abord par appréhender la notion d’interface, à partir de la préposition entre qui la constitue. Nous montrerons alors que, comme toute médiation, il n’y a pas d’interface en dehors de ses effets. Il suit de là que son premier effet sera de remettre en cause la catégorie de « présence » au profit de celle de « représentation ». Ce faisant, de par sa nature calculatoire, le numérique appellera une représentation spécifique qui n’est autre que l’interface dite numérique. Celle-ci ne sera pas alors à son tour sans effet sur sa propre représentation. Enfin, la représentation de l’interface numérique sera elle aussi travaillée par les représentations culturelles du monde humain, et s’incarnera dans quatre figures métaphoriques qui interrogeront les limites de sa représentativité.

2. Définition de l’interface

Dans la mesure où l’interface est une figure de l’entre (inter-), alors elle ne désigne pas un être. A contrario de ce dernier, « l’“entre” n’a pas d’“en-soi”, ne peut exister par soi ; à proprement parler, l’“entre” n’“est” pas » (Jullien 2012, 51). Soutenir que l’interface est entre, c’est donc soutenir qu’elle n’a pas de consistance propre : ni tissu, ni ciment, ni pont (Nancy 2013, 23), elle ne lie ni délie, mais est en deçà de tout lien, ou plutôt au cœur même du lien, à « l’entrecroisement des brins dont les extrémités restent séparées jusque dans leur nouage » (Nancy 2013, 23). Plus encore, parce qu’elle est entre, alors elle est dénuée de position. Ni lieu, ni milieu ou mi-lieu, elle est atopique (Jullien 2012, 61) autant qu’achronique comme l’est la préposition entre, qui précède « le mouvement et la position, dans une sorte de pré-espace ou de pré-temps virtuels, potentiels, conditionnels » (Serres 2017, 137). L’interface est donc pré-posée, c’est-à-dire antérieure à toute position, dans un entre-deux indéterminé, jouant le rôle de tertium datur (Mersch 2018, 261). Parce qu’elle est une figure de l’entre, et parce que l’entre est en outre une préposition, alors la forme de relation (Hookway 2014, 4) que l’interface établit, est à son tour de nature prépositionnelle (Serres 1992, 156). Non seulement, la relation de l’interface précède toute position, mais cette relation est en outre prépositionnelle au sens où elle prépose ce qu’elle relie.

Le caractère prépositionnel de l’interface se caractérise tout d’abord par le fait qu’elle soit elle-même dépourvue de sens, et que, à l’instar de l’entre, ce « quasi-vide sémantique, (…) signifie la relation d’espacement, l’articulation, l’intervalle, etc. » (Derrida 1972, n. 29, p. 274). En d’autres termes, le sens de l’interface n’est pas en elle, mais dans la relation qu’elle établit avec autre chose qu’elle-même. Il n’y a d’interface que s’il y a altérité, et c’est parce que l’altérité nous est refusée qu’il est nécessaire d’avoir recours à un tiers pour y remédier. L’interface fait donc office de medium au sens de milieu, dans le double sens de celui-ci, à savoir de moyen et d’intermédiaire, sans lequel l’altérité nous serait inaccessible, et partant dénuée de sens.

Ensuite, cette relation n’est pas celle d’un intermédiaire neutre qui « transporte sans médiation », mais plutôt celle d’un médiateur qui « interrompt, modifie, complique, détourne, transforme et fait émerger des choses différentes » (Latour et al. 2014). L’interface est un médiateur dans la mesure où elle fait (facere). Il y a une opération de la médiation, et donc de l’interface, qui « fait apparaître une structure ou qui modifie une structure » (Simondon 2005, 559). Puisque « l’opération réalise la transformation d’une structure en une autre structure », alors de même que « l’opération est un μεταξύ entre deux structure » (Simondon 2005, 561), de même l’interface est un μεταξύ. Elle est l’à travers (Jullien 2012, 54) qui transforme la relation et donc les êtres, en les altérant selon son mode opératoire spécifique. La nature prépositionnelle de l’entre fait la positivité de l’interface qui se caractérise alors par trois opérations qui préposent. Premièrement, elle relie tout en séparant (Hookway 2014, 4 ; Chazal 2002, 269), comme l’est également la préposition entre, ce « fermé-ouvert », où « en reste vers l’interne, et trans va vers l’externe » (Serres 2017, 175). Deuxièmement, elle translate dans le double sens de traduire et de transporter, le non-sens vers le sens, et inversement (Chazal 2002, 269). Troisièmement, elle transduit au sens simondonien du terme (Simondon 2005, 32), dans la mesure où elle individue en faisant face, dans le double sens de faire face et faire une face. Ainsi, en tant qu’opérateur de médiation, le sens de l’interface ne se comprend que négativement, uniquement par les effets qu’elle produit (Mersch 2018 ; Galloway 2012). Pour le dire encore autrement, le sens de l’interface ni ne se présente, ni ne transparait, toujours altéré qu’il est par la médiation qu’elle opère. Il ne s’appréhende donc pas immédiatement, mais seulement par ses effets (Mersch 2018, 15).

3. La représentation de l’interface numérique

Le premier effet de l’interface est qu’elle représente dans les deux sens du terme, c’est-à-dire de répéter et de se substituer à la présence, comprise comme le caractère tangible d’un objet (Gumbrecht 2010). Avec l’interface, la représentation se substitue à la présentation, non seulement en tant que présentation répétée, mais aussi et surtout en tant que présentation altérée selon les modalités de l’opération de l’interface.

Le corollaire est que l’interface ne présente pas le numérique, mais le représente grâce au symbole. En effet, parce que le numérique est de nature calculatoire, dans la mesure où il ne porte que sur des entités formelles dénuées de sens, réduites à leur simple manipulabilité, à l’instar des calculi (Bachimont 2008), alors seule la médiation du symbole permet de le représenter. Celui-ci fait office d’interface dans la mesure où, en tant que symbolon, il est une entité hybride (Bachimont 2010, 152‑55 ; Chazal 1995, 47‑69 ; Varenne 2009, 25‑43), car biface, dotée, d’une part, d’une face physique qui lui permet de manipuler ce qu’il symbolise et d’être manipulé, et d’autre part, d’une face signifiante qui lui permet d’être interprété et d’interpréter ce qu’il symbolise. Grâce à l’interface du symbole, nous comprenons le numérique dans le double sens de le saisir physiquement et intellectuellement.

Le second effet est que l’interface ne représente pas seulement le numérique, mais se présente à l’homme comme représentation. Parce que le symbole, et par extension toute programmation des opérations de l’interface, résulte de la traduction d’un travail mental (mental labor) (Nake 1994), alors le symbole en tant que écriture ne peut être interprété que par un homme. L’interface n’est pas seulement à l’intérieur de l’ordinateur (subface), faisant de celui-ci un « emboitement, un feuilletage, un réseau d’interfaces successives » (Lévy 1990, 201), mais elle est aussi orientée vers l’extérieur (surface) (Nake 2008). La surface faisant office d’interface, c’est-à-dire l’interface homme/ordinateur, désigne ainsi la face de l’ordinateur orientée vers l’utilisateur humain. L’homme ne manipule donc pas directement le numérique (Laurel 1993), puisqu’elle ne fait que représenter « dans les termes d’une manipulation directe la manipulation indirecte effectuée par le système technique » (Bachimont 2010, 149). Par conséquent, grâce à l’interface, l’homme manipule et interprète les calculi du numérique.

Dans le même temps, la représentation de l’interface homme/ordinateur est à son tour soumise aux propriétés formelles et manipulables du numérique. Lev Manovich (Manovich 2010) en déduira quatre principes de la représentation numérique : la modularité, l’automatisation, la variabilité, et le transcodage. Ainsi, la représentation de l’interface est d’abord modulable, car les éléments qui la composent sont assemblés et combinés en objets qui conservent leur identité propre ; elle est ensuite automatisable, car le processus de conception peut se passer de l’intervention humaine ; elle est en outre variable, car elle peut exister en plusieurs versions ; elle est enfin transcodée car elle traduit la strate numérique en strate culturelle, et inversement. Il convient alors de préciser les effets de transcodage sur la représentation que l’on se fait de l’interface, et plus généralement sur les représentations humaines.

4. Les représentations humaines de l’interface

Dans la mesure où l’opération de l’interface consiste à traduire le non-sens du numérique en sens, alors l’interface homme/ordinateur se présente de manière sensée, c’est-à-dire de manière sensible, signifiante et pragmatique.

Pour être saisissable, l’interface doit être de nature sensible. Par sensible, il faut entendre tout aussi bien ce qui est accessible aux sens de l’homme que ce qui est réactif ou capable de capter les phénomènes physiques, comme l’indique la terminologie anglo-saxonne « sensor », traduite en français par « capteur ». Cette exigence est présente depuis la conception des premières interfaces homme/ordinateur dans les années 1960 avec le « light pen » d’Ivan Sutherland, ou la souris et le « chord keyset » de Douglas Engelbart, jusqu’aux interfaces haptiques en passant par les interfaces tactiles et autres interfaces tangibles. Dans tous les cas, l’interface n’assure notre prise sur le numérique qu’à la condition d’être déjà de nature sensible.

Mais, de même que les sens ne sont pas que des capteurs d’informations, dans la mesure où ils sont orientés selon une intention qui donne une signification dans un milieu (Umwelt), de même l’interface homme/ordinateur est dotée d’une signification qui assure l’interaction. Comme le faisait remarquer Paul Dourish, elle intègre (incorporate) les compétences et capacités humaines rendant l’interaction incarnée (embodied interaction) (Dourish 2001, 17). En outre, pour que l’interaction avec l’interface soit familière, celle-ci présente de manière métaphorique nos relations quotidiennes au monde selon une « grammaire d’action » (grammar of action) (Agre 1994). En ce sens, toute interface homme/ordinateur est une « interface culturelle » (Manovich 2010, 166).

Or, selon le programmeur et designer Allan Cooper, il y a un « mythe de la métaphore » (Cooper 1995), qui consiste à penser que la bonne interface est celle qui réussit à transposer métaphoriquement le monde humain en interface-utilisateur, comme l’illustre le modèle Graphic User Interface (GUI) conçue dans les années 1970 par le Palo Alto Reseach Center (PARC), à la base du bureau (desktop). Or d’une part, le « paradigme de la métaphore », compris comme l’intuition (on intuiting) des choses, n’est qu’un paradigme parmi d’autres, à côté de celui du « paradigme technologique », basé sur la compréhension (on understanding) du fonctionnement des choses, ainsi que du « paradigme idiomatique », basé quant à lui sur le fait d’apprendre (on learning) comment accomplir les choses. D’autre part, s’il est certes aisé de concevoir des métaphores visuelles pour les objets physiques (poubelle, imprimante, document…) ou les activités courantes dans un environnement de travail (couper, copier, coller…), cela reste difficile voire impossible pour « des processus, des rapports, des services ou des transformations, fonctions pourtant fréquentes des logiciels » (Cooper 1995). Enfin, si les métaphores sont associées à des objets de l’âge mécanique (mechanical age artifacts), alors non seulement elles sont rudimentaires dans la mesure où elles n’exploitent pas le vrai pouvoir de l’ordinateur (the real power of the computer), mais en outre, elles nous contraignent aux usages hérités de ces mêmes objets.

Enfin, l’interface est pragmatique dans la mesure où sa finalité est d’assurer une prise, et donc un contrôle sur le numérique. A la différence des autres surfaces qui représentent quelque chose à regarder « sans y toucher » (Manovich 2010, 196), la surface d’une interface homme/ordinateur contrôle, à l’instar des premiers écrans de contrôle (Geoghegan 2019) lors du projet militaire SAGE (Semi-Automatic Ground Environment) (Edwards 2013 ; Chun 2011). Elle représente un diagramme d’actions possibles qui ne s’évalue que par les effets qu’elle opère. Comme l’écrit de manière synthétique Benjamin Bratton, « diagram plus computation equals interface » (Bratton 2016, 220). Il y a en cela une esthétique du contrôle, qui renoue avec la fonction initiale de l’interface comme « dividing surface » (Thomson 1912), qui contrôle les échanges entre fluides (Hookway 2014).

Ce faisant, l’interface homme/ordinateur n’a pas seulement des effets sur le numérique qu’elle représente et contrôle, mais aussi sur les représentations culturelles que se fait l’homme. Certes, l’interface comme toute médiation modifie notre perception, et c’est un truisme que de soutenir que « voir les choses sous l’angle des interfaces, c’est précisément les voir comme les interfaces nous les donnent à voir » (Vial 2015, 181). Mais l’effectivité spécifique de l’interface se caractérise par la substitution de la représentation à la perception, qui ne concerne que ce qui est présent, ainsi que par le contrôle de cette même représentation.

Ensuite, dans la mesure où l’interface translate, et dans la mesure où cette translation s’effectue avec une « opacité du code » (Manovich 2010, 157), alors la représentation produite par l’interface est de nature idéologique (Bratton 2016, 234), au sens où, d’une part, sont ignorées les causes de sa traduction, et où d’autre part, la représentation se présente comme présentation, niant son caractère représentatif.

Enfin, l’interface transduit, au sens où elle façonne les représentations en les dotant désormais de faces. La face ne désigne pas seulement la limite extérieure d’une chose, mais en raison de son étymologie (facere), elle est ce par quoi une chose se projette à l’extérieur en s’exposant et en s’opposant à une extériorité. En d’autres termes, l’interface produit des faces qui lui font face et contre lesquelles elle fait face. La face de l’interface n’est que la forme extérieure qui résulte d’une traduction qui a filtré ce qui lui permettait de faire face (Hookway 2014, 9). En ce sens, toute face est un filtre qui capte ce qui a de la valeur, ou qui élimine ce qui en est dénué ou ce qui est nuisible (Citton 2010). En projetant une face, l’interface façonne la réalité en la filtrant, comme l’illustre la réalité augmentée (Augmented Reality) (Bratton 2016, 236).

6. Figures de l’interface

Mais le terme de face provient également du latin facies qui signifie le visage, aussi bien que le front, l’apparence ou encore la dignité. Conçue dès son origine pour être face à l’usager, la relation à l’interface a été pensée sur le mode interfacial (Munster 2006), à la manière d’une relation entre collègues (Licklider 1960 ; Johnson 1997). L’interface participe alors à un mode de visagéification ou d’intervisagéification (modes of facializing or interfacializing) (Munster 2006, 123), selon l’expression de Deleuze et Guattari (Deleuze et Guattari 1980), qui confère à l’homme comme à l’ordinateur un visage. Ce qui est visagéifié alors regarde autant qu’il est regardé, favorisant ainsi d’une part, le développement de subjectivités non-subjectives, et d’autre part, des « effets de présence » (Gumbrecht 2010).

Ce faisant, se dessine quatre figures de l’interface. La figure désigne tout d’abord la représentation de la forme extérieure (le contour) de ce qui est pourvu d’un corps, puis, concernant l’homme et par métonymie, son visage, et enfin une forme d’expression motivée par la recherche d’un effet, a contrario d’une expression simple et commune (les figures du discours) (Fontanier 1977). Il y a alors une figuration de l’interface non pas au sens de représentation mimétique, mais au sens de création d’une figure, de modelage (fingo, fictum) et de mise en scène d’une « figure » au sens de « personnage » ou de « forme remarquable » (Nancy 2014).

La première figure réactive l’image archaïque du dieu bifrons Janus (Fischer 2003), à double visage, dont l’un est orienté vers le passé, quand l’autre l’est vers l’avenir. Comme son étymologie l’indique (ianus), il est le dieu qui contrôle les passages (Schilling 1960 ; Dumezil 1974), où l’on transite d’un lieu ou état que l’on quitte vers un autre que l’on pénètre. Cette figure de l’interface illustre alors la représentation spontanée selon laquelle l’homme passerait d’un espace réel à un espace autre, ici numérique, et inversement. Cette possibilité de transiter affecterait alors l’identité individuelle de ce qui transite, mais aussi l’idée même d’identité. Non seulement, l’identité individuelle se fragmente et se morcelle en de multiples sois selon les faces de l’interface (Wark 2019), de telle sorte qu’il convient de ne plus tant parler d’individu que de dividu (Deleuze 2003, 244). Mais en outre, ce qui compte désormais c’est le passage et non l’identité stable : l’expérience de l’interface, c’est l’expérience que l’être est de passage (Nancy 1999).

La seconde figure est celle du génie. Selon l’analyse de Georges Dumézil, Genius provient d’ingenium et désigne « la somme physique et morale de ce qui vient de naître » (Dumezil 1974, 364). Précédant la notion romaine ultérieure de « personne », le Genius est alors la « personnalité » divinisée d’un homme, tel qu’il est venu au monde non pas du point de vue sexuel, mais de la gens, c’est-à-dire de la continuité générationnelle. Il désigne une entité extérieure qui protège, veille et augmente ce dont il est le génie. Selon Branden Hookway (Hookway 2014), le Genius est présent dans l’interface dans la mesure où il correspond à son intelligence. En effet, selon la définition de Giambattista Vico, l’intelligence provient de l’ingenium, c’est-à-dire « la faculté d’amener à l’unité ce qui est séparé et divers » (Vico 1993, 121). En outre, cette faculté relationnelle se caractérise par sa finalité à savoir le faire, de telle sorte que « le génie a été donné à l’homme pour savoir, autrement dit pour faire » (Vico 1993, 136). Ainsi, l’ingéniosité de l’intelligence n’est pas propre à l’homme, et peut ainsi s’incarner dans la technologie. Bien avant John McCarthy qui baptisa et popularisa en 1956 les systèmes capables de modéliser l’intelligence humaine (IA), l’intelligence peut être dite artificielle dès lors qu’elle satisfait ces critères. Le génie de l’interface homme/ordinateur réside donc dans son intelligence, c’est-à-dire dans sa capacité à mettre en relation l’intelligence de l’homme avec celle de l’ordinateur. Sans toutefois lui reconnaître une âme suite à quelques penchants anthropomorphiques, ce « néo-animisme » (Marenko 2014) présent depuis les tests de Turing et Weizenbaum jusqu’aux interfaces vocales (Santolaria 2016 ; Tisseron 2020) en passant par les différents compagnons, illustre plutôt l’idée selon laquelle l’interface est un miroir (Chazal 1995), dans lequel l’homme se reconnaît mais aussi s’en distingue : de même que l’image spéculaire n’est pas l’homme, de même la face de l’interface n’est pas le visage de l’homme, mais sa simulation.

La troisième figure est celle du démon, héritée de la théorie dite du « démon de Maxwell » (Maxwell 1908 ; Schaefer 2011 ; Hookway 2014), reprise ultérieurement par Norbert Wiener dans sa cybernétique (Wiener 2014). Selon Rose (Rose 1995), le daimon est un être intermédiaire entre les hommes et les dieux, qui les sépare tout en assurant leur communication. Le terme de daemon (Disk And Executive MONitor) désigne spécifiquement un type de programme informatique qui s’exécute constamment en parallèle ou arrière-plan, hors du contrôle de l’utilisateur, et qui rend possible certaines tâches comme par exemple acheminer un mail ou activer un matériel. L’introduction de cette figure remet en cause l’idée selon laquelle l’utilisateur est la cause et la fin de toute interaction. L’interface homme/ordinateur s’opacifie, dès lors qu’il est nécessaire qu’un démon intervienne pour exécuter certaines opérations hors de la vue et de la conscience de l’utilisateur. Cette figure remet en cause d’une part, « l’idéologie de la “transparence 2.0” » (Carbone 2018), et d’autre part, l’idée d’une prise totale sur le numérique : au cœur de cette prise assurée par l’interface, il y a des couches de déprise, comme autant de couches de programmes qui s’exécutent sans que l’homme ait une quelconque prise sur ceux-ci, c’est-à-dire sans qu’il ait la main sur ceux-ci. Ce « mode protégé », selon l’expression de Friedrich Kittler (Kittler 2015), préserve ainsi l’altérité de l’ordinateur (Simondon 2012), et favorise dans le même temps, une plus grande méprise, au sens d’une plus grande incompréhension à son égard. L’interface assurant l’entre-prise de l’homme et de l’ordinateur entretient ainsi l’altérité de l’un vis-à-vis de l’autre.

Enfin, la quatrième figure est celle du spectre. Celle-ci émerge historiquement et essentiellement avec le développement de l’informatique ubiquitaire, initiée par les travaux de Mark Weiser (Weiser 1991 ; Weiser et Brown 1997) où l’interface s’efface pour ne plus être au centre (center) de notre attention, mais au contraire à sa périphérie (periphery). Dite aussi « invisible » (Norman 1999), l’interface perd sa face et ne peut donc être regardée. Or, ce qui regarde sans être regardée, en raison d’un « effet de visière » est, selon Jacques Derrida, un spectre (Derrida 2006) qui n’a d’autre fonction que de nous hanter, troublant ainsi la frontière entre présence et absence. La caractéristique de la spectralité n’est pas propre à l’interface en tant que dispositif technique historique. La critique des dispositifs de télécommunication du XXe siècle dénonçait déjà l’idéologie de la présence (Sconce 2000), et l’écriture elle-même était déjà hantée par les fantômes (Kafka 1988). Avec le numérique, de nouveaux spectres surgissent, liés au caractère non-chosal, c’est-à-dire non maniable de celui-ci (Flusser 1996). L’interface est alors dite spectrale dans la mesure où le regard non regardé n’est pas strictement un regard, car d’une part elle effectue un profil, c’est-à-dire « une collection de traces interprétables en schème comportemental » (Merzeau 2016), et d’autre part, elle n’a aucun égard à notre égard, dans la mesure la figure de l’usager n’est pas nécessairement identifiable à l’utilisateur humain, remettant en cause l’homme comme centre de l’attention (Bratton 2016). Sous ces conditions, il est plus rigoureux de parler de facialisation ou d’interfacialisation, plutôt que de visagéification ou intervisagéification.

7. Conclusion

La notion d’interface permet de mettre à jour la relation qui noue et structure la représentation et le numérique. Le numérique se représente au moyen d’une interface composée d’une face numérique et d’une face culturelle qui se travaillent mutuellement. Eu égard les opérations spécifiques de l’interface, celle-ci façonne les représentations de l’homme concernant le numérique autant que celui-ci. Mais parce que l’interface s’inscrit dans un monde humain, alors elle est traversée par des logiques culturelles. La rencontre entre le monde humain et le monde numérique produit, selon nous, quatre figures de l’interface que sont celles de Janus, du Génie, du Démon et du Spectre. Celles-ci nous aident autant à rendre compte de manière métaphorique des relations que nous avons avec le numérique, que d’en dénoncer les idéologies sous-jacentes.