AAC Volume 10, n°3|2021

Des textes au sens.
Ce que les innovations technologiques ne prouvent pas

Numéro dirigé par Nicole Pignier
et Sophie Anquetil

Sortie du numéro en octobre 2021

Date limite de réception des propositions : 15 novembre 2020

Des textes au sens. Ce que les innovations technologiques ne prouvent pas

Reproduisant les pratiques scientifiques des sciences dites exactes, les sciences du langage, de l’information et de la communication semblent avoir délégué, depuis une trentaine d’années, l’interprétation des faits du monde et de leur signification aux innovations technologiques et à leur mode de catégorisation des objets observés. Le numéro 3/2015 de la revue Interfaces Numériques, intitulé Cultiver « le numérique » ? précisait déjà la nécessité de mettre les technologies digitales en culture ; il interrogeait les capacités des sciences humaines et sociales à appréhender « le numérique » à l’aide de leurs propres catégories (Pignier et Robert, 2015 : 339). Nous expliquions alors que l’épistémologie des données, devenue la doxa, tendait à aspirer les sciences, laissant croire que seule l’exploitation algorithmique des big data « permet l’avènement du sens » (Ibid. : 340).

Dans le même dossier, Bruno Bachimont pointait la perte d’intelligibilité sémiotique qui accompagne la formalisation des faits et des discours extraits de leur contexte pour se soumettre à la logique calculatoire :

« Des séries statistiques à l’indice permettant de remonter une série de causes ou d’analyse, le scientifique de la culture pratique lui aussi le recours aux sciences formelles pour interroger la réalité qu’il étudie. Mais toutes les statistiques sur le cours du pain à la veille de la révolution ne permettront en rien d’expliquer à quiconque n’a jamais eu faim ni ne sait ce que c’est que manger du pain frais ou cuit au four en quoi le cours du pain à la révolution peut avoir une quelconque relation avec la révolution, les tensions sociales, les émeutes populaires, bref la misère qui fait descendre dans la rue » (Bachimont, 2015 : 398).

Parmi les “innovations” pointées dans le présent numéro, on recense la textométrie, les outils de fouille textuelle au sens large ainsi que le web sémantique. Le point de vue épistémologique qui sous-tend cette approche nie l’existence d’un processus de signification en deçà d’un matériau palpable, observable. Pourtant, le texte ne fournit que des « indications » et montre une « réticence » à tout dire selon l’expression d’Umberto Eco (1985) incitant ainsi le lecteur « à tirer du texte ce que le texte ne dit pas mais qu’il présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir d’espaces vides, à relier ce qu’il y a dans ce texte au reste de l’intertextualité, d’où il naît et où il ira se fondre » (Ibid. : 7). Ainsi les analyses qui empruntent ces “innovations” technologiques, parce qu’elles prennent pour point de départ le matériau linguistique pour saisir le sens, occultent le fait que le discours est effet de sens entre locuteurs ou coénonciateurs. Suivant Michel Pêcheux (1975), Eni Puccinelli Orlandi (1996) rappelle pourtant que « comprendre ce qu’est un effet de sens, c’est comprendre que le sens n’est (placé) nulle part, mais produit dans les rapports : des sujets, des sens » (Ibid., p. 20). Ainsi pour faire émerger le sens d’un texte, toute analyse doit considérer son historicité, sa relation avec les textes qui l’ont précédé, son incomplétude, son extériorité, et la dimension plurielle des sujets qui l’instituent.

Qui plus est, le postulat de l’observabilité du sens suit une tradition positiviste qui appréhende les données comme les garants de l’objectivité, ignorant là la capacité de symbolisation des êtres humains. Pourtant, les données récoltées à partir de cesdites “innovations” ne constituent pas des faits bruts indépendants des croyances des observateurs (Searle 1995, 1998) : elles émanent au contraire de catégorisations ontologiques opérées par ceux qui les ont constituées. En cela, on ne peut affirmer leur objectivité épistémologique. Tout au plus, l’analyste tient compte de leur dimension idéologique.

En outre, a-t-on bien affaire à des innovations ? Le terme, dont la première occurrence date de 1297, est emprunté au bas latin innovatio qui signifie alors « changement, renouvellement ». Au XVIIIe siècle, le sens s’affaiblit et se spécialise ; le terme « innovation » s’applique aux domaines de l’industrie et des affaires pour nommer n’importe quel produit nouveau (Rey, 2016 : 1156), qu’il marque un changement profond de manière de penser et de vivre ou qu’il vienne s’inscrire dans une continuité. C’est ce sens qui prévaut encore aujourd’hui dans les discours d’escorte auxquels se plie la recherche scientifique, y compris en sciences humaines et sociales. Les logiciels de textométrie, de fouille ainsi que le web sémantique ne s’inscrivent en rien dans une mise à l’épreuve de la doxa que constitue « la silicolonisation du monde » selon l’expression d’Éric Sadin (Sadin, 2016). Leur design ne fait qu’exploiter le « cadre technologique » présent, laissant les acteurs des infrastructures numériques imposer leur « loi aux prétendus innovateurs » (Sadin, 2016 : 144). Il ne s’agit donc pas tant d’innovations que de disruptions. Le terme de « disruption », provenant des sciences physiques, désigne l’ouverture soudaine d’un circuit électrique avec pour effet la production d’étincelles. Éric Sadin précise que, dans les années 2000, il nomme l’accélération des développements techniques majoritairement dus aux sciences informatiques (Ibid. : 140). Ainsi, les objets logiciels auxquels recourent entre autres les recherches en sciences du langage, intégrant les spécificités des technologies numériques dont le traçage, le comptage, la réticularité (Pignier, 2020a : 166-167), témoignent « d’une forme passive de l’innovation, se contentant de profiter de ce qui est à portée de main et de l’appliquer en théorie à n’importe quel domaine » (Sadin, 2016 : 142).

L’objectif du présent numéro est précisément d’interroger l’(in)capacité des “innovations” technologiques à appréhender l’en deçà de la matérialité discursive – interdiscours, intertexte, silence fondateur – dans l’analyse des processus signifiants et ainsi à participer d’une science du sens. Ainsi les “innovations” technologiques sont ici sollicitées, non pour prouver qu’elles prouvent, mais pour exhiber ce qu’elles ne prouvent pas. En prenant appui sur des faits éprouvés, il s’agira de montrer que ces outils contraignent l’analyste à « travailler à partir d’indices lacunaires » « peu déterminés », « de données filtrées par les catégorisations du logiciel », « avec un cotexte peu élargi » (Anquetil, Duteil & Lloveria, dir., 2019 : 15). Dans le cadre de cet appel, les contributeurs de sciences de l’information et de la communication, de sciences du langage, d’anthropologie, de littérature, d’histoire ou de sociologie sont invités à caractériser la manière dont l’énonciation comme expérience concrète, située, sociale et existentielle est prise en compte ou plus ou moins évacuée dans l’analyse lexicale des données. Quelles sont les conséquences de ces Faire scientifiques sur la place de la Recherche en sciences humaines et sociales dans la société ? On pourra préciser la nature des parcours interprétatifs impliqués par l’usage d’outils numériques dans les pratiques scientifiques, et rendre compte de leur dimension construite et idéologique. Les approches pluridisciplinaires sont ici encouragées pour tenir compte de la dimension multimodale et rythmique de la communication car :

« Le rythme fonde la force communicante de l’énonciation, il invite à l’empathie. Il est ce par quoi les gestes, les récits, les chants, les danses nous sont offerts fondamentalement en tant qu’expériences appréciatives et créatrices du monde ». (Pignier, 2020b).

Bibliographie

ANQUETIL Sophie, DUTEIL Carine et LLOVERIA Vivien (dir.), 2019, Le sens des données. Statut du corpus et herméneutique à l’aune des Humanités numériques. Collection Humanités numériques, Paris, L’Harmattan.

BACHIMONT Bruno, 2015, « Le numérique comme milieu : enjeux épistémologiques et phénoménologiques », in Nicole PIGNIER et Pascal ROBERT (dir.). Cultiver le « numérique » ? Interfaces Numériques, vol. 4, 3, p. 385-402 : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/383

ÉCO Umberto, 1985, Lector in fabula, Paris, Grasset.

PÉCHEUX Michel, 1975, Les vérités de la Palice, Paris, Maspero.

PIGNIER Nicole, 2020a « L’éducation critique aux médiations informationnelles et communicationnelles en milieu numérique », in Sophie JEHEL et Alexandra SAEMMER (dir.), Education critique aux médias et à l'information en contexte numérique, Presses de l’ENSSIB, Lyon, p. 163-173.

PIGNIER Nicole, 2020b, « Le sens, le vivant ou ce qui nous relie à la Terre », in Nicole PIGNIER et Lina Marcela LIÑÁN DURÁN (dir.), Le design de « l’Intelligence artificielle » à l’épreuve du vivant, Interfaces Numériques, vol. 9. n°1 : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/4144

PIGNIER Nicole et ROBERT Pascal, 2015, Introduction au dossier Cultiver le « numérique » ?, Interfaces Numériques, vol. 4, n°3, p. 339-349 : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/383

PUCCINELLI ORLANDI Éni, 1996, Les formes du silence. Dans le mouvement du sens. Éditions des Cendres.

REY Alain (Dir.), 2016, Dictionnaire historique de la langue française, Éditions Le Robert, Paris.

SADIN Éric, 2016, La silicolonisation du monde, Paris, Éditions L’Echappée.

SEARLE John, 1995, The Construction of Social Reality, New York, Free Press (La construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998).

Organisation scientifique

La réponse à cet appel se fait sous forme d’une proposition livrée en fichier attaché (nom du fichier du nom de l’auteur) aux formats rtf, docx ou odt. Elle se compose de deux parties :

  • Un résumé de la communication de 4 000 signes maximum, espaces non compris ;

  • Une courte biographie du (des) auteur(s), incluant titres scientifiques, le terrain de recherche, le positionnement scientifique (la discipline dans laquelle le chercheur se situe), la section de rattachement.

Le fichier est à retourner, par courrier électronique, pour le 10 juin 2019, à sophie.anquetil@unilim.fr ou nicole.pignier@unilim.fr . Un accusé de réception par mail sera renvoyé.

Calendrier prévisionnel

  • 1er septembre 2020 : lancement de l'appel à articles ;

  • 15 novembre 2020 : date limite de réception des propositions ;

  • À partir du 15 décembre 2020 : avis aux auteurs des propositions ;

  • 15 avril 2021: date limite de remise des articles ;

  • 15 avril au 15 juin 2021 : expertise en double aveugle, navette avec les auteurs ;

  • 1er septembre 2021 : remise des articles définitifs ;

  • Fin octobre 2021 : sortie du numéro.

Modalités de sélection

Un premier comité de rédaction se réunira pour la sélection des résumés et donnera sa réponse le 15 décembre 2020.

L’article complet devra être mis en page selon la feuille de style qui accompagnera la réponse du comité (maximum 25 000 signes, espaces compris). Il devra être envoyé par courrier électronique avant le 15 avril 2021 en deux versions : l’une entièrement anonyme et l’autre nominative.

Un second comité international de rédaction organisera une lecture en double aveugle des articles et enverra ses recommandations aux auteurs au plus tard le 15 juin 2021.

Le texte définitif devra être renvoyé avant le 1er septembre 2021.

Les articles qui ne respecteront pas les échéances et les recommandations ne pourront malheureusement pas être pris en compte.

Contact : sophie.anquetil@unilim.fr ou nicole.pignier@unilim.fr
Interfaces Numériques est une revue scientifique reconnue revue qualifiante en Sciences de l’Information et de la Communication sous la direction Nicole Pignier et de Benoît DrouillaT.
Présentation de la revue classée par l’HCERES (Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/

Volume 10, n°3|2021
Des textes au sens.Ce que les innovations technologiques ne prouvent pas
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