Partage, échange, contribution : la recherche-action comme moyen d’autoformation entre pairs pour les enseignants

Muriel Epstein 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4315

Le monde éducatif valorise l’utilisation d’outils numériques de partage et communication pour tous les acteurs (élèves, parents, enseignants…). Ces outils favorisent les pédagogies actives et peuvent contribuer à améliorer les apprentissages des élèves. Nous avons pu observer lors de recherches-actions, tant dans le secondaire que dans le supérieur, que les enseignants se forment et développent leurs compétences tant sur un plan pédagogique que didactique lors de projets collaboratifs entre pairs via leurs échanges, partages et contributions. Cet article présente et analyse les éléments clés qui permettent l’autoformation entre pairs à partir d’une recherche-action collaborative.

The educational world values the use of digital tools for sharing and communication for all actors (students, parents, teachers…). These tools contribute to active pedagogy and may help improving student learning. We have observed action-research projects, in secondary schools and in higher education. Teachers develop their skills both pedagogically and didactically during collaborative projects between peers through their exchanges, sharing and contributions. This article presents and analyzes the key elements that enable self-training among peers based on collaborative action-researches.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Durant le confinement de mars-avril 2020, les enseignants ont trouvé via Internet, les forums, les réseaux sociaux matière à s’entraider et tenter de se former aux outils numériques et assurer la « continuité pédagogique ». Malgré cela, les élèves se sont massivement plaints que les enseignants n’étaient pas formés aux outils numériques (Epstein Haag, 2020). Cet article vise à montrer, à travers des recherches-actions, dont une, détaillée, qui a précédé le confinement comment les recherches-actions collaboratives entre enseignants permettent de l’autoformation entre pairs.

La valorisation de l’utilisation d’outils numérique de partage et communication pour tous les acteurs de l’enseignement (élèves, parents, enseignants…) est bien antérieure à la pandémie comme en témoignent les nombreuses réformes dont par exemple le « plan numérique de 2015 ». En plus de favoriser les pédagogies actives et donc d’améliorer les apprentissages des élèves (Freeman et al, 2014 ; Brown et Campione, 1995 ; Tremblay et Torris, 2005), nous avons pu observer lors de plusieurs recherches-actions que les enseignants se forment et développent leurs compétences tant sur un plan pédagogique que didactique lors de projets de recherche-action collaboratifs entre pairs via leurs échanges.

Après avoir défini la notion de développement professionnel chez les enseignants, ce que peut être de se former pour eux et quelques éléments théoriques sur le lien entre recherche-action et développement professionnel, nous présenterons spécifiquement une recherches-actions, détaillée dans l’article Epstein et Million-Fauré (2019) que nous réanalyserons sous l’angle du développement professionnel. Nous visons ainsi à comprendre comment les échanges se structurent et en quoi ils sont formateurs.

2. Cadre théorique

Nous considérons à l’instar de G. Lefeuvre et Al (2009) que « les expressions « développement professionnel » et « formation continue » sont souvent synonymes ». Aussi, nous considérerons que les enseignants se forment s’ils se développent professionnellement. Nous reprenons la définition suivante du développement professionnel : un « processus dynamique et récurrent, intentionnel ou non, par lequel, dans ses interactions avec l’altérité, et dans les conditions qui le permettent, une personne développe ses compétences et ses attitudes inscrites dans des valeurs éducatives et une éthique professionnelle et par là, enrichit et transforme son identité professionnelle » (Donnay et Charlier, 2006 p. 13). Il s’agit donc d’un processus qui intervient via un collectif et qui permet l’évolution de pratiques professionnelles et de la conception de son métier.

Pour ce qui est de la recherche-action, le cadre théorique sur lequel nous nous appuyons est celui proposé par Desgagné (1997). Dans cet article, il caractérise la recherche-action collaborative comme à la fois « développement professionnel et production de connaissance » (p. 376), elle « suppose la co-construction d’un objet de connaissance entre un chercheur et des praticiens » (p. 372) et elle « établit une médiation entre communauté de recherche et communauté de pratique » (p. 380). Nous vérifierons que notre recherche-action entre bien dans ce cadre.

Le cadre théorique SoTL, Scholarschip of teaching and learning, qui peut être traduit par « expertise en enseignement et en apprentissage », propose de considérer que les enseignants-chercheurs utilisent leurs méthodes de recherche dans l’enseignement afin de devenir chercheurs de leur propre pratique (Brew, 2011). Si cela s’avère particulièrement efficace pour la pédagogie universitaire (Reget Colet et Al, 2011), ce cadre opère également en reprenant la définition de la recherche-action de Desgagné pour des enseignants du secondaire. En effet, la recherche-action collaborative sur les pratiques enseignantes entre directement dans le cadre SoTL puisque les enseignants deviennent chercheurs de leur propre pratique et ainsi alimentent leur développement professionnel.

3. Projet étudié

Les recherches-actions collaboratives étudiées ont en commun les éléments suivants : 1) Il s’agit dans tous les cas de faire faire des capsules vidéo de cours sur des éléments précis et choisis à des élèves. 2) Le travail a été conçu à l’initiative d’un enseignant qui voulait faire de la classe inversée et s’est retrouvé à faire un projet collectif. 3) Le collectif a choisi à un moment ou à un autre d’être accompagné par un tiers, qui s’est retourné vers une chercheuse (auteure de l’article). 4) les établissements concernés sont en zone urbaine.

Note de bas de page 1 :

Ce terme recouvre toutes les formes d’animations graphiques (dessins animés, jeux vidéos, etc.)

Note de bas de page 2 :

Cellule Académique Recherche, Développement, Innovation, Expérimentation

Le projet, détaillé dans l’article Epstein & Million Faure 2019, représenté ici est un projet qui a eu lieu dans le secondaire. C’est un projet de capsules vidéos pour apprendre les mathématiques en lycée professionnel. Six capsules vidéo de mathématiques ont été réalisées lors de l’étude (terminée en 2016). Il s’agit de dessins animés de deux à cinq minutes. L’enseignant à l’origine du projet a commencé par produire seul une première série de capsules vidéo qu’il a trouvées insuffisantes graphiquement. Il a alors cherché des collègues d’art plastique pour faire du motion design1, et des comédiens pour les voix. Les enseignantes (amies) contactées pour l’aider décident de le faire faire par leurs propres élèves (école d’art et lycée professionnel). Parallèlement, l’enseignant informe sa hiérarchie de son projet, ce qui aboutit notamment au mandat d’une personne chargée de mission numérique au rectorat pour mettre en place une plateforme numérique d’échanges entre la vingtaine d’enseignants finalement mobilisés sur l’académie, et à l’intervention de la Cardie2. C’est également la Cardie qui proposera un accompagnement complémentaire par la recherche.

4. Méthode

Le présent article reprend l’étude mentionnée ci-avant.

Il s’agit d’une étude réalisée à travers l’accompagnement du projet pendant sa seconde année et de quatre entretiens non directifs conduits à l’été 2018 et analysés par la méthode de la théorie enracinée (Glaser et Strauss, 2010). L’accompagnement a conduit à recueillir les documents de préparation du projet, à échanger par courriel régulièrement avec les différents intervenants, à assister (en observation participante) à deux réunions d’équipe, et à avoir des entretiens téléphoniques réguliers avec le concepteur. Les entretiens non directifs réalisés ont concerné un collectif de quatre élèves concepteurs (des élèves de l’enseignante d’arts-appliqués de lycée professionnel), de deux enseignants et la chargée de mission au numérique.

5. Résultats et analyse

5.1. Des effets qualitatifs pour les élèves

Note de bas de page 3 :

Tous les prénoms sont modifiés

Ainsi qu’Eve3, de l’équipe du projet de capsules de mathématiques en lycée professionnel l’explique, c’est parce que les résultats sur les élèves ont été immédiatement visibles que les enseignants se sont investis : « ils étaient à fond les élèves hein, enfin ils étaient à fond c’était un bonheur quoi, c’était un bonheur c’est juste pour ça qu’on a tous tenu quoi c’était compliqué mais les élèves [qui participaient à la conception des vidéos] ils étaient à fond (…) On s’y colle tous pour faire un truc qui servira aux autres, je pense que c’est un élément… En fait ça donne du sens je pense »

Les élèves témoignent simultanément de la difficulté du travail de groupe et de son intérêt.

Les difficultés relèvent essentiellement des questions de coordination lors d’un travail collectif : équilibre dans la répartition des tâches, et des temporalités de travail différentes d’un élève à l’autre.

Un premier avantage tient aux avantages au niveau de l’ambiance de la classe. Thierry (élève en filière « multimédia », réalisateur d’animations de capsules vidéo de maths) témoigne lors d’un entretien collectif en juin 2018 à la fin du projet « j’ai bien aimé l’entraide dans la classe ». L’entraide dans la classe est importante et que l’ambiance liée au travail collectif est meilleure, ils ont le sentiment de mieux se connaître les uns les autres grâce au projet.

Un second avantage mentionné massivement par les élèves est une meilleure compréhension. Ainsi Alexis, issu de la même classe que Thierry explique « Comme je t’ai dit ; j’étais très très nul en maths, extrêmement, ce projet … J’étais vraiment content, il y a eu un effet d’inversion, on a réussi, sans vraiment être bon en math, je comprends pas vraiment ce que j’ai fait, c’est un sujet qui nous passionne pas, mais ça donne sûrement un moyen de mieux comprendre », lors du même entretien Cédric renchérit « Le concept est très compliqué mais quand on regarde les capsules, on comprend direct le truc. (…) Au final, on a compris le sujet. (…) C’est pas que maintenant j’aime les maths, mais au moins on peut comprendre finalement » ainsi que Lyna « j’ai fini par comprendre le sujet, à force de chercher le sujet, on finit par comprendre ce qu’on explique, ça me donne plus de motivation pour faire l’animation, ce qu’on fait ça peut servir et ça nous sert en même temps »

Théoriquement, les élèves de lycée professionnel disposaient d’un scénario écrit par les enseignants et d’une charte graphique réalisée par des étudiants en école d’art. En pratique, Alexis raconte « on avait un scénario écrit et quelques éléments visuels et pour notre binôme, on avait tout à refaire, on avait le scénario à refaire » et Cédric complète « le scénario est fait par des profs de maths, l’histoire expliquée, sur la tangente à un cercle, on l’a fait… Même en étant pas forts en maths, on a essayé de comprendre le sujet, de faire des story-boards, concevoir un dessin, nos domaines de compétences, les compétences qu’on a quoi, faire comprendre plus facilement l’exercice de maths ». Thierry explique « on a été cadrés par les fichiers audios qui m’a permis de rester dans l’univers de la capsule, l’audio a été ma trame ». Le projet leur a « énormément servi » soit pour leur orientation, soit pour les compétences techniques de graphisme qu’ils maîtrisent aujourd’hui et surtout, le projet avait du sens. « Le fait de savoir que [d’autres] élèves utilisent ça [les capsules], ça booste quand même » (Thierry).

5.2 Une autoformation entre pairs

Les équipes enseignantes ont le sentiment de pouvoir progresser grâce à ces expérimentations, permettant aux élèves une meilleure appropriation des concepts.

5.2.1. L’échange est vecteur de progrès

Le fait « d’être à l’écoute des autres, de faire une synthèse des propositions tout en restant pertinent scientifiquement, le travail en équipe… Tout ça m’a fait progresser » explique Léa, enseignante sur le projet de capsules de mathématiques. « Ça a renforcé ma conviction que travailler en équipe est toujours plus riche. On fait un métier très isolé, le fait d’échanger avec des collègues où on est 10-12… Voilà ça a renforcé mon idée qu’il faut qu’on travaille davantage en équipe. Mon scénario a aussi été soumis à l’épreuve des étudiants de [l’école d’art] qui sans toucher au fond du scénario ont emmené les personnages que j’avais créés dans un univers complètement décalé auquel moi je n’aurai jamais pensé doncben heureusement qu’ils étaient là quoi » (Léa)

Paul, concepteur du projet de capsules de maths, comme les élèves, valorise également la créativité du projet. « Chacun peut exprimer sa créativité, on a rarement de la créativité dans notre métier. Ici pour reformuler une définition de la façon la plus simple possible, sur la mise en scène. (…) Les collègues sont partants pour le travail collaboratif, le fait d’échanger sur des pratiques, de partage de bonnes idées. Ils ont perçu cet aspect-là. On pouvait partir dans tous les sens… » Cette liberté et ce foisonnement dans l’échange sont facteur d’inclusion, de plaisir et entretient une dynamique de progrès.

Globalement tous les enseignants expliquent qu’ils progressent pédagogiquement dans l’échange. Paul, détaille ainsi « On a eu quelques réunions très fructueuses de relecture des scénarios à 4 ou 5 les uns des autres, c’est un travail extrêmement intéressant. Il faut essayer d’expliciter une notion, sous un angle sous la forme d’un récit (…) on était vraiment dans l’échange sur le contenu, sur la pédagogie. » Tous les enseignants mentionnent à un moment ou un autre que cette rédaction collective les oblige à une réflexion et à une précision pédagogique qu’ils n’avaient pas eue depuis longtemps.

5.2.2 Une dynamique de recherche formatrice

Au-delà du travail collectif, c’est l’aspect « recherche » qui est souvent mentionné, comme une occasion de faire des erreurs, de progresser ou de se repenser. Les enseignants expérimentent le tâtonnement didactique (Freinet 1966).

Ce droit à l’erreur est aussi analysé par Eve au niveau des enseignants : « Est-ce que l’erreur permet des choses ou est-ce qu’elle montre que je ne sais pas ? […] Et c’est aussi ce qui fait que les gens ils ont du mal à partager leur production parce que ben c’est une production… On arrive dans la problématique de la mutualisation des productions et ce genre de chose, alors les gens ont du mal à mutualiser parce que ce n’est jamais parfait enfin bon tout ça quoi. » Ainsi les enseignants, dans une dynamique de recherche, se permettent de reprendre un droit à l’essai-erreur.

5.2.3 Lié au fait d’être accompagné

La structuration des échanges aide les participants. Cette structuration se situe tant sur un plan technique qu’humain. Paul détaille « Ce genre de projet nécessite assistance technique sur le déroulé du projet, plateforme collaborative, échanges ». De fait, les projets observés ont bénéficié d’une assistance technique et d’outils numériques de gestion de projet collectif qui ont permis aux enseignants de travailler ensemble de manière fluide et d’être directement au cœur du travail pédagogique.

L’accompagnement permet aussi un meilleur positionnement et de prendre du recul. Paul loue notamment l’accompagnement de la CARDIE (cellule académique de recherches et innovations en éducation) et de la recherche qui permet de « prendre du recul ».

Paul mentionne également la dynamique de l’évolution de son positionnement : d’un côté il y a « un défi dans le changement de posture, le prof qui montre à ses collègues son propre travail, l’élève qui se retrouve dans la peau d’un prof parce qu’il fait de la pédagogie, c’est un défi à relever, on se met un petit peu à nu » et en même temps, « quand on est un collègue de terrain qui connaît la réalité de terrain qui propose un échange, c’est différent de l’inspecteur qui fait de la formation descendante et hiérarchisée ». L’accompagnement tant par un tiers (chercheur, ingénieur pédagogique…) et la dynamique projet permettent ce changement de positionnement et une autoformation entre pairs.

6. Conclusion

Les recherches-actions étudiées correspondent à la définition de Desgagné rappelée en début d’article. En effet, l’objet de connaissance (compréhension de ce qui se passe lors de l’expérience) a bien été co-construit par les chercheurs et les praticiens. Plus précisément, dans le projet décrit, l’expérience a été imaginée par des enseignants qui ont pris appui des tiers dont la recherche pour avoir un accompagnement sous la forme d’un regard par un tiers (lors d’entretiens) et de méthodes de recherches.

On retrouve tous les éléments qui définissent le développement professionnel selon Donnay et Charlier (2006) puisqu’on observe, durant l’expérience un processus qui, dans les interactions avec l’altérité permet de développer ses compétences (pédagogies essentiellement) et, par le changement de posture, enrichit et transforme l’identité professionnelle des enseignants.

Les recherches-actions relèvent donc tout à la fois du développement professionnel et de la construction de connaissance. Sur le développement professionnel, nous relevons les éléments suivants qui nous semblent essentiels pour tout projet de formation par la recherche-action : 1) le fait que le travail soit collectif, 2) les enseignants sont acteurs du projet et en sont à l’origine (le projet n’a pas été imposé par une institution ou par des chercheurs), 3) le projet est en pédagogie active avec un changement de posture des élèves également, 4) il existe un mode de travail permettant de contribuer, partager en ligne et pas seulement lors de réunions présentielles, et 5) un ou des tiers accompagnent le collectif enseignant tant sur un plan technique qu’humain.

Il est à noter que si la dynamique de recherche-action et le tâtonnement didactique en particulier nous semble structurant, il est probable que les échanges soient formateurs en soi et que l’accompagnement puisse se faire par un enseignant externe au projet ou par n’importe quel tiers, externe au projet, en situation de renvoyer au groupe ses propres progrès.

À l’heure où les enseignants ont à affronter des changements massifs dans leurs conditions de travail liés à la pandémie de Covid19, où ils se structurent en réseau pour échanger, il semble utile qu’ils puissent être chercheurs de leurs propres pratiques pour leur développement professionnel.